L’auteur d’une biographie ou d’une étude tente généralement de se faire discret. Victor-Lévy Beaulieu nous a habitués à «sa présence» dans «Jack Kérouac», «Victor Hugo» ou l’admirable «Monsieur Melville».
Dans «James Joyce, l’Irlande, le Québec, les mots», il scrute les sources de l’écriture de Joyce et par ricochet, sa propre création. Il doit, pour respecter ce jeu des miroirs, plonger dans ses obsessions, retrouver sa famille qui constitue l’ossature de son oeuvre.
Il ouvre des placards et éventre des secrets. Il «faut pouvoir tout dire» répétait Joyce. Tout dire de l’enfance dans le Bas-du-Fleuve, de l’exil à Montréal, de la poliomyélite et d’un passé parfois très lourd; empoigner ses rancoeurs, ses pulsions les moins acceptables et ses désirs les plus tordus. Cette odyssée de 1000 pages présente l’Irlande réelle et mythique, la vie de Joyce et les cathédrales de son écriture. «Finnegans Wake» à lui seul est une Bible codée que peu de lecteurs ont eu le courage de parcourir. L’entreprise de Beaulieu demande des efforts qui sortent de l’ordinaire.
La vie est un roman
Beaulieu suit pas à pas un Joyce convaincu de son génie, déchiré par des pulsions qu’il aura toujours du mal à contenir. Il décrit son goût du luxe, ses rapports troubles avec sa femme Nora et sa fille Lucia qui finira sa vie à l’institut psychiatrique. Émotif, égocentrique imprévisible, alcoolique et obsédé, Joyce refoulera ses désirs envers sa fille et ses pulsions homosexuelles. Un cas! Un manipulateur aussi.
«Cet âge d’or que Joyce rêvera toute sa vie de faire sien en courant après la richesse, en quémandant des pensions, en exploitant son frère, en se faisant subventionner par la diaspora irlandaise vivant en Europe et aux Etats-Unis.» (p.215) …Joyce se montrait tel qu’il était: un arriviste pour qui seul comptait son propre avenir. La littérature irlandaise, c’était lui, personne d’autre, et même Lénine n’avait qu’à se le tenir pour dit!» (p.515)
Du côté de Trois-Pistoles
«Ma mère rêvait de passer sa vie comme sœur clarisse derrière une grille qui l’aurait isolée du monde et coupée de toute parole. Malgré les douze enfants qu’elle a eus, elle s’est comportée comme une religieuse. Lointaine, incapable de toucher et de caresser, plus distante que les acteurs de Stanislavsky ne l’ont jamais été.» (p.399)
Joyce oblige Victor-Lévy à regarder son père, sa «mère reptilienne» et sa famille où les fils rêvent de remplacer le père dans le lit conjugal. L’inceste encore, un thème récurrent dans l’œuvre de Victor-Lévy Beaulieu. Que l’on se souvienne de «L’Héritage»… Il faut du courage pour plonger dans une confession du genre sans tricher.
Beaulieu épouse l’écriture de Joyce, ses rythmes, les marées qui viennent et vont, marquent les œuvres de ce prosateur qui a fait éclater les règles de la langue anglaise. Les mots se déforment et ramènent des archaïsmes, des anglicismes et des tournures anciennes. Tout doit être utilisé pour dire ce Québec jamais réalisé et ce «je» blessé réchappé de l’enfance.
La grande affaire
«Comme lecteur, grande affaire de ma vie. Comme lecteur québécois, ultime et sublime affaire de ma vie. Aucun écrivain ne m’a autant enthousiasmé, sidéré, fait travailler, fait suer eau et sens, orienté et stimulé, pas même Victor Hugo, ni Jack Kérouac, ni Herman Melville, ni Jacques Ferron, ni Yves Thériault, puisque Joyce en son écriture est l’un et les autres, si solitairement lui-même et si solidairement tous les autres, pour la première fois en l’histoire de toutes les littératures.» (p.1027)
Les univers de deux écrivains démesurés se bousculent pour donner ce livre exceptionnel. Victor Lévy Beaulieu demande tout à son lecteur, le pousse dans des ombres qu’il refuse souvent de visiter. L’écrivain de Trois-Pistoles se livre comme jamais il ne l’a fait auparavant. Il est rare qu’un écrivain parle ainsi de son écriture et consente à explorer son univers de cette façon. On peut dire, sans hésiter, que «James Joyce, l’Irlande, le Québec, les mots» est la publication de l’année. Une exceptionnelle contribution à la littérature québécoise. Impossible de lire Victor-Lévy Beaulieu de la même façon après l’avoir suivi dans cette terrible traversée. Il livre ses sources, Joyce qu’il a pillé et donne une clef pour comprendre son œuvre foisonnante, dérangeante et souvent inquiétante.
«James Joyce, l’Irlande, le Québec, les mots» de Victor-Lévy Beaulieu est publié aux Éditions Trois-Pistoles.
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