J’AIME LES ÉCRIVAINS qui jonglent avec des questions sans jamais accrocher
de réponses à celles-ci. Yann Martel est de ceux-là. Depuis Paul en Finlande, paru en 1994, on retrouve
des thèmes qui migrent d’un ouvrage à l’autre. L’histoire de Pi, en plus de l’avoir propulsé parmi les vedettes de
la littérature mondiale, établit les grandes énigmes qui le hantent. Les
croyances religieuses, les textes censés nous dire pourquoi nous vivons et
surtout pourquoi nous disparaissons ; la présence des animaux et ce qu’ils peuvent
nous apprendre puisqu’ils partagent le même univers. Le fameux tigre dans L’histoire de Pi permet au jeune garçon
de se transformer. Nous devons peut-être faire une rencontre avec l’animal qui dort
en nous pour être dans toutes nos dimensions. Encore une fois, la bête joue un
rôle important dans Les Hautes Montagnes
du Portugal. Le singe cette fois, ce cousin lointain avec lequel nous
vivions il y a des milliers d’années, semble-t-il.
Autant
le dire tout de suite. J’ai eu du mal à trouver des balises, à m’accorder au
rythme de l’écriture dans les premières pages. J’étais déstabilisé. Je me suis
arrêté pour essayer de comprendre ce qui n’allait pas. L’impression de fausser,
de ne pas suivre les directives du chef d’orchestre. Je lisais tout faux, tout
croche. Comme je l’ai dit souvent, je ne suis pas du genre à refermer un volume
quand quelque chose m’échappe ou me heurte. Les livres, les romans en
particulier, sont là pour nous pousser dans des directions inconnues.
Le
Portugal, bien sûr, au début du siècle dernier avec les premières automobiles,
ces engins qui fascinaient ou apeuraient. Peu de téméraires s’aventuraient sur
les routes alors avec ces machines qui atteignaient des vitesses vertigineuses,
jusqu’à cinquante kilomètres à l’heure. De quoi affoler les plus téméraires et
surtout les chevaux qui occupaient toutes les voies publiques. Et l’état des
chemins rendait l’aventure de la vitesse encore plus périlleuse. La première
route recouverte de goudron remonterait à 1915, en France. Louis Hémon
s’apprêtait à venir au Québec pour écrire Maria
Chapdelaine. C’est tout dire.
Martel a eu la bonne idée d’imposer à son
écriture la cadence de l’époque. Rien de ce que la modernité nous inflige. Pas de
souffle asthmatique et scandé. La phrase se perd dans des méandres comme une
rivière. Et surtout, elle nous entraîne dans de longues descriptions qui pourront impatienter bien des lecteurs. Il faut lire la description de l’automobile
qu’emprunte Tomas, son personnage de Sans-abri.
Une présentation minutieuse, maniaque je dirais, qui vous fait voir l’auto de
l’avant à l’arrière.
Son
oncle rayonne de fierté et de bonheur devant son gros bidule gaulois. Tomas
garde la bouche cousue. Il ne partage aucunement l’engouement passager de son
oncle. On peut voir depuis peu quelques-uns de ces engins dernier cri dans les
rues de Lisbonne. Au milieu de la circulation animale de la ville, animée, mais
somme toute pas très bruyante, les automobiles vrombissent comme d’énormes
insectes, un fléau désagréable à
l’oreille, pénible à l’œil, malodorant. Tomas ne voit nulle beauté en elles. Et
le modèle de couleur bordeaux de son oncle ne fait pas exception. Aucune
élégance ni symétrie. L’habitacle lui semble ridiculement surdimensionné par
rapport à la piètre écurie où sont fourrés les trente chevaux à l’avant. Le
métal de la chose, qu’il y a en quantité, brille très fort - inhumainement,
dirait Tomas. (p.37)
Moi
qui me suis tenu loin des mécaniques, tout comme Tomas, et qui n'a jamais
compris la fascination que ces jouets exercent, j’ai dû prendre mon mal en
patience.
Et
puis le déclic s’est fait. J’ai compris que l’écriture reflète le sujet chez
Martel. Pas question de fausser l’époque pour séduire un lecteur impatient. J’ai
ralenti pour me mouler à ces longues reptations qui vous emportent dans le
voyage initiatique. Tomas traverse le Portugal, passe par tous les états avant
de se retrouver dans la petite église de Tuizelo, devant un crucifix réalisé
par le père Ulisses lors de son séjour en Afrique. Le religieux, dans sa
lointaine colonie, a compris que l’homme descend du singe ou tout simplement
l’évolution des espèces que Charles Darwin décrivait en 1859. Il a sculpté un
Christ en croix. Sauf que le Fils de l’Homme a le corps d’un grand
singe. L’objet devrait bouleverser les croyants et soulever la controverse. Tomas
prévoit une véritable révolution.
Mais
après sa traversée du pays, toutes les difficultés qu’il surmonte, le crucifix
du père Ulisses perd de son importance. Comme on le répète, ce n’est pas
d’atteindre le but qui importe, mais le parcours, le temps que l’on prend entre
le départ et l’arrivée.
SECONDE ÉTAPE
Sur le chemin de la maison
est plus étonnant. Surtout que nous nous retrouvons avec Eusebio Lozora, un
médecin pathologiste qui pratique des autopsies pour trouver les causes d’un
décès. Nous sommes ainsi. Nous nions souvent la mort, tentons d’expliquer le
tout par un raté ou un bris du corps.
Tout
cadavre est un livre avec une histoire à raconter, tout organe, un chapitre,
les chapitres unis les uns aux autres par un récit commun. Il est du devoir
professionnel d’Eusebio de lire ces histoires, en tournant les pages avec son
scalpel, et d’écrire à la fin de chacune un compte rendu. Ce qu’il écrit dans
son rapport doit refléter en toute exactitude ce qu’il lit dans le corps. Il en
résulte un genre de poésie froide. Comme n’importe quel lecteur, c’est la
curiosité qui le pousse à continuer. Qu’est-il arrivé à ce corps ? Comment ?
Pourquoi ? Il cherche l’absence obligée et pleine de ruse qui finit par avoir
raison de nous tous. Qu’est-ce que la mort ? Il y a le cadavre - sauf que c’est
là la conséquence, et non pas la chose en soi. Quand Eusebio trouve un ganglion
largement hypertrophié ou un tissu d’une rugosité anormale, il sait qu’il est
sur la piste de la mort. Comme c’est curieux : la mort se présente souvent
sous le déguisement de la vie, une masse de cellules irrégulière, exubérante -
ou elle laisse un indice avant de fuir les lieux, comme un meurtrier, une arme
encore fumante, une croûte sclérotique sur une artère. (p.145)
Je
me suis régalé. Son épouse, Maria Louisa Motaal Lozora, se passionne pour la
religion et les textes fondateurs. Une femme curieuse et intelligente qui
décortique les miracles de Jésus et fait un parallèle entre les évangiles et
les romans d’Agatha Christie. Si Yann Martel a mis du temps à m’apprivoiser, là
j’étais prêt à tout avaler. Un moment magnifique. Une autopsie qui laisse sans
mots.
TROISIÈME MONDE
Dans
la dernière partie, À la maison, un sénateur,
un homme politique canadien, après la mort de son épouse, fait un voyage à
Oklahoma aux États-Unis où son regard croise celui d’Odo, un grand singe. Les
vies de l’animal et du sénateur Peter Tovy ne seront plus les mêmes. Tout
bascule. L’homme acquiert Odo et les deux
traversent les États-Unis, roulent vers New York, font d’étranges
rencontres, s’apprivoisent et finissent par se poser au Portugal, à Tuizelo, le
centre du monde, de l’histoire, de tous les départs et de tous les
commencements. Le voyage chez Yann Martel est toujours l’occasion d’un grand
bouleversement intérieur.
Les
deux apprennent à vivre ensemble. Deux regards, deux manières d’appréhender la
réalité se confrontent.
Peter
s’aperçoit que c’est ainsi que tous les conflits entre Odo et les chiens
prennent fin, toute tension mise au jour et puis purgée, après quoi plus rien
ne reste, plus rien ne subsiste. Les animaux vivent dans une sorte d’amnésie
émotionnelle centrée sur le moment présent. Tumulte et agitation sont pareils à
des nuages d’orage, ils éclatent spectaculairement, mais ont tôt fait de
s’épuiser et cèdent alors la place au ciel bleu de tous les instants. (p.325)
Un
roman en trois temps, où chacune des parties renvoie à l’autre, des histoires
difficiles, pour ne pas dire étranges. Béatrice
et Virgile a dérouté bien des lecteurs à sa parution. Une manière
d’appréhender ces grandes questions qui demeurent malgré nos étourdissements et
nos fuites. Martel croit qu’il y a une autre dimension dans la vie, secoue
l’être humain qui porte en lui une certaine animalité et une forme de
spiritualité. Les deux ont tout à apprendre en s’apprivoisant et en vivant dans
le respect l’un de l’autre. L’homme n’est pas qu’esprit comme on a voulu nous
le faire croire au Siècle des lumières. Si la raison a cherché à dominer, ce
fut toujours aux dépens du corps avec les conséquences que nous connaissons. Il
faut peut-être laisser parler le singe en nous, laisser vivre l’animal et
s’accrocher au moment présent pour être dans toutes les dimensions de son être
comme j’aime souvent l’écrire.
Un
roman passionnant, des histoires qui nous laissent sur un pied et c’est tant
mieux. Les grands bouleversements, dans Les
Hautes Montagnes du Portugal, se produisent après la perte d’un être cher,
une douleur qui laisse le survivant meurtri et dans un état de fragilité. Le
moment peut-être de tout remettre en question et de changer ses comportements
futiles.
Yann
Martel aime les allégories, les voies parallèles, les chemins de traverse. La
vérité est dans les romans d’Agatha Christie et dans les évangiles. Elle est
dans le regard d’un animal qui s’abandonne au plaisir du mouvement. Tout ce qui
fait que nous sommes des vivants, des êtres qui savent plus formuler des
questions que de trouver des réponses. Il faut se méfier des explications parce
que ce sont des cages qui enferment et qu’il est très difficile, après, de
trouver la clef qui ouvre la porte. Des histoires comme je les aime et qui
demandent un effort. C’est souvent à vous donner le vertige. La vérité se cache
peut-être là où nous oublions de regarder.
PROCHAINE CHRONIQUE : Le
petit voleur de ROBERT LALONDE publié chez BORÉAL.
Les hautes montagnes du
Portugal de Yann Martel
est paru chez XYZ éditeur, 352 pages, 27,95 $.
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