Carol Bernier |
Tout créateur est un lecteur de son époque et de son environnement.
Un livre et une œuvre d’art peuvent devenir l’objet d’une lecture qui entraîne
dans une direction différente. Croiser l’autre regard enrichit sa propre perception
de l’univers et peut l’ébranler. Les grandes rencontres sont de ce type. Certains
artistes décident de provoquer ces heurts pour mieux saisir un moment de leur vie.
Hélène Dorion et Carol Bernier s’allient pour aller vers cette autre vérité qui
ne peut surgir qu’à la jonction de leurs explorations. Ce moment rare exige de
la patience et surtout une franchise de tous les instants.
Hélène Dorion |
Il
faut aimer le risque pour se livrer à ce jeu et une grande ouverture d’esprit.
L’autre risque de toucher des zones d’ombres que vous avez cherché à occulter
inconsciemment. Écrire et peindre est dissimuler autant que révéler. Un lecteur
perspicace met le doigt sur ces déguisements pour les montrer au grand jour.
L’artiste cherche ces rendez-vous parce que l’œuvre d’art est toujours un appel
qui va au-delà du dit ou de l’objet.
Ces
aventures permettent de plonger dans un autre univers. Je pense à Denise Desautels
qui visite des installations en art visuel pour créer de nouveaux arrangements
ou d’ébranler sa propre vision des choses. Une quête de l’autre, un retour sur
soi, une révélation peut-être qui nous explique une façon d’appréhender la
réalité. Parce que l’œuvre d’art est toujours un regard sur son époque, la vie
et une manière de s’approprier le temps.
Le
dialogue d’un poète et d’une artiste en art visuel risque de créer un langage qui
étonne. Dorion et Bernier risquent tout, tentent de cerner ce qui pousse
quelqu’un à consacrer sa vie à la poésie ou à inventer des formes qui permettent
des échappées sur une autre réalité. Elles vont l’une vers l’autre pour
inventer un lieu de tous les possibles.
Mais nous voulions,
Hélène et moi, créer ensemble un « terrain de jeu » dans lequel nous puiserions
l’inspiration pour notre livre. L’idée principale était donc d’avoir une
inspiration commune sans partir de l’univers particulier de l’une ou de
l’autre, mais bien de ce que nous sommes « l’une avec l’autre et l’une pour
l’autre ». Tout était ouvert. Nous avons amorcé le mouvement par l’envoi postal
d’objets, une boîte vide, une image ou un texte, le seul but étant d’installer
un dialogue créatif. Aussi, depuis des mois, nous échangeons des artefacts. Ce
sont tous ces objets, ces emballages, ces œuvres, ces textes qui seront sur le
point de départ de notre livre d’artiste. (p.56)
Une
manière d’oublier ses repères, ses points d’ancrage et ses façons de se rassurer
devant la vastitude du monde. Des élans, des préoccupations sont touchées par
ce regard qui nous révèle à soi.
LES LETTRES
Il
faut du concret pour se réinventer. Le plus exigeant est certainement d’écrire
en restant le plus fidèle possible à ses émotions et ses intuitions. Un envol
où les deux artistes se croisent dans un espace et peut-être un lieu inhabituel.
Dorion
et Bernier nous permettent de les suivre dans leurs hésitations et leurs
questionnements. Les deux femmes se livrent comme elles ne le font peut-être
pas avec leurs proches, racontent ce qu’elles ressentent devant un tableau ou
un poème, effleurent ce qui engage le corps et l’esprit dans l’acte créatif.
Elles suivent une piste, reviennent, recommencent et s’attardent à la pulsion
de l’œuvre. Toutes les deux consentent à s’oublier momentanément dans un espace
où elles sont l’une et l’autre, l’une avec l’autre.
J’apprends la patience, et plus de patience encore.
J’apprends l’amour, et plus d’amour encore. Je commence à voir devant, et ce livre
nouveau en témoigne. Combien de silence pour quelques mots...? Et le vent
tiendra-t-il ? Et les vagues hautes ? Et les nuits, seule en pleine mer ?
(p.68)
Ceux
et celles qui se passionnent pour la démarche artistique aimeront ces
confidences qui échappent aux distractions et aux bousculades habituelles. Les
voyages nombreux et épuisants des deux femmes ne sont peut-être qu’une
recherche, que l’espoir de parler juste et de trouver enfin un certain
équilibre. Je ne croyais pas qu’Hélène Dorion était aussi sollicitée dans le monde.
Tout comme Carol Bernier qui doit répondre à des demandes d’expositions qui
exigent temps et énergie.
Des
questionnements, des réponses, des hésitations qui ne satisfont jamais parce
que la création y perdrait son essence. Il faut toujours le doute,
l’incertitude pour continuer à écrire ou à inventer une œuvre d’art.
DES ÂMES
L’expression
est une façon de s’oublier, de devenir vibrant, conscient de cette vie qui
permet tous les questionnements, d’aimer et de respirer.
J’ai
oublié souvent les propos de Bernier ou de Dorion pour être dans l’instant, prendre
le temps de voir le monde autour de moi et m’imprégner de sa beauté. Et me
questionner aussi sur mon obsession qui me fait plonger dans un monde qui est
en moi et hors de moi. Peut-être que l’écriture est une lecture toujours
incomplète qui demande tous les recommencements. Elle prend racine dans ce
manque même.
Ainsi, depuis le début de mon séjour, je sens de nouvelles
ailes s’ouvrir en moi, et je touche à la vie comme peut-être jamais encore je
ne l’avais fait. Après ces années éprouvantes, je laisse mon corps se remplir
de ciel et de mer, je goûte la joie de la lumière, et mon âme célèbre chaque
chose, chaque instant, oui elle commence peut-être à voler, oui, peut-être
est-ce cela, elle vole, et bien sûr alors on craint un peu la chute, ou qu’une
aile n’effleure le sol, se heurte quelque part, mais non, on vole, et on sent
que c’est cela, vivre, cela, l’essentiel : voler, simplement, voler
librement. (p.78)
Hélène
Dorion et Carol Bernier ne sont pas seules, elles sont multiples par leurs
questionnements et leur écoute exemplaire. Peut-être qu’il faut être artiste
pour aller si loin dans la direction de l’autre, se mettre à l’écoute d’un
langage qui vient vous bousculer et vous révéler. C’est certainement ce qui
fait la beauté de ce livre magnifique. Un véritable petit bijou visuel, un
objet que l’on explore avec bonheur.
NOTE : une version de cette chronique se retrouve dans Lettres québécoises, printemps 2015, numéro
157.
Nous ne sommes
pas seules… d’Hélène
Dorion et Carol Bernier est paru aux Éditions d’art Le Sabord, 120 pages, 24,95
$.
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