mercredi 12 avril 2017

La vie n'arrête pas de multiplier les deuils

LES HUMAINS, un jour ou l’autre, font face à la mort. La vie va de pertes en naissances. Le rêve d'un enfant aspire Élisabeth. Tout son présent se concentre sur cet avenir, cet être qui sera son prolongement. Sa petite fille meurt à la naissance. La jeune femme perd ses repères et arrive mal à refaire surface. Théo a vécu heureux avec sa femme pendant des années. Il se retrouve seul à ressasser le passé. Il y a aussi d’autres femmes qui tournent et tentent de s’accrocher. Chacun doit trouver en soi des forces pour demeurer debout. Un projet, un travail ou des souvenirs, s’attacher à certains lieux qui rappellent ce qui nous a permis d’avoir un aperçu du bonheur.

J’ai pris du temps avant de me laisser prendre par le roman de Louise Gaudette. Concerné, plutôt. Élisabeth me semblait un peu excessive et complaisante dans sa douleur. Bien sûr, perdre un bébé n’est jamais un moment facile. Tout bascule vers l’avenir avec la promesse d’un enfant. Un rêve à deux pour accompagner le petit être qui ouvre les yeux sur le monde dans un émerveillement que se perd en devenant adulte.
Élisabeth n’arrive plus à se sentir là, dans ses jours et ses nuits. Son existence est à la dérive. Sa petite Sofia, l’enfant qui n’a pas vécu, l’enfant qui devait permettre à l’avenir de s’installer, a brisé le rêve. C’est un deuil terrible pour le couple. Saul, le père, un musicien, part en tournée en Europe pour donner une série de concerts. C’est sa manière de vivre son deuil. Bouger, agir et faire entendre la beauté.
Que faire pour éloigner la mort qui a tout ravagé ? Élisabeth tente d’oublier, de reprendre goût à la vie, mais elle ne sait que tourner sur place. Il faut partir, être ailleurs, quitter les lieux qui rappellent trop ce qui vous a retourné.

Le souvenir de notre fille s’immisçait entre nous deux comme les autres fois et me donnait envie de pleurer, mais je te voulais et désirais que tu me serres de toutes tes forces et que tu pousses plus fort, que tu entres loin, plus profond encore, pour atteindre ce centre, ce creux maintenant inhabité, si désespérément vide, afin que rejaillissent la vie, mon amour, et notre bonheur. (p.23)

SOLITUDE

Théo a perdu sa fille et sa femme. Il lui reste des souvenirs, des lieux, un chalet où il a vécu des jours heureux avec sa femme, une peintre. Avec sa fille aussi qui est devenue artiste. Il a appris à voir avec elles. L’œuvre d’art est une prise de conscience du monde, un questionnement qui ne trouve presque jamais de réponses.

Lorsque j’ai appris la mort de ma fille, j’ai eu l’impression qu’on venait de m’arracher brutalement une partie de moi-même. Des images d’elle bébé, enfant, fille et femme tourbillonnaient dans ma tête. Celle que j’appelais affectueusement ma « joie de vivre » n’était plus ; ni ses doux sourires, ni sa tendresse, ni sa candeur. Je ne m’en suis pas remis. (p.80)

Et il continue, sachant que sa vie se recroqueville un peu plus chaque matin. À plus de quatre-vingts ans, la fin est presque palpable. Il garde une certaine sérénité parce qu’il a eu plus que sa part de la vie.
Il effleure des objets qui lui rappellent des présences, la période ensoleillée de sa jeunesse. Les morts survivent dans la tête de ceux qui continuent, le temps d’une génération, peut-être que ça peut déborder parfois.
Je pense souvent à mon père décédé en 1970 et ma mère qui a failli réaliser l’exploit de devenir centenaire. Ils rôdent souvent. Je les vois, les entends. Parfois, ils débordent de jeunesse, de gestes et de rires. Ou encore, ils traînent les pieds sur un trottoir, peu certain de leur espace. Je m’accroche à leurs regards, retrouve des mots qui ont marqué l’homme que je suis. Peut-être aussi que les écrivains sont terriblement doués pour ressasser les souvenirs et qu’ils arrivent difficilement à échapper aux pièges de l’enfance.

PUZZLE

Élisabeth passe un moment dans le chalet de Théo pour écrire un livre sur le taï-chi. Elle en a fait un métier et enseigne l’art du geste lent pour saisir la vie et la retenir peut-être. Les deux discutent, se savent marqués même s’ils en sont à des moments différents de leur course. Le taï-chi permet de s’arrêter, d’oublier un peu et d’être là, totalement dans le présent.

- Au risque de passer pour un vieux fou, je dois avouer qu’Anne est en fait toujours présente. Elle est même avec nous en ce moment, Élisabeth. Mais n’aie crainte, je ne crois pas au fantôme ! Peut-être que tous les vieux font comme moi ; on commence par intégrer nos morts et on les maintient en vie à l’intérieur de nous, telles des âmes qui viennent s’accoler à la nôtre. Je lui parle tout au long de la journée et continue de partager avec elle mes pensées et mes impressions, comme je le faisais de son vivant, mes pensées et mes impressions. Je n’avais pas imaginé vieillir seul. J’étais même persuadé qu’étant le plus âgé des deux, ce serait moi qui mourrais le premier. (p.117)

Plusieurs personnes se croisent et un monde s’échafaude peu à peu. Très particulier comme roman. La trame se fragmente pour faire ressentir la solitude des protagonistes. Chacun nous entraîne dans son récit et des croisements se font. Des amitiés se dessinent, des secrets flottent et restent des secrets. La vie est du dit et du non dit. Peut-être que c’est l’instinct qui fait que ces gens s’attirent en tentant de masquer leur vulnérabilité. Et il y a aussi cette amie d’Élisabeth, si loin et si proche, qui se décide à donner des nouvelles. Peut-être est-elle en fuite depuis longtemps, qu’elle tente d’échapper à un mal qu’elle transporte dans toutes les villes du monde. Elle n’arrive pas à prendre ses distances du viol collectif d’une jeune étudiante à Delhi. Elle est complètement retournée.

Je t’écris de Delhi, où la colère et la consternation après le viol collectif d’une jeune étudiante font rage. Je me sens profondément révoltée et triste. Je suis revenue avant-hier d’un trek de douze jours dans les Annapurnas. Si ce n’était pas de ce terrible événement, je t’aurais parlé des femmes sherpas qui ont guidé notre groupe, de l’immensité du ciel, du froid, des étoiles et des cimes enneigées, mais les expériences s’entrechoquent trop violemment. (p.137)

Peut-être que nous fuyons tous la perte d’un proche. Faut pas s’illusionner pourtant. Impossible de s’échapper. La mort fait partie des expériences et elle s’avance un jour ou l’autre. Elle prend tout son sens alors quand elle touche un être aimé. Et nous voilà vulnérables, impuissants, sans mots. Il reste à se guérir, à accepter et à corriger peut-être le présent qui ne sait que glisser entre nos doigts.
Un roman tout en finesse. L’impression de suivre des femmes et des hommes qui vont sur la pointe des pieds pour ne pas s’écrouler. Le corps joue le jeu, le visage est souvent un masque, mais l’esprit est pris de tremblements.
J’aime cette manière de nous pousser tout doucement devant la question la plus importante qu’un homme ou une femme ont à affronter dans la vie. La perte d’un être aimé, la mort qui vient vous souffler dans le cou et qui vous rappelle notre vulnérabilité. Et tout bouge malgré la douleur, la difficulté à reprendre son souffle, l’impression que tous les chemins se referment. La vie ne sait que la vie.
Voilà la beauté de ce premier roman de Louise Gaudette qui sait nous prendre la main, nous parler à l’oreille sans jamais nous brusquer. Impossible de ne pas tomber sous le charme.

COMME LES NUAGES de LOUISE GAUDETTE, roman paru à La PLEINE LUNE.


PROCHAINE CHRONIQUE : LABEUR de JULIE BOUCHARD, nouveauté de La Pleine Lune.


Aucun commentaire:

Publier un commentaire