STÉPHANE LEDIEN, dans Des trains y passent encore, mélange
habilement le conte, les légendes et la nouvelle. Tout tourne autour du Tracel
de Cap-Rouge, une construction qui fascine l’écrivain et lui permet de s’aventurer
dans des histoires à faire frémir. De quoi empêcher de fermer l’œil pendant une
nuit au lecteur impressionnable que je suis. Ce Tracel coupe le ciel et
semble permettre de filer dans une autre dimension. Il n’en fallait pas plus
pour secouer un monde familier et imaginaire.
C’est sombre.
C’est souvent étrange. J’ai eu du mal à reconnaître l’écrivain qui racontait ses
tribulations au Québec dans Un Parisien au pays des pingouins. Il semble s’être bien adapté à
son nouveau pays et voici qu’il explore la désespérance des humains dans une
douzaine de nouvelles, s’attarde dans un lieu qui permet de voyager dans le
temps et l’espace. Les hommes, c’est connu, aiment confronter les lois de la
nature pour s’évader de la vie ordinaire, échapper à l’indifférence et surtout,
peut-être, à un anonymat qui peut devenir terriblement lourd à porter.
Voici un cocktail
d’obsessions et de peurs, de pulsions et de bravades qui se manifestent dans
certaines circonstances, surtout quand les humains font la fête et
s’étourdissent dans l’alcool et les blagues. L’expression québécoise « se
conter des peurs » définit bien ici le travail de Stéphane Ledien.
Depuis plus de
cent ans, le Tracel de Cap-Rouge se dresse avec majesté. Tel que je l’imagine,
il assiste, omniscient, à l’inexorable déroulement de nos vies. Chaque matin,
je l’admire et le laisse me surprendre. Me suspendre à des fables imaginaires
auxquelles se mêlent du vécu, du vrai, du faux et des faits divers. Lorsque des
trains y passent, de jour, de nuit, des rêves s’y accrochent en passant, à
l’instar des vagabonds d’autrefois. Sa voie est une percée vers l’Ouest
d’antan. Vers les voyages et les mystères. Vers la grande et les petites histoires.
(p.13)
Une tribu indienne
se bute à une sorte de filet qui semble surgir de la brume pour les précipiter
dans la mort. Peut-être que Ledien, dans cette allégorie, illustre le sort qui
attendait les nations indiennes avec l’arrivée des Blancs. Une vision qui les plonge
dans un temps où ils n’ont plus de place.
Soudain, une
forme apparut. Gigantesque, ajourée comme un filet de pêche ou ces tissus usés
que l’on regarde de trop près. Bordée de noir, la colossale disposition de
motifs se découpait droit devant eux. Tous s’immobilisèrent, prudents. «
Iouskeha ? » Après s’être emparé de leur
regard, le doute se répandait dans leur voix. Mais l’apparition n’avait rien du
Grand Esprit. Sahale le ressentit au plus profond de lui-même : il n’y
percevait la présence d’aucun animal. L’espace d’un instant, la chose lui fait
vaguement penser à un myriapode, un corps long et plat pourvu d’innombrables
pattes fines ou striées. (p.34)
Voilà qui devient inquiétant.
La mort rôde dans cet endroit et peut bondir d’un moment à l’autre. Des
fantômes n’arrivent pas à s’éloigner, comme ce vieil Indien ensanglanté, que
Ledien semble seul à remarquer. C’est certainement le rôle de l’écrivain que de
voir ce que les autres arrivent mal à distinguer.
Et j’aime croire
que malgré toutes nos connaissances et nos certitudes, il reste des zones
d’ombres, des phénomènes qui échappent à toutes les explications logiques. J’aime
quand toutes les dimensions de la vie se mélangent.
HISTOIRE
Les conteurs
aiment convoquer les diables et les êtres maléfiques, se plaisent à faire peur
et à effaroucher les âmes sensibles. Alain Gagnon, cet écrivain trop tôt en
allée, démontrait très bien dans ses ouvrages que certains endroits agissent
comme des points d’acupuncture et permettent aux humains de passer d’une
dimension à l’autre, de libérer des forces qui peuvent terroriser toute une
population. Des peurs qu’il faut apprivoiser et comprendre, que l’humain finit
toujours par terrasser. Le réel n’est pas ce que l’on voit ou ce que l’on peut
imaginer. C’est peut-être tout cela ensemble ou quelque chose de plus encore.
L’écrivain
américain Paul Auster a souvent misé sur ces possibilités. Beaucoup de ses personnages
basculent dans une autre vie en poussant une porte ou en empruntant une route
de campagne. Chez lui, certains lieux sont comme des couloirs qui permettent
d’échapper à la linéarité du temps et vous poussent dans une autre dimension.
Ledien a l’art de
créer des ambiances un peu troubles et d’installer une sorte de tension palpable.
Ce Tracel agit comme catalyseur. Des jeunes s’y regroupent pour faire la
fête ou encore pour se lancer des défis. Ils veulent prouver qu’ils sont capables
de dompter les forces de la nature et surtout vaincre leur peur.
Étienne, le
costaud de la bande, leur raconte comment un jeune de leur école secondaire
s’est tué en grimpant sur le troisième pilier, plus loin dans la vallée.
— Il niaisait,
pis il a gagé qu’il pourrait monter jusque sur les rails. Il avait pas mal bu,
faque, en escaladant, il a glissé pis il s’est pitché en bas.
Les autre
sacrent, rigolent, poussent des « hou ! » énergiques.
— Tu racontes
n’importe quoi ! lance soudain Jean-Jacques. Je connais bien son frère, à ce
gars-là. C’était pas un accident. Il l’a fait exprès. Paraît qu’il voulait
mourir, à cause d’une fille qui venait de le crisser là. (p.55)
Un lieu idéal pour
mettre fin à sa désespérance et au mal de vivre. Le pont Jacques-Cartier à
Montréal exerce un attrait semblable pour les désespérés.
PEURS
J’avoue que je
n’aime pas tellement la littérature à frissons. Je ne suis pas un admirateur de
Stephen King ou de Patrick Sénécal même si j’adore les contes et les légendes.
J’évite la plupart du temps les scènes d’horreurs, les massacres, la
description des morts violentes. Ledien a le bon goût de ne pas basculer dans cette
sorte de réalisme morbide où le sang coule à flots.
Et quant à
l’horreur, la réalité politique dépasse à peu près tout ce qu’un écrivain peut
inventer. Il n’y a qu’à penser aux attentats qui transforment des camions en
bombes, à ces massacres où les tueurs font preuve d’une imagination morbide pour
faire le plus grand nombre de victimes. J’aime quand Stéphane Ledien s’attarde
à certaines scènes tendres comme dans Arrière,
arrière-saison où il préfère les petites touches aux grands traits. C’est subtil
et plein de finesse.
La sagesse
l’avait gagné. La maladie aussi. En novembre, le vent fit ses offices. Le chêne
garda ses ramages ; Pépé mourut de son grand âge. Et quand vint le printemps et
que la maison fut vendue, on enterra au pied de l’arbre les cendres du vieil
homme. Telles avaient été ses dernières volontés. On raconte, depuis lors, que
le chêne endeuillé est le premier à s’effeuiller quand l’automne surgit dans
ces contrées. (p.78)
Une belle façon de
mélanger les époques, les légendes et de secouer les craintes qui ont peuplé
l’enfance de tous les petits garçons et toutes les petites filles. Peut-être
que, malgré tout, j’aime parfois avoir peur, effleurer certaines craintes qui
ont toujours eu la part belle dans mon enfance. Il suffit de lire la série Contes et légendes publiées aux Éditions
Trois-Pistoles pour prendre conscience que l’imaginaire et les histoires font
partie du vécu de tous les humains et que c’est là le mortier de toute culture.
Stéphane Ledien
fait hésiter souvent devant notre réalité et parvient imperceptiblement à changer
notre regard. L’écrivain est là pour nous faire voir le monde autrement et
peut-être pour nous répéter que les peurs, les légendes survivent, s’imposent
malgré tous les étourdissements médiatiques et les certitudes qui habitent le
monde de maintenant.
Des textes
efficaces, une belle unité, un imaginaire riche et particulièrement fertile
d’un écrivain qui sait surprendre et voir autrement.
DES TRAINS Y PASSENT ENCORE
de STÉPHANE LEDIEN, nouvelles parues chez LÉVESQUE ÉDITEUR.
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