lundi 14 novembre 2011

Dominique Fortier est une conteuse formidable

Les familiers de Dominique Fortier peuvent croire que son dernier roman, «La porte du ciel», est moins complexe que «Les larmes de saint Laurent». Il ne faudrait pas se laisser duper cependant. Tout simplement l’écrivaine parvient peut-être mieux à dissimuler les coutures de son histoire. Elle travaille à la manière de ces femmes qui savaient camoufler des messages dans les motifs de leurs courtepointes en Louisiane et en Alabama. 

Elles guidaient ainsi les esclaves en fuite qui cherchaient à joindre l’armée du Nord. Ces travaux d’apparence neutre devenaient des fanions qui balisaient les chemins de la liberté. 
«On m’a dit qu’ils suspendaient à leur fenêtre des courtepointes. Ce sont les motifs qui servent de messages.» (p.203)
Madame Fortier m’a entraîné aux États-Unis, au moment où le territoire est ravagé par la guerre des Sécessions. Un pays aux frontières mouvantes, qui changent selon les avancées et les reculs des armées en présence.
Le Sud où une population blanche possédait tout et décidait de la vie et de la mort des Noirs. Ces derniers étaient traités comme du bétail que l’on vend et que l’on échange. Il faut lire l’admirable livre de Laurence Hill, «Aminata» pour comprendre l’horreur d’une époque où des hommes et des femmes étaient considérés comme des bêtes dont on se débarrassait quand ils vieillissaient et travaillaient un peu moins.

Deux femmes

Eleanor est fille de médecin et Ève une esclave que son père a acheté sur un coup de tête. Elles ont à peu près le même âge et se suivront dans la vie. Chacune consciente de sa place et de ses devoirs. Eleanor se marie à un jeune homme riche et Ève l’accompagne dans la plantation pour servir. Deux jeunes femmes que tout sépare et que tout unit.
«Nous avons été mariés le 15 mai 1864. Trois semaines après mon dix-huitième anniversaire, alors que les magnolias embaumaient l’air dans le salon de la maison où j’avais grandi et que je laisserais moins d’une heure plus tard. J’avais du chagrin à l’idée de quitter la seule demeure que j’avais jamais connue, mais on m’avait promis que je pourrais amener Ève avec moi, et que ma nouvelle maison serait plus grande et plus belle encore. Et puis, il me semblait qu’en passant le seuil ce jour-là, je  deviendrais enfin adulte et libre.» (p.125)
Eleanor trouve un monde dirigé au doigt et à l’oeil par sa belle-mère. Son mari peu loquace se perd dans des recherches et la routine. Et «le devoir conjugal» n’est pas assez pour illuminer la vie de cette jeune femme rêveuse et romantique. Son destin est lié aux travaux de broderie qui occupent son oisiveté.
Tout pourrait changer au retour du frère de son mari, un homme libre et orignal qui a fait la guerre. Relations troubles, sensualité, désirs, ambiance chaude et envoûtante, le roman de Dominique Fortier atteint des sommets.

Narration

En fait, le vrai narrateur de cette histoire est le pays qui voit des hommes et des femmes mourir, aimer, souffrir, rêver et tenter de faire les choses autrement.
La vie est un labyrinthe où il faut s’enfoncer pour affronter son Minotaure. Peut-on en revenir sain et sauf? Ève parviendra à retrouver son lieu d’origine. Eleanor mourra bêtement d’une morsure de serpent parce qu’elle a osé s’aventurer dans la nuit, ce qu’une femme de son milieu ne fait pas.
Bien sûr, le Sud ne peut plus être le même avec l’abolition de l’esclavage. Tout cela mènera à la naissance du Klux Klux Klan, une forme de barbarie raciste dans ce qu’elle a de plus abjecte. Ève échappera au viol de justesse.
Dominique Fortier est une formidable conteuse qui attire son lecteur comme l’araignée qui tisse sa toile Elle nous mène où elle veut sans que nous ayons une hésitation. Un roman fort complexe malgré les apparences. Tout est pensé et organisé, codé comme les fameuses courtepointes.
Un très beau roman qui nous montre les côtés les plus sombres des humains, une Amérique que nous n’aimons guère voir. Voilà une écrivaine de plus en plus certaine de ses moyens. Une véritable virtuose. Impressionnant.

«La porte du ciel» de Dominique Fortier est paru aux Éditions Alto.

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