jeudi 23 février 2017

Jack Kerouac dévoile les sources de son écriture

TOUS LES FAMILIERS de Jack Kerouac savent qu’il parlait français avec sa mère et qu’il a parsemé ses romans d’expressions québécoises. Son père était originaire de Rivière-du-Loup et sa mère de Saint-Pacôme. Le couple a migré aux États-Unis comme plus d’un million de Québécois pour trouver du travail dans les manufactures surtout. Kerouac est né à Lowell au Massachusetts et a parlé français jusqu’à une dizaine d’années avant de se mettre à l’anglais pour continuer ses études. Il fréquente l’université et s’illustre comme joueur de football. On dit qu’il lisait le français, aimait beaucoup Louis-Ferdinand Céline, l’auteur du fascinant Voyage au bout de la nuit. Très peu de gens savent cependant que Kerouac a écrit en français. Une langue maternelle corrigée, triturée pour créer une musique qui s’inspire du jazz que l’auteur de Sur la route aimait particulièrement. La vie est d’hommage nous révèle les sources de son écriture.

On a dit qu’il fallait être un peu téméraire pour s’aventurer dans La vie est d’hommage de Jack Kerouac. Il est vrai qu’au premier contact on a l’impression de se heurter à une langue étrangère. On reconnaît des mots, des bouts de phrases, mais l’ensemble vous échappe. Je me suis risqué en surveillant chaque mot pour ne pas trébucher. J’ai vite constaté que ce n’était pas la manière. Il faut lire à haute voix et se laisser emporter par la musique. Rapidement, j’ai eu l’impression de me retrouver devant une partition et que je n'avais plus qu'à battre la mesure.
Voilà un français qui fascine par ses trouvailles et ses soubresauts. Kerouac entretenait un rapport assez particulier avec sa langue d’origine. Il a eu honte de cette langue première, il le répète dans son journal, a cherché à s’intégrer et à faire oublier sa différence et ses origines. Il enviait Allen Ginsberg qui n’avait pas honte de son appartenance à la communauté juive. C’est souvent le cas du migrant qui parle une langue qui se fige dans le temps et devient peu à peu étrangère à celle des origines. Ce fut un terrible choc quand il s’est retrouvé en France et que personne ne comprenait ce qu’il disait. Il le raconte entre autres dans Satori à Paris. Il ne peut cependant s’éloigner de cette langue de l’enfance. C’est le langage de ses émotions, celui qui lui permet d’aller plus loin dans la confidence et les questionnements existentiels.

Langage blessé serré par l’étau de l’assimilation, ce français qu’il qualifie lui-même de « tourmenté, tordu, tranché » se fait ici porteur solitaire d’une poétique vagabonde se frayant un chemin à travers ce que l’intellectuel et auteur antillais Édouard Glissant appelait « des maquis de langues ». Les manuscrits et les révisions à la main de Kerouac indiquent aussi qu’il y avait certaines choses que l’auteur ne pouvait vraiment exprimer que dans une seule langue. Son langage est donc un métissage tourbillonnant d’américanité où le français canuck, le français de France et plusieurs registres de l’anglais entrent simultanément en conflit et en collaboration. (p.36)

On ne saurait mieux définir cette entreprise que Jean-Christophe Cloutier dans sa présentation. Il fait comprendre l’envergure de cette écriture singulière et originale.

MUSIQUE

Je me suis efforcé de scander ces phrases, revenant, recommençant jusqu’à ce qu’elle sonne juste à mon oreille. Et c’est alors que j’ai été saisi par des émotions, que j’ai ressenti des craintes, des hésitations et des peurs qui n’ont cessé de tourmenter ce solide gaillard qui était toujours prêt à prendre la route pour sillonner le continent. Un pays qu’il a vu sous tous les angles, le disant dans une langue télégraphique. Je pense aux poteaux qui défilaient quand il s’enfonçait dans son siège et que l’autobus filait à toute vitesse sur des routes isolées. Il a vécu des semaines dans ces véhicules, sur des routes cahoteuses, comme hors du monde, toujours en mouvement, dans un paysage qui ne cesse de changer devant lui.
Il y a aussi ce passé catholique qui vient de ses parents et de ses concitoyens de Lowell, une conscience profonde du mal et de la faute première qui a marqué l’humanité à tout jamais. Un croyant dans son genre qui lui donnera un regard particulier et en fera un original dans le groupe qu’il fréquentait. La bible n’est jamais loin et il la lira régulièrement pour s’imprégner de cette écriture souvent étonnante et musicale. Tout comme la prière devient une forme de poésie qui le fascine et qu’il cherchera souvent à reproduire.
Cette langue des origines et l’anglais appris aux études, il tentera de les pousser dans une autre dimension, cherchant un phrasé unique, une cadence qui traduit une Amérique fébrile. Un mal qui le fait voyager seul ou parfois avec des amis, traverser l’Amérique pour le plaisir du mouvement, pour aller buter contre le Pacifique. Il rêve aussi de se retirer dans le désert, est incapable de supporter la solitude à Big Sur en ayant peur de la nuit et de tous les êtres qu’il imagine autour de sa cabane. Il est résolument un citadin qui noie ses craintes dans l’alcool et les drogues.

FRANCHISE

Kerouac se livre avec candeur dans La vie est d’hommage que nous ne retrouvons pas dans ses œuvres de langue anglaise, même s’il n’a cessé de parler de ses expéditions, de cette terre d’Amérique, surtout l’Ouest, qui le fascinait avec ses espaces et ses personnages qui échappaient à tous les enfermements et toutes les lois. Il esquisse ce qui deviendra Sur la route, traduit la vie des Canucks rongés par l’alcool qui dérivent dans leur vie. Ce sont des déportés qui tentent de se retrouver à New York et qui ne savent pas résister à leurs passions. Comme si ces humains étaient minés dans leur pensée, incapable de se prendre en main ou d’aller au bout d’une idée.

Omer ne sava pas. Il tomba sa face dans pillow. « Tu ya tu mandez l’adresse Vicki ? » Il voya des bats sur le mur. Peaches a parti, avec une petite face vivace et promissante de la grande rue The Fifth Avenue et le grand succes de les fashions là. On la voyara demain ; hatbox a main courant au travers du traffic. Dans les lobby des grosses offices des Millionaire Thirties… 1935, l’année triste et grise. Omer endura. (p.190)

La langue anglaise et la langue des origines se croisent et se soudent dans une musicalité inspirée du jazz et de ces longs chorus qui vous emportent souvent dans une sorte d’état second qui tient de l’hypnose. Il se livre sans retenue parce qu’il pensait peut-être que jamais personne ne s’intéresserait à ces textes. Il peut tout dire et ce sont là des essais qui donneront naissance à ses grandes œuvres. Voilà un terrain d’expérimentations où il jongle avec les sonorités, impose des tournures anglophones à un texte français et vice versa. C’est particulièrement émouvant de se trouver aux origines de Sur la route.
Cet écrivain a marqué nombre de Québécois. Je pense à Paul Villeneuve dans J’ai mon voyage ou Victor-Lévy Beaulieu qui lui a consacré un essai fort intéressant. Beaulieu a très bien compris que la musique est la clef qu’il faut glisser dans la serrure pour saisir cette œuvre tout à fait particulière.
J’ai aimé me retrouver devant un homme qui explore une langue apprise dans son enfance et qu’il transporte dans une langue seconde. On sent la fracture, le déchirement qui explique l’œuvre de cet écrivain qui a marqué l’imaginaire de toute une génération.
Quel bonheur que de s’aventurer dans ces écrits qui m’ont réconcilié avec celui que j’ai lu il y a bien longtemps. Je croyais aussi que c’était là un écrivain qui ne pouvait intéresser que des jeunes qui veulent bousculer tout ce qui vient de la génération précédente. Je me rends compte qu’il y a beaucoup plus chez Kerouac et que nous découvrons dans ces textes un humaniste dans le sens le plus noble.
Je me suis lancé dans la lecture de Journaux de bord tout de suite après pour me rapprocher encore de l’écrivain, de son travail la nuit sur la table de la cuisine pendant que sa mère travaillait dans une manufacture de chaussures. Il tape à la machine à écrire, recommence, compte ses mots, se laisse emporter par les écrivains qu’il lit avec avidité, surtout Thomas Wolfe, son modèle. Une époque, un personnage fascinant qui ne cesse d’attirer les regards et qui se révèle particulièrement humain dans La vie est d’hommage.

LA VIE EST D’HOMMAGE de JACK KEROUAC est paru chez BORÉAL Éditeur.


PROCHAINE CHRONIQUE : SAINT-LAURENT MON AMOUR de MONIQUE DURAND paru chez MÉMOIRE D’ENCRIER.


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