Esther Croft se montre encore une fois une formidable observatrice de
l’être humain dans L’ombre d’un doute.
L’écrivaine est fascinée par ces moments qui bousculent la vie, où des hommes
et des femmes décident de la direction ils vont prendre. Un souffle et le pire
ou le meilleur les emporte dans une autre réalité. Il y a un avant et un après.
Véritable saut dans le vide parfois, ces grands bouleversements marquent
l’enfance autant que l’âge adulte.
Une existence sans ambiguïtés,
sans incertitudes nous plongerait peut-être dans le pire des drames. L’absence
de tout questionnement permet aux dictatures de s’implanter et aux folies
meurtrières de proliférer. Douter, après tout, peut être fort rassurant,
nécessaire même. Ce peut être un moment qui engage tout l’avenir ou encore qui
fera en sorte que le quotidien ne pourra être la même. Des choix que nous
devons faire tous les jours.
«Depuis plusieurs mois, il le
savait, mais d’un savoir qui ne l’atteignait pas vraiment. Il avait été informé
de la chose, il avait encaissé l’événement, l’avait accepté même, mais la chose
semblait s’être installée pour de bon à l’extérieur de lui. Et voilà que devant
le lit désert, il comprend ce qu’il ne voulait pas comprendre: il ne peut plus
reculer. Dans huit semaines exactement, si tout se passe bien, il y aura un nourrisson
dessous les couvertures. Et lui, le père légitime, il en sera responsable
jusqu’à la fin des temps.» (p.26)
Certitude
Il peut arriver aussi que le
doute s’estompe, qu’une femme touche enfin une certitude après des années de
souffrance. Tout devient clair dans sa tête et elle peut respirer. La fin est
là, prévisible. La libération. Elle va enfin cesser d’être prisonnière de son
corps et de son cerveau.
«Plus de questions stériles,
plus de regrets, plus d’amertume. Plus la moindre angoisse d’avenir. Son
avenir, il se trouve déjà là, tout entier dans sa chambre. Plus précisément
dans le tiroir de sa table de nuit, comprimé dans le flacon d’antidépresseurs
qu’elle accumule depuis des mois.» (p.36)
La belle certitude du matin se
transforme avec la présence du fils qui la ramène aux petits bonheurs simples.
Aurélie n’en peut plus et prend
la fuite à la fin de ses études collégiales. Choisir a toujours été un calvaire
et quand elle envisage de fréquenter l’université, elle tremble à l’idée de
s’enfoncer dans un labyrinthe qui va l’avaler. Le monde devient une menace.
«Aurélie n’a jamais su crier.
Même pas dans sa tête. Comme elle n’a jamais su rouspéter, s’opposer,
revendiquer, se plaindre ou s’indigner. Elle a réussi très jeune à formuler des
phrases complètes, mais n’a jamais appris les mots de la protestation. Encore
moins le ton qui aurait pu la porter. Contre qui aurait-elle pu exprimer la moindre
colère? Cela fait dix-neuf ans qu’elle fait la belle au milieu d’un couple
aimant et irréprochable. Elle, l’enfant unique, si longtemps désirée et qui n’a
jamais eu à défendre sa place contre une sœur ou un frère ennemi.» (p.45)
Que j’aime ces glissements,
ces hoquets où tout peut arriver, ces moments où tout bascule, nous surprend et
nous déstabilise.
Le pire
Marie-Maude n’arrive plus à
s’éloigner de son téléviseur. Sa vie vient d’être torpillée par quelques images
qui défilent en boucle et la frappe au cœur et au cerveau.
«Seule au milieu du salon,
Marie-Maude regarde le neuvième bulletin d’information de la journée. Elle n’en
rate aucun, comme une obsédée. Elle a même rapproché son fauteuil de l’écran
pour réussir à se convaincre qu’il y a erreur sur la personne. Que la face à
moitié cachée qu’on lui présente à toutes les heures ne peut pas lui être
familière. Mais chaque fois, ses yeux s’embrouillent quand elle reconnaît le
front étroit de l’accusé.» (p.79)
Son compagnon, le père de ses
enfants, est accusé d’agressions sexuelles sur des garçons. Il était
instructeur d’une équipe de hockey. Insoutenable douleur, rage, colère, honte
aussi d’avoir été dupée.
Comment réagir devant un partenaire
atteint d’un cancer qui veut cesser de souffrir? Vous savez le geste, vous en
avez discuté des centaines de fois. Les raisonnements sont maintenant futiles. Un
gouffre s’ouvre entre la raison et l’action.
Les nouvelles d’Esther Croft
démontrent l’empathie de l’écrivaine envers les humains et leurs hésitations. D’une
finesse rare, d’une précision qui ne peut que toucher le lecteur. Le sens de la
vie se cache dans ces oscillations et ces reculs. Fascinante excursion au pays de
la fragilité humaine.
L’ombre d’un doute d’Esther
Croft est paru aux Éditions Lévesque éditeur.
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