mercredi 1 mars 2023

LA DISPARITION D’UN SAVOIR-FAIRE

Y A-T-IL DES ROMANS que l’on peut qualifier de documentaires. Correlieu de Sébastien La Rocque y ferait bonne figure. L’auteur, un ébéniste, un métier qui se pratique de moins en moins, parle avec passion de ce savoir formidable qui a été avalé par l’industrie qui décortique tout, planifie et utilise des machines de plus en plus performantes pour réduire les coûts, semble-t-il. Sébastien La Rocque nous entraîne dans l’univers de Guillaume Borduas, le dernier des vrais, un artisan qui travaille seul, achète des meubles, les retape, en fabrique en prenant son temps, s’occupe d’un potager, reçoit les amis le vendredi pour vider une bière et plus, refaire le monde, s’étourdir un peu et avoir des nouvelles de chacun. Le lecteur se familiarise avec l’art de monter une armoire ou encore de coller des planches et leur donner une patine particulière. Tous passent des heures dans la poussière et le bran de scie, aiment les essences différentes de bois et les sentir avec leurs mains, dirait-on.

 

Le roman évoque le domaine d’Ozias Leduc, peintre, qui avait baptisé l’endroit Correlieu, une ancienne expression de marine qui désignait la place où l'on tenait  « corps et lieu » sur un navire pendant une traversée. Cet atelier était situé sur la propriété familiale de Saint-Hilaire. Nous avons même droit à une photo de cette demeure en page couverture où nombre d’intellectuels montréalais se donnaient rendez-vous. Guillaume Borduas a repris la tradition de recevoir ses proches pour discuter, questionner le travail et la société tout en vidant une bière.

 

«Il empruntait toujours un chemin qui traversait le domaine d’Ozias Leduc, Correlieu, et qui se plongeait entre les versants du Dieppe et du Pain de Sucre. Guillaume surprenait parfois entre les arbres la silhouette chétive de l’artiste, par la porte ouverte du bâtiment qu’il avait construit avec son père à l’arrière de la maison natale.» (p.101)

 

Avec Guillaume Borduas, l’auteur fait certainement un clin d’œil à Paul-Émile Borduas qui est né lui aussi à Mont-Saint-Hilaire et qui est connu pour avoir rédigé le fameux manifeste Refus global en 1948. Parmi les signataires de ce texte devenu mythique, on retrouve Jean-Paul Riopelle, Pierre Gauvreau, Marcel Barbeau, Fernand Leduc et Marcelle Ferron, Jean-Paul Mousseau et Maurice Perron, photographe. Chez les femmes, il faut signaler Thérèse Renaud, Madeleine Arbour, Françoise Riopelle, Muriel Guilbault et Louise Renaud.

 

«— Ton nom, Borduas… t’es parent avec le peintre?

   — C’est juste un nom. Ça veut rien dire.

   — J’ai jamais connu quelqu’un de célèbre à part quand j’ai servi Sylvain Cossette     au Tim Hortons.» (p.101)

 

Nous demeurons dans l’environnement de Leduc et pas très loin des artisans de l’École du Meuble de Montréal qui est passé à l’histoire. Une institution ouverte en 1935 et qui voulait revaloriser les métiers de l’ébénisterie et la fabrication de meubles typiquement québécois. 

Guillaume travaille en solitaire dans son atelier qui comprend l’endroit où il retape ses meubles et un espace d’exposition où les visiteurs peuvent regarder certaines pièces et les acheter. Ça fait un coin passant, où les gens peuvent venir admirer de véritables œuvres d’art ou faire restaurer une chaise et une armoire héritées de la famille et en mauvais état. C’est un lieu où les amis convergent le vendredi, au bout de la semaine, pour se confier, entre hommes. C’est un univers de mâles où même Martine, l’épouse de Guillaume, ne met jamais les pieds. Tout change quand Florence, une jeune ébéniste apparaît. Elle doit effectuer un stage pour démontrer à la CSST qu’elle est apte à reprendre son travail après un accident. Bien sûr, Guillaume hésite un peu, n’ayant jamais eu personne autour de lui, mais il finit par accepter. Nous avons l’impression de plonger dans le documentaire de Bernard Gosselin, Le discours de l’armoire, réalisé en 1978. On peut encore visionner ce petit bijou sur le site de l’Office national du film. Louis Lebeau y parle de son métier et de son travail. Sébastien La Rocque amorce son roman avec un extrait de cette production culte, d’ailleurs. 

 

STAGE

 

Florence s’exécute sous la direction de Guillaume. C’est comme si la modernité confrontait la tradition. La jeune ébéniste a été formée dans une école où on les prépare à œuvrer en usine, les familiarisant avec des machines complexes qui permettent de décortiquer le travail. C’est surtout l’infiltration d’une femme dans un monde d’hommes. Elle doit s’y faire une place et s’imposer, même si Guillaume n’est pas ce que l’on peut appeler un macho indécrottable. Il a ses habitudes pourtant, des manières de voir et des moments où tous les amis se sentent bien entre eux. L’arrivée de Florence risque de tout bouleverser. Le monologue de Mononcle est révélateur en ce sens.

 

«Une fille ça fucke l’atmosphère

   une shop c’est les boys

   on se comprend

   on dit des niaiseries

   on fonctionne toutes de la même manière 

   march or die

   ça sert à rien de parler

   t’as mal t’as trop brossé?

   on s’en câlisse

   tu ravales pis enwèye

   tu travailles

   on sort la job qu’on a à sortir

   crois-tu qu’à serait capable de rouler comme nous autres?» (p.74)

 

Florence démontre rapidement qu’elle est capable de tenir tête aux hommes et surtout elle se glisse facilement dans leurs rituels et leurs habitudes. 

 

UN MONDE

 

J’ai adoré cette histoire où chaque geste compte, où l’on plonge dans un vocabulaire particulier qui est en voie d’extinction et qui devient poétique par moments, surtout quand on fabrique tout à la main et que la machine est là juste pour le nécessaire, soit la découpe et le rabotage ou encore le sablage. Des mots qui ont quasi disparu, il va sans dire. Guillaume fait tout de mémoire, exactement comme Louis Lebeau dans le film de Gosselin. 

Voilà une belle réflexion sur cette activité en perdition avec la dictature de la robotique. Et l’invention de l’intelligence artificielle est certainement une menace pour ce métier qui demande précision et compétence, mais aussi qui a ses rituels. C’est par le biais des rencontres du vendredi que l’on pénètre dans l’univers de ces hommes qui savent bien que le sol leur glisse sous les pieds. Déjà, plus rien n’est semblable même si les jeunes qui sortent des écoles rêvent tous de posséder leur atelier pour faire «leurs gossages». 

 

«Plus de production, c’était plus de profits et des meilleurs salaires pour les employés qui allaient acheter ce qu’ils produisaient. Ç’a pas changé beaucoup, ç’a même empiré. Les lignes d’assemblage, les morceaux pareils, les normes, les modèles pis les finitions de meubles standardisés, la machinerie automatique, la division du travail, la publicité… L’idée est toujours pareille : vendre. Créer des standards de goût. Y avaient même poussé l’audace jusqu’à faire des copies de meubles en chêne maillé comme ceux-là. Ça coûtait cher, le chêne, surtout coupé en quartiers. Y avaient inventé une espèce de rouleau qu’y trempaient dans une peinture pour faire le motif sur des bois de marde.» (p.150)

 

On croirait entendre Henry Ford qui a imaginé l’automatisation en construisant la fameuse voiture qui porte son nom. 

Un beau roman vrai, senti, généreux, qui nous plonge dans un univers qui est en train de disparaître devant des meubles conçus pour s’user et se remplacer rapidement. La consommation, le nerf et l’âme de notre société qui génère des déchets comme jamais l’humanité l’a fait. Ça fait du bien de lire ça, de s’attarder à des gestes, à la naissance d’une armoire qui est le produit d’un savoir-faire millénaire et non pas une série d’opérations d’une machine. C’est senti, chaleureux et les personnages qui gravitent autour de Guillaume sont colorés et typiques. Sébastien La Rocque a pris un grand soin à reproduire leur langage et leurs expressions. Là aussi, c’est une langue qui est en train de basculer et que l’on peut retrouver dans le film de Bernard Gosselin. Un roman grave, précieux qui va peut-être faire époque dans le milieu de l’ébénisterie.

 

LA ROCQUE SÉBASTIENCorrelieu, Éditions Le Cheval d’août, Montréal, 208 pages.


 https://lechevaldaout.com/parution/58/sebastien-la-rocque-correlieu

mercredi 22 février 2023

TOUTES LES SOCIÉTÉS ONT DES TABOUS

CE QUE JE SAIS DE TOI d’Éric Chacour, un roman étonnant de 296 pages, m’a fait souvent me demander qui était le narrateur. Il faut surtout être très attentif aux titres des chapitres pour saisir la progression de cette histoire peu banale. Le Toi d’abord, un Moi ensuite et à la toute fin, le Nous. Ça m’a intrigué cette manière d’écrire, surtout dans la première partie qui laisse perplexe. «Tu ne savais pas quand commencerait la vie. Petit, tu étais un élève brillant. Tu rapportais de bonnes notes à la maison et l’on te disait que ce serait utile pour plus tard. La vie commencerait donc plus tard.» (p.13) Qui est ce tu? Le narrateur ou quelqu’un d’autre? En fait, nous accompagnons Tarek, le fils d’un docteur renommé au Caire, en Égypte, dans les années 1980. Et il faut laisser ses questions de côté pour suivre cette voix qui finit toujours par vous apaiser et vous faire comprendre où elle veut vous emmener. Du moins, les meilleurs écrivains réussissent cela malgré bien des détours.

 


Tarek sera médecin comme son père. Tous sont satisfaits dans la famille et la vie continue au Caire. La succession familiale est assurée et tout va aller sans que rien ne vienne perturber la marche du monde et des humains, surtout pas ce clan de bien nanti qui s’accommode très bien de la situation politique et sociale du Caire. Pour parodier Louis Hémon, dans Maria Chapdelaine, «rien ne doit changer au pays de Gamal Abdel Nasser» qui fut président de l’Égypte de 1956 jusqu’à sa mort en 1970.

 

«C’était un choix par défaut : tu ignorais ce en quoi consistait le métier d’ingénieur. Cela n’avait plus d’importance, son fils serait médecin comme lui. Il n’avait plus besoin d’argumenter.» (p.11)

 

Voilà, tout est dit ou presque. Tarek est un garçon docile, silencieux la plupart du temps. Il ne contredit jamais ses parents et apprendra les rudiments de sa future profession auprès de son père avant d’aller à l’université. 

 

«La vie commencerait plus tard. Pour l’heure, ce n’était pas la vie. C’était une attente, un répit peut-être, l’enfance, une lente préparation. À quoi te préparais-tu? ou, plus précisément, à quoi te préparait-on? Tu appréciais davantage la compagnie des adultes que celle des enfants de ton âge.» (p.14)

 

Un véritable interrogatoire où le narrateur questionne Tarek, sans jamais recevoir de réponses. Que pensait-il alors, quels étaient ses pulsions et ses passions, ses désirs et que gardait-il au fond de lui? Le fils de bonne famille et futur médecin, préserve son mystère pour l’inquisiteur et ce dernier invente des gestes et des paroles pour combler les trous, cerner cet homme qui tient plus du fantôme que de l’être de chair et d’os. 

 

HISTOIRE

 

Autant vous dévoiler un bout de cette histoire pour vous rassurer, même si je n’aime pas vendre la mèche et enlever la part de mystère qui doit enrober tout roman. Je déteste qu’on me révèle à l’avance ce que je vais trouver en parcourant les pages d’un récit. C’est pourquoi je ne lis que très rarement la quatrième de couverture avant d’ouvrir un ouvrage et de m’avancer dans un monde qui étonne, me surprend et me fascine. Il peut aussi me laisser parfaitement indifférent. Ça arrive. Alors, n’attendez pas de chronique sur ce titre et cet auteur. 

Tarek prend la succession de son père à son décès survenu très tôt. Le cœur. Il hérite de sa clientèle, rencontre Mira, une jeune femme. Les deux s’entendent bien, mais la situation politique du pays en décide autrement. Elle disparaît et ressurgit des années plus tard. Il y a mariage. Une belle histoire d’amour trouve sa direction. Mais voilà qu’Ali se faufile dans l’entourage du médecin et nouvel époux. Une relation trouble se tisse entre les deux hommes, mais la société égyptienne ne permet pas ce genre d’incartade. L’homosexualité est taboue. 

Tarek engage Ali comme apprenti, sent la réprobation, sa clinique est saccagée et il choisit de migrer à Montréal, de fuir en abandonnant tout derrière lui. 

Après bien des pages, j’ai fini par comprendre que Tarek a eu un fils avec Mira et qu’il ignore tout de cet enfant. Le garçon n’a jamais vu son père parti en exil et c’est un sujet tabou dans la famille. Sa mère refuse même que l’on prononce son nom. Nous apprenons enfin qui est le narrateur. C’est Rafik qui cherche à savoir qui est Tarek, et ce que nous lisons est le contenu de ses carnets où il tente de donner un visage à un père dont personne ne veut parler. 

 

«Les hommes sont des nomades à l’arrêt. Ils peuvent parfaitement traverser leur existence tout en se cachant cette réalité. Ils se persuadent alors que le temps ne compte pas, que l’espace se fractionne en poussières et que ces poussières s’acquièrent par des titres de propriété. Orphelins de l’immensité, ils meurent sans avoir vécu. Mais pour peu que cette vérité leur apparaisse soudain, qu’elle choisisse de jeter sa lumière crue sur leur quotidien, tout compromis à leur liberté devient alors insupportable.» (p.146)

 

Tarek exerce la médecine à Montréal, en solitaire, n’arrive pas à oublier ce qui s’est passé dans son pays d’origine. Il revient au Caire plusieurs années plus tard, lors du décès de sa mère. Un séjour où tout bascule.

 

INTERDIT

 

Roman complexe, plongeon dans une Égypte tourmentée avec le président Nasser, la guerre des Six Jours qui a été une véritable catastrophe que les autorités ont tenté de masquer au peuple, la modernité qui s’impose peu à peu malgré les croyances religieuses qui paralysent bien des choses et qui font que cette région du monde semble toujours sur le point d’imploser. 

Quête du père et décisions de la matriarche qui dicte tout et contrôle tout chez ses enfants. La société n’accepte pas l’homosexualité qui est considérée comme une tare ou une maladie. Mira est détruite par l’aventure de son mari et marquée au fer rouge.

 

«Maman, Mira-Diaphane, jeune première devenue dernière, résignée sans que l’on ait jamais su dire comment ni pourquoi. La douceur méfiante, le visage éteint de peur qu’il n’éclaire les sillons creusés par la déception. Celle dont l’âme s’était vidée de toute joie, comme un torchon qu’on essore après s’en être servi. Celle que l’on plaignait, qui ne méritait pas ça. Comme si le bonheur se décernait au mérite, par un ajustement comptable où l’un rétribuerait l’autre à sa juste mesure.» (p.175)

 

Éric Chacour raconte la libération d’un jeune homme et l’évolution d’une société qui se fait très lentement dans les petites choses du quotidien. L’enquête de Rafik, avec la complicité de la vieille servante, est pathétique et obsessionnelle, tout comme le déni de la mère et de la famille devient un secret trop lourd à porter. Tous les éléments, autant ceux du régime politique, des classes sociales, des bouleversements et aussi des hypocrisies des dirigeants qui se permettent tout en masquant la vérité et en sauvant la face sont effleurés. Le rôle d’Omar, par exemple, un proche des parents, qui se paye de jeunes garçons et qui se fait le champion de la moralité, n’hésitant pas à broyer les êtres autour de lui.

Un roman magnifique, une plongée dans le présent et le passé avec une poussée vers l’avenir peut-être où il est possible d’envisager la réconciliation. C’est brillant, touchant et humain. Ali sera victime plus que Tarek de sa double vie et surtout il y a cette hérédité ou cet héritage qui enferme les gens dans des ennuis physiques de santé, mais aussi dans des croyances qui font que l’on évite d’effleurer les vrais problèmes et de faire face à la réalité. 

Nous avons longtemps masqué les passions homosexuelles au Québec comme partout dans le monde. Les humains préfèrent s’inventer des histoires pour oublier leur douleur ou s’enfoncer dans un silence qui finit par étouffer. 

Voilà une belle réflexion sur la société, la religion, le politique, l’amour, l’amitié et l’identité. Étonnant et envoûtant comme une chanson de Dalida qui surgit de temps en temps pour nous emporter dans une mélodie où les souvenirs s’imposent, des moments qui ne s’effaceront jamais. Un premier roman ambitieux et magnifique. Un véritable conte des mille et une nuits. 

 

CHACOUR ÉRICCe que je sais de toi, Éditions Alto, Québec, 296 pages.

https://editionsalto.com/livres/ce-que-je-sais-de-toi/

jeudi 16 février 2023

LA VIE EXEMPLAIRE DE LISE BISSONNETTE

LISE BISSONNETTE est journaliste avant tout malgré ses incursions dans le domaine de l’administration et de la gestion de projets. D’abord au journal Le Devoir et après comme directrice de la même publication dans une période difficile. Elle pilotera ensuite la création et l’implantation de la Grande Bibliothèque du Québec, tentera, avec une équipe, de donner un nouveau rôle aux installations du Parc olympique et particulièrement à notre fameux stade. Enfin, elle a présidé le conseil d’administration de l’Université du Québec à Montréal. Les éditions du Boréal viennent de publier des entretiens menés par Pascale Ryan, historienne. Des discussions où madame Bissonnette décrit son Abitibi, l’école primaire et secondaire avant sa migration à Hull et Montréal pour satisfaire son goût du savoir. Un parcours que bien des jeunes ont dû faire pour poursuivre des études à une certaine époque. Tous devaient prendre le chemin de l’exil parce que l’Université du Québec n’existait pas encore dans les régions avec ses constituantes. Elle raconte ses expériences, des rencontres marquantes, son aventure dans la fiction et surtout, elle jette un regard particulier sur le Québec pendant une période qui va de la Révolution tranquille jusqu’à nos jours. 

 

J’ai croisé Lise Bissonnette à plusieurs reprises. Au moment où elle travaillait au Devoir, et à la direction de ce même journal. Comme écrivaine bien sûr (j’ai aimé tout ce qu’elle a publié), lors de salons du livre où elle était invitée. Ce fut des moments sympathiques, chaleureux et stimulants. Nous avions des intérêts communs pour le journalisme et aussi pour les livres, la littérature et la culture. C’était intense, comme si nous nous connaissions depuis toujours. Peut-être parce que nous partagions un cheminement assez semblable. Une enfance dans des milieux où les livres se faisaient rares, une passion pour le savoir et la lecture, une migration obligatoire pour apprendre, découvrir les livres et nous aventurer dans un monde différent.

 

ENFANCE

 

Lise Bissonnette est née à Rouyn en Abitibi, à une époque où la religion imprégnait tout au Québec et marquait la vie de tous de façon indélébile. Maurice Duplessis régnait alors sans partage avec l’appui du clergé qui mettait son nez partout, particulièrement dans le quotidien des couples pour veiller à une certaine moralité. Nous avions quinze ans, pas encore le droit de voter, quand Jean Lesage, le 5 juillet 1960, a pris le pouvoir et lancé ce que nous avons appelé la Révolution tranquille. C’est donc dire que nous avons très bien connu l’emprise des curés, les rituels religieux qui s’étiraient, les confessions obligatoires et la communion, la notion de faute et de péchés qu’on tentait de graver dans nos cerveaux. Nous avons rejeté ces diktats en migrant à Montréal dans la vingtaine, lorsque le Québec s’est aventuré dans la modernité. Madame Bissonnette garde un souvenir amer de ses études à Rouyn.

 

«Au primaire, quand mon bulletin était le meilleur de la classe, je demandais comme récompense de petits volumes de mythologie grecque conçus pour la jeunesse et présents par miracle dans je ne sais quel commerce de la ville. Je n’en ai rien retenu, mais mon choix révélait peut-être un goût pour l’érudition… Ou un désir, vague, mais déjà présent, d’apprendre autre chose que du connu. Ce début d’intérêt naturel pour des savoirs moins niais a mis bien du temps à se muer en volonté active d’accéder à des contenus exigeants; l’environnement ne s’y prêtait tout simplement pas. J’ai ainsi perdu des années d’un développement intellectuel que j’ai passé ma vie à vouloir rattraper. Je m’en indignerai toujours, sans réserve. Trouver des qualités à ces territoires vides, ce serait les accepter. Je m’y refuse.» (p.21)

 

Ça me rappelle ces vendredis où nous allions à la bibliothèque de l’École secondaire Pie XII de Saint-Félicien. Un tout petit espace avec quelques centaines d’ouvrages. Je me faisais un devoir de choisir des titres que personne n’empruntait. J’ai lu des choses étranges alors comme la thèse de doctorat de Séraphin Marion sur l’œuvre d’Émile Nelligan. J’avoue ne pas y avoir compris grand-chose, mais c’était nouveau, différent des Bob Morane que mes collègues se disputaient. J’ai échappé à la littérature jeunesse tout comme madame Bissonnette. Je ne sais si nous devons nous en réjouir.

 

SÉVÈRE

 

Je pense que Lise Bissonnette est un peu sévère envers son milieu. J’ai grandi à La Doré, dans une famille de forestiers, un entourage traditionnel où l’on prisait les fables et les contes. Je suis passé ainsi de l’oralité aux récits écrits dès que j’ai pu lire. C’est de cette enfance que me vient le désir de raconter une histoire dans un livre. C’est arrivé tout naturellement, avec les «menteries» de mes oncles comme disait ma mère. Et la télévision a éveillé bien des choses en moi. Les télé-théâtres et les concerts des grands orchestres m’ont fasciné et montré qu’il y avait un autre monde à explorer. On ne sort pas du vide pour inventer un contenu. Les chants de Noël aussi nous faisaient entendre une musique différente où la voix prenait toute son importance. Mais il est vrai que la radio régionale diffusait des inepties à longueur de jour. Ce n’est pas en écoutant à répétition Gros jambon des Jérolas que l’on découvre Berlioz ou Beethoven. 

 

PARCOURS

 

Une chronique pour rendre justice aux confidences de Lise Bissonnette demanderait des dizaines de pages. Comment traduire cette passion pour le journalisme, les faits, le goût de la lecture, des études et surtout des rencontres marquantes? Je pense à l’étrange personnage qu’était Claude Ryan et qu’elle a connu comme patron.

Lise Bissonnette a amorcé sa carrière au Devoir dans le domaine de l’éducation qui était en mutation. Rapidement, elle est devenue correspondante parlementaire à Québec et à Ottawa, donc au cœur de l’actualité et de la politique où elle a croisé tout le monde alors. Pourtant, elle gardait l’envie de combler «ce vide» qu’elle ressentait, ce manque de n’avoir pas reçu une formation solide au départ. 

 

«Le seul vrai programme d’études secondaires était le cours classique, offert en institution privée. Les filles s’inscrivaient au modeste Couvent des Saints-Anges, un édifice mal entretenu en bardeaux bruns qui avait abrité le premier hôpital de Rouyn et qui était aussi la maison des Sœurs grises. Les élèves n’avaient accès qu’à la moitié du parcours, des éléments latins à la versification. Les garçons avaient accès aux huit années de formation menant au baccalauréat ès arts, et ils fréquentaient une institution nettement plus prisée, un collège construit à Rouyn-Sud, il deviendrait plus tard le cégep.» (p.33)

 

Plonger dans le journalisme dans les années 1970, c’était vivre le changement et surtout les grandes réformes des établissements d’enseignement, la laïcisation de la santé et de l’éducation, l’abdication du clergé et la naissance du monde moderne. C’était tout à fait passionnant, même en région. Combien de fois mes textes ont soulevé l’ire des élus, particulièrement lors de la construction d’une salle de spectacles digne de ce nom à Chicoutimi ou un centre d’expositions à Jonquière! Il y a une histoire à raconter au Québec sur les hésitations des élus et de la population quand il était question de se doter d’infrastructures culturelles d’envergure. Cette opposition, Lise Bissonnette a dû la contrer dans l’aventure de la Grande Bibliothèque du Québec où des obscurantistes de certains médias se sont manifestés avec une vigueur désolante. 

 

HÉRITAGE

 

Lise Bissonnette a doté le Québec d’un bel héritage avec la Grande Bibliothèque du Québec qui deviendra Bibliothèque et archives nationales plus tard. Un combat difficile, mais important. Elle aura tenté de secouer l’indifférence des élus en ce qui concerne l’Université du Québec dans les régions, une présence nécessaire, un savoir qui a apporté un renouveau autour duquel tourne la pensée si souvent malmenée par les radios populistes. Une institution qui a changé Chicoutimi comme Rouyn sans compter les cégeps qui sont des terreaux formidables d’apprentissages partout sur le territoire. 

Madame Bissonnette s’attarde aussi au journalisme et à ce qu’il est maintenant, à sa passion pour la rigueur et les faits, le reportage qui reste la plus belle manifestation de l’information. J’ai toujours partagé cette vision et rien ne me faisait plus plaisir que d’aller à la rencontre des gens pour les surprendre dans leur milieu, leur travail. Quel bonheur de les écouter dans ce qu’ils étaient et ce qu’ils vivaient

Ces entretiens nous plongent dans tout un pan de notre histoire, l’espoir d’un pays avec l’indépendance à laquelle Lise Bissonnette croit, l’affirmation, la libération par la connaissance et la culture. Une trajectoire exemplaire, mais malheureusement, on ne l’invitera pas à Tout le monde en parle. Le sujet est trop sérieux et les humoristes sont plus populaires. Lise Bissonnette pendant toute sa vie aura combattu la facilité, les clichés pour progresser, faire évoluer, comprendre et partager son amour du savoir. Elle ira même jusqu’à compléter un doctorat après toutes ses expériences, juste pour le plaisir de découvrir, d’aller de l’autre côté de l’horizon. Un parcours unique et fascinant. 

 

RYAN PASCALELise Bissonnette, entretiens, Éditions du Boréal, Montréal, 210 pages.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/lise-bissonnette-entretiens-2866.html

mercredi 8 février 2023

LE TERRIBLE COMBAT DE MUNA AU QUÉBEC

HOTLINE, de Dimitri Nasrallah, nous entraîne dans un monde méconnu même si la question de l’immigration fait souvent les manchettes dans nos médias. Nous ne savons pas grand-chose du quotidien de ces gens qui quittent leur pays pour une raison ou une autre et qui viennent s’installer au Québec, particulièrement à Montréal, pour recommencer leur vie. Ce sujet était au cœur de la campagne électorale québécoise en septembre dernier, mais malheureusement les chefs des partis politiques ont réduit cette question à une guerre de chiffres. Dimitri Nasrallah a eu la bonne idée de nous faire vivre l’arrivée d’une Libanaise à Montréal en 1984 avec son petit garçon de huit ans. Elle ne peut se fier à personne et doit se débrouiller toute seule dans un pays qu’elle ne connaissait pas du tout avant d’y mettre les pieds, sauf qu’elle savait qu’on y parlait français. Comment trouver un appartement, dénicher un emploi qui convient à ses aspirations et faire face aux déceptions fort nombreuses qui ne cessent de se multiplier? Tout est nouveau dans Montréal pour Muna et le moindre geste exige un effort particulier, même si elle maîtrise très bien le français.

 

La jeune femme a dû partir, sa belle-famille l'obligeant à migrer après la disparition de son mari Halim. On présume qu’il est mort, fauché par les milices qui s’affrontent dans les rues de Beyrouth. Ses beaux-parents n’ont jamais approuvé son union avec leur fils, une mésalliance pour eux. On lui a fourni les papiers nécessaires et une enveloppe d’argent, un billet d’avion et elle se retrouve à Montréal avec de quoi survivre pendant quelques semaines. Il faut imaginer la situation de cette jeune mère de famille. Elle ne connaît personne dans cette nouvelle ville, espère enseigner le français, ce qu’elle faisait à Beyrouth. Toutes les portes semblent se fermer devant elle. Surtout, Muna doit oublier son ancienne profession.  

 

«On est au Québec. Je vois que vous venez d’arriver et que vous n’êtes peut-être pas au courant, mais il y a énormément d’enseignants de français qui viennent d’ici et qui cherchent du travail. Pourquoi j’engagerais une étrangère pour enseigner le français à des étrangers? Vous feriez ça, vous? Vous voyez ce que je dire? Les clients qui viennent me voir, ils cherchent une manière de s’intégrer, en apprenant le français de quelqu’un d’ici, tel qu’on le parle ici.» (p.39)

 

On lui suggérera même de déménager à Toronto où elle pourra travailler comme institutrice. Elle finit par se dénicher un appartement, faisant face à un racisme plus ou moins larvé, un espace trop étroit pour la mère et l’enfant, un lieu qu’elle loue à la semaine.

Muna passe un temps fou à lire les offres d’emplois dans les journaux et à faire un nombre incalculable d’appels téléphoniques où on lui raccroche au nez la plupart du temps. Ce qui étonne, c’est qu’elle doit se débrouiller toute seule. Personne n’est là pour la guider, aucun représentant du gouvernement ne lui vient en aide. Elle doit tracer une croix sur ses rêves et confronter une réalité plutôt rébarbative. 

Après bien des déceptions, elle finit par dénicher un travail de conseillère dans une entreprise qui propose des régimes amaigrissants aux gens qui ont des problèmes de poids. Elle est rémunérée à la commission et la pression est énorme. Muna devient Mona pour ses clients qu’elle joint par téléphone. Elle doit leur offrir une diète alimentaire, des produits et maintenir le contact avec eux pour suivre leur progrès. Pédagogue, elle connaît rapidement un étonnant succès dans la vente de repas préparés et ses habitués se confient naturellement. Elle fait sa place peu à peu et commence à croire qu’elle va finir par être bien dans sa nouvelle ville et ce pays qui semble l’accepter.

 

OMAR

 

Omar, son jeune garçon, a bien du mal à s’intégrer à l’école. Il reste solitaire, peu démonstratif, triste, n’arrivant pas à oublier son père. Un problème qui taraude Muna. Halim est-il encore vivant? Cette incertitude mine la mère et le fils. Rien de plus terrible que de ne pas savoir et d’imaginer les pires scénarios. 

 

«- Et bien, dans le cas d’Omar, c’est une question de concentration, de présence et de communication. Ça fait trois mois qu’il est avec moi et tous les autres élèves du groupe ont fait des progrès, sauf lui.» (p.179)

 

Muna s’impose au travail et doit laisser son fils seul à l’appartement devant la télévision lorsqu’il revient de l’école. Il faut survivre, se battre, faire face à l’hiver qui approche et dont elle découvre les rigueurs. Le quotidien est difficile et épuisant. Et il y a quelque chose d’ironique dans le fait qu’elle passe des heures à écouter des Québécois qui se plaignent d’avoir des problèmes de poids, qui se confient et parlent de leurs déboires familiaux quand, elle, tous les jours, mène un combat pour arriver à manger décemment et à s’habiller pour confronter la neige et le froid polaire. 


«Parfois, j’ai l’impression d’être encore plus seule que tous les gens réunis au bout du fil. Parfois, j’ai le sentiment de les absorber tous, et que leurs peines me transforment en quelque chose que je n’ai pas envie d’être.» (p.148) 

 

Elle persiste et fait sa place jusqu’à devenir l’employée modèle, celle que l’on cite en exemple et qui, ce qui n’est pas négligeable, encaisse des commissions de plus en plus substantielles. Sa nouvelle aisance financière lui permet d’envisager de s’installer dans un lieu qui convient à leurs besoins au printemps. Surtout, elle rencontre des Chinoises qui veulent apprendre le français et c’est alors que tout change véritablement, qu’elle n’a plus l’impression d’être seule dans la grande ville.

 

COMBAT

 

Nous la suivons dans son quotidien, dans ce rôle qu’elle doit incarner quand elle s’adresse à ses clients et discute avec eux tout en gardant ses distances. La réalité s’impose pourtant. Les maladies de son fils, ses difficultés à l’école, l’hiver qui la désarme avec ce froid qui est quasi pire que les milices qu’elle devait éviter à Beyrouth. 

Tout se place lentement. Omar se fait un ami et elle se crée un milieu, une situation avec ce travail qui lui procure des revenus qui font qu’elle peut respirer et moins s’inquiéter des lendemains. Montréal devient moins hostile et surtout la venue du printemps est une promesse que tout va changer et que la vie ne peut qu’être meilleure. Surtout, elle finit par apprendre ce qui est arrivé à son mari et comprend les manigances de sa belle-famille qui ont tout fait pour se débarrasser d’elle et de son fils.

Le roman de Dimitri Nasrallah est un révélateur. Il décrit parfaitement les petits gestes, les difficultés qu’une émigrante doit affronter à chaque moment de la journée. Tout demande un effort et est compliqué. Les coutumes des Montréalais, leurs habitudes alimentaires, les vêtements et leurs loisirs. Comment se nourrir quand il faut cuisiner des denrées qu’elle ne connaissait pas avant de mettre les pieds dans l’aéroport? C’est ce qui fait la beauté et la pertinence de ce roman. Muna n’a rien d’une révoltée et elle fait tout pour s’adapter et avoir une existence normale à Montréal. 

 

«Les gens dans la rue voient des femmes comme nous et s’imaginent que nous resterons coincées à vie dans nos rôles de mères de famille ignorantes, dédiées uniquement à l’assimilation rapide de nos enfants. Personne ne fait attention à nous. Nous sommes invisibles, sans intérêt. On nous autorise à mener librement une vie rapiécée le mieux possible, pour autant qu’on ne dérange pas et qu’on ne s’écarte pas du chemin. Mais, ya rabi, tout coûte si cher ici, je n’ai jamais rencontré une seule femme qui se permettrait ce genre de pensée magique.» (p.224)

 

Je me suis attaché à cette mère courageuse, la suivant dans son combat quotidien pour la survie, pour s’adapter et s’occuper de son fils avec quelques personnes généreuses qui viennent de temps en temps lui donner un coup de main. Un roman qui vous fascine par sa simplicité et sa banalité, je dirais. Un parcours qui m’a permis de comprendre la situation de cette femme qui mène une guerre pour résister et se sentir Montréalaise d’abord et Québécoise, peut-être, après un certain temps. Un texte émouvant qui nous fait réaliser toutes les embûches que les émigrants doivent affronter en arrivant dans notre pays. 

Un magnifique récit qui nous sensibilise au plus terrible des combats, soit celui de s’installer dans une ville étrangère. Surtout, Dimitri Nasrallah ne s’apitoie jamais et j’ai suivi son héroïne et souhaité de toutes mes forces qu’elle s’en sorte, tout autant que ses clients qui luttent pour perdre du poids et retrouver leur place dans la société qui les a largués peu à peu. Un beau moment de lecture et une fenêtre qui s’ouvre sur l’autre pour mieux comprendre une réalité contemporaine qui reste encore bien mal connue bien que cette question revienne régulièrement dans nos médias. Le fameux chemin Roxham nous le rappelle presque chaque jour.

 

NASRALLAH DIMITRIHotline, Éditions La Peuplade, Chicoutimi, 376 pages. Traduction de Daniel Grenier.

https://lapeuplade.com/archives/livres/hotline

jeudi 2 février 2023

L’ÉTRANGE MONDE DE MARIANNE FRITZ

IL M’EST ARRIVÉ quelque chose de particulier avec Le poids des choses, un roman de Marianne Fritz, traduit de l’allemand et publié au Quartanier. Un livre qui traînait depuis un moment tout près de mon fauteuil, sur une petite table. En attente, je dirais. Et je me suis décidé à l’ouvrir, pour amorcer ma lecture. Je vous raconte plus tard mon étrange histoire. Le récit un peu banal, au premier abord, nous entraîne dans la Deuxième Guerre mondiale, avec des personnages qui peuvent s’interchanger selon les circonstances. Je suis habitué aux livres difficiles et cela ne me rebute pas. Des hommes doivent aller au front et des femmes attendent leur retour. Certains rentrent, d’autres pas. Rudolph, un musicien, et Wilhem se croisent sur le champ de bataille. Rudolph fait promettre à son copain de s’occuper de Berta, certain d’y rester. Berta est une fille qu’il a séduite avant de partir. Les événements s’enchaînent à partir de là. 

Bien sûr, Rudolph est fauché par une grenade et Wilhelm retrouve Berta et son garçon. L’ami prend tout naturellement la place du mort. Tout pourrait aller comme dans le meilleur des mondes sauf que la jeune femme a du mal à composer avec la monotonie des jours, «le poids des choses», les tâches quotidiennes. 

Wilhelm est chauffeur et doit s’absenter souvent, parfois pour des mois, surtout pendant le temps de la chasse, où son employeur, pour ne pas dire son maître, reçoit des gens importants dans sa maison de campagne. Berta, seule, doit s’occuper des enfants qui se rebellent contre la vie et refusent de fréquenter l’école. Elle est vite dépassée par les événements, ne se sent pas à la hauteur et tente de mettre fin à son calvaire de la pire façon qui soit. Elle laisse un message laconique qui cerne bien ce personnage qui a du mal à garder la tête hors de l’eau. «J’ai mis un terme à ma création ratée. Ta Berta qui t’aime.» Une phrase étrange que Wilhelm ne comprend pas. C’est tout ce qu’il apprendra de cet acte horrible. Berta survit. Elle a manqué son suicide et se retrouve à la forteresse (la prison) où elle vit ses jours avec une petite vieille qui prend le contrôle de sa vie. 

Wilhelmine se glisse à la place de Berta tout doucement. Si Berta était dépassée et perdue devant les événements et les tâches du quotidien, Wilhelmine dirige tout d’une main ferme et n’écoute qu’elle-même.

 

«Non. Non. Wilhelm! Si tu n’as pas le courage de passer avec moi devant monsieur le maire le 13 janvier 1960, tu n’es qu’un lâche. Or, moi, je veux un homme! Un homme qui soit à mes côtés printemps comme été, automne comme hiver, chaque jour de l’année! Je n’aime pas les demi-mesures.» (p.19)

 

Le 13 janvier, c’est l’anniversaire de naissance de Berta. Une décision de Wilhelmine qui sent la rancune et la vengeance. Bien sûr, le mariage a lieu et celui qui a remplacé Rudolph épouse celle qui prend la place de sa première femme. 

 

ÉTRANGETÉ

 

Oui, j’ai vécu quelque chose d’étrange avec ce roman. Après une centaine de pages, je me suis rendu compte que j’avais lu madame Fritz d’un bout à l’autre. Pourtant, je ne me souvenais à peu près de rien. Comme si tout s’était effacé. Au cœur du drame, en plongeant dans une scène difficile, j’ai figé. Je connaissais cette histoire. J’avais parcouru ce roman et curieusement, je n’avais pas souligné au marqueur jaune certaines phrases comme je le fais toujours. Qu’est-ce qui s’était passé? Comment avais-je pu tout oublier, relire une centaine de pages en ayant l’impression d’une découverte? Étais-je en train de perdre la mémoire et de sombrer dans les gouffres de l’Alzheimer?

Après réflexion, j’ai compris. D’habitude, après avoir terminé un ouvrage, un recueil de poésie ou un essai, je rédige ce qui peut devenir une chronique dans mon carnet. C’est comme ça que je fixe mes lectures. Cela me permet de me souvenir. Même sur les bancs de l’université, je faisais ça. Pourquoi je ne l’avais pas fait pour ce livre? Un mystère.

Et j’aurais tout raté en ne reprenant pas ce roman. Parce que Marianne Fritz, une écrivaine autrichienne que je ne connaissais pas du tout avant Le poids des choses, est fascinante et surtout très originale. Elfriede Jelinek dit d’elle : «C’est une œuvre singulière, devant laquelle on ne peut que rester figé, comme un musulman dévot devant la Ka’ba.» Thomas Berhard, quant à lui, parle de «stupidité vulgaire et d’idiotie» à propos du travail de cette auteure. Je me range plutôt du côté de madame Jelinek. Une écriture déroutante, des personnages étranges, mais un univers qui nous plonge dans les misères des petites gens qui se débattent avec le quotidien et des problèmes qui les dépassent.

 

ÉTRANGETÉ

 

Il est vrai que Le poids des choses est un ouvrage déroutant avec ces personnages qui sont des poupées gigognes qui s’emboîtent l’une dans l’autre tout en gardant une certaine originalité. 

Berta est demeurée une petite fille que Rudolph a séduite en jouant du violon. Ce qui importe, au-delà des héros, c’est la condition de ces gens qui doivent travailler et résister devant quelqu’un qui cherche toujours à prendre le contrôle et à les mener par le bout du nez. Ils font face au fardeau du quotidien et à une terrible oppression qui fait qu’il y a des maîtres et une grande majorité qui baisse la tête en obéissant.

Marianne Fritz possède un humour noir, grinçant pour décrire un monde qui n’est pas loin de celui de Jean-Paul Sartre ou d’Albert Camus. Tous devant l’immense tâche de devoir s’occuper des enfants qu’ils engendrent et qu’ils aiment de façon étrange souvent. 

Cette écrivaine est certainement du côté de «ces professeurs de désespoir» comme dit Nancy Huston dans son ouvrage du même nom. Le poids des choses reste fascinant pourtant, un peu étourdissant parfois. Il vous force à vous défendre et à vous situer dans vos jours. 

Une belle découverte cette romancière controversée qui a laissé une œuvre unique. Qui peut se vanter d’avoir rédigé une histoire de plus de 3000 pages en se moquant de tout, y compris les codes et les règles de grammaire. Une originale que j’aimerais bien croiser encore. Mais cette fois, je promets d’écrire dans mon carnet pour me souvenir d’une lecture qui sort des balises de la littérature contemporaine.

 

FRITZ MARIANNELe poids des choses, Éditions le QUARTANIER, Montréal, 160 pages, traduction Stéphanie Lux.

https://lequartanier.com/parution/614/marianne-fritz-le-poids-des-choses