Daniel Canty étonne, pour ne pas dire désarçonne avec «Wigrum». Une histoire englobe des dizaines d’histoires qui s’interpellent, se relancent, se complètent pour constituer une étrange collection d’objets et de courts récits.
Son héros disparaît sans aucune explication après quelques pages. Il a peut-être choisi de devenir un autre, qui sait. Réalité ou fiction, invention ou personnage réel, voilà la question qui m’a suivi tout au long de ma lecture.
L’éditeur a cru bon de présenter ce livre inclassable comme un roman. Bien sûr, le genre est devenu un immense fourre-tout de nos jours. Pour notre plus grand bonheur, les formes éclatent, les genres s’amalgament et nous plongent dans des univers hétéroclites et désarmants.
Sébastien Wigrum, collectionnait des objets qui n’attirent guère au premier regard. Un ensemble qui m’a fait parcourir les vingt-six lettres de l’alphabet, peut-être les assises du langage. Montres, épingles, allumettes, coffres, feuilles d’arbre, fils, lampes, lunettes, galets, pavés. Nous sommes loin des collections prestigieuses et des toiles de maîtres.
Où est la vérité et où est l’invention? Bien sûr, quand il présente un poil du yéti, on ne peut que hausser les épaules. Et que dire devant une plume qui aurait appartenu à Icare?
Aventure
J’ai vite renoncé à séparer le vrai du faux. Je me suis laissé emporter par les objets qui permettent de croiser des personnages connus et des inconnus qui auraient vécu des aventures singulières. Certains de ces artéfacts auraient appartenus à Ernest Hemingway, William Faulkner, Hermann Melville, Salvador Dali, Rimbaud et plusieurs autres.
«Ce carnet est relié dans la peau tannée d’un lion du Kilimandjaro. C’est une relique du parcours africain du viril Ernest Hemingway, qui aurait appartenu à un de ses guides, Ouafo Nono. Hemingway dictait à son compagnon le résultat de ses chasses. Les premières pages sont couvertes de dessins naïfs d’antilopes, de gazelles, de rhinocéros et de tigres qui ne sont pas sans rappeler le style des peintures rupestres. Le cahier central contient une image des pics jumeaux du Kilimandjaro, auréolés de nuages. Il neige de gros flocons sur le Furtwängler, au sommet du Kibo, alors que Nono a dessiné un avion biplan décrivant des cercles autour du piton rocheux de l’Uhuru… … Sur les deux derniers folios, on peut lire, dans une éclaboussure de sang, étendue du bout du doigt, le surnom d’Hemingway: «Papa». (pp.127-128)
Ce bric-à-brac cumule les faits anodins et les récits les plus étranges. Impossible d’échapper à ce «catalogue» unique.
«Vous qui entrez dans cette fiction, abandonnez tout espoir d’en revenir», écrit-il dans sa postface, empruntant la formule à Dante. C’est peut-être ce qui nous arrive et ce qui est arrivé à Sébastien Wigrum.
«Notre travail de mise en forme nous valut un prix de graphisme et les interrogations sidérées des visiteurs, qui demandaient toujours quelle était notre part d’invention dans ce projet. En vérité, je ne le sais pas moi-même, mais j’étais déterminé à préserver la mémoire de ces deux hommes obsédés par l’ordinaire.» (p.172)
Plus l’auteur s’explique, plus il nous mystifie.
Un travail d’édition gigantesque avec des illustrations et des explications en plusieurs langues. Une approche «encyclopédique», je dirais.
Daniel Canty est peut-être de la race des illusionnistes. Tout comme Luc Langevin, il parvient à nous faire croire que l’impossible fait aussi parti du réel. Un don rare. Ce travail de moine m’a rappelé un peu l’entreprise folle de Rober Racine qui a découpé tous les mots du dictionnaire pour en faire une exposition fascinante. Canty bouscule le temps et l’espace. Et peut-être qu’il arrive à forger des trous dans le réel pour laisser entrevoir une autre dimension.
Un ouvrage unique, original et un écrivain qui emprunte des sentiers peu fréquentés. Je suis demeuré un peu étourdi devant l’ampleur de cette entreprise qui bafoue toutes les règles et s’avère d’une efficacité redoutable.
«Wigrum» de Daniel Canty est paru aux Éditions de La Peuplade.
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