mercredi 21 décembre 2022

RIOUX ET SES FRAGMENTS DU MONDE

LES LIVRES d’Hélène Rioux sont un puzzle où chacune de ses publications fait référence à l’un de ses ouvrages précédents. Un personnage un peu effacé, secondaire, se glisse dans une histoire plus récente pour prendre toute la place. L’écrivaine donne ainsi une autre dimension à ses Fragments du monde. C’est encore le cas avec Inventeurs de vies. La romancière et traductrice renoue avec Stefan Dimov, l’homme de compagnie d’Ernesto Liri, compositeur célèbre, qui vivait ses derniers moments dans le calme et la réclusion. Le musicien quasi centenaire voulait revoir l’Italie dans Nuits blanches et jours de gloire. On retrouve l’héritier du vieil artiste, devenu auteur dans cette publication, qui prend bellement sa place dans cet immense casse-tête.

 

Stefan Dimov rédige des biographies. Il ne choisit pas les vedettes, mais des gens de l’ombre, des oubliés. Il leur imagine une destinée ou encore un chemin singulier, mélangeant le réel et la fiction, ce que tout écrivain doit faire. Il ose même inventer une fille à Lénine et à la faire se faufiler dans le passé. Cette fois, il s’intéresse à Federico Garcia Lorca, à un inconnu surtout, tué avec le poète et dont les autorités n’ont pas retenu le nom.

«L’histoire est une grande vague. Elle emporte avec elle d’innombrables fragments restés sur le rivage, cailloux, insectes, coquillages qui se retrouvent au fond de l’océan ou dans le ventre des poissons. Elle ne fait pas de quartiers, elle est sans états d’âme. Et c’est pour ça que j’écris mes livres.» (p.36)

Le biographe quitte sa Bulgarie pour un séjour plus ou moins prolongé en Espagne afin de se documenter pour son projet. Il doit sentir les lieux d’abord, le pays, avant d’ancrer ses héros. Surtout cet homme qu’il va sortir de l’ombre et placer à l’avant-scène. 

«Andalousie, avril. Assis sur un banc devant la mer, je réfléchis au destin de mon personnage. Date de naissance inconnue. Je vais donc l’inventer — de toute façon, je les invente toujours. Je décide qu’il verra le jour le 19 août 1903. Trente-trois ans le jour de sa mort, un lugubre anniversaire — je me demande encore pourquoi je l’ai choisie. Mais je peux toujours la changer. J’ai tous les droits.» (p.37)

Lorca a été exécuté dans un lieu discret, à l’aube, le 18 août 1936, avec quelques résistants, certainement pas des amis ou des intimes. Les hommes de Franco tuaient sans discrimination et sans se soucier des liens qui peuvent unir les individus. Lorca devait être éliminé avec les autres, même si on ne sait à peu près rien de leurs activités. Parce qu’ils étaient là et qu’ils ont peut-être prononcé un mot de trop ou fait un geste qui a attiré l’attention des franquistes. 

Le biographe cerne son personnage, minutieusement, mais le hasard peut changer les habitudes de l’écrivain et brouiller les pistes qu’il avait décidé de suivre pendant sa recherche. 

 

RENCONTRE

 

Stefan croise une femme comme cela arrive en voyage, une Montréalaise, seule, un peu étrange, frénétique, comme si elle était hantée par quelque chose de terrible. Il l’invite à prendre un verre et voilà que rien ne peut être pareil. Cette rencontre le pousse dans des moments intenses qui le marqueront de manière indélébile.

«Ou bien ce sont mes regrets qui me tourmentent, mes remords, car j’en ai. J’ai beau me répéter que j’ai fait ce que j’ai pu, que je ne pouvais pas faire autrement ni davantage, je sais que je n’ai pas été à la hauteur. Insuffisant, inadéquat, incompétent. Je me déçois, aujourd’hui encore, dans ce rôle que j’ai si mal joué.» (p.12)

Cette femme amorçait sa carrière, il y a des années, et a vécu l’horreur. Sa fille Fanny, une adolescente un peu rebelle, têtue qui cherchait à s’affirmer, à prendre ses distances d’avec sa mère et son père, disparaît pendant un voyage en Floride pendant la période des Fêtes. Fugue, enlèvement, on comprendra neuf mois plus tard. La police retrouve son corps mutilé dans un boisé de Géorgie. La pauvre a été battue, violée, défigurée. L’atrocité fauche Florence Jordan, la frappe en plein cœur, dans son âme pour ne plus jamais la lâcher.

 

ÉTRANGE

 

S’amorce une relation tumultueuse entre Stefan et Florence. Il se confie. Elle lui raconte la tragédie et lui enjoint de rédiger la biographie de sa Fanny, de lui inventer une vie, de lui donner une existence normale avec l’amour, de beaux enfants pour se guérir, cicatriser peut-être. 

Il refuse. 

Elle lui demande alors de se pencher sur l’histoire du tueur, pour comprendre ce qui peut se passer dans la tête d’un pédophile qui s’attaque à une jeune fille pour les torturer de toutes les manières imaginables. Pourtant, Stefan se méfie. Qui est cette voyageuse instable qui semble devenir une autre à chaque rencontre.

«Le soir, chez moi, je cherche Marguerite ou Margot Jordan, dans Internet en précisant le lieu : Montréal, Québec. Je cherche même Daisy. J’en trouve quelques-unes, une dentiste, une chanteuse — Daisy —, deux avocates, mais aucune n’a écrit un livre sur les femmes et l’amour missionnaire. Il y a pourtant une Florence Jordan, auteure d’un essai. La mission des femmes, justement. Je la reconnais sur la photo, qui la montre il y a vingt ans.» (p.42)

S’amorce une corrida où chacun se défend contre les attaques de l’autre. Florence n’abandonne pas, n’arrive pas à oublier ce meurtre qui a cassé sa réalité et l’a laissé à la dérive, coupable, perdue, incapable de refaire surface. Stefan peut inventer une vie à sa fille ou imaginer celle du tueur. Comme s’il suffisait de dire oui et que tout allait tomber en place.

Le biographe refuse de plonger dans cette douleur, cette folie qui risque de le happer. Pourtant le drame le hante, même après la disparition de Florence, son départ. Elle lui a laissé le journal de Fanny et un carnet de notes. 

 

QUESTIONNEMENT

 

Hélène Rioux, encore une fois, me perturbe avec ce roman. Stefan Dimov s’imaginait donner une existence à une victime du régime franquiste, à un inconnu, mais il y a Fanny, la fille de Florence. Je n’ai pu m’empêcher de songer à ces jeunes victimes emportées par des prédateurs, ces corps retrouvés, défigurés et meurtris. Je pense à ces femmes autochtones disparues et jamais retracées. À André Pronovost qui, dans Visions de Sharron, raconte la fin horrible d’une adolescente tuée et découverte dans un boisé. Il en a fait un roman formidable. 

Hélène Rioux bouscule nos certitudes et nos affirmations. Qu’est le réel, qu’aborder, qu’inventer quand on décide de s’aventurer dans un récit? Et peut-on le faire sur commande, sous une impulsion? Qu’est-ce qui sépare le vrai de la fiction

Hélène Rioux nous propose de fréquenter des figures tragiques et c’est comme si elle avait rédigé chacun des chapitres en écoutant les chansons de Léonard Cohen qui coiffent les étapes de ce roman.

On peut s’inspirer de l’horreur, de la folie et de la démence de certains individus qui font les manchettes. Mais que fait-on quand on se lance dans une telle aventure? Les écrivains inventent des vies qui deviennent plus réelles que celles des gens que l’on côtoie tous les jours. Il y a des personnages de notre littérature qui sont des figures connues de tous. Je pense à Donalda dans Les belles histoires ou encore au survenant de Germaine Guèvremont. Il y a aussi Émilie Bordeleau des Filles de Caleb.

Je claudiquais en sortant de ce roman, hanté par Florence Jordan, cette femme qui a dégringolé au plus profond des enfers et qui ne pourra jamais s’en extirper malgré ses voyages, ses fuites et ses longs séjours à l’étranger, les masques qu’elle tente de plaquer sur son visage. Comment survivre à l’horreur, comment s’imaginer une existence quand on a connu un feu qui vous a brûlé le cœur et l’âme? L’écriture peut-elle servir de pansement ou d’antidépresseurs

Hélène Rioux m’a troublé singulièrement avec ses questions. 

«J’aurais pu l’écrire. Je l’écrirai peut-être un jour.» (p.147) Inventeurs de vies se termine sur cette terrible question. C’est ce que je me demande souvent quand je réfléchis à mon travail. Tout est possible, tous les chemins sont avenants, mais qu’est-ce qui fait que l’on prend une direction, que l’on refuse toutes les invitations pour s’enfoncer dans une forêt que personne n’a explorée

Hélène Rioux a tellement raison, les écrivains sont des «inventeurs de vies». La vraie, la concrète, celle de tous les jours, ne suffit pas et il faut en imaginer une autre pour respirer, pour se dépasser et accomplir de grandes choses. Et peut-être aussi que l’écrivain et l’écrivaine finissent par se créer un monde où ils se sentent mieux. Parce que le réel les embête et les empêche de rêver. La fiction alors, pour eux, est le refuge de la dernière chance, le lieu de l’embellie où ils peuvent devenir celui ou celle qu’ils aiment surprendre dans un miroir. 

 

RIOUX HÉLÈNEInventeurs de vies, LEMÉAC, ÉDITEUR, Montréal, 150 pages.

 http://www.lemeac.com/catalogue/2964-inventeurs-de-vies.html

mardi 13 décembre 2022

CAROLINE GUINDON RETROUVE BERLIN

GENEVIÈVE EST de retour en Allemagne, à Berlin, où elle retrouve sa grande amie Hannah Stein, une sœur, un double qui partage tout ou presque avec elle. La jeune femme a pris une année sabbatique, pour recoller les morceaux après la mort de son père, Jacques. Un peu perdue, on la surprend dans un moment où elle est dépassée par certains événements et où des vagues existentielles la ballottent. Grande marcheuse, elle arpente les trottoirs de la ville, croise des gens, des proches, réalise qu’il faut des arrêts pour se retrouver, méditer sur les directions que peut prendre sa vie. Et il y a les hasards des jours, les musées où le temps s’arrête, où elle peut confronter ses questionnements avec ceux des artistes. Caroline Guindon ajoute une suite à son roman Cythère paru en 2021. Un ouvrage qui détonnait un peu dans notre littérature contemporaine.

 

Geneviève retrouve le Berlin de son enfance, se sent un peu perdue dans l’appartement trop grand d’une de ses tantes. Elle veut faire le point, prendre une direction qu’elle pourra garder dans les jours à venir et dans sa carrière. 

«Depuis le début de l’été, je vis seule, loin de tous mes repères de jadis, dans une maison trop grande pour moi. Afin de combattre la solitude et le sentiment de me dissoudre ici, je compose en pensée des lettres à mon père et je personnifie les objets. Tout le jour, ces derniers posent sur moi leur sage regard de choses, de bien-pensants. Certains, parfois, émettent quelque jugement ou sarcasme : hier, une pile de magazines me demandait si, à la contempler aussi studieusement (désespérément, grinça-t-elle), je ne me sentais pas enfin un peu plus d’“actualité”.» (p.23)

Elle marche, souvent et longtemps, pour disperser dans son sillage des moments qui l’oppressent. La mort de son père encore toute récente et la fuite de sa mère qui a abandonné mari et enfants pour s’installer au bout du monde, près de la mer, sans jamais donner de nouvelles. 

Sillonner la ville, découvrir des lieux avec son corps, son souffle et les battements de son coeur, s’attarder auprès d’amis dans un bar ou à une terrasse, repartir après avoir bu un verre et se réfugier dans un musée, face à des œuvres qui permettent de saisir où elle en est dans les soubresauts de sa vie. Là, devant un concept ou un questionnement, elle risque de trouver un peu de soi dans le travail d’une autre, de se surprendre dans sa vulnérabilité et ses forces. Des places de mémoire où il est possible d’échapper à l’agitation pour se recueillir et comprendre les remous provoqués par ses proches et elle-même.

«Dès mon entrée dans l’aile du musée qui lui était consacrée depuis le début de l’été, résoudre l’énigme que posait Vie? Ou théâtre? m’avait semblé important. Ces quelques heures que je venais de passer auprès des images et des textes de Salomon ne m’avaient cependant pas permis de trancher. Au moment où elle en faisait un récit illustré qui la distanciait d’elle-même, Charlotte avait-elle eu le sentiment de tourner sa propre vie en ridicule — en théâtre? Sa vie d’abord banale, bourgeoise, puis d’un tragique qui, semblait-elle suggérer, frisait le grotesque? Avait-elle plutôt voulu évoquer par ce titre une simple dichotomie entre le vécu et l’art, entre les événements et le ressouvenir? J’aurai besoin d’une longue promenade pour arriver à démêler cet écheveau embrouillé.» (p.142) 

Il y a toujours sa belle amie, Hannah Stein, qui peut tout laisser tomber, même une aventure amoureuse, pour lui venir en aide, l’écouter, lui parler, lui tenir la main et peut-être la sortir du sillage de ses tempêtes intérieures. 

Il faut prendre le temps pour se recentrer après les grandes émotions, surtout le décès d’un être proche. Des heures précieuses avec Hannah lui permettent de plonger dans son enfance, de raconter la fillette qui allait devenir son ombre, son double presque, celle avec qui il était possible de tout dire et de tout partager. C’est encore le cas. Hannah, plus assoiffée de vivre que jamais, plus audacieuse, ne la quitte pas.

 

SOUVENIRS

 

Des souvenirs reviennent, des événements douloureux et aussi de petits bonheurs. Le passé s’impose en déambulant dans la ville. 

L’histoire terrible et traumatisante du nazisme, des Juifs que l’on a cherché à biffer de la surface de la Terre, le plus horrible et incroyable moment de notre aventure humaine. On pense avoir tout dit sur l’holocauste et pourtant tout est encore à raconter. Toujours, quelles que soient les époques, quelqu’un tente de prendre la place de l’autre, de l’écraser dans son corps et son âme, quand ce n’est pas en provoquant les pires catastrophes. Comment la guerre folle et brutale de l’Ukraine est-elle possible maintenant? Comme si nous étions incapables d’évoluer, de réfléchir, de faire un pas, de nous sortir de la rage, l’envie, la rancune et la soif de domination. Sommes-nous condamnés à imiter Sisyphe qui pousse sa pierre en haut de la pente et la laisse aller jusqu’en bas, avant de recommencer

 

BASCULE

 

Geneviève s’attarde au café d’un ami, retrouve un peu de chaleur, sa bonne humeur, le plaisir d’être vivante quand elle est renversée par des cyclistes qui fuient la police. Traumatisme crânien, hôpital, petite mort et retour à la vie tout doucement, comme si elle échappait au gouffre de l’amnésie, se donnait la chance de tout recommencer et de voir autrement. Hannah, si vive et capable de l’entraîner dans les plus folles aventures, est là, bien sûr. 

Geneviève se rétablit et continue d’écrire des lettres, pour dire tout ce qu’elle n’a jamais pu confier à son père, même si personne ne les lira. 

Souvenirs, rencontres, temps de réflexions, œuvres d’art qui viennent bousculer et la toucher dans son vécu. 

Encore une fois, Caroline Guindon, nous propose une belle leçon de vie, une quête où elle tente de cerner des gestes et des peurs, des souffrances et des moments de bonheur. Un arrêt où l’on quitte le navire pour plonger dans son sillage. 

Les humains marquent la petite comme la grande histoire. Il faut prendre le temps de comprendre ce que tout cela veut dire et ce que cela remue en nous. C’est une question de survie. Ces vagues que nous provoquons, nous devons les ausculter pour en saisir l’ampleur avant qu’elles ne s’effacent et disparaissent. La vie est aussi oubli, perte, volontaire ou pas. 

Nous ne pouvons vivre constamment dans le doute et les tempêtes intérieures. Certains choisissent la fuite comme la mère de Geneviève ou d’autres, Charlotte Salomon surtout, font face à la mort en souriant. En vivant, on peut s’égarer et négliger ceux à qui on pensait tenir le plus. Il faut de ces jours où l’on s’abandonne, marche et tourne en rond pour se centrer. Caroline Guindon le fait encore une fois de façon admirable et donne du sens à la grande aventure de la vie qui peut sembler absurde par bien des aspects.

 

GUINDON CAROLINESillages, LÉVESQUE ÉDITEUR, Montréal, 264 pages.

 

https://levesqueediteur.com/livre/sillages/

mercredi 7 décembre 2022

BIANCA JOUBERT CHERCHE SES ANCÊTRES

QUEL LIVRE que Couleur chair de Bianca Joubert. Une quête d’identité qui emprunte des sentiers ignorés par l’histoire, s’attarde au sort terrible réservé aux Premières Nations et aux esclaves noirs dans l’aventure de l’Amérique. Celle des Africains, capturés et réduits à l’état de bétail, transportés par bateaux, surtout vers les États-Unis, pour servir de main-d’œuvre dans les grandes plantations de coton du Sud. Cette question sera au cœur des différends qui ont mené à la Guerre de Sécession entre 1861 et 1862. La narratrice (on ne doute pas un instant qu’il s’agit de l’auteure) part à la recherche de ses aïeux, se heurte à beaucoup de silence et d’omissions. Une lointaine ancêtre micmaque, de ce peuple qui a occupé la péninsule gaspésienne, enfin les territoires de la côte est du Canada, a été adoptée par des Blancs et a eu des liens avec Louis Lepage, un Noir qui s’est installé au Québec en 1733, soit quelques années avant la conquête du pays par les Britanniques. Madame Joubert trouve la vérité en se penchant sur ses histoires familiales et en fouillant les archives. 

 

La recherche de ses racines n’est pas facile dans ce pays du Bas-du-Fleuve. Comment se faufiler dans le temps et l’espace, suivre les traces de ses prédécesseurs, leur migration et les bouleversements qui marquent leur vie? Son origine autochtone d’abord, les lointains ancêtres qui sont entrés en contact avec les Européens. Une aventure qui prend sa source dans le décès de sa grand-mère qu’elle veille aux soins intensifs.

«J’ai senti la mort venir, un peu plus près chaque jour, chaque fois plus arrogante que la veille. Je l’ai sentie rôder, s’approcher sur la pointe des pieds. Mais, elle ne venait pas seule. Elle ramenait toute la lignée en cortège, et avec elle des rêves qui remontaient de plus en plus loin dans le temps. Des songes qui n’appartenaient plus à ma grand-mère, qui allaient au-delà de sa naissance, dans le monde de ses ancêtres, où le soleil régnait sur tout et tannait les peaux.» (p.10)

Une recherche difficile parce que les traces des Micmacs ne se retrouvent guère dans les archives officielles. Une femme autochtone, en mariant un homme hors de sa communauté, perd son statut. Comment suivre le vécu de ces femmes qui disparaissent de l’histoire pour s’évanouir dans celle d’un époux où l’on gomme leur nom et leur origine

«J’étais partie pour aller vers le commencement. C’était trop tard pour reculer. Je ne suis pas revenue pour revenir, je suis arrivée à ce qui commence, comme dirait Miron. Je me suis acharnée à découvrir la vraie nature du passé, alors que je pouvais l’altérer à ma guise. Quand on déterre les souvenirs, il y a toujours le risque d’exhumer une hache de guerre.» (p.22)

 

DÉCOUVERTE

 

Une recherche minutieuse permet à Bianca Joubert de sortir de l’oubli des figures fascinantes dont la grande histoire n’a pas retenu les noms. Des mercenaires qui ont suivi les premiers explorateurs français en terre d’Amérique. Qui connaît Mathieu da Costa, un interprète d’origine africaine, escortant Samuel de Champlain dans sa remontée du fleuve Saint-Laurent. Un personnage nébuleux dont on ne sait pas beaucoup de choses, un véritable aventurier comme il ne s’en faisait guère à l’époque.

«Cet homme noir qui accompagnait Champlain au début du dix-septième siècle s’appelait Mathieu da Costa. Elle se souviendrait de son nom comme de celui de John Noel Cope, qui avait tué et dépecé vingt-cinq orignaux en une semaine, malgré son bras droit trop court et sa main qui ne comptait que trois doigts. Mathieu da Costa servit d’interprète pour l’explorateur Samuel de Champlain, vers 1603. L’Africain, polyglotte, parlait à la fois le français, le hollandais et le portugais. On pense qu’il parlait peut-être aussi le pidgin basque, un mélange de basque et de langues autochtones, dialecte usuellement employé dans les échanges de commerce en Amérique et compris par ceux qu’on appelait les Micmacs et les Montagnais.» (p.30)

Un personnage qui a joué un rôle important auprès de l’explorateur et qui est absent des récits du Canada. Du moins, je ne me souviens pas avoir vu sa présence dans les manuels d’histoire que nous fréquentions à la petite école et même dans des ouvrages plus élaborés. Et qui peut nous énumérer les noms de ceux qui constituaient l’équipage de Samuel de Champlain? On identifie les dirigeants ou les capitaines, ceux qui mènent les troupes. Tout s’arrête là. Je pense au fameux voyage de Lewis et Clark en 1804, où ces militaires et hommes politiques traversent le territoire américain jusqu’à l’océan Pacifique. Ils donnent l’impression d’être les premiers à s’aventurer sur ces terres autochtones, guidés par des Canadiens français qui sillonnaient le pays depuis fort longtemps et le connaissaient parfaitement.

 

ESCLAVAGE

 

Bianca Joubert, bien sûr, suit les méandres de l’esclavagisme en Amérique comme dans la Nouvelle-France qui n’a pas échappé au fléau. Oui, il y avait des esclaves un peu partout dans les sociétés dites civilisées de l’époque, même chez les peuples africains. Elle s’attarde à différents moments de la Nouvelle-France, retrouve les traces de personnages peu connus, tout comme la présence de ces serviteurs que l’on a gommée pour toutes les mauvaises raisons du monde. Elle fournit des preuves éloquentes puisées dans La gazette de Québec.

«À vendre, une négresse robuste, bien-portante et active, d’environ 18 ans, qui a eu la petite vérole, qui a été accoutumée au ménage, entend la cuisine, sait blanchir, repasser, coudre et très habile à soigner les enfants. Elle peut convenir également à une famille anglaise, française et allemande, car elle parle ces trois langues. Pour de plus amples informations, s’adresser à l’imprimeur.» (p.48)

Il y a eu des esclaves en Nouvelle-France, même si plusieurs ont tenté de nier ce fait. Les archives le démontrent. 

«Le pasteur Chiniquy disait donc vrai : on avait vendu des gens comme des bœufs ou des chevaux, ici même, sur cette terre. Des gens comme elle, des gens comme l’homme aux cheveux hirsutes. Ça cause de… leur couleur? Il valait mieux continuer de taire son nom.» (p.49)

On connaît maintenant les agissements et les entêtements de Charles Chiniquy, prêtre catholique d’abord, champion de la lutte contre l’alcool et l’ivrognerie, qui s’est converti au protestantisme et qui a dû s’exiler aux États-Unis.

Nous retrouvons aussi le premier bourreau de la Nouvelle-France, un homme de couleur, Mathieu Léveillé, individu mélancolique qui ne s’est guère mêlé à la population locale. Il est vrai que son métier l’éloignait des autres et l’obligeait à vivre en marge. Il a certainement croisé Louis Lepage, l’ancêtre noir de Bianca Joubert. 

L’écrivaine se permet de suivre certains personnages hors norme. Ceux que la grande histoire s’est fait un devoir de garder dans l’ombre. C’est le charme de ce roman qui nous pousse dans les moments importants de l’Amérique. La mort d’Abraham Lincoln par exemple, victime d’un comédien qui s’opposait à la libération des esclaves, la pendaison de Louis Riel et le refus du Canada de reconnaître la nation métisse comme fondatrice du Manitoba.

Bien plus qu’une généalogie familiale, c’est aussi un peu celle de tous les migrants qui sont venus s’installer au Québec pour toutes les bonnes ou mauvaises raisons du monde que ce récit. Un voyage dans le passé, en suivant les péripéties de ces petites gens et non pas celle des dirigeants, du clergé que l’on a imposé dans ces manuels d’histoire que je devais apprendre par cœur. Et il y avait tant de dates à retenir.

 

FASCINATION

 

Quelle entreprise passionnante et quel plaisir de lire les petites anecdotes qui font l’aventure d’un peuple! Madame Joubert parvient à nous réconcilier avec une autre histoire du Canada et du Québec, s’attarde aux mélanges des races et des grands tournants qui ont constitué la société que nous avons avec ses tensions et ses obsessions.

Nous avons même droit à une visite de l’île de Gorée où l’on regroupait les esclaves dans des enclos avant de les embarquer pour le plus terrible des voyages. Beaucoup n’arrivaient jamais à destination. La série Racines, qui a connu un franc succès à la télévision, raconte très bien ce côté obscur de l’Amérique.

Des récits que l’écrivaine évoque, des moments particuliers, moins glorieux, mais qui témoignent d’une réalité que l’on a tendance à glisser sous le tapis pour édulcorer le passé et en présenter une image souvent tronquée. Une belle façon de changer notre regard sur le parcours de nos ancêtres. Bianca Joubert fait là un travail essentiel et apporte un nouvel éclairage à certaines familles québécoises qui ont vécu la grande aventure du Nouveau-Monde.

 

JOUBERT BIANCACouleur chair, Éditions ALTO, Québec, 192 pages.

https://editionsalto.com/droits-rights/couleur-chair/ 

jeudi 1 décembre 2022

LA RÉVOLUTION VUE PAR HEATHER O’NEILL

HEATHER O’NEILL nous offre un ouvrage de 500 pages plein de surprises et de découvertes encore une fois. Perdre la tête nous connecte avec certains personnages de la Révolution française qui se profilent lors d’émeutes qui secouent Montréal dans les années 1880. On retrouve Louis Antoine, le roi du sucre, sa fille Marie qui séduit tout le monde et vit comme une régente. Un clin d’œil à Louis XVI et Marie-Antoinette certainement. Il y a Sadie qui s’avère le pendant du marquis de Sade et de ses œuvres sulfureuses. Mary Robespierre, une des nombreuses filles de Louis, qui cherche vengeance. Et pourquoi pas Danton? Tout ça reste à l’esprit quand on plonge dans ce récit d’amour, d’amitié, de colère et de rage où les riches et les pauvres se bousculent encore et toujours dans nos sociétés.

 

Une histoire en noir et blanc. Marie Antoine, la blonde aux yeux bleus, l’enfant gâtée par son père Louis qui lui passe tous ses caprices tout en gérant distraitement son immense héritage. Il multiplie les aventures avec les bonnes, ce qui n’est pas sans lui causer certains problèmes. Sadie Arnett, une jeune fille aux cheveux noirs et sombres, née dans une famille qui aspire à la fortune et qui tente d’y parvenir par les intrigues et la politique. Sadie, mal aimée par ses parents, se montre intransigeante, passionnée par les mots et l’écriture, la sexualité et la transgression. 

«Chacune de leur côté, Sadie et Marie s’étaient rendu compte, qu’elles se trouvaient souvent au parc autour de seize heures trente. Elles s’étaient débrouillées pour être en présence l’une de l’autre, sans jamais s’être adressé la parole. Des yeux, Marie fouilla les alentours à la recherche de Sadie, qu’elle aperçut à une certaine distance, assise sur son banc préféré.» (p.39)

 

Les deux jeunes filles deviennent des inséparables, s’installent dans leur bulle où l’une est le reflet de l’autre. Elles passeront par tous les soubresauts, entre la haine, la trahison, la colère, la rancune et la jalousie. 

Rapidement, elles ne vivent que pour elles, expérimentant les limites de l’amitié, se livrant à des occupations étranges, des provocations, des défis. Un duel, du théâtre, aura des conséquences tragiques.

«Elle traversa le labyrinthe en hurlant. Enfin, elle y fut. Debout entre les deux jeunes filles, elle ouvrit la bouche pour leur ordonner d’arrêter au moment précis où elles se retournaient pour faire feu. Les deux balles atteignirent la bonne, qui s’effondra, les paroles destinées à mettre en garde les fillettes contre leur bêtise envolées à jamais.» (p.10)

Bien sûr, la justice s’en mêle, mais avec l’argent tout s’arrange pour le meilleur et le pire. Marie accuse Sadie et leur destin semble se séparer à jamais. Les Arnett expédient Sadie en Angleterre, tout cela payé par Louis Antoine. Elle doit retrouver le droit chemin dans un couvent, y apprendre à être une jeune fille de bonne famille. Elle y peaufinera plutôt sa révolte, exerçant son pouvoir en écrivant des textes érotiques qui fascinent les pensionnaires. 

 

AVENIR

 

Sadie, en Angleterre, et Marie, à Montréal, se préparent à faire leur chemin dans la vie. Marie prendra la relève de son père et dirigera les raffineries de sucre. Si elle avait une vision romantique du monde lorsqu’elle était encore petite, tout changera quand elle héritera de la fortune familiale et deviendra une patronne sans cœur et sans pitié. 

Sadie entrera en écriture comme en religion, racontant des aventures sexuelles où les femmes ont le beau rôle. Une littérature subversive qui fera un malheur à son retour à Montréal, lui permettant aussi de se livrer à toutes les expériences, vivant dans un bordel et y exerçant son côté sadique. 

Pendant ce temps, Mary Robespierre, fille illégitime de Louis et de la bonne qui a été tuée par les enfants, ronge son frein et cherche la vengeance.

Je m’arrête là. Il faudrait des pages pour décrire les péripéties qui se multiplient tout au long de cette saga, pour s’attarder aux dizaines de personnages qui portent l’action. Un roman en entonnoir qui nous fait descendre dans une foule d’intrigues et découvrir peu à peu tous les liens qui unissent les intervenants qui font partie de la famille de Louis Antoine.

 

SOCIÉTÉ

 

Le côté fascinant de cet ouvrage? Les tensions entre le Montréal populaire, le Mile sombre, tout l’Est de Montréal, le refuge des ouvriers qui parlent français et le beau quartier, le Mile doré greffé à la montagne où les puissants vivent dans de vastes maisons, avec serviteurs, décident des destinées de la nation tout cela en anglais bien sûr. Deux mondes se côtoient, s’opposent, où les filles illégitimes de Louis Antoine (fort nombreuses) doivent se débrouiller.

«Elles grandissaient partout dans la ville. “Mary” étant le nom le plus répandu à Montréal, plusieurs des filles de Louis s’appelaient Mary. Contrairement à Marie, qui habitait le Mile doré, toutes les autres Mary travaillaient pour gagner leur vie.» (p.147)

Une histoire magnifique où les femmes, au cœur de l’action, mènent la révolte pour changer leur sort en s’appropriant leur corps et leur sexualité. 

Une insurrection pour réclamer la liberté, l’égalité, le droit de décider pour soi. Tout comme pendant la période trouble et mouvementée de la Révolution française. 

«Dès qu’elle eut lu le livre, George avait été persuadée que c’était une œuvre de génie. Elle aimait beaucoup que les deux personnages principaux soient des femmes passionnées. Aucune des deux n’était mariée. À ses yeux, elles constituaient des pionnières de la littérature. Elles partaient à l’aventure, comme Don Quichotte et Sancho Panza. C’était picaresque et drôle. Mais George savait aussi que les livres humoristiques étaient souvent les ouvrages les plus subversifs. C’était d’abord par la littérature que les gens devenaient libres. C’était par les livres que les idées nouvelles gagnaient la population.» (p.278)

Des personnages hors-norme, comme l’ombre et la lumière qui se repoussent, s’attirent, ne peuvent que se blesser. Un jeu sur la gémellité qui s’impose souvent dans les écrits de madame O’Neill. 

Nous avons là une réflexion sur le pouvoir, la richesse, l’ambition et la force subversive de la parole qui peut aussi servir à mobiliser les femmes pour changer les choses et faire en sorte que chacune dirige sa vie comme elle l’entend. 

Une question d’actualité, plus que jamais. 

On perd la tête en se retrouvant devant la justice comme Mary Robespierre ou en s’enfermant dans le rêve et le fantasme sans tenir compte des autres. Comment se libérer? Comment tout repenser en descendant dans la rue pour revendiquer des droits et le respect

Un roman fabuleux où Heather O’Neill joue de tous les instruments et nous éblouit par son imaginaire et sa dextérité. On perd la tête pour le pouvoir, l’argent, l’amour et la sexualité, la vengeance ou encore par idéal, parce qu’on veut vraiment changer le monde qui nous entoure, vivre mieux dans son corps et son esprit.

 

O’Neill HeatherPerdre la tête, Éditions ALTO, Québec, 504 pages. Traduction de l’anglais par Dominique Fortier.

 https://editionsalto.com/collaborateur/heather-oneill/ 

mercredi 23 novembre 2022

SERGE BOUCHARD, MÉDECIN DES ÂMES

SERGE BOUCHARD offre, à titre posthume, les textes qu’il a d’abord lus en onde à C’est fouLa prière de l’épinette noire comprend 67 chroniques entendues pour la plupart à la radio de Radio-Canada, dites par l’auteur, étant un fidèle de son émission. Réflexions, récits, commentaires, tout se mélange dans ce livre qui questionne les agissements des humains, leurs travers, la nature, le beau et le bon, la forêt dont il ne se rassasiait jamais et qu’il a parcourue dans tous les sens, du moins jusqu’à ce que ses jambes ne le portent plus. Des textes courts (à peine deux pages) que j’ai traversés comme un étourdi. Oui, en les enchaînant, glissant d’une chronique à une autre comme si je participais à une course à obstacles. Promis, je vais tout recommencer en prenant le temps de m’attarder sur chaque phrase, de jongler avec un paragraphe, d’aller le plus lentement possible, en retenant mon souffle sur une image particulièrement réussie qui vous fige tel un coucher de soleil qui n’en finit plus de durer. Refermer le recueil aussi, après chaque chronique, pour que les mots se déposent dans tous les sens possibles, comme des chocolats qu’on laisse fondre sur la langue, pour en relever toutes les saveurs.

 

C’était un rendez-vous le dimanche au soir, notre heure de recueillement et de méditation Danielle et moi avant de nous lancer dans une semaine de lectures, d’écriture et de sorties dans la forêt environnante. 

Côte à côte, sur un même sofa, nous écoutions les discussions de Jean-Philippe Pleau et Serge Bouchard sur des sujets qui venaient nous secouer, juste ce qu’il faut, nous faisaient sourire souvent ou encore nous surprendre dans un détour que nous n’avions pas prévu. Comme si nous étions tous les deux bien assis dans une auto et que nous partions sur la route de la pensée, pour rouler comme ça, nous abandonnant à la parole de Serge Bouchard qui savait si bien négocier tous les méandres de la réflexion. Son commentaire, nous l’attendions, toujours avant la fin de l’heure. 

Un moment de grâce.

Alors pas étonnant qu’en parcourant ces textes, j’entende Serge Bouchard, sa grosse voix de basse, pas pressée, un peu paresseuse, pareille à mon ami le porc-épic qui ne va jamais autrement que dans la plus belle des lenteurs. Une voix grave, qui traîne (pas du tout comme celle de ceux que l’on retrouve de plus en plus à la radio et qui se précipitent en oubliant de respirer), une voix qui nous donnait l’impression d’accompagner ce promeneur qui réfléchissait à voix haute et qui semait ses idées à gauche et à droite. Il nous surprenait toujours, nous forçant à nous arrêter, à respirer par le nez comme on dit. 

«Le problème, selon Sénèque, ce n’est pas la durée de la vie ou même le vieillir du corps; le problème, c’est le vécu de chacune de nos vies.» 

Que faire devant un énoncé semblable sinon le relire plusieurs fois, pour en déguster tous les aspects et la sagesse?

Autrement dit, se donner le temps d’ausculter tous les mots pour que la phrase se dépose en nous et vous touche l’âme. Parce que souvent, les chroniques de Serge Bouchard, provoquait un moment de bonheur, un plaisir intense d’intelligence que l’on ne pouvait savourer qu’en se faufilant entre deux gestes, deux pensées et peut-être deux vies. 

Je me souviens encore de ce texte qui racontait le plus vieil arbre de Montréal. Un petit bijou. Un chêne rouge de 370 ans, situé à Pointe-aux-Trembles, né juste après le débarquement de Jeanne-Mance et Maisonneuve sur son île. Un géant qui a vécu et subi toutes les affres et les folies du développement d’une grande ville qui devient une injure à la nature et au bon sens. 

Et j’ai pensé à ma chatte, trop vieille pour chasser maintenant. Quand elle avait encore l’agilité du corps et qu’elle réussissait à tromper un écureuil en jouant les indifférentes, elle se retirait sous les arbres pour bien déguster sa proie. C’est ce qu’il faut avec Serge Bouchard, s’écarter pour secouer chacun des segments de ses phrases et les goûter de toutes les manières possibles. 

 

L’AVENTURE

 

Tous les textes de ce recueil sont des moments de méditation où il faut retenir son souffle, fermer les yeux pour que tous les mots trouvent leur place et tombent là où ils doivent être. 

«C’est elle, la voix intérieure, qui s’exprime dans l’ordre de la mémoire du récit. C’est elle, cette voix, qui tente de donner sens à la trame narrative de toute une vie. Si je me permettais une parenthèse, je dirais que le pouvoir de la radio, que l’essentiel de la radio, tient à l’intimité de la voix. C’est-à-dire que son efficacité réside entièrement dans sa capacité de rejoindre le for intérieur de l’auditeur, de chaque auditeur.» (p.29)

Avis à ceux qui fouettent les phrases et bondissent comme si c’était une course à obstacles, qui mâchouillent et pédalent comme des enragés sur une piste qui ne mène nulle part.

Mettre du sens dans la vie, s’attarder aux idées qui ne se retrouvent guère dans les médias sociaux, étudier un geste qui arrive comme ça, une pensée qui se faufile dans un regard et qui permet de s’approcher du pourquoi et du comment de l’être humain. Cet être unique qui brandissait les mots pour comprendre ce qui l’entoure et trouver du divin dans le vol de l’hirondelle, une leçon dans les écorces du bouleau ou du mélèze qui se dépouille dans une fête à l’automne, offrant des moments de grâce à ce promeneur solitaire. 

Que ce soit l’orignal que le voyageur impénitent qu’était Serge Bouchard a croisé dans le parc de La Vérendrye ou une montagne d’épinettes qui capte toute la lumière dans le parc des Laurentides ou dans la réserve faunique Ashuapmushuan qui conduit à Chibougamau où il s’est rendu si souvent, le touchait.

 

BEAU HASARD

 

J’ai eu la chance de lire Le démon de la paresse dans la salle d’attente de la clinique médicale où j’avais un rendez-vous avec ma jeune médecin. Elle m’a accepté dans sa toute nouvelle famille depuis peu. J’ai ouvert mon livre pendant que quelques autres visiteurs regardaient devant eux ou encore étudiaient avec attention un téléphone greffé à leur main gauche. 

«La salle d’attente est faite pour attendre, c’est un sas incolore, où même les chaises s’impatientent, ce sont des chaises soviétiques. 

Je trouve deux magazines sur une table sans style. Ils sont vieux de six ans. Je n’arrive pas à y croire. Personne dans cette boîte n’a pensé à renouveler ces deux imprimés passés date. Je me demande : se pourrait-il que quelqu’un soit assis ici depuis six ans sans que personne ne le remarque? Y a-t-il un cadavre dans la salle? Y a-t-il quelque chose de plus déprimant qu’une vielle revue qui traîne?» (p.156)

Imaginez le sens que ces mots prennent quand vous les lisez dans une clinique médicale. L’impression de me retrouver dans la place même où Serge Bouchard a trouvé ses phrases. J’étais dans son texte, je le vivais, je le ressentais. L’anonymat des lieux, les chaises inconfortables et la télévision qui diffusait une émission pour enfants. 

C’était peut-être ce que j’étais devenu, un gamin dans cette salle, un tout petit vieux qui n’est plus certain d’avoir un corps qui lui appartient. Dans quelques minutes, je serais toute attente devant cette jeune femme qui, quoique très gentille, pas comme le grognon de Serge Bouchard, peut déterminer mon avenir. Oui, elle a plus regardé son ordinateur que moi. Comment je me sentais? Comment j’allais? Vivant, un peu tout croche, sûrement écrianché, effarouché par ce qu’elle pouvait me dire. Toujours cette impression qu’un médecin possède le secret de la vie et de la mort, qu’il décide si votre parcours continue ou s’il s’arrête là. Je suis un patient, que je me répétais. Un écrivain que l’on enferme dans un fichier, une case où tous mes ratés s’alignent comme les phrases que je tente de dompter quand je visite un roman que je n’arrive pas à rendre dans ses grosseurs. Est-ce que la liste de mes publications se retrouvait dans mon dossier

Je n’ai pas osé le lui demander.

Nous avons échangé quelques mots. La pandémie, son tout nouveau bébé, une petite fille, son expérience d’accoucher pendant le confinement et la distanciation. Gentille. Oui. Avec un beau sourire en plus. J’étais moins amoché tout d’un coup, plus vivant.

Et je me suis mis à rêver en sortant de la clinique. J’imaginais tous les livres de Serge Bouchard dans toutes les salles d’attente du Québec. Chez les dentistes, les médecins de famille, les ostéopathes et les acupuncteurs, les avocats et les élus. Partout où on doit tuer le temps, attendre en espérant son tour de comparaître pour recevoir sa sentence. Les chroniques de Serge Bouchard procureraient une bonne dose de bien-être, bien plus qu’une prescription sur un bout de papier pour chasser les emballements du cœur ou l’anxiété. 

«Je crois que les épinettes noires surveillent l’éternité.» Je voyais très bien cette phrase écrite sur le mur de l’entrée, à la place de la télévision. Je ne consulterais pas uniquement pour materner mon corps, mais pour m’attarder un moment avec Serge Bouchard. Et tant qu’à y être, il y aurait aussi des écouteurs où le beau Serge, avec sa grosse voix, viendrait nous bercer et habiter notre attente. Parce que Serge Bouchard était un médecin à sa façon. Sa spécialité était de soigner l’âme, ce qui est sans doute le plus important. «L’épinette noire, gloire de la préhistoire, est une antenne qui nous relie à l’éternité.». Avec de semblables réflexions, tous oublieraient leur tension, l’arthrite qui fige un peu les doigts. La solitude aussi, le mal du siècle, en mettant un peu de sens et d’humain dans la vie de ceux et celles qui doivent attendre.

 

BOUCHARD SERGELa prière de l’épinette noire, Éditions du BORÉAL, Montréal, 224 pages.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/serge-bouchard-11534.html