mercredi 17 juin 2015

La beauté ne peut exister sans la mémoire


LES SOUVENIRS PRENNENT DES sentiers étranges et il est difficile d’expliquer pourquoi des événements ou des rencontres nous hantent. Les écrivains s’attardent souvent à des séquences de leur vie pour les transformer et les comprendre. C’est peut-être le souhait inconscient de tous les créateurs, certainement l’entreprise de Figures de la beauté de l’écrivain David Macfarlane. Un roman fascinant qui nous entraîne de Cathcart en Ontario à Pietrabella en Toscane, un lieu où l’on extrait le marbre pour l’exporter partout dans le monde depuis la période romaine. Un endroit hanté par la présence de Michel-Ange qui y a séjourné pour choisir le marbre qui devait servir à la réalisation du tombeau du pape Jules II. Le projet ne s’est jamais réalisé. Heureusement pourrions-nous dire puisque cela a donné les fresques de la chapelle Sixtine.

Oliver débarque à Paris avec une bourse pour explorer et découvrir un autre monde. Nous sommes en mai 1968. Les manifestations, les arrestations rendent la capitale française peu sûre pour un étranger. Le Canadien a rencontré un sculpteur au Louvre qui l’a invité à Pietrabella, une ville dont il n’a jamais entendu parler. Il décide d’aller le rejoindre et s’installe. Il vivra quelques mois avec la femme de sa vie, une sculpteure, une véritable œuvre d’art vivante. Elle fait son éducation et parle de la beauté, de Michel-Ange, de la sculpture, de la vie et de l’amour. Une femme passionnée, possessive, colérique et difficile à suivre pour ce jeune homme qui n’a pas l’habitude des extravagances. Il deviendrait un autre s’il choisissait de s’installer en Italie… Des chemins dans la vie, des croisements permettent ces mutations. Il suffit de dire oui et d’avancer en fermant les yeux.

FILLE

Oliver quitte Anna pour revenir en Ontario. Il lui écrit, mais ne reçoit jamais de réponses. Son ancienne amante semble l’avoir biffé de sa vie et de sa mémoire. Quarante ans plus tard, sa fille, dont il ne connaissait pas l’existence, vient le rencontrer. Un choc pour l’homme engoncé dans ses habitudes et sa solitude. Sa fille lui demande d’écrire, de raconter pour savoir, connaître ses origines. Il revient sur ses amours, le travail de l’artiste, l’exploitation des carrières de marbre et Michel-Ange. Macfarlane tourne autour de cet artiste incomparable et les grands sculpteurs que sont Brancusi et Le Bernin. Oliver nous ramène en Italie avec son journal de l’époque, tente de cerner ce qu’il est et ce qu’il aurait pu devenir s’il avait choisi d’être l’autre, celui qui servait de modèle aux sculpteurs, le temps d’un été à Pietrabella.

La plupart des artistes qui travaillent à Pietrabella sont d’anonymes étrangers. La plupart sont jeunes. Et la plupart se rendront compte à la longue par eux-mêmes, à moins que d’autres le leur disent, qu’ils ne seront pas de grands sculpteurs. Le plus souvent, ils ne seront pas sculpteurs du tout. Mais il y a un temps dans la vie où cela n’a pas grande importance. Il y a un temps dans la vie qui est, pour certains, le plus beau de tous. Cela ne dure parfois que quelques jours. Parfois un an, parfois deux. Cela se passe d’habitude ailleurs, quelque part où l’on peut être ce que l’on veut être, et non ce que l’on est. (p.214)

On comprend rapidement que les nombreux personnages de ce roman ont des liens et qu’à un moment ou un autre, ils se sont retrouvés à Pietrabella. Archie et Grace y ont séjourné pendant leur voyage de noces, Oliver travaille au journal de ces derniers. Un sculpteur italien est venu pour construire un jardin à Cathcart et n’est plus reparti. Michel-Ange se glisse partout et marque l’imaginaire. Anna le vénère et tente peut-être de le suivre dans son travail sans jamais y parvenir parce que le maître est inégalable.

RÉFLEXION

Plus que tout ce roman devient une réflexion sur l’amour, la passion, la sculpture et ce que l’on nomme la beauté. La Toscane est un pays envoûtant et nombre d’artistes ont été subjugués par ce ciel bleu, la lumière, les montagnes et les carrières qui sont de véritables cathédrales à ciel ouvert. Un lieu où les ouvriers travaillent dans des conditions dangereuses, extrêmes avec le froid et la chaleur, où la mort frappe sournoisement. On retrouve Charles Dickens qui y a séjourné un moment, Michel-Ange bien sûr et d’autres qui ont été envoûtés par ce lieu comme Oliver ou le couple Barton qui a vécu là une sorte d’épiphanie qui marquera toute leur vie.

On avait l’impression de tomber, presque de défaillir. Dans une « joyeuse luminosité », avait écrit Dickens. La première fois qu’il ouvrit ces épais volets de bois, la lumière de la Toscane le fit chanceler. Oliver perdit l’équilibre ce matin-là. Il ne se rappelait pas avoir déjà ressenti la même chose. Il bascula vers l’arrière, ses pieds nus déséquilibrés sur le plancher froid de terre cuite. (p.288)

Si les humains n’échappent pas au temps, les œuvres d’art permettent d’effleurer en quelque sorte une forme d’immortalité. Il faut l’art pour croire à l’au-delà, à la continuité, à l’humanité qui ne sait souvent que reproduire ce qui a été. Oliver tente d’expliquer cela à sa fille qui, dans son agence de tourisme, se débat avec les mêmes questions.


Michel-Ange était à Rome. Il attendait que le marbre qu’il avait fait extraire pour le tombeau arrive de Carrare quand, en 1506, un homme qui travaillait dans un vignoble sur l’Esquilin découvrit Laocoon et ses fils. La pièce fascina Michel-Ange. Ce fut une inspiration pour lui. Il considérait que la forme héroïque était la plus magnifique expression de la beauté, et cette forme venait des anciens. Et de manière plus importante encore, c’est aussi des anciens que venait la philosophie qui transformait la corvée poussiéreuse et collante de sueur du maillet et du gradino en un processus presque divin. Le don qu’avait Michel-Ange de découvrir la beauté d’un objet était sa manière à lui, pensait-il d’atteindre la finalité de son âme. (p.304)


Un roman fort, étrangement fascinant, renversant même. Une réflexion sur la civilisation, cette quête du beau, du grandiose, de la vérité et d’un regard qui transcende son époque et sa petite histoire personnelle. La mémoire est ce qui permet de nous brancher à la culture, l’art, les grandes passions qui secouent les humains à travers les époques et les turbulences. Elle est peut-être ce qui permet à la  civilisation de se perpétuer et de s’inventer.
Ce roman m’a beaucoup touché par son intelligence, son questionnement du présent et du passé. Moi qui, dans Lettres québécoises, écrivais que j’étais un écrivain de la mémoire, j’avoue que je me suis régalé dans cette histoire qui puise dans les racines de la création et ce désir d’atteindre une certaine forme de perfection. La mémoire progresse par bonds et il faut se laisser bousculer par les grandes forces qui font bouger les gens, les peuples, les artistes maintenant comme dans un passé lointain. C’est avec l’impression d’avoir peut-être effleuré le beau, le vrai que j’ai refermé ce roman touchant et dense. Une sorte de méditation sur l’existence et les vies que nous pourrions avoir. Tout en gardant les yeux ouverts.


Les Figures de la beauté de David Macfarlane est paru aux Éditions de La Pleine lune, 364 pages, 29,95 $.
http://www.pleinelune.qc.ca/titre/399/les-figures-de-la-beaute

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