lundi 10 mars 2014

Hélène Rioux propose un magnifique roman

Éléonore et Clément se sont aimés. Ils ont cessé de se voir et, un jour de grisaille, de printemps de neige baveuse et tardive, elle entre dans un restaurant de Montréal et se retrouve devant lui. Il lui propose de partir au soleil, en Corse. Elle hésite à peine et les anciens amants s’envolent. Lui a coupé tous les ponts. Il ne reviendra pas. Elle fuit la grisaille. Elle a faim et soif de soleil, veut découvrir l’île de Beauté comme on nomme la Corse. De douces vacances ? Pas vraiment. Plutôt des jours de vérité où tout est remis en question.

Clément dira un seul mot : incurable. Il est atteint d’une maladie qui ne laisse aucun espoir et entend mettre fin à son cauchemar dans quatre semaines. Tout est dit ou presque. Éléonore, le personnage d’Hélène Rioux que l’on connaît depuis plusieurs romans, son alter ego, la traductrice qui écrit, aime l’Espagne, la mer, les pays où le climat vous laisse en paix, devient le témoin, la confidente, la conseillère par la force des choses.
Clément n’a jamais su dire non aux femmes. La réincarnation de Don Juan si l’on veut. Éléonore a toujours été fascinée par ce personnage qui a rédigé ses mémoires où il parle de ses conquêtes. Il aurait séduit plus de 1000 femmes. Clément est loin du compte quand il dresse la liste de ses amantes et de ses conquêtes.

Bilan

Mort prochaine, mort annoncée, le temps des questions sur la vie, son importance, peut-être son sens est venu. Éléonore ne trouve pas toutes les réponses et partage les angoisses de Clément, fuit souvent en visitant le pays. On ne va pas vers la mort comme à un rendez-vous amoureux. Que reste-t-il quand les jours de survie se comptent sur les doigts d’une main? Qu’est-ce qui a encore de l’importance, laisse une empreinte indélébile, permet peut-être une réconciliation, la sérénité ?
Clément s’empêtre dans la recension de ses conquêtes et se rend compte qu’il ne garde que peu de souvenirs de ces femmes. Un prénom, la couleur de la chevelure, la texture de la peau, un sourire peut-être, une manière d’exprimer son plaisir dans la jouissance. Ses amoureuses glissent dans le pays des ombres. Clément ne peut que se demander pourquoi il a tant couru, tant aimé les femmes. Et il y a Nathalie, sa jeune épouse, celle qu’il n’oublie pas. Il l’a trompée, violentée même, la mère de ses enfants.
Éléonore écoute, ose une question parfois, ne réussit jamais à dire ce que Clément voudrait entendre. Que souhaite-t-il ? Que peut ressentir celle qui se retrouve dans un palmarès de conquêtes : qui se retrouve au cœur d’une étrange liste d’épicerie…
Qu’est-ce qui fait la vie, lui donne une direction ? Les vivants sont bien ignorants de la mort et les trépassés n’arrivent jamais à se confier. Ceux qui approchent du saut sans retour comme Clément ne peuvent se contenter de formules, de phrases rassurantes, d’illusions. Les mots ne sont pas de la morphine. Ils perdent leur pouvoir peut-être, ne sont utiles qu’aux vivants.
Le séjour se prolonge jusqu’à douze semaines, le chiffre qui permet la finitude, l’accomplissement, le passage de l’être à l’absence dans la symbolique des nombres.

Réflexions

Il y a la narration des douze semaines à Carvi en 2002, les questionnements de Clément, ses peurs, sa fuite dans l’alcool, ses tentatives maladroites devant une dernière conquête, ses réflexions, sa disparition en mer quand il est temps d’écrire le mot fin. Éléonore se retrouve à Marbella un an plus tard, avec le carnet de Clément qu’elle lit. Une manière d’évaluer ces journées intenses. Elle écrit, réfléchit, marche au bord de la mer, revient sur les pas de Don Miguel Manara, ce séducteur qui faisait rêver toutes les femmes avant de changer de vie. La séduction serait-elle une ascèse ? Éléonore y pense encore en 2004, dans son appartement de Montréal où elle tente de traduire le poème inachevé de Byron qui met en scène Don Juan.
Hélène Rioux nous offre là des réflexions pertinentes sur l’art méconnu de dire l’autre ou de s’aventurer dans la pensée d’un créateur pour lui donner une autre langue. Il faut changer de peau en quelque sorte pour être traducteur. N’est-ce pas aussi le rôle de l’écrivaine ? Éléonore a traduit les mémoires d’un meurtrier en série dans Traductrice de sentiments et ce fut une expérience difficile. Parce que traduire n’est pas seulement placer des mots sur une page. La traductrice doit trouver un souffle, une respiration, un regard, un esprit, une musique, une cadence propre à la langue, un être qui pense et vit. Difficile de demeurer indemne en s’aventurant dans une telle entreprise.

Fascinant

La séduction, l’amour, la passion titillent les humains et les poussent dans les entreprises les plus folles. Toute la publicité ou l’art de la vente joue sur ces éléments pour séduire le consommateur. Que dire de la politique ? L’art des idées est devenu une guerre d’images et de slogans.
Avec l’amour, la passion amoureuse, échappons-nous à l’éphémère pour toucher une forme d’immortalité ? Éléonore a toujours été fascinée par les héros, les porteurs de passion, les allumeurs de rêve et de vie, ceux par qui le bonheur et le malheur arrivent. Des mystiques ou des prédateurs ?
Comment traduire la passion ? Don Juan était-il un collectionneur boulimique qui ne pouvait s’empêcher de courir vers les femmes ou il était habité par un rêve d’immortalité ? Clément a-t-il été une victime qui s’est perdue dans des aventures sans lendemain, a raté son mariage, ne gardant que quelques prénoms au bout de la course. Éléonore voit son nom dans cette liste. Elle ne peut être que perturbée.
Une écriture formidable, un souffle unique. Hélène Rioux est vraiment en possession de ses moyens et ce roman est un bonheur d’intelligence, de réflexions qui se mélangent à la légèreté et à la gravité. C’est peut-être un art de vivre tout simplement qui se dessine, qui prend prise sur la réalité, la vie qui s’impose malgré la mort, cette maladie du temps. Qu’on le veuille ou non, cette question demeura toujours sans réponses, ne cessera de tourmenter les vivants qui doivent s’y confronter un jour ou l’autre. L’un des meilleurs romans d’Hélène Rioux.

Rioux Hélène, L’amour des hommes, Lévesque Éditeur, 32,00 $.
Ce qu’elle a écrit :

Plus tard, je devais avoir, je ne sais pas, dix-sept ans, j’ai lu Madame Bovary et j’ai eu peur. Je ne voulais pas être celle qui rêve sans fin de bals dans des châteaux, celle qui tombe inévitablement sur des médiocres — Léon, Rodolphe, leurs prénoms m’horripilaient — qui ne l’aiment pas. Je ne serais jamais Emma Bovary. (p.13)
Comment disait Éluard ? « J’étais si près de toi que j’ai froid près des autres. » Cette phrase, elle m’émouvait tant, je la lisais et relisais, mon cœur s’emballait, je pensais : je veux qu’on me la dise, qu’on me la dise un jour, qu’on l’écrive pour moi. J’avais dix-sept ans. J’étais prêtre à mourir pour qu’un poète ait froid sans moi. (p.35)
Miguel Manara meurt en 1679. Il a cinquante-deux ans — Clément, lui, en avait cinquante-sept. Il a demandé que la mention « Ci-gisent les os et les cendres du pire homme qui fut au monde » soit inscrite sur sa dalle funéraire. Il a aussi exigé que ses restes soient ensevelis à l’extérieur de l’église qu’il a fait construire, devant la porte de la chapelle, de sorte qu’ils soient foulés au pied par les passants. Clément n’a rien demandé. (p.55)
Don Juan refusait l’amour, pas moi. Je me sens plus proche de Casanova, si tu tiens à me comparer à quelqu’un. Comme lui, j’ai aimé toutes les femmes que j’ai baisées. Et les autres. Il a écrit dans ses mémoires que ce qu’il avait recherché dans l’amour, c’était un moment qui durerait la vie. Quelque chose du genre. Qu’on ne peut pas aimer faussement. J’ai aimé chacune d’elles d’une façon différente. (p.142)
Je répondais : « Mais la mort attend tout le monde et tout le monde attend la mort. Que veux-tu attendre d’autre ? L’amour ? » Et il disait que lui, la mort, il ne l’avait jamais attendue, il n’y avait jamais pensé. La vie avait été sa maîtresse exigeante. Elle avait pris toute la place. (p.244)

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