jeudi 17 avril 2008

Elena Botchorichvili met Chagall en mots

En lisant «Sovki» d’Elena Botchorichvili, souvent j’ai eu la sensation de glisser dans «Les mariés de la tour Eiffel» de Marc Chagall où les époux flottent sur un coq gigantesque et survolent Paris comme s’ils étaient portés par des nuages. Ils échappent à l’attraction terrestre pour vivre intensément l’amour, suivis par un diable au violon.
Elena Botchorichvili, après «Faïna» paru en 2006, nous offre une autre fable remarquable par sa densité et sa magie. Le regard reste unique, sa manière de raconter un monde cruel et fantastique. La Géorgie, le pays des origines, les villes labourées par les obus se profilent. Les hommes sont soldats dans l’Armée rouge, vénèrent Staline ou le haïssent en silence. Une époque où tous peuvent être arrêtés, torturés et relâchés un matin. Les dictatures se nourrissent d’arrestations et de souffrances, c’est connu. D’autres disparaissent, bus par la terre. Et s’ils reviennent de la tuerie, ils ont des absences étranges. Comment oublier la mort quand elle vous effleure la main pendant des mois ?
Et les femmes seules rêvent de tendresse et de caresses. L’espoir viendra-t-il au bout de la nuit? Et il y a Artchil Gomarteli.
«Alors il levait les yeux. Son regard la fixait, elle, pas une autre, la plus belle de la tablée, même si elle était un peu éloignée de lui, il ne cessait de la dévisager, avec un mélange d’exaltation et d’admiration, comme un gamin qui découvre pour la première fois une femme nue, un gamin entré par mégarde dans une autre chambre que la sienne. Une seconde passait, puis deux… Et cette femme, engoncée dans sa plus belle robe à l’occasion de cette soirée, avec ses cheveux ondulés au prix d’une nuit d’insomnie, avec sa fourchette à sa gauche et son mari à sa droite, se sentait toute nue, entièrement déshabillée, n’ayant plus que ses souliers noirs, sur la table recouverte d’une nappe blanche. Prête au sacrifice. Je me rends à vous, vous m’avez vaincue.» (p.12)

La survie

Demain pourra-t-il arriver, malgré le pire, malgré des lois qui interdisent la pensée et certains mots. L’avenir est flou, la mort ricane derrière les maisons. Le monde d’Elena Botchorichvili est cruel, ivre de misères et d’obsessions.
«Après le départ de Pepela, la maison des Gomarteli se mit aussitôt à grisailler, à se ratatiner. Il en est ainsi dans n’importe quel trou perdu de Komsomolsk quand le soleil le quitte. Artchil se tenait toujours debout près de la fenêtre, un verre de thé à la main, à regarder le mûrier. Le malheur était qu’il s’ennuyait.» (p.128)
Une écrivaine formidable, un regard sur la réalité humaine qui bouleverse. Il suffit de se laisser porter par ce conte fascinant pour en apprécier la magie. Comment ne pas aimer cet hymne à la vie et à la liberté?
«Voici ce que le vieux Gomarteli avait sur le cœur. Il haïssait Staline tout autant qu’Hitler. Il haïssait le communisme autant que le nazisme, comme il haïssait tout système qui prive les hommes de leur spécificité d’individus, qui les mélange en un ensemble unique et les broie comme un baume. Et c’est précisément parce que les hommes sont terrorisés, écrasés, transformés en extraits et en émulsions qu’ils se métamorphosent en particules impersonnelles, en ingrédients sans nom. Des Soviétiques, des Sovki.» (p.81)
Elena Botchorichvili tient son lecteur en haleine avec un récit émouvant et touchant. Encore une fois, elle démontre que l’écrivain n’échappe pas aux blessures de son enfance. Malgré sa vie à Montréal, elle ne cesse de visiter sa Géorgie qui a connu les pires horreurs, pour la raconter et la réinventer. Elle devient mémoire de ce pays écrasé et parvient à le faire vivre de façon étonnante, avec une fraîcheur qui laisse sans voix.
«Xenia extirpa ses souliers de la boue, elle sauta sur la table, des mains l’attrapèrent, il y eut de la boue sur la nappe, de la boue sur sa robe blanche, elle fit un pas, puis deux et tout fut fini, comme si le vent l’avait emportée. Et le visage des invités devint cireux comme celui des patients du docteur Gomarteli.» (p.87)
Un pur plaisir, une fête de l’imaginaire.

«Sovki» d’Elena Botchorichvili est publié aux Éditions du Boréal. 
http://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/elena-botchorichvili-971.html

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