jeudi 16 février 2023

LA VIE EXEMPLAIRE DE LISE BISSONNETTE

LISE BISSONNETTE est journaliste avant tout malgré ses incursions dans le domaine de l’administration et de la gestion de projets. D’abord au journal Le Devoir et après comme directrice de la même publication dans une période difficile. Elle pilotera ensuite la création et l’implantation de la Grande Bibliothèque du Québec, tentera, avec une équipe, de donner un nouveau rôle aux installations du Parc olympique et particulièrement à notre fameux stade. Enfin, elle a présidé le conseil d’administration de l’Université du Québec à Montréal. Les éditions du Boréal viennent de publier des entretiens menés par Pascale Ryan, historienne. Des discussions où madame Bissonnette décrit son Abitibi, l’école primaire et secondaire avant sa migration à Hull et Montréal pour satisfaire son goût du savoir. Un parcours que bien des jeunes ont dû faire pour poursuivre des études à une certaine époque. Tous devaient prendre le chemin de l’exil parce que l’Université du Québec n’existait pas encore dans les régions avec ses constituantes. Elle raconte ses expériences, des rencontres marquantes, son aventure dans la fiction et surtout, elle jette un regard particulier sur le Québec pendant une période qui va de la Révolution tranquille jusqu’à nos jours. 

 

J’ai croisé Lise Bissonnette à plusieurs reprises. Au moment où elle travaillait au Devoir, et à la direction de ce même journal. Comme écrivaine bien sûr (j’ai aimé tout ce qu’elle a publié), lors de salons du livre où elle était invitée. Ce fut des moments sympathiques, chaleureux et stimulants. Nous avions des intérêts communs pour le journalisme et aussi pour les livres, la littérature et la culture. C’était intense, comme si nous nous connaissions depuis toujours. Peut-être parce que nous partagions un cheminement assez semblable. Une enfance dans des milieux où les livres se faisaient rares, une passion pour le savoir et la lecture, une migration obligatoire pour apprendre, découvrir les livres et nous aventurer dans un monde différent.

 

ENFANCE

 

Lise Bissonnette est née à Rouyn en Abitibi, à une époque où la religion imprégnait tout au Québec et marquait la vie de tous de façon indélébile. Maurice Duplessis régnait alors sans partage avec l’appui du clergé qui mettait son nez partout, particulièrement dans le quotidien des couples pour veiller à une certaine moralité. Nous avions quinze ans, pas encore le droit de voter, quand Jean Lesage, le 5 juillet 1960, a pris le pouvoir et lancé ce que nous avons appelé la Révolution tranquille. C’est donc dire que nous avons très bien connu l’emprise des curés, les rituels religieux qui s’étiraient, les confessions obligatoires et la communion, la notion de faute et de péchés qu’on tentait de graver dans nos cerveaux. Nous avons rejeté ces diktats en migrant à Montréal dans la vingtaine, lorsque le Québec s’est aventuré dans la modernité. Madame Bissonnette garde un souvenir amer de ses études à Rouyn.

 

«Au primaire, quand mon bulletin était le meilleur de la classe, je demandais comme récompense de petits volumes de mythologie grecque conçus pour la jeunesse et présents par miracle dans je ne sais quel commerce de la ville. Je n’en ai rien retenu, mais mon choix révélait peut-être un goût pour l’érudition… Ou un désir, vague, mais déjà présent, d’apprendre autre chose que du connu. Ce début d’intérêt naturel pour des savoirs moins niais a mis bien du temps à se muer en volonté active d’accéder à des contenus exigeants; l’environnement ne s’y prêtait tout simplement pas. J’ai ainsi perdu des années d’un développement intellectuel que j’ai passé ma vie à vouloir rattraper. Je m’en indignerai toujours, sans réserve. Trouver des qualités à ces territoires vides, ce serait les accepter. Je m’y refuse.» (p.21)

 

Ça me rappelle ces vendredis où nous allions à la bibliothèque de l’École secondaire Pie XII de Saint-Félicien. Un tout petit espace avec quelques centaines d’ouvrages. Je me faisais un devoir de choisir des titres que personne n’empruntait. J’ai lu des choses étranges alors comme la thèse de doctorat de Séraphin Marion sur l’œuvre d’Émile Nelligan. J’avoue ne pas y avoir compris grand-chose, mais c’était nouveau, différent des Bob Morane que mes collègues se disputaient. J’ai échappé à la littérature jeunesse tout comme madame Bissonnette. Je ne sais si nous devons nous en réjouir.

 

SÉVÈRE

 

Je pense que Lise Bissonnette est un peu sévère envers son milieu. J’ai grandi à La Doré, dans une famille de forestiers, un entourage traditionnel où l’on prisait les fables et les contes. Je suis passé ainsi de l’oralité aux récits écrits dès que j’ai pu lire. C’est de cette enfance que me vient le désir de raconter une histoire dans un livre. C’est arrivé tout naturellement, avec les «menteries» de mes oncles comme disait ma mère. Et la télévision a éveillé bien des choses en moi. Les télé-théâtres et les concerts des grands orchestres m’ont fasciné et montré qu’il y avait un autre monde à explorer. On ne sort pas du vide pour inventer un contenu. Les chants de Noël aussi nous faisaient entendre une musique différente où la voix prenait toute son importance. Mais il est vrai que la radio régionale diffusait des inepties à longueur de jour. Ce n’est pas en écoutant à répétition Gros jambon des Jérolas que l’on découvre Berlioz ou Beethoven. 

 

PARCOURS

 

Une chronique pour rendre justice aux confidences de Lise Bissonnette demanderait des dizaines de pages. Comment traduire cette passion pour le journalisme, les faits, le goût de la lecture, des études et surtout des rencontres marquantes? Je pense à l’étrange personnage qu’était Claude Ryan et qu’elle a connu comme patron.

Lise Bissonnette a amorcé sa carrière au Devoir dans le domaine de l’éducation qui était en mutation. Rapidement, elle est devenue correspondante parlementaire à Québec et à Ottawa, donc au cœur de l’actualité et de la politique où elle a croisé tout le monde alors. Pourtant, elle gardait l’envie de combler «ce vide» qu’elle ressentait, ce manque de n’avoir pas reçu une formation solide au départ. 

 

«Le seul vrai programme d’études secondaires était le cours classique, offert en institution privée. Les filles s’inscrivaient au modeste Couvent des Saints-Anges, un édifice mal entretenu en bardeaux bruns qui avait abrité le premier hôpital de Rouyn et qui était aussi la maison des Sœurs grises. Les élèves n’avaient accès qu’à la moitié du parcours, des éléments latins à la versification. Les garçons avaient accès aux huit années de formation menant au baccalauréat ès arts, et ils fréquentaient une institution nettement plus prisée, un collège construit à Rouyn-Sud, il deviendrait plus tard le cégep.» (p.33)

 

Plonger dans le journalisme dans les années 1970, c’était vivre le changement et surtout les grandes réformes des établissements d’enseignement, la laïcisation de la santé et de l’éducation, l’abdication du clergé et la naissance du monde moderne. C’était tout à fait passionnant, même en région. Combien de fois mes textes ont soulevé l’ire des élus, particulièrement lors de la construction d’une salle de spectacles digne de ce nom à Chicoutimi ou un centre d’expositions à Jonquière! Il y a une histoire à raconter au Québec sur les hésitations des élus et de la population quand il était question de se doter d’infrastructures culturelles d’envergure. Cette opposition, Lise Bissonnette a dû la contrer dans l’aventure de la Grande Bibliothèque du Québec où des obscurantistes de certains médias se sont manifestés avec une vigueur désolante. 

 

HÉRITAGE

 

Lise Bissonnette a doté le Québec d’un bel héritage avec la Grande Bibliothèque du Québec qui deviendra Bibliothèque et archives nationales plus tard. Un combat difficile, mais important. Elle aura tenté de secouer l’indifférence des élus en ce qui concerne l’Université du Québec dans les régions, une présence nécessaire, un savoir qui a apporté un renouveau autour duquel tourne la pensée si souvent malmenée par les radios populistes. Une institution qui a changé Chicoutimi comme Rouyn sans compter les cégeps qui sont des terreaux formidables d’apprentissages partout sur le territoire. 

Madame Bissonnette s’attarde aussi au journalisme et à ce qu’il est maintenant, à sa passion pour la rigueur et les faits, le reportage qui reste la plus belle manifestation de l’information. J’ai toujours partagé cette vision et rien ne me faisait plus plaisir que d’aller à la rencontre des gens pour les surprendre dans leur milieu, leur travail. Quel bonheur de les écouter dans ce qu’ils étaient et ce qu’ils vivaient

Ces entretiens nous plongent dans tout un pan de notre histoire, l’espoir d’un pays avec l’indépendance à laquelle Lise Bissonnette croit, l’affirmation, la libération par la connaissance et la culture. Une trajectoire exemplaire, mais malheureusement, on ne l’invitera pas à Tout le monde en parle. Le sujet est trop sérieux et les humoristes sont plus populaires. Lise Bissonnette pendant toute sa vie aura combattu la facilité, les clichés pour progresser, faire évoluer, comprendre et partager son amour du savoir. Elle ira même jusqu’à compléter un doctorat après toutes ses expériences, juste pour le plaisir de découvrir, d’aller de l’autre côté de l’horizon. Un parcours unique et fascinant. 

 

RYAN PASCALELise Bissonnette, entretiens, Éditions du Boréal, Montréal, 210 pages.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/lise-bissonnette-entretiens-2866.html

mercredi 8 février 2023

LE TERRIBLE COMBAT DE MUNA AU QUÉBEC

HOTLINE, de Dimitri Nasrallah, nous entraîne dans un monde méconnu même si la question de l’immigration fait souvent les manchettes dans nos médias. Nous ne savons pas grand-chose du quotidien de ces gens qui quittent leur pays pour une raison ou une autre et qui viennent s’installer au Québec, particulièrement à Montréal, pour recommencer leur vie. Ce sujet était au cœur de la campagne électorale québécoise en septembre dernier, mais malheureusement les chefs des partis politiques ont réduit cette question à une guerre de chiffres. Dimitri Nasrallah a eu la bonne idée de nous faire vivre l’arrivée d’une Libanaise à Montréal en 1984 avec son petit garçon de huit ans. Elle ne peut se fier à personne et doit se débrouiller toute seule dans un pays qu’elle ne connaissait pas du tout avant d’y mettre les pieds, sauf qu’elle savait qu’on y parlait français. Comment trouver un appartement, dénicher un emploi qui convient à ses aspirations et faire face aux déceptions fort nombreuses qui ne cessent de se multiplier? Tout est nouveau dans Montréal pour Muna et le moindre geste exige un effort particulier, même si elle maîtrise très bien le français.

 

La jeune femme a dû partir, sa belle-famille l'obligeant à migrer après la disparition de son mari Halim. On présume qu’il est mort, fauché par les milices qui s’affrontent dans les rues de Beyrouth. Ses beaux-parents n’ont jamais approuvé son union avec leur fils, une mésalliance pour eux. On lui a fourni les papiers nécessaires et une enveloppe d’argent, un billet d’avion et elle se retrouve à Montréal avec de quoi survivre pendant quelques semaines. Il faut imaginer la situation de cette jeune mère de famille. Elle ne connaît personne dans cette nouvelle ville, espère enseigner le français, ce qu’elle faisait à Beyrouth. Toutes les portes semblent se fermer devant elle. Surtout, Muna doit oublier son ancienne profession.  

 

«On est au Québec. Je vois que vous venez d’arriver et que vous n’êtes peut-être pas au courant, mais il y a énormément d’enseignants de français qui viennent d’ici et qui cherchent du travail. Pourquoi j’engagerais une étrangère pour enseigner le français à des étrangers? Vous feriez ça, vous? Vous voyez ce que je dire? Les clients qui viennent me voir, ils cherchent une manière de s’intégrer, en apprenant le français de quelqu’un d’ici, tel qu’on le parle ici.» (p.39)

 

On lui suggérera même de déménager à Toronto où elle pourra travailler comme institutrice. Elle finit par se dénicher un appartement, faisant face à un racisme plus ou moins larvé, un espace trop étroit pour la mère et l’enfant, un lieu qu’elle loue à la semaine.

Muna passe un temps fou à lire les offres d’emplois dans les journaux et à faire un nombre incalculable d’appels téléphoniques où on lui raccroche au nez la plupart du temps. Ce qui étonne, c’est qu’elle doit se débrouiller toute seule. Personne n’est là pour la guider, aucun représentant du gouvernement ne lui vient en aide. Elle doit tracer une croix sur ses rêves et confronter une réalité plutôt rébarbative. 

Après bien des déceptions, elle finit par dénicher un travail de conseillère dans une entreprise qui propose des régimes amaigrissants aux gens qui ont des problèmes de poids. Elle est rémunérée à la commission et la pression est énorme. Muna devient Mona pour ses clients qu’elle joint par téléphone. Elle doit leur offrir une diète alimentaire, des produits et maintenir le contact avec eux pour suivre leur progrès. Pédagogue, elle connaît rapidement un étonnant succès dans la vente de repas préparés et ses habitués se confient naturellement. Elle fait sa place peu à peu et commence à croire qu’elle va finir par être bien dans sa nouvelle ville et ce pays qui semble l’accepter.

 

OMAR

 

Omar, son jeune garçon, a bien du mal à s’intégrer à l’école. Il reste solitaire, peu démonstratif, triste, n’arrivant pas à oublier son père. Un problème qui taraude Muna. Halim est-il encore vivant? Cette incertitude mine la mère et le fils. Rien de plus terrible que de ne pas savoir et d’imaginer les pires scénarios. 

 

«- Et bien, dans le cas d’Omar, c’est une question de concentration, de présence et de communication. Ça fait trois mois qu’il est avec moi et tous les autres élèves du groupe ont fait des progrès, sauf lui.» (p.179)

 

Muna s’impose au travail et doit laisser son fils seul à l’appartement devant la télévision lorsqu’il revient de l’école. Il faut survivre, se battre, faire face à l’hiver qui approche et dont elle découvre les rigueurs. Le quotidien est difficile et épuisant. Et il y a quelque chose d’ironique dans le fait qu’elle passe des heures à écouter des Québécois qui se plaignent d’avoir des problèmes de poids, qui se confient et parlent de leurs déboires familiaux quand, elle, tous les jours, mène un combat pour arriver à manger décemment et à s’habiller pour confronter la neige et le froid polaire. 


«Parfois, j’ai l’impression d’être encore plus seule que tous les gens réunis au bout du fil. Parfois, j’ai le sentiment de les absorber tous, et que leurs peines me transforment en quelque chose que je n’ai pas envie d’être.» (p.148) 

 

Elle persiste et fait sa place jusqu’à devenir l’employée modèle, celle que l’on cite en exemple et qui, ce qui n’est pas négligeable, encaisse des commissions de plus en plus substantielles. Sa nouvelle aisance financière lui permet d’envisager de s’installer dans un lieu qui convient à leurs besoins au printemps. Surtout, elle rencontre des Chinoises qui veulent apprendre le français et c’est alors que tout change véritablement, qu’elle n’a plus l’impression d’être seule dans la grande ville.

 

COMBAT

 

Nous la suivons dans son quotidien, dans ce rôle qu’elle doit incarner quand elle s’adresse à ses clients et discute avec eux tout en gardant ses distances. La réalité s’impose pourtant. Les maladies de son fils, ses difficultés à l’école, l’hiver qui la désarme avec ce froid qui est quasi pire que les milices qu’elle devait éviter à Beyrouth. 

Tout se place lentement. Omar se fait un ami et elle se crée un milieu, une situation avec ce travail qui lui procure des revenus qui font qu’elle peut respirer et moins s’inquiéter des lendemains. Montréal devient moins hostile et surtout la venue du printemps est une promesse que tout va changer et que la vie ne peut qu’être meilleure. Surtout, elle finit par apprendre ce qui est arrivé à son mari et comprend les manigances de sa belle-famille qui ont tout fait pour se débarrasser d’elle et de son fils.

Le roman de Dimitri Nasrallah est un révélateur. Il décrit parfaitement les petits gestes, les difficultés qu’une émigrante doit affronter à chaque moment de la journée. Tout demande un effort et est compliqué. Les coutumes des Montréalais, leurs habitudes alimentaires, les vêtements et leurs loisirs. Comment se nourrir quand il faut cuisiner des denrées qu’elle ne connaissait pas avant de mettre les pieds dans l’aéroport? C’est ce qui fait la beauté et la pertinence de ce roman. Muna n’a rien d’une révoltée et elle fait tout pour s’adapter et avoir une existence normale à Montréal. 

 

«Les gens dans la rue voient des femmes comme nous et s’imaginent que nous resterons coincées à vie dans nos rôles de mères de famille ignorantes, dédiées uniquement à l’assimilation rapide de nos enfants. Personne ne fait attention à nous. Nous sommes invisibles, sans intérêt. On nous autorise à mener librement une vie rapiécée le mieux possible, pour autant qu’on ne dérange pas et qu’on ne s’écarte pas du chemin. Mais, ya rabi, tout coûte si cher ici, je n’ai jamais rencontré une seule femme qui se permettrait ce genre de pensée magique.» (p.224)

 

Je me suis attaché à cette mère courageuse, la suivant dans son combat quotidien pour la survie, pour s’adapter et s’occuper de son fils avec quelques personnes généreuses qui viennent de temps en temps lui donner un coup de main. Un roman qui vous fascine par sa simplicité et sa banalité, je dirais. Un parcours qui m’a permis de comprendre la situation de cette femme qui mène une guerre pour résister et se sentir Montréalaise d’abord et Québécoise, peut-être, après un certain temps. Un texte émouvant qui nous fait réaliser toutes les embûches que les émigrants doivent affronter en arrivant dans notre pays. 

Un magnifique récit qui nous sensibilise au plus terrible des combats, soit celui de s’installer dans une ville étrangère. Surtout, Dimitri Nasrallah ne s’apitoie jamais et j’ai suivi son héroïne et souhaité de toutes mes forces qu’elle s’en sorte, tout autant que ses clients qui luttent pour perdre du poids et retrouver leur place dans la société qui les a largués peu à peu. Un beau moment de lecture et une fenêtre qui s’ouvre sur l’autre pour mieux comprendre une réalité contemporaine qui reste encore bien mal connue bien que cette question revienne régulièrement dans nos médias. Le fameux chemin Roxham nous le rappelle presque chaque jour.

 

NASRALLAH DIMITRIHotline, Éditions La Peuplade, Chicoutimi, 376 pages. Traduction de Daniel Grenier.

https://lapeuplade.com/archives/livres/hotline

jeudi 2 février 2023

L’ÉTRANGE MONDE DE MARIANNE FRITZ

IL M’EST ARRIVÉ quelque chose de particulier avec Le poids des choses, un roman de Marianne Fritz, traduit de l’allemand et publié au Quartanier. Un livre qui traînait depuis un moment tout près de mon fauteuil, sur une petite table. En attente, je dirais. Et je me suis décidé à l’ouvrir, pour amorcer ma lecture. Je vous raconte plus tard mon étrange histoire. Le récit un peu banal, au premier abord, nous entraîne dans la Deuxième Guerre mondiale, avec des personnages qui peuvent s’interchanger selon les circonstances. Je suis habitué aux livres difficiles et cela ne me rebute pas. Des hommes doivent aller au front et des femmes attendent leur retour. Certains rentrent, d’autres pas. Rudolph, un musicien, et Wilhem se croisent sur le champ de bataille. Rudolph fait promettre à son copain de s’occuper de Berta, certain d’y rester. Berta est une fille qu’il a séduite avant de partir. Les événements s’enchaînent à partir de là. 

Bien sûr, Rudolph est fauché par une grenade et Wilhelm retrouve Berta et son garçon. L’ami prend tout naturellement la place du mort. Tout pourrait aller comme dans le meilleur des mondes sauf que la jeune femme a du mal à composer avec la monotonie des jours, «le poids des choses», les tâches quotidiennes. 

Wilhelm est chauffeur et doit s’absenter souvent, parfois pour des mois, surtout pendant le temps de la chasse, où son employeur, pour ne pas dire son maître, reçoit des gens importants dans sa maison de campagne. Berta, seule, doit s’occuper des enfants qui se rebellent contre la vie et refusent de fréquenter l’école. Elle est vite dépassée par les événements, ne se sent pas à la hauteur et tente de mettre fin à son calvaire de la pire façon qui soit. Elle laisse un message laconique qui cerne bien ce personnage qui a du mal à garder la tête hors de l’eau. «J’ai mis un terme à ma création ratée. Ta Berta qui t’aime.» Une phrase étrange que Wilhelm ne comprend pas. C’est tout ce qu’il apprendra de cet acte horrible. Berta survit. Elle a manqué son suicide et se retrouve à la forteresse (la prison) où elle vit ses jours avec une petite vieille qui prend le contrôle de sa vie. 

Wilhelmine se glisse à la place de Berta tout doucement. Si Berta était dépassée et perdue devant les événements et les tâches du quotidien, Wilhelmine dirige tout d’une main ferme et n’écoute qu’elle-même.

 

«Non. Non. Wilhelm! Si tu n’as pas le courage de passer avec moi devant monsieur le maire le 13 janvier 1960, tu n’es qu’un lâche. Or, moi, je veux un homme! Un homme qui soit à mes côtés printemps comme été, automne comme hiver, chaque jour de l’année! Je n’aime pas les demi-mesures.» (p.19)

 

Le 13 janvier, c’est l’anniversaire de naissance de Berta. Une décision de Wilhelmine qui sent la rancune et la vengeance. Bien sûr, le mariage a lieu et celui qui a remplacé Rudolph épouse celle qui prend la place de sa première femme. 

 

ÉTRANGETÉ

 

Oui, j’ai vécu quelque chose d’étrange avec ce roman. Après une centaine de pages, je me suis rendu compte que j’avais lu madame Fritz d’un bout à l’autre. Pourtant, je ne me souvenais à peu près de rien. Comme si tout s’était effacé. Au cœur du drame, en plongeant dans une scène difficile, j’ai figé. Je connaissais cette histoire. J’avais parcouru ce roman et curieusement, je n’avais pas souligné au marqueur jaune certaines phrases comme je le fais toujours. Qu’est-ce qui s’était passé? Comment avais-je pu tout oublier, relire une centaine de pages en ayant l’impression d’une découverte? Étais-je en train de perdre la mémoire et de sombrer dans les gouffres de l’Alzheimer?

Après réflexion, j’ai compris. D’habitude, après avoir terminé un ouvrage, un recueil de poésie ou un essai, je rédige ce qui peut devenir une chronique dans mon carnet. C’est comme ça que je fixe mes lectures. Cela me permet de me souvenir. Même sur les bancs de l’université, je faisais ça. Pourquoi je ne l’avais pas fait pour ce livre? Un mystère.

Et j’aurais tout raté en ne reprenant pas ce roman. Parce que Marianne Fritz, une écrivaine autrichienne que je ne connaissais pas du tout avant Le poids des choses, est fascinante et surtout très originale. Elfriede Jelinek dit d’elle : «C’est une œuvre singulière, devant laquelle on ne peut que rester figé, comme un musulman dévot devant la Ka’ba.» Thomas Berhard, quant à lui, parle de «stupidité vulgaire et d’idiotie» à propos du travail de cette auteure. Je me range plutôt du côté de madame Jelinek. Une écriture déroutante, des personnages étranges, mais un univers qui nous plonge dans les misères des petites gens qui se débattent avec le quotidien et des problèmes qui les dépassent.

 

ÉTRANGETÉ

 

Il est vrai que Le poids des choses est un ouvrage déroutant avec ces personnages qui sont des poupées gigognes qui s’emboîtent l’une dans l’autre tout en gardant une certaine originalité. 

Berta est demeurée une petite fille que Rudolph a séduite en jouant du violon. Ce qui importe, au-delà des héros, c’est la condition de ces gens qui doivent travailler et résister devant quelqu’un qui cherche toujours à prendre le contrôle et à les mener par le bout du nez. Ils font face au fardeau du quotidien et à une terrible oppression qui fait qu’il y a des maîtres et une grande majorité qui baisse la tête en obéissant.

Marianne Fritz possède un humour noir, grinçant pour décrire un monde qui n’est pas loin de celui de Jean-Paul Sartre ou d’Albert Camus. Tous devant l’immense tâche de devoir s’occuper des enfants qu’ils engendrent et qu’ils aiment de façon étrange souvent. 

Cette écrivaine est certainement du côté de «ces professeurs de désespoir» comme dit Nancy Huston dans son ouvrage du même nom. Le poids des choses reste fascinant pourtant, un peu étourdissant parfois. Il vous force à vous défendre et à vous situer dans vos jours. 

Une belle découverte cette romancière controversée qui a laissé une œuvre unique. Qui peut se vanter d’avoir rédigé une histoire de plus de 3000 pages en se moquant de tout, y compris les codes et les règles de grammaire. Une originale que j’aimerais bien croiser encore. Mais cette fois, je promets d’écrire dans mon carnet pour me souvenir d’une lecture qui sort des balises de la littérature contemporaine.

 

FRITZ MARIANNELe poids des choses, Éditions le QUARTANIER, Montréal, 160 pages, traduction Stéphanie Lux.

https://lequartanier.com/parution/614/marianne-fritz-le-poids-des-choses

vendredi 27 janvier 2023

LA VIE EST UNE LONGUE MÉTAMORPHOSE

DISPARAÎTRE, le titre du recueil de nouvelles de Jacques Lemaire, vient du deuxième texte, une bien étrange histoire. Un jeune homme choisit de devenir invisible pour ses proches. «Il avait donc décidé de n’être rien ni personne, de se supprimer en faisant en sorte qu’on l’oublie et qu’il s’oublie. Aller au bout de cette idée, allait requérir beaucoup de discipline.» Qu’on s’entende bien, ce n’est pas un suicide, cela aurait été trop simple. Une balle, un saut dans le vide et la mort vous emporte dans son silence. Vous n’êtes plus rien alors pour le monde des vivants. Ici, le personnage envisage une longue et patiente ascèse qui demande toutes ses énergies et qui se transforme en projet de vie, une manière de faire sa place dans la société sans provoquer de remous. Est-ce possible? Peut-on respirer sans attirer l’attention des autres, sans qu’un regard se pose sur vous pour vous intégrer à un milieu ou dans des activités humaines?

 

Voilà qui donne le ton à cet étrange recueil de nouvelles qui oublie les mondes rassurants et vous entraîne dans des univers où la question de l’être, de vivre, d’exister devient cruciale et au centre des préoccupations de l’écrivain. Peine du matin, le tout premier texte prévient le lecteur que l’aventure risque de le dérouter. Un homme perd un bras dans son sommeil. Sa femme furieuse, il a sali les draps, le quitte. Elle en a assez. Il sort dans la rue et tente de vendre ce membre inutile aux passants, mais les gens voudraient plutôt acheter l’une de ses jambes. Ça vous donne une idée. 

Je reviens au titre. Comment disparaître, n’être rien pour soi et ses semblables, se confondre avec les éléments du décor et n’être qu’un souffle, ou une petite brise qui fait à peine osciller les branches d’un arbre? Une présence qui n’attire jamais l’attention. Notre candidat à l’anonymat choisit de se modeler à un collègue discret, qui ne s’imposait jamais devant les autres. Pas un chef de file, mais un étudiant qui longeait les murs plutôt.

 

«Il trouva. C’était un de ses camarades d’école, au Collège Saint-Viateur. Il s’appelait Jacques Lemaire. En imitant cette apparence-là, en revêtant ce corps et cette face, en s’habillant à sa manière, en reprenant aussi le même timbre de voix, il pourrait s’effacer. Bref, il lui suffisait de se glisser dans la chair d’un autre, d’un autre pour qui il n’avait aucune affection, ni bonne ni mauvaise. Il tenait absolument à cette indifférence.» (p.8)

 

Comme si le personnage décidait d’échapper à la page pour retrouver ce qu’il était au départ, du blanc dans un gouffre du papier. Devenir invisible en se conformant au moindre geste de l’écrivain. Il y a là une belle allégorie certainement où l’auteur se réinvente, se masque aux yeux du lecteur. Pourtant, personne n’est dupe. «Madame Bovary, c’est moi», aurait dit le fameux Gustave. La question est fort intéressante et prête à beaucoup d’interprétation.

Nous sommes loin de Kafka et de Gregor Samsa de La métamorphose qui se transforme en insecte et glisse hors de la nature humaine. Ce n’est pas l’idée de Jacques Lemaire. Son personnage veut muter tout en restant avec ses semblables. Une sorte de mort de l’ego et du soi, une présence dans l’absence. C’est difficile à cerner et un projet comme ça ne se réalise pas en claquant des doigts.

Curieusement, plus il s’estompe et plus il m’a fait penser à un Christ qui écoute les autres, ceux qui ne demandent qu’à se confier. Le premier à vouloir s’effacer peut-être, c’est le fils de Dieu qui s’est glissé dans le corps d’un homme pour camoufler sa nature divine. 

Notre personnage se joint à un groupe religieux et attire l’attention d’un croyant fanatique et raciste. Au lieu d’être invisible, notre protagoniste devient omniprésent. Wainwright ne voit que lui, le Blanc, dans une foule de fidèles de couleur. Tout le contraire de ce que notre héros souhaite. 

Comme cela arrive fréquemment aux États-Unis, Wainwright décide d’éliminer ce Blanc qui n’est pas à sa place. Il l’abat, un coup de feu. La loi de l’arme qui régit les États-Unis d’Amérique. Les idoles ont la vie dure dans le pays de Joe Biden et ils finissent souvent mal. Comment ne pas songer à John Lennon qui est mort assassiné le 8 décembre 1980, sur le trottoir, en face de chez lui à New York par Mark Chapman, un admirateur

 

«Lui, il écoutait en les regardant dans les yeux. Il pouvait poser une question de temps en temps, pas davantage, et jamais plus qu’une main déposée sur l’avant-bras. Il ne proposait aucun conseil. Sa présence suffisait pour les réconforter. Il ressemblait au vent qui souffle sur l’eau et qui permet de tout oublier.» (p.25)

 

Le personnage de Lemaire effectue le bien juste en étant là, en renonçant à soi et surtout par cette attention où il fixe son interlocuteur, vient le chercher et le fait devenir quelqu’un en se confiant. J’ai pensé au psychiatre ou au psychanalyste qui reçoit des gens qui acceptent de s’épancher. C’est rare de savoir écouter pour rendre l’autre meilleur. Pourtant, il y aura un drame. Mais peut-on tuer quelqu’un qui n’existe pas ou si peu?

 

«On a bien trouvé une flaque de sang et une douille sur le perron de la maison de madame Smith, mais pas de cadavre. Personne n’a même entendu de coup de feu, sauf un témoin, qui a entrevu la scène à travers le rideau de la fenêtre de sa chambre. Mais où se trouve maintenant ce témoin? On dit qu’il est disparu.» (p.29)

 

Celui qui a vu ce meurtre, l’homme derrière la tenture, ne peut être que l’écrivain, mais il restera discret, se contentant de son rôle d’inventeur de personnages et d’histoires. Et qui sait? C’est peut-être lui qui a fait mourir son héros.

 

FASCINATION

 

Voilà un recueil de nouvelles singulières et fort intéressantes. On peut disparaître de multiples façons dans notre monde. On peut se surprendre par hasard, en longeant un mur de miroirs dans un magasin et là, en une seconde, vous avez un étranger devant vous. L’image que l’on se fait de soi n’est jamais celle que les voisins ont de vous. 

C’est fort intéressant. 

Comment sortir de soi, s’oublier, n’être personne ou un autre? On peut le faire en imitant une idole, un personnage connu ou un collègue discret, mais il y a aussi la communauté qui vous avale, qui permet de vous glisser dans une entité plus grande où vous devenez un fidèle tout simplement, un parmi plusieurs. On peut le faire en se joignant à un groupe terroriste qui prend en charge votre identité ou encore vous abandonner à des croyances religieuses. Ça peut dérouter comme dans la nouvelle Le ravin où le narrateur est exécuté par des militaires. Il sort de l’anonymat par une photo.

Bien sûr, la société contemporaine valorise les vedettes vers qui se tournent tous les regards, ces dieux sportifs, ces étoiles de la chanson ou de la télévision qui muent en héros qui n’ont rien à voir avec ce qu’ils sont dans leur quotidien. Eux aussi sont invisibles en quelque sorte et s’effacent pour être un personnage adoré et envié. 

Ce recueil m’a entraîné dans des questionnements sur l’identité, le moi, l’être et la vie. Une réflexion sur ce monde en fuite où tous souhaitent être quelqu’un qui attire l’attention de ses semblables. Jacques Lemaire prend le parti de l’ombre, des humbles qui font partie de la masse et qui disparaissent au coin d’une rue sans laisser de traces.

Des textes étonnants, insolites que j’ai lus avec avidité, qui cherchent à comprendre des figures qui viennent vous bousculer. Mais la vie n’est-elle pas une constante mutation où l’on change à toutes les étapes de son existence?

Un recueil magnifique et percutant dont personne n’a parlé à ma connaissance, des nouvelles originales qui risquent de vous déstabiliser.

 

LEMAIRE JACQUESDisparaître, Éditions SÉMAPHORE, Montréal, 152 pages.

https://www.editionssemaphore.qc.ca/catalogue/disparaitre/

vendredi 20 janvier 2023

L’ÉCRIVAIN A-T-IL LE DROIT DE TOUT DIRE

JE DÉCOUVRE Carl Leblanc avec Rétroviseur, un roman particulier qui se déroule à l’envers, d’où le titre sans doute. Vous connaissez le petit miroir, sur la portière d’une auto, qui permet de voir derrière nous. C’est bien ça. Le premier chapitre s’ouvre sur les funérailles de Michel Boudreau, mort des suites d’une chute en montagne. Historien de formation, touche-à-tout par vocation, il a publié une forme d’essai où il tente de cerner le parcours de son père et des Canadiens français dans ce pays étrange qu’est le Canada. Fabien dans le siècle raconte la vie d’un homme ordinaire avec ses travers et ses grandeurs. Il aurait pu être mon père ou encore celui de mes amis à la petite école. Un individu peu instruit qui a connu la guerre en s’enrôlant et qui a dû se débrouiller comme il le pouvait. Sa mère Maureen, une anglophone, un femme fragile et dépressive survit à bien des épreuves. Fabien a fait son chemin dans cette Gaspésie qu’il aime par-dessus tout, en particulier son village de Brébeuf, déserté depuis longtemps. Le problème se pose, Michel peut-il tout dire de ses proches, ouvrir les malles où l’on enferme les secrets et les étaler au grand jour dans un livre. Peut-il tout écrire au nom de la vérité et d’un réalisme fort discutable? Voilà une question sans réponse. 

 

Je ne peux m’empêcher de penser à mes hésitations avant de publier La mort d’Alexandre en 1982. Cette histoire s’aventure dans ma famille et j’ai très peu inventé, me contentant de raconter les faits et gestes de quelques-uns de mes frères qui étaient de vrais personnages romanesques. Ma mère se trouve au centre de cette aventure et je m’attarde à sa manière de voir les choses, surtout à ses monologues interminables qui marquaient chacune des heures de la journée. Toute la fratrie se réunit après bien des années pour les funérailles de mon père, décédé après une longue maladie. 

J’ai eu bien de plaisir à suivre l’un de mes frères jusqu’à sa fin tragique. J’ai tenté de reproduire phonétiquement le langage de mes proches dans mes dialogues. Une fois le texte terminé, des questions ont surgi. Tous mes parents se retrouvaient dans ces pages et même si j’avais changé les noms, tous se reconnaîtraient. J’hésitais à soumettre mon roman à Victor-Lévy Beaulieu. 

Et je suis allé voir ma mère avec mon manuscrit et lui ai demandé d’y jeter un coup d’œil. Aline n’était pas une lectrice, même si elle reprenait Maria Chapdelaine une fois par année, et était une fidèle des Belles Histoires des pays d’en haut à la télévision. Si elle me tombait dessus en me traitant de «maudit sans génie et de grand innocent», je rangerais mon texte dans un tiroir et passerais à autre chose. 

Un mois plus tard, je suis retourné la voir et lui ai posé la question du siècle : «Pis?» Elle m’a regardé, avec ses yeux bleus, et m’a lancé cette phrase étonnante. «Comment tu fais pour inventer autant de menteries?» J’avais le feu vert. Pour elle, tout cela était une fable. Rien de vrai. J’ai publié le roman et personne dans mon entourage ne m’a parlé de mon livre. Je me demande s’ils ont pris la peine de le lire. Ce fut toujours le cas avec mes ouvrages, même si tous sont au cœur de ma démarche.

 

«Il a tenté de donner un statut à son enfance, à son monde, à son père. Il a écrit un récit, un de ces livres que ceux qui ne peuvent concevoir la littérature autrement que fictionnelle appellent des “témoignages». (p.64)

 

Tout cela pour dire qu’écrire sur sa famille provoque des remous et des vagues. Je connais des auteurs qui se sont brouillés avec leurs proches après avoir publié une histoire puisée dans les secrets du clan, ceux que l’on veut toujours étouffer. 

Carl Leblanc a certainement regardé souvent dans son rétroviseur pour nous offrir ce formidable roman. 

 

PARCOURS

 

Fabien a fait la guerre, est revenu avec tous ses morceaux, ce qui ne fut pas le cas de plusieurs, et a retrouvé sa Gaspésie natale. Il a marié Maureen, une anglophone, a eu quatre filles et un fils, Michel, le petit dernier, qui a étudié en histoire et est lui-même père de deux enfants. Politiquement engagé, souverainiste, dans un milieu ancré dans le fédéralisme, Michel croit que le Québec peut devenir un pays dans toutes ses dimensions. 

Et, peu à peu, nous remontons le siècle, dans sa jeunesse, ses écrits, ses espoirs comme universitaire et auteur. Son épouse Jeanne qui fait carrière et fait sa marque. Ses contrats, des travaux à la pige, ses grands questionnements et surtout la famille qui l’obsède. Le père, la figure de cet homme énigmatique, silencieux et pourtant fascinant à sa manière. 

 

«Il lui a répété sa conviction qu’il faut voir l’histoire en face, que le passé est devant nous, en quelque sorte, et que nous le fabriquons tous les jours. Il y a plus; il craint que l’air du temps où l’on conteste l’idée même d’une nature ou d’une vérité humaine soit délétère et alimente une forme de barbarie. Les tenants de la déconstruction, les adeptes de la tabula rasa, eux aussi, à leur façon, rêvent d’une “fin de l’histoire”, comme on souhaiterait la fin des imperfections, cette détestable manie humaine!» (p.35)

 

Michel est très typique des gens de ma génération, né dans une famille toute simple où le père a fait plusieurs métiers pour survivre. Pourtant, il a dû partir à Montréal pour des études. J’ai fait un même parcours en m’exilant à Montréal dans les années 1970. Fasciné que j’étais par les livres, la littérature, l’histoire et la philosophie. La vie intellectuelle à la ville et toujours ancré dans le quotidien de mon village du Lac-Saint-Jean, des forestiers qu’étaient mon père et mes frères. Tout comme Michel qui n’arrive pas à se détacher complètement de son passé de Gaspésien, de ses origines et de son adolescence. Il est ce que l’on a nommé un «transfuge de classe». 

 

«L’université et une école d’humilité. Il n’est pas chez lui parmi les forts en thème qui circulent dans les corridors de la faculté, il n’est plus parmi les siens, ceux qui sont demeurés là-bas, dans l’histoire de son enfanceSon passé, le premier de ses passés, épais comme une feuille, lui tenaille déjà le ventre, mais il sent que la Gaspésie se désamarre en lui. Que reste-t-il de ce que Michel fut dans ce long commencement qui a duré une vingtaine d’années? Que reste-t-il de ses premiers amis et de ses premières amours? De ses premiers émois, ces vagues de sentiments vertigineux? De ses projets, de ses pensées toutes neuves? Et de cette permanence de l’être?» (p.224) 

 

Un homme qui ne se sent pas à l’aise dans son nouvel entourage où ses efforts et ses études l’ont poussé et qui est devenu un étranger en quelque sorte dans son milieu de provenance. Un peu perdu, avec ses passions, et un sentiment d’avoir peut-être trahi ses origines. Du moins, c’était très fort chez moi.

 

MÊME ROUTE

 

Carl Leblanc et moi avons fait un même cheminement en racontant l’histoire de nos familles et de nos proches. Pour leur accorder une importance certainement et leur faire une place dans le monde des livres, la littérature et l’écrit. Partir du réel pour le transformer en œuvre fictionnelle. C’est ce que j’ai fait dans la plupart de mes publications.

Un roman magnifique qui donne un éclairage particulier à ce Canada français qui est devenu le Québec que nous connaissons à partir des années 60 et la Révolution tranquille qui a tout bouleversé. Leblanc montre parfaitement les mésententes et les tensions de la société au moment de l’élection du Parti québécois en 1976 et lors des référendums de 1980 et 1995. Les déchirements de la population qui se retrouvaient dans les familles et qui menaient souvent à de véritables affrontements. C’est fascinant, vrai, intelligent et on remonte le temps jusqu’à la naissance de Michel où toutes les attentes sont permises. 

 

«Fabien prend cette petite vie balbutiante entre ses mains. Il s’est reproduit. En mieux, espère-t-il. Il ne le saura pas de sitôt. Il doit, là aussi, avoir la foi. Il regarde ce futur homme qui vient d’émerger. C’est lui. Ce qu’il y a de plus proche de lui. Il ne sera pas le dernier. Cet être sera aussi une parie d’yeux de plus pour le pleurer un jour, quand lui-même sera vieux, peut-être, qui sait, s’ils réussissent à créer suffisamment d’intimité, si les cœurs ne s’avèrent pas trop durs…» (p.338)

 

Une histoire touchante, sensible, qui peut être celle de bien des Québécois.

 

LEBLANC CARLRétroviseur, Éditions du BORÉAL, Montréal, 344 pages

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/retroviseur-2863.html