Abla Farhoud, dans «Le bonheur a la queue glissante» nous présente une vieille femme. Dounia a quasi une vie derrière elle et en a fait du chemin depuis son Liban natal. Il y a si longtemps qu'elle est née cette dame un peu frêle... Elle a connu l'exil, le déracinement et s'est plus ou moins adaptée à ce pays qu'est Montréal. Comment croire que ses petits-enfants ne comprennent pas sa langue... Elle a appris à parler si peu qu'on la croirait muette. Pourtant elle bouge les lèvres, elle a des choses à dire. Il faut s'approcher et écouter. Nous nous laissons prendre par ce filet de voix qui devient musique, ces phrases qui se bousculent et que sa fille, une écrivaine ivre de questions, aimerait bien pouvoir attraper. Nous aimons Dounia, dès les premiers moments du roman.
«Mes mots sont les branches de persil que je lave, que je trie, que je découpe, les poivrons et les courgettes que je vide pour mieux les farcir, les pommes de terre que j'épluche, les feuilles de vigne et les feuilles de choux que je roule.» (p.14)
Le véritable exil c'est quand il n'y a plus de mots mais des gestes, des habitudes qui étourdissent...
Une vie
De confidence en révélation, nous apprenons la vie de la petite analphabète qui a épousé Salim, un beau parleur qui possédait l'avenir et qu'elle a suivi. Les femmes alors n'avaient que le droit d'obéir. Les enfants sont arrivés, différents, emportés par une façon de vivre qu'elle a du mal à comprendre.
Petit à petit, nous entrons dans l'intimité de Dounia. D'abord Salim, cet époux écartelé entre son lieu d'origine et ce nouveau pays qui lui a permis de vivre. Hâbleur, sûr de son droit de mâle, il comprend mal le monde qui l'entoure. Il préfère le passé aboli, ruminer, incapable d'avouer qu'il a été largué par son propre passé et la vie. Ses fréquents retours au Liban ne permettront jamais non plus de cicatriser la blessure. Il souffre du mal du déraciné.
Abla Farhoud montre magnifiquement bien les déchirements, les affres que vivent les émigrants qui débarquent avec tout juste des mains et qui se creusent un nid avec une patience admirable. Le récit de Dounia révèle une femme qui a subi la violence et la domination de son mari. C'est peut-être le plus terrible des exils que celui qui isole Dounia et Salim qui l'a frappée d'un coup de botte au visage alors que la vie était encore au matin.
Dounia confie ses secrets avec une économie de mots remarquable. A commencer par ce père qui prêchait l'amour et le partage mais qui n'a pas su la protéger contre le despote qu'était son mari. Lâcheté, abandon, isolement, domination des mâles sur les femmes. Tout cela est dit. La tyrannie s'installe toujours avec la lâcheté des uns et la complicité des autres. Et si c'était le propre de tous les pays où le politique repose sur une domination ethnique, religieuse ou sexuelle?
Myriam, la fille romancière, n'entendra jamais ces secrets, ne connaîtra jamais la violence de son père envers son frère Abdallah. Dounia ne pourra jamais avouer. Les tyrans se nourrissent du mutisme des victimes. Myriam devra mettre des mots dans les silences si elle veut écrire un livre sur sa mère.
Récit émouvant, parsemé de belles réflexions sur la mort et le vieillissement, une écriture fine qui ne cherche jamais à épater mais qui trouve son chemin. Abla Farhoud décrit une réalité que l'on ne voit jamais à la télévision, évoque un Québec peu familier.
Un roman d'odeurs, de soupirs, de gestes contenus, de regards qui s'attardent à la fenêtre quand le jour devient gris avec le soir. Oui le bonheur file et bien malin qui saurait le retenir.
«Le bonheur a la queue glissante» d’Abla Farhoud est paru aux Éditions de L'Hexagone.
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