lundi 19 mai 2014

Et si certaines personnes ne mouraient pas

Réjane Bougé, dans Bruits et gestes perdus, reconstitue la vie et les gestes de son compagnon disparu trop tôt. Un travail précis, ethnologique je dirais qui trace un portrait touchant de l’écrivain Jean-Marie Poupart. Jamais il n’est nommé, mais c’est bien ce magnifique auteur que l’on découvre dans ces courts tableaux.

Jean-Marie Poupart est décédé en 2004 et pourtant il est là, bien présent dans l’esprit de Réjane Bougé qui a partagé sa vie. Une quarantaine de tableaux, des scènes courtes évoquent sa présence, ses façons d’être, de rire, de lire et de traverser le jour du matin au soir.

Depuis ton départ, elle n’en finit plus de creuser dans les épaisseurs de silence que tu laisses derrière toi. Et la voilà à déterrer le plus de bruits possible. Puis, pour se réconforter, un à un, lentement, elle les déplie. (p.9)

Réjane Bougé retrouve ainsi une présence, une façon d’habiter la vie. C’était un autre temps. Elle était peut-être une femme différente alors. C’était avant la maladie, la fin, le grand vide. Voilà pourquoi le je cède la place à un elle. Une façon de prendre ses distances, de signifier que sa vie avance à petits pas malgré cette absence qui la hante.
Elle s’attarde à sa façon de se raser, sa manière de repasser une chemise ou de marcher sous la pluie dans son grand imperméable. Son rituel singulier quand il dégageait les marches de l’escalier après une tempête de neige, son exubérance dans la cuisine quand il se lançait dans la préparation d’un repas et sa passion pour les mots et les dictionnaires. Une reconstitution minutieuse, précise comme un travail d’enluminure.

Les morts squattent le corps des vivants qui continuent de les aimer. Et c’est avec brusquerie et trivialité que, parfois, ils se rappellent à eux. (p.36)

J’aime surtout cette attention à la présence de l’autre, aux bruits qu’un humain fait en respirant, en habitant une pièce, en écrivant, en cherchant dans un dictionnaire ou en caressant un chat qui n’est jamais rassasié.
Les odeurs aussi, celles de la peau, de ses vêtements.
Comment ne pas s’attarder à sa passion pour les mots qu’il traquait comme un limier, son métier d’écrivain et d’enseignant. Et après, après un jour qui devient une brisure, une absence, le silence terrible de la mort qui emporte tout, efface tout, garde tout. Il reste le souvenir, l’évocation pour ramener celui qui marche sur d’autres rivages. Les gens ne meurent pas tant et aussi longtemps qu’il reste quelqu’un pour rappeler leur existence.

Bien sûr, il y a l’odeur de ton peignoir dans laquelle elle s’enfouit pour se réconforter pendant des mois. Mais il faut dire que ce sont tes chaussures et tes gants qui, gardant l’empreinte de ton corps, continuent à parler de toi avec le plus d’intensité après ta disparition. (p.33-34)
Présence

Réjane Bougé l’entend rire, lire, le voit marcher dans la rue à grands pas ; elle le retrouve sur son lit d’hôpital où il prend des notes et remplit des fiches pour faire un pied de nez à la mort peut-être. Et tous les livres qu’il abandonnait après quelques pages de lecture, les notes — ses traces de lecteur jamais satisfait —, ou encore les corrections qu’il suggérait quand il se penchait sur un manuscrit. Peut-être que les gens aimés restent là à tourner autour des vivants et qu’ils demandent un peu d’attention, quelques mots.

Aujourd’hui encore, il lui arrive de ne pas bouger, tout en étouffant les bruits ambiants. Régulièrement, elle fait ainsi la morte. Comme si le silence et l’immobilité pouvaient lui permettre non pas d’arrêter le temps ou de le ralentir, mais d’enfin découvrir le repli où tu te terres depuis le jour de ta disparition. Tu sais, n’est-ce pas, que tout ce qu’elle veut, elle, c’est te garder ? (p.125)

Réjane Bougé effectue dans ce récit une forme de pèlerinage amoureux où elle retrouve son compagnon par la mémoire et l’évocation. Particulièrement touchant. Surtout, elle démontre une attention étonnante à l’autre, au détail, à tout ce qui fait les petites choses du quotidien. Un livre inhabituel qui m’a beaucoup ému. Surtout, Bruits et gestes perdus m’a ramené vers un écrivain que j’ai beaucoup aimé.

Bruits et gestes perdus, Quarante-deux tableaux pour une disparition de Réjane Bougé est paru à L’instant même, 17,95 $.

Ce qu’elle a écrit :

Tu lis. Tu flattes la chatte.
Tu regardes à travers la large fenêtre.
Patiemment, tu l’attends pour déjeuner.
Aimer, c’est aussi éviter de faire du bruit. (p.9)

Il y a des bruits que le temps n’émousse pas. Ainsi c’est toujours le double toc de ce premier baiser qu’elle entend le plus clairement dans sa tête. Car, malgré ce que prétend la chanson, tu pars… et elle n’en meurt pas. (p.54)

Les chats apparaissent un peu partout dans tes livres. L’un deux, nommé Gora-Gora, est aussi noir que Philomène. De cette petite chatte élancée, tu admires les étirements langoureux sur le tapis du salon et sa façon d’attendre que passe le temps avec une impassibilité qu’aucune frénésie n’affecte. (p.102)

« Il faut voir la vieillisse comme un escalier qui permet de descendre un peu plus doucement vers la mort. Au bout, il reste cependant toujours un saut dans le vide. » Celle-là, elle est de toi. (p.120)


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