JE NE SAIS PLUS quand j’ai
lu Jacques Poulin pour la première fois. Peut-être était-ce Le cœur de la baleine bleue en 1970. Je
lisais tout ce que les Éditions du Jour publiaient alors. Ce fut le coup de
foudre et depuis, j’attends avec impatience une nouvelle parution de cet
écrivain discret, soucieux de son intimité et qui fait tout pour ne pas se
retrouver sur le devant de la scène littéraire. Peut-être pour ne pas faire
ombrage à Jack Waterman, son double. Pendant mes années comme administrateur du
Salon du livre du Saguenay-Lac-Saint-Jean, le gouvernement du Québec demandait
des suggestions avant de choisir les lauréats du prix Athanase-David. Nous
avons recommandé Jacques Poulin année après année jusqu’à ce qu’il obtienne ce
prix en 1995.
Une quatorzième publication
en presque cinquante ans d’écriture pour Jacques Poulin. Une manière de
retrouvailles chaque fois, de pèlerinage. Nous retrouvons un lieu, le vieux
Jack qui écrit ses livres en prenant son temps, en cherchant la petite musique qui le porte vers une
autre phrase et donne sens à son existence. Il a mal au dos, écrit debout,
reste discret et attentif aux gens autour de lui même s’il reste un peu sauvage
et qu’il ne se lie pas facilement. Il hante un secteur précis de la ville de
Québec et son grand dépaysement consiste à s’exiler à l’île d’Orléans quand il
a besoin de solitude. Une vie tranquille comme le fleuve qui pousse vers la mer
et l’écrivain de Trois-Pistoles qui est tout son contraire.
L’œuvre de Poulin se présente
comme une forme d’autobiographie fictive qu’il ne cesse de peaufiner et de
pousser dans différentes directions. Toujours en demeurant sensible à ce qui
l’entoure, particulièrement les jeunes femmes. Son personnage vit en solitaire
et ne semble pas fréquenter d’amis. Il est fidèle à sa famille et ils lui
rendent bien. J’ai appris à aimer la Grande Sauterelle ou encore Petite Sœur
qui protège son grand frère. Il y a eu Mistassini, Marine la traductrice, Marie
dans La tournée d’automne, Nathalie
et Kim. Chaque roman amène un personnage féminin qui se ressemble d’une fois à
l’autre et qui, peut-être, devient de plus en plus jeune.
Dans Un jukebox dans la tête, Jack
Waterman se fait piéger, si l’on peut dire, par une jeune femme qu’il croise
dans l’ascenseur. Une rousse avec des taches. Une lectrice qui garde ses romans
dans son cœur. Comme si l’écrivain fantasmait sur une lectrice. Non pas une
lectrice de son âge, mais une jeune qui permet à l’écrivain de franchir les
barrières des générations et peut-être connaître une certaine pérennité.
Pourtant, dans
l’ascenseur, elle m’avait paru très séduisante, même si, après l’avoir regardée
une seconde, j’avais tout de suite baissé les yeux à cause de l’émotion
provoquée par ce qu’elle venait de dire. La petite phrase avait percé ma
carapace, à la manière d’une flèche, ce qui ne m’était pas arrivé depuis
longtemps. (p.10)
Le contact est chaleureux, du
moins en esprit, le temps d’un fantasme, d’un bonheur discret comme un
effleurement ou un regard. Il ne se passe jamais grand-chose. Du moins avec le
temps, ce sont des amours platoniques où Jack a de plus en plus de mal à
oublier son âge devant une jeune femme qui pourrait être sa fille. Il se
satisfera de rapprochements, de moments intimes et d’effleurements.
En fait,
j’avais un drôle de comportement avec les femmes du quartier. J’étais très
attaché à Carole, une caissière de l’Intermarché qui pourtant ne me connaissait
pas et ne m’adressait la parole que pour me dire bonjour et au revoir. De
l’autre côté de la rue, à la Société des alcools, il y avait une fille dont je
ne savais même pas le prénom, mais que j’aimais beaucoup ; elle me répondait en
souriant quand je lui demandais où les commis avaient déménagé, encore une
fois, le muscat de Samos. Et, à ma façon, j’étais amoureux d’Isabelle, qui
travaillait à la grande bibliothèque de Saint-Roch où j’allais souvent emprunter
des livres pour le simple plaisir de la voir. (p.17)
Vous avez compris : tout
se passe dans la tête de l’écrivain. Quand on choisit de vivre par les mots,
peut-il en être autrement ?
AVENTURE
Il faut une tension dans un
roman qui emporte le lecteur et le retient. Poulin connaît les trucs du métier.
Il se permet même de donner certains conseils. Il invente une intrigue souvent
un peu invraisemblable et il ne faut pas compter sur lui pour boucler l’histoire
comme on le fait dans un roman policier. Il y a un vilain, pas vraiment
méchant, un personnage trouble et Jack Waterman se retrouve dans la peau du
héros qui doit sauver la victime. Il n’y arrivera pas et son aventure se
termine en queue de poisson. Ce n’est pas cela l’important chez Jacques Poulin.
Il y a sa manière de raconter
simplement qui vous donne l’impression d’être le seul à recevoir ses
confidences, à pouvoir le lire en se penchant par-dessus son épaule, à
l’entendre respirer, hésiter et puis placer un mot pour avancer un tout petit
peu dans son histoire. Tout comme il le fait quand il sort pour aller chercher
le journal ou marcher dans la ville de Québec qu’il connaît bien. Un pas, encore
un pas et surtout un regard pour surprendre le soleil sur un mur de pierres ou
une fleur perdue dans un pot devant un café. Il y a aussi les boutiques et le
fait de voir un de ses livres dans la vitrine d’une librairie reste un grand
bonheur.
LECTEUR
Poulin est un lecteur et il a
ses préférés, trouve toujours le moyen de parler un peu d’Ernest Hemingway qui
est comme son contraire. Autant l’Américain était extravagant et capable de
toutes les pirouettes pour épater la galerie, autant Poulin passe inaperçu dans
la foule. Quant à Gabrielle Roy, elle était aussi sauvage que lui. C’est comme
une grande sœur en écriture.
Je lisais, pour
la deuxième fois, la très touchante autobiographie de Gabrielle Roy, La détresse et l’enchantement.
Certains passages que je n’avais pas remarqués à la première lecture retenaient
à présent mon attention. En particulier les endroits où elle parlait des
efforts qu’elle faisait pour écrire de la fiction. Par exemple, en page 137,
après avoir déploré la piètre qualité de ses textes, elle ajoutait : Parfois
une phrase de tout ce déroulement me plaisait quelque peu. Elle semblait avoir
presque atteint cette vie mystérieuse que des mots pourtant pareils à ceux de
tous les jours parviennent parfois à capter à cause de leur assemblage comme
tout neuf. (p.28)
Je me souviens de l’avoir
croisé une fois dans un salon du livre. Il y vient parfois, du moins il y
venait. Je m’étais procuré son dernier titre pour le faire dédicacer. J’ai déjà
raconté cette rencontre dans une chronique en 2006. Pourquoi pas y revenir ? On
ne cesse de se répéter et ce n’est pas Jack Waterman qui va me contredire.
J’étais prêt à discourir sur
ses romans, mais j’ai vite senti qu’il était mal à l’aise derrière la petite table.
Il écoutait d’une oreille distraite. Il a signé tout simplement : À Yvon avec mes salutations amicales Jacques
Poulin, novembre 89. Je suis reparti avec mon livre sous le bras, un peu
déçu. Cela ne m’a pas empêché de me réconcilier avec lui quand j’ai lu Le vieux chagrin. J’ai souvent regardé cette dédicace. Une petite
écriture toute simple et une calligraphie qui permet de saisir la phrase au
premier coup d’œil. Pas de gribouillis à peu près impossible à déchiffrer comme
c’est souvent le cas quand on chasse les dédicaces dans un salon du livre.
HISTOIRE
Dans Un
jukebox dans la tête, on pourrait se mettre à tiquer sur les
personnages. Mélodie reste un peu vague. Rien n’est clair dans son histoire et
on ne saura jamais si elle ment ou si elle dit la vérité. Elle raconte les
foyers d’accueil, une escapade et sa réclusion chez un bouncer. Une histoire de
chats d’abord. Il y a toujours des méchants chez Poulin. Il y a eu une
agression, mais elle s’en est sortie plutôt bien. L’homme la poursuit pour des
raisons qui resteront obscures. Peut-être est-ce simplement un fantasme. Jack
est très attiré par Mélodie. Il écoute, se plaît à la regarder, à être avec
elle, l’attend même si ça perturbe son travail d’écrivain.
Tandis qu’elle
parlait, son épaule de temps en temps frôlait la mienne et je sentais que son
corps était secoué de frissons. Même si nous n’avions pas le même âge, je
frissonnais avec elle. Et pourtant, je reste le plus souvent enfoncé,
emprisonné en moi-même, et je ne suis pas doué pour la communication. (p.44)
L’aventure ne durera que le
temps du roman. On ne saura pas ce qui arrive au videur de bar et ce qui s’est
produit réellement. Mélodie retourne dans cette Californie si chère à Poulin, son
pays de rêve et de fantasmes, ce lieu rêvé où il a séjourné et qui continue de
le fasciner.
UNIVERS
Ce que j’aime chez Poulin,
c’est sa tendresse, son humanisme, son attention aux petites choses de la vie.
Il prend le temps de décrire la tisane qu’il prépare, la couleur des montagnes
qu’il voit de sa grande fenêtre. Il analyse parfaitement les manies d’un
célibataire qui tient à ses rituels autant qu’à ceux de l’écriture. Ses habitudes
de se coucher tôt et d’écrire sans que rien ne vienne le perturber. C’est ce
côté héros de la vie ordinaire qui me fascine, ces petites choses, ces bouts de
phrases qui restent en suspend et qui font apprécier le temps présent. Poulin a
l’art de trouver du merveilleux dans les gestes du quotidien. Il suffit d’un
regard, d’une jeune fille un peu égarée qui sourit et tout recommence : la
tendresse, les confidences, les murmures, le bonheur d’être avec quelqu’un qui
vous écoute et se confie. Le rêve du grand amour, de la fusion, du partage
amoureux surgit même si Jack Waterman n’est pas dupe. Il sait que tout est
éphémère et qu’il vit une embellie dans une existence qui ne changera pas. Oui,
j’aime cette chaleur humaine, cette amitié, cette beauté que l’écrivain sait
toujours voir autour de lui, même dans les êtres qu’il veut un peu troubles et
qui n’arrivent pas à nous effaroucher. Je reste un inconditionnel de Jacques
Poulin même si plus jamais je n’irai lui demander une dédicace. Et il faudrait
bien que je me fasse plaisir un jour, que je rassemble tous ses livres pour les
lire les uns à la suite des autres, comme un seul grand roman.
Un jukebox dans la tête de Jacques
Poulin est paru aux Éditions Leméac, 152 pages, 20,95 $,
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