FRANCINE BRUNET a de la
suite dans les idées. Dans son premier roman, en 2014, elle nous transportait à
La Tuque en Haute-Mauricie pour nous faire vivre des aventures assez
particulières avec de vrais originaux. Elle a eu la bonne idée de faire appel à
certains d’entre eux pour son tout nouveau roman. On retrouve Fernande Pouliot,
l’infirmière, la coroner Alice Pelletier et même Tibi, un maniaque de musique un peu fêlé du chaudron. Je ne sais pas s’il y a une idée derrière ces
publications, mais son premier ouvrage s’intitulait Le Nain et voici Le Géant.
Toujours est-il que la Mauricie reste au cœur de ce nouvel ouvrage. Les migrations de
Rosie, entre ses deux familles, les voyages de Victor au volant de son camion,
les secrets de Franie et le curieux savoir de Babal nous poussent à la fois
dans le monde autochtone et sur les grandes routes qui traversent l’Amérique du
Nord.
Victor Scarpa, un
homme plutôt impressionnant avec ses six pieds sept pouces, est camionneur et va
pendant des jours sur les routes de l’Amérique au volant de son camion. De quoi
faire saliver Serge Bouchard, celui qui s’intéresse à nos grandes figures du
passé et qui adore les camions. Victor, un passionné de littérature, a fondé le ClubAudio et partage des
enregistrements d’œuvres littéraires avec ses collègues qui se laissent charmer
par une voix mystérieuse, celle d'une femme que tous voudraient connaître.
Belle idée que de partir
comme ça sur les routes en écoutant un roman d’Agota Kristof ou de Yann Martel.
Parce qu’un livre, après tout, est un voyage. Il faut une destination, un point
de départ et un point d’arrivée. Comment ne pas penser à Jean-François Caron, cet
écrivain devenu camionneur depuis peu et qui explore le continent au volant de
son poids lourd ? Il était au Nouveau-Mexique aux dernières nouvelles. Je lui
souhaite de rencontrer le géant Scarpa. Il pourra lui emprunter un roman et l’écouter
en descendant lentement vers le Sud ou en remontant vers le Nord avec les
outardes. Pourquoi pas l’un de ses ouvrages ? J’opterais pour Rose Brouillard, le film. Il pourrait rouler
dans son imaginaire et « s'entendre » d’une autre manière.
Francine Brunet, dans
Le Nain, multipliait les
rebondissements et les intrigues. Elle fait
preuve encore une fois d’une imagination débridée et bien des histoires se croisent,
se bousculent pour nous dérouter. Rosie, Franie, Babal, Victor et Luciano, un
policier qui se retrouve derrière un volant à cause d’une histoire d’amour,
tous nous entraînent dans les courbes de la vie. Tous taisent des secrets qui,
parfois, deviennent trop lourds. C’est le propre des livres que de révéler ce que
l’on cache dans la vraie vie.
SUICIDE
La mère de Franie,
Angela, s’est suicidée de façon spectaculaire en se jetant du haut du pont
Mercier. Une triste histoire que personne ne veut évoquer, surtout pas sa fille
qui amorçait une carrière de comédienne. Tout s’ouvrait devant elle, mais la
vie lui a fait prendre une autre direction. Et elle a joué un rôle dans cette tragédie qu’elle a du
mal à avouer.
Il y a Rosie, la
fille de Victor et de sa première épouse Madeline. L’adolescente vit en garde
partagée et voudrait bien s’installer avec son père. Une jeune fille qui aime
les chiffres et les mathématiques.
Aujourd’hui,
assise en classe pour son cours d’algèbre et portée par cette inclination pour
les mathématiques, Rosie trouve tous les x
et les y infiniment poétiques. Bien
entendu, elle s’émerveille en solitaire. Ses copines ne comprendraient pas.
C’est un phénomène qu’elle goûte en secret afin de ne pas être étiquetée nerd et se retrouver seule. Elle a aussi
appris à taire ce que le tableau rempli de chiffres produit dans sa tête. Les
chiffres ont leur couleur propre et Rosie voit des couleurs qui se croisent, se
tissent, s’entremêlent. Une équation se transforme en arc-en-ciel. (p.24)
Il y a aussi les
tantes Anni et Couni, des Atikamekw revenues vivre dans le secteur de La Tuque,
des jumelles qui ne se sont jamais quittées. Elles partagent des plaisirs
secrets. Autant le dire, des enregistrements particuliers tout en buvant une
tisane qui fait planer un peu. Elles ont un penchant pour les histoires
érotiques et un peu corsées.
Victor est aux
prises avec les problèmes de sa fille qui prend de la drogue, doit partir sur
les routes, se lie d’amitié avec Luciano. Il y a les livres du ClubAudi, les
découvertes, les rencontres avec les collègues, les échanges et les petites
discussions, la voix envoûtante de celle qui les berce d’un océan à l’autre.
J’ai déjà fait
l’expérience d’écouter un roman en circulant entre le Lac-Saint-Jean et
Montréal. J’avais glissé le CD dans le lecteur en m’éloignant de la maison pour
arriver sur le pont Jacques-Cartier à la fin de l’histoire. Une manière de basculer
dans une autre dimension, de perdre la notion du temps et de l’espace. Une voix
vous entraîne sur une route qui est peut-être celle de l’imaginaire et du bonheur.
ENQUÊTE
Il n’y a pas plus
routinier que la vie d’un camionneur qui se retrouve seul dans l’habitacle de
son gros véhicule et qui franchit des distances qui me font frémir. Je n’aime
pas particulièrement être au volant et conduire un camion s’avérerait un
supplice. Victor apprend que l’on fait le trafic de matériel pornographique entre
les États-Unis et le Canada. Les camions sont fouillés aux frontières. Cela
crée une certaine tension et les hommes deviennent un peu plus nerveux.
Luciano Vidal
sirote son café. Son relais est en retard. Il pense qu’il n’aurait pas dû se
confier ainsi à Victor. Mais qu’est-ce qu’il lui a pris ? Il se dit aussi qu’il
devra donner un coup de fil à son ancien collègue Robitaille, pour le sonder à
propos de l’affaire Chucky. Les gars commencent à jaser autour et à se poser
des questions. Il se passe quelque chose. Une enquête doit être en train de se
faire. Vidal ne peut le nier. Le boulot lui manque. (p.80)
Cette enquête va
s’effilocher et disparaître tout simplement. Francine Brunet voulait nous pousser
dans une fausse direction. Ça nous permet pourtant de cerner Franie et de
découvrir peu à peu le drame de son enfance. Sa mère Angela était une droguée,
une alcoolique et une itinérante qui souffrait de problèmes mentaux. Elle n’a
pas su s’occuper de sa fille et ce sont les grands-parents qui s’en sont
chargés. Les frasques de sa mère finiront par faire mourir son grand-père, un
capitaine qui naviguait sur le Saint-Laurent. Il y a aussi un certain Franky
Tousignant, un phénomène, avec qui sa mère avait des liens
Franky Tousignant
mourra à l’âge incroyable de cinquante-six ans, au bout de trente-quatre jours
aux soins palliatifs de l’hôpital de La Tuque. L’errance d’Angela et la
rousseur de Franie l’ont toujours gardé à l’abri de la reconnaissance de sa
paternité. (p.186)
Des attaches que
Franie ne veut pas voir.
VOYAGE
Tout le monde
voyage dans ce roman. Les tantes Anni et Couni, après une vie à Montréal, ne
cessent de migrer entre le chalet du lac Vert et La Tuque. Rosie oscille entre
ses deux foyers, connaît certaines expériences plus ou moins difficiles. Babal
étonne un peu tout le monde avec sa propension à réciter des versions plutôt épicées de La Belle au bois dormant à la garderie. Son prince ne se contente pas d’un chaste
baiser pour réveiller sa dulcinée.
Bien des
pirouettes, des fausses pistes avant d’arriver à cerner le personnage de Franie,
de s’arrêter au drame qui a brisé sa vie. Elle est particulièrement marquée par
sa mère. Heureusement, Victor est solide comme le roc. Rosie devient une
complice et tout le monde l’aime même s’il y a une faille dans sa vie. Et
peut-être qu’une thérapie va lui permettre d’éloigner la dépression qui lui
tombe dessus avec l’automne.
Pour Francine Brunet la vie est une suite de récits qu’il faut
écouter, réécouter comme le font les camionneurs quand ils s’isolent dans leur habitacle
et qu’ils se laissent bercer par la voix enchanteresse de leur lectrice mystérieuse.
Parce que c’est par elle que tout arrive et par elle que tout va. Cette voix
qui aura des effets particuliers sur son bébé.
Il y a une effervescence
dans les récits de madame Brunet qui peut créer la dépendance. C’est frais,
souriant, pétillant malgré les drames terribles que chacun transporte. Un
véritable bonheur que de se laisser emporter sur les routes de l’Amérique avec
la voix de cette écrivaine que j’imagine riante et pleine de soleil. Un livre
qui nous permet de plonger dans les secrets de ses personnages, comme on le
fait quand on s’abandonne à une intrigue qui permet le plus beau des départs. Une
écriture simple, quasi invisible qui cède toute la place à des personnages
séduisants. Une plongée dans la littérature et la vie qui sont la source de
toutes les histoires, bonnes ou mauvaises. Je me suis bien amusé malgré la gravité qui reste toujours présente dans les écrits de madame Brunet.
PROCHAINE
CHRONIQUE : L’INTERROGATOIRE
DE SALIM BELFAKIR
d’Alain Beaulieu publié chez Druide.
Le Géant de FRANCINE BRUNET est paru chez Stanké, 224
pages, 24,95 $.
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