Éléonore et Clément se sont aimés. Ils ont
cessé de se voir et, un jour de grisaille, de printemps de neige baveuse et
tardive, elle entre dans un restaurant de Montréal et se retrouve devant lui.
Il lui propose de partir au soleil, en Corse. Elle hésite à peine et les
anciens amants s’envolent. Lui a coupé tous les ponts. Il ne reviendra pas. Elle
fuit la grisaille. Elle a faim et soif de soleil, veut découvrir l’île de
Beauté comme on nomme la Corse. De douces vacances ? Pas vraiment. Plutôt des
jours de vérité où tout est remis en question.
Clément
dira un seul mot : incurable. Il est atteint d’une maladie qui ne laisse
aucun espoir et entend mettre fin à son cauchemar dans quatre semaines. Tout
est dit ou presque. Éléonore, le personnage d’Hélène Rioux que l’on connaît
depuis plusieurs romans, son alter ego, la traductrice qui écrit, aime
l’Espagne, la mer, les pays où le climat vous laisse en paix, devient le témoin,
la confidente, la conseillère par la force des choses.
Clément
n’a jamais su dire non aux femmes. La réincarnation de Don Juan si l’on veut.
Éléonore a toujours été fascinée par ce personnage qui a rédigé ses mémoires où
il parle de ses conquêtes. Il aurait séduit plus de 1000 femmes. Clément est
loin du compte quand il dresse la liste de ses amantes et de ses conquêtes.
Bilan
Mort
prochaine, mort annoncée, le temps des questions sur la vie, son importance,
peut-être son sens est venu. Éléonore ne trouve pas toutes les réponses et partage
les angoisses de Clément, fuit souvent en visitant le pays. On ne va pas vers
la mort comme à un rendez-vous amoureux. Que reste-t-il quand les jours de survie
se comptent sur les doigts d’une main? Qu’est-ce qui a encore de l’importance,
laisse une empreinte indélébile, permet peut-être une réconciliation, la
sérénité ?
Clément
s’empêtre dans la recension de ses conquêtes et se rend compte qu’il ne garde
que peu de souvenirs de ces femmes. Un prénom, la couleur de la chevelure, la
texture de la peau, un sourire peut-être, une manière d’exprimer son plaisir
dans la jouissance. Ses amoureuses glissent dans le pays des ombres. Clément ne
peut que se demander pourquoi il a tant couru, tant aimé les femmes. Et il y a
Nathalie, sa jeune épouse, celle qu’il n’oublie pas. Il l’a trompée, violentée
même, la mère de ses enfants.
Éléonore
écoute, ose une question parfois, ne réussit jamais à dire ce que Clément
voudrait entendre. Que souhaite-t-il ? Que peut ressentir celle qui se retrouve
dans un palmarès de conquêtes : qui se retrouve au cœur d’une étrange
liste d’épicerie…
Qu’est-ce
qui fait la vie, lui donne une direction ? Les vivants sont bien ignorants de
la mort et les trépassés n’arrivent jamais à se confier. Ceux qui approchent du
saut sans retour comme Clément ne peuvent se contenter de formules, de phrases
rassurantes, d’illusions. Les mots ne sont pas de la morphine. Ils perdent leur
pouvoir peut-être, ne sont utiles qu’aux vivants.
Le
séjour se prolonge jusqu’à douze semaines, le chiffre qui permet la finitude,
l’accomplissement, le passage de l’être à l’absence dans la symbolique des
nombres.
Réflexions
Il
y a la narration des douze semaines à Carvi en 2002, les questionnements de
Clément, ses peurs, sa fuite dans l’alcool, ses tentatives maladroites devant une
dernière conquête, ses réflexions, sa disparition en mer quand il est temps
d’écrire le mot fin. Éléonore se retrouve à Marbella un an plus tard, avec le carnet
de Clément qu’elle lit. Une manière d’évaluer ces journées intenses. Elle écrit,
réfléchit, marche au bord de la mer, revient sur les pas de Don Miguel Manara,
ce séducteur qui faisait rêver toutes les femmes avant de changer de vie. La
séduction serait-elle une ascèse ? Éléonore y pense encore en 2004, dans son
appartement de Montréal où elle tente de traduire le poème inachevé de Byron
qui met en scène Don Juan.
Hélène
Rioux nous offre là des réflexions pertinentes sur l’art méconnu de dire
l’autre ou de s’aventurer dans la pensée d’un créateur pour lui donner une
autre langue. Il faut changer de peau en quelque sorte pour être traducteur.
N’est-ce pas aussi le rôle de l’écrivaine ? Éléonore a traduit les mémoires
d’un meurtrier en série dans Traductrice
de sentiments et ce fut une expérience difficile. Parce que traduire n’est
pas seulement placer des mots sur une page. La traductrice doit trouver un
souffle, une respiration, un regard, un esprit, une musique, une cadence propre
à la langue, un être qui pense et vit. Difficile de demeurer indemne en s’aventurant
dans une telle entreprise.
Fascinant
La
séduction, l’amour, la passion titillent les humains et les poussent dans les
entreprises les plus folles. Toute la publicité ou l’art de la vente joue sur
ces éléments pour séduire le consommateur. Que dire de la politique ? L’art des
idées est devenu une guerre d’images et de slogans.
Avec
l’amour, la passion amoureuse, échappons-nous à l’éphémère pour toucher une
forme d’immortalité ? Éléonore a toujours été fascinée par les héros, les
porteurs de passion, les allumeurs de rêve et de vie, ceux par qui le bonheur
et le malheur arrivent. Des mystiques ou des prédateurs ?
Comment
traduire la passion ? Don Juan était-il un collectionneur boulimique qui ne
pouvait s’empêcher de courir vers les femmes ou il était habité par un rêve
d’immortalité ? Clément a-t-il été une victime qui s’est perdue dans des
aventures sans lendemain, a raté son mariage, ne gardant que quelques prénoms
au bout de la course. Éléonore voit son nom dans cette liste. Elle ne peut être
que perturbée.
Une
écriture formidable, un souffle unique. Hélène Rioux est vraiment en possession
de ses moyens et ce roman est un bonheur d’intelligence, de réflexions qui se
mélangent à la légèreté et à la gravité. C’est peut-être un art de vivre tout
simplement qui se dessine, qui prend prise sur la réalité, la vie qui s’impose
malgré la mort, cette maladie du temps. Qu’on le veuille ou non, cette question
demeura toujours sans réponses, ne cessera de tourmenter les vivants qui
doivent s’y confronter un jour ou l’autre. L’un des meilleurs romans d’Hélène
Rioux.
Rioux Hélène, L’amour des
hommes, Lévesque Éditeur, 32,00 $.
Ce qu’elle a écrit :
Plus tard, je devais avoir, je ne sais pas, dix-sept
ans, j’ai lu Madame Bovary et j’ai eu peur. Je ne voulais pas être
celle qui rêve sans fin de bals dans des châteaux, celle qui tombe
inévitablement sur des médiocres — Léon, Rodolphe, leurs prénoms
m’horripilaient — qui ne l’aiment pas. Je ne serais jamais Emma Bovary. (p.13)
…
Comment disait Éluard ? « J’étais si près de toi
que j’ai froid près des autres. » Cette phrase, elle m’émouvait tant, je
la lisais et relisais, mon cœur s’emballait, je pensais : je veux qu’on me
la dise, qu’on me la dise un jour, qu’on l’écrive pour moi. J’avais dix-sept
ans. J’étais prêtre à mourir pour qu’un poète ait froid sans moi. (p.35)
…
Miguel Manara meurt en 1679. Il a cinquante-deux ans —
Clément, lui, en avait cinquante-sept. Il a demandé que la mention « Ci-gisent
les os et les cendres du pire homme qui fut au monde » soit inscrite sur
sa dalle funéraire. Il a aussi exigé que ses restes soient ensevelis à
l’extérieur de l’église qu’il a fait construire, devant la porte de la
chapelle, de sorte qu’ils soient foulés au pied par les passants. Clément n’a
rien demandé. (p.55)
…
Don Juan refusait l’amour, pas moi. Je me sens plus proche
de Casanova, si tu tiens à me comparer à quelqu’un. Comme lui, j’ai aimé toutes
les femmes que j’ai baisées. Et les autres. Il a écrit dans ses mémoires que ce
qu’il avait recherché dans l’amour, c’était un moment qui durerait la vie.
Quelque chose du genre. Qu’on ne peut pas aimer faussement. J’ai aimé chacune
d’elles d’une façon différente. (p.142)
…
Je répondais : « Mais la mort attend tout le
monde et tout le monde attend la mort. Que veux-tu attendre d’autre ? L’amour ? »
Et il disait que lui, la mort, il ne l’avait jamais attendue, il n’y avait
jamais pensé. La vie avait été sa maîtresse exigeante. Elle avait pris toute la
place. (p.244)
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