Une version de cette chroniqueest parue dans LETTRES QUÉBÉCOISES,hiver 2016, numéro 161. |
LISE TREMBLAY a emprunté
une route particulière depuis sa première publication en 1999. Je ne peux
oublier les scènes de son premier roman L'hiver de pluie, cette femme qui tourne
sans arrêt dans la ville, derrière une ombre qui ne cesse de lui échapper. Elle
écrit des lettres qu’elle n’envoie jamais, se laisse bousculer par les
événements. Il y a une détresse dans ce personnage, une impuissance que nous
retrouvons dans plusieurs des ouvrages qui viendront après. Il faut peut-être un
exil intérieur avant de revenir sur les lieux des origines, l’enfance où tout
commence et se gâche. L’écrivain est un réfugié qui tente par ses
écrits de s’inventer une terre d’accueil. Je pense au personnage de Robert dans
La pêche blanche qui s’enferme dans son bureau et à son frère Simon, l’errant
qui hante la côte californienne et envoie des lettres. Il erre à la frontière
du continent pour ne pas être avalé par son passé douloureux. Comment ne pas
penser à Nicole Houde, à toutes les excuses qu’elle a multipliées avant de
convoquer la figure du père dans Je pense à toi. Lise Tremblay aura fait une
démarche similaire.
Une femme va dans la ville, s’égare dans son existence et son
quotidien, reprend un même circuit jour après jour pour engourdir la solitude
et son mal d’être dans plusieurs romans de Lise Tremblay. La famille est demeurée
dans le lointain pays du Saguenay même si elle ne nomme que rarement les lieux.
L'hiver de pluie, bien sûr et La danse juive.
L’écrivaine revient sur ces lieux des origines dans La soeur de Judith. Une jeune fille, à la frontière de l’adolescence, voit et entend tout,
marche sur la pointe des pieds pour ne pas provoquer l’ire d’une mère toujours
prête à exploser, qui aimerait échapper à son quotidien, aller dans des
réunions où l’on décide de la marche du monde, sortir de sa condition de mère et d’épouse. Le père maintient un certain équilibre dans cette maison
où les tornades peuvent secouer les murs à tout moment.
Dans Chemin Saint-Paul, l’écrivaine poursuit la démarche de son
roman précédent et saute toute une vie pour se retrouver face à la mort des
parents. Elle accompagne son père à la maison des soins palliatifs, surveille
ses gestes, écoute ses dernières paroles, découvre un homme qu’elle a peut-être
mal connu dans les étourdissements de l’enfance et de l’adolescence. Devant
l’inévitable, on ne joue plus, on ne peut tricher. Le corps perd toutes ses
armures.
«Je ne suis plus dans le temps. » La phrase n’arrête pas de me
trotter dans la tête. Dans le fond, je suis dans le temps de mon père. Dans la
chambre bleue, il y a les morts de mon père, il y a le temps de mon père, il y
a l’enfance de mon père. C’est parfois une intimité d’âme qui me trouble. Je
suis aussi dans le temps des révélations. Mon père est de plus en plus faible,
même les mots sont comptés. Il ne s’agit que de phrases brèves, dites les yeux
dans les yeux. (p.64)
Un homme qui a su se débrouiller comme tous devaient le faire à une
certaine époque, travaillant dur pour faire vivre les siens. Des exils dans la
forêt, des retours à la maison devant des enfants qui le regardent comme un
étranger. C’était souvent le cas à la maison quand mon père surgissait après des
mois dans les chantiers. Nous ne savions plus qui était cet homme et ce qu’il
venait faire dans nos vies.
LA MÈRE
Et la mère, cette femme de colère, folle (l’auteure ose écrire le
mot) qui a traumatisé la fillette, l’a rendue nerveuse et peu certaine du monde. Et voilà qu’après tout ce temps, celle qui aurait voulu déplacer les
montagnes, n’est plus qu’une ombre sous l’effet des médicaments. Comment ne pas
penser à ma mère qui après quatre-vingt-dix ans de vie, de colères et de
révoltes, s’est retrouvée silencieuse, sans le flot de paroles qui nous étourdissait
comme des guêpes furieuses. Elle savait si bien nous bousculer et nous déstabiliser
avec ses phrases qu'elle ne cessait d'aiguiser. Et là, dans une chambre de l’hôpital,
elle ne savait plus expliquer ce qui lui arrivait, me regardait souvent sans me
reconnaître. Nous étions devenus des étrangers. Lise Tremblay a vécu quelque
chose de similaire.
J’étais fascinée. Il n’y avait pas que son corps qui avait
changé. Quelque chose lui manquait, quelque chose dans son regard. La rage
l’avait désertée. Les yeux de ma mère étaient vides. Et j’ai su, dans cette
salle de douches d’un département de psychiatrie d’un hôpital de Québec, que
j’en avais fini avec la peur. (p.11)
L’écrivaine aura fait bien des détours avant d’en arriver là. Des
études et plusieurs romans où ses héroïnes basculent souvent dans une forme de
dérive douce, incapable de s’assumer ou de prendre leur vie en mains. Les hommes
ne font guère mieux, toujours en fuite, s’étourdissant pour trouver des signes
ou une raison d’être. J’ai longtemps été fasciné par ces nomades qui refusaient
tous les engagements pour se perdre dans les forêts et les extravagances. J’en
ai fait les héros de mes romans La mort d'Alexandre et Les oiseaux de glace.
Que de temps il a fallu à Lise Tremblay pour arriver à ce court
texte qui a la densité d’un météorite qui perce l’atmosphère terrestre. Il faut
un grand bout de vie pour cesser de se mentir ou de se cacher derrière un
personnage. Elle est seule au temps des apaisements, attentive, face à des
craintes qui ne tiennent plus.
Le récit ne laisse aucun doute. Il faut affronter ses peurs et se
voir face à la mort. Toutes ces fausses raisons qui ont fait que la vie est un
enfer à cause de frustrations, de désirs inassouvis ou de rêves impossibles ne
signifient plus rien. Il y a une vie qui s’en va et l’écrivaine se retrouve
plus vivante que jamais, comme libérée de tout ce qu’elle n’a jamais voulu
avouer.
La plupart du temps nous gardons le silence. Depuis la parution
de mon dernier livre, elle a abdiqué en ce qui me concerne : plus de
morale, plus de paroles blessantes, plus de tentatives de me ridiculiser, non,
juste un résidu de haine sourde. Elle avait lu le livre en cachette, ne m’en a
jamais reparlé. (p.37)
Robert Lalonde a attendu une vie avant d’écrire C'est le coeur qui meurt en dernier où il va à la rencontre de sa mère. Un récit bouleversant du
fils qui raconte une femme dans ses extravagances, celle qui l’a fasciné,
marqué et bousculé. Il faut écrire alors pour se réconcilier avec un héritage difficilement
assumé.
J’ai osé faire une démarche similaire du vivant de ma mère avec La mort d'Alexandre. Évelyne étourdit tout le monde avec ses rancunes
et ses colères qu’elle ne cesse de secouer du matin au soir. Tous les fils ont
pris la fuite, n’en pouvant plus de vivre dans une maison où les tornades mijotaient sur le poêle. Que d’hésitations et d’empêchements ! J’ai fait lire le manuscrit à
ma mère avant la publication, craignant ses réactions. Elle a simplement souri
et demandé comment je faisais pour inventer des histoires semblables. À mon
grand étonnement, jamais elle ne s’est reconnue dans ce personnage qui jonglait
avec ses mots, ses expressions, ses commentaires, ses révoltes, ses chicanes et
sa volonté de mettre le monde à sa main. C’était comme si elle me disait d’y
aller, de tout dire. J’ai envoyé le manuscrit à l’éditeur.
BOULEVERSANT
Un récit touchant, émouvant où les mots se lestent du poids de
toute une vie. Un récit terrible et magnifique. Un texte qui demande du courage
et risque de heurter peut-être des gens de son entourage. Tout est dit ou
presque. Que d’hésitations et de tremblements Lise Tremblay aura dû vaincre.
J’ai refermé ce court récit avec beaucoup d'émotion. Parce que
l’écrivaine se disait et me disait dans mon enfance, dans mes craintes et mes
peurs devant une femme qui maniait le rire et la colère, le sourire et les
menaces avec le couteau et la fourchette. Elle était l’embellie et l’orage, le tonnerre et les
grands vents qui arrachent tout. De quoi déstabiliser, effaroucher, engendrer
des écrivains... Lise Tremblay peut maintenant passer à une autre
étape.
TREMBLAY LISE, Chemin Saint-Paul, Montréal, Éditions du
Boréal, 2015, 112 pages, 17,95 $.
PROCHAINE CHRONIQUE : FOGLIA L’INSOLENT
de Marc-André
Bernier publié chez Édito.
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