Hélène Vachon possède l’art
de surprendre quand elle propose un nouveau roman. Chaque fois, elle étonne et
captive. Avec «La manière Barrow», elle s’aventure dans le monde des comédiens
qui «doublent» des personnages de séries télévisuelles ou qui travaillent dans
la publicité. Leurs voix deviennent celles des autres, leur identité devient
floue en changeant continuellement de visages. Peut-être à tort, j’ai fait le
lien avec les écrivains qui «incarnent» tous les personnages de leurs ouvrages.
Qui est qui dans cette bousculade?
J’ai aimé cette quête de soi
qui peut devenir particulièrement obsédante chez un comédien. Où s’accroche le
moi véritable, l’être dur qui constitue la personnalité? Et si l’art de la
scène n’était que pertes, glissements pour ces hommes et ces femmes qui
prennent l’identité de personnages qui tendent les mains les uns vers les
autres sans jamais pouvoir se rejoindre. Voilà quelques questions qui m’ont habité
en lisant «La manière Barrow».
Idéal
Grégoire Barrow, enfant, s’entraînait
à dire les grands textes et rêvait d’incarner tous les rôles sur une scène.
«Dans la pénombre de sa
chambre, à l’abri des regards, chaque fois que frères et parents s’absentaient,
Grégoire Barrow déclamait – Shakespeare, Racine, Molière. Un verre de vin à la
main, la bouteille parfois, il déambulait à travers la maison vide en récitant
tout ce qui lui tombait sous la main, riant souvent, sanglotant un peu, gesticulant
beaucoup, infiniment seul, infiniment heureux. Quand par hasard il croisait son
image dans le miroir, il s’arrêtait un instant, confus. L’étrangeté de son
visage le surprenait chaque fois.» (p.8)
Il module sa voix, oublie
peut-être de glisser dans le corps des héros qu’il voudrait incarner. Il reste
maladroit, un peu embarrassé par ses bras et ses jambes. Peut-être que c’est ce
qui l’éloigne de la scène et des grands personnages dont il rêve.
Pourtant, il est recherché
pour les messages publicitaires. Grégoire sait trouver le ton qui permet de parler
des savons et du Viagra avec conviction. Il devient la voix. Il abandonne peu à
peu la publicité pour doubler des séries populaires, incarner des personnages
dont les enfants raffolent. Il connaîtra une certaine notoriété en devenant la
voix d’un canard. Il est loin de Ionesco et de Shakespeare. Il sera aussi la
voix française de personnages de feuilletons populaires.
«Grégoire inclinait la tête
de côté et contemplait longuement son image, comme il le faisait à dix-huit
ans, à vingt ans, dans la maison vide. Gros balourd ! s’exclamait-il. Je te
prête ma voix, je te prête mon talent, ma vie et, petit à petit, je m’efface.
Je parle comme toi, je pense comme toi, je m’endors en pensant à toi, je te
retrouve à mon réveil et pourtant tu ne m’intéresses pas. Je n’aime ni ta façon
de vivre ni ta façon de penser. Je te rencontrerais dans la rue que je ne
t’adresserais même pas un regard.» (p.54)
Il croit décrocher un vrai
rôle en incarnant Ulysse dans une adaptation de L’Odyssée. Les producteurs étouffent ses espoirs et n’entendent pas
donner au héros d’Homère la voix du Viagra. Difficile à prendre pour un
comédien qui se croit destiné aux plus grands rôles. Il peut enfin incarner
Bérenger dans «Le roi se meurt» de Ionesco. Un rêve qui le décevra une fois de
plus.
Rencontre
Edward Blake est Dough dans la
série «Voisins voisines» que Grégoire double en français. Le vrai comédien
débarque chez lui et s’installe. Comment vivre avec son alter ego? Les personnalités
se mélangent, se bousculent, se heurtent même. Qui est qui?
Grégoire s’est permis de «glisser
des phrases» qui n’ont rien à voir avec le texte original en devenant la voix
de Dough. Une forme de suicide professionnel peut-être pour se retrouver et passer
enfin à autre chose. Curieusement, personne ne semble s’apercevoir de l’écart. Blake
le sait et c’est pourquoi il veut connaître sa voix française. Les deux
cohabitent pendant que Grégoire se rapproche de son père mourant. C’est
l’occasion aussi pour Barrow de retrouver son être qui s’est dilué au fil des
ans.
Passionnant. Encore une fois,
Hélène Vachon nous fait jongler avec de grandes questions existentielles. Qui
oserait s’en plaindre? Un roman juste qui m’a laissé un peu en déséquilibre.
«La manière Barrow» d’Hélène Vachon est paru aux Éditions
Alto.
Bonjour Yvon,
RépondreEffacerj'aime votre regard sur le roman d'Hélène Vachon. C'est formidable les différentes interprétations que nous proposent les livres.
La semaine prochaine je publierai quelque chose sur le dernier roman de Marie-Christine Arbour.
Merci Dominique. Vous savez, plus un livre est riche et intéressant, plus il peut y avoir des interprétations. C'est la beauté de la littérature et pourquoi nous aimons lire.
RépondreEffacer