jeudi 27 octobre 2022

MÉLANIE MINIER CONFRONTE LE PASSÉ

UN SALON DU LIVRE permet toujours de belles rencontres. Après deux ans d’absence, c’était le bonheur que de se faufiler dans la foule à Jonquière et de flâner dans les stands. J’y ai passé d’agréables moments avec Jean-François Caron, Mustapha Fahmi, Marjolaine Bouchard, Charles Sagalane, Hervé Gagnon et Guy Ménard. J’y ai fait des acquisitions aussi, le récit de Ève Michèle Tremblay, Le voyage de Madame Davenport, une aventure incroyable, une traversée du parc des Laurentides, en 1871. Et j’ai croisé Mélanie Minier, une écrivaine de Jonquière qui présentait un premier roman pour adulte et son livre jeunesse. Une rencontre sympathique, naturelle et spontanée. Quelques jours plus tard, je recevais Cascouia par la poste. Comme je venais de terminer le dernier opus de Keven Lambert, Que notre joie demeure (un autre achat lors de mon passage au salon) j’ai plongé dans cette histoire qui m’a poussé vers le lac Kénogami, dans une zone de Larouche. Un titre évocateur pour quelqu’un du Saguenay ou du Lac-Saint-Jean.

 

Rapidement, ce roman qui s’ancre dans un secteur de villégiature, tout près de la grande baie de Cascouia, m’a fasciné. Un lieu en mutation, comme partout autour des plans d’eau, où les chalets qui s’animaient pendant l’été deviennent des maisons que les propriétaires habitent à l’année. On parle d’étalement urbain. Plus simplement, les gens cherchent la paix, la tranquillité et un espace où respirer sans avoir les deux pieds sur le ciment ou un carré d’asphalte. De l’eau, un horizon le plus large possible et la chance de voir les saisons glisser l’une dans l’autre. De la qualité de vie avant tout, malgré les déplacements et les engorgements de la circulation. Mais à Larouche, ces inconvénients sont de la fiction.

Un univers familier, comme si ceux que je croise lors de mes promenades ou encore quand je vais au dépanneur, se retrouvaient dans ce récit. Je connais le milieu dans lequel Sarah Bouchard, le personnage principal de ce roman réaliste, tourne en rond. Un monde où des gens savent tout des voisins, mais se taisent. On parle peu ou pas, mais tous sont prêts à rendre service et à donner un coup de main. Des lieux fréquentés par Lise Tremblay on dirait. J’ai suivi Sarah sur la rue Saint-Dominique à Jonquière, cette rue où les estaminets se multipliaient à une certaine époque, quand j’habitais près la rivière aux Sables, du côté du mont Jacob. Des scènes surréalistes se répétaient. Les vendredis soir, en hiver, on voyait de jeunes femmes en jupes écourtées, bras nus et décolletés plongeants, cheveux au vent courir d’un établissement à l’autre par moins trente degrés Celsius. Une chorégraphie étrange. Les danseuses bravaient les engelures pour éviter de payer des frais de vestiaire.

 

RETOUR

 

Sarah revient dans la région après vingt ans d’exil à Montréal. Elle s’installe dans le chalet familial qu’elle a hérité à la mort de son père, il y a plusieurs années. Tout est à l’abandon. Pas facile d’arriver comme ça en plein hiver, dans une bâtisse où le froid et l’humidité se sont incrustés. Elle doit aller chez le voisin pour «emprunter» discrètement quelques bûches pour rallumer le vieux poêle. Sans compter les problèmes d’eau potable. Ça m’a rappelé la grande maison du rang Saint-Joseph à la Doré à mon retour de la ville. Pas de bois de chauffage, l’eau que l’on devait aller chercher au village et l’air et la neige qui se faufilaient au bas des portes. La glace le matin dans le bassin qu’il fallait casser. Et quand je trouvais un chicot sec dans la forêt toute proche, je le débitais et la chaleur finissait par se recroqueviller dans cette maison délaissée depuis des années. 

Tout va de travers pour Sarah. Elle rentre parce qu’elle n’en pouvait plus de la ville et peut-être pour se donner une chance de raccommoder son existence. 

«J’avais quitté le Saguenay pour Montréal il y avait maintenant quinze ans, déterminée à devenir quelqu’un. J’allais m’inventer une vie disciplinée, rangée; j’allais me faire des coiffures de madames de Chicoutimi, me mettre des tailleurs et des talons hauts comme on plaque le bonheur d’une autre sur soi. Dès que j’avais eu franchi le pont Jacques-Cartier, ma vie dans ma région natale m’était apparue tellement lointaine que ça avait été presque comme si elle n’avait jamais existé, comme si tout avait été effacé.» (p.13)

Nous plongeons dans le froid avec l’impression de s’allonger tout doucement dans les falaises et que l’air devient solide et palpable. 

 

FAMILLE

 

Tous les personnages de Mélanie Minier plaisantent sur tout en masquant les drames qu’ils vivent. 

Je m’étais réfugié dans cette maison de La Doré, pour écrire. Ce fut tout le contraire. Je n’ai jamais pu y secouer une phrase. Tous les soirs, quelqu’un poussait la porte et s’installait dans la berceuse devant le poêle. Et c’était parti jusqu’au milieu de la nuit avec les confidences. J’écoutais, accumulais des anecdotes, des récits qui m’ont servi plus tard. Tous inventant des histoires comme Wilfrid qui masque le réel et évite ainsi d’effleurer les points sensibles. Des hommes qui refoulaient tout et qui ravalaient comme on dit. Ils apportaient toujours une caisse de bière parce qu’il fallait l’alcool pour que des bouts de vérité sortent et qu’une larme coule.

Des drames, il y en a eu dans la famille Bouchard. Le père que tout le monde connaissait, un taiseux qui aimait les fêtes, est mort de façon tragique. Madeleine, la mère, une femme qui faisait tourner toutes les têtes, semble avoir plongé dans une terrible dépression. Michel-André Bouchard, le père de Sarah, a été retrouvé dans l’eau, au bord du lac. Rien n’est clair pourtant et la fille refuse de confronter ce drame parce que c’est elle qu’elle risque de trouver, la fuyante qui ne peut jamais s’abandonner et qui se sent toujours menacée. 

Des images surgissent, des moments de son enfance, son grand frère Vincent qui s’est exilé aux États-Unis sans jamais donner de nouvelles. La mère aussi qui reste une présence évasive. 

«Je me revoyais, à onze ans, entrer en hésitant dans la chambre sombre de ma mère, après la mort de papa. Une peur viscérale me lacérait le ventre chaque fois que je poussais la porte, ignorant l’État dans lequel je la trouverais. Je tournais la poignée lentement, jusqu’à ce que le mécanisme claque et que je ne puisse plus reculer. 

— Maman? Maman, tu dors?

Parfois, elle ne répondait pas et je la voyais ravagée. Parfois aussi, les bonnes journées, elle se retournait et me faisait signe de venir m’asseoir près d’elle, en tapotant une petite place circulaire sur le matelas. Je m’assoyais, raide et tendue.

— Tu pleures, maman? je disais, dans un filet d’air. 

— Maman est juste fatiguée.» (p.54)

Les souvenirs, que Sarah le veuille ou pas, parviennent à la secouer dans son présent. Elle finira par se surprendre dans le reflet d’une vitre, savoir pourquoi elle n’est pas capable de s’abandonner à la tendresse, pourquoi elle a décidé de revenir sur les lieux de son enfance. Et cet amour tout écrianché qu’elle a vécu avec Jimmy qui n’est pas cicatrisé. Un beau gâchis. 

«Ce soir-là, on fait l’amour en silence. Après, j’attends que Jimmy soit endormi et je retourne chez moi. Je n’y ai pas mis les pieds depuis un mois. Il veut que je sois à lui. Et moi je ne sais pas comment faire.» (p.36)

 

RÉNOVATION

 

Elle entreprend de rénover le chalet, à grands coups de masse dans les cloisons, dans une sorte de rage, pour effacer tout de son ancienne vie peut-être. Et des amis de son père surgissent pour donner un coup de pouce. Wilfrid et Hervé. L’un parle sans arrêt tandis qu’Hervé vide ses bières. Jean-Martin, le voisin arrive et les travaux semblent vouloir prendre la bonne direction. Sarah est dépossédée de son projet et tous s’en mêlent. Elle écoute et des bribes de son passé refont surface. C’était il y a quinze ans. Son père est encore là dans tous les esprits. Sa présence. Certaines fêtes. Et son frère qu’elle ne pensait jamais revoir, vient frapper à la porte. Tout le monde veut protéger Sarah, lui venir en aide et lui prodiguer des conseils.

La jeune femme est un véritable hérisson, incapable de tendresse, de gestes amoureux malgré sa terrible solitude. Jean-Martin l’attire, mais lui aussi couve un drame qu’elle finira par découvrir. Une autre voisine, Caroline, s’occupe seule d’un enfant autiste. Des éclopés, des poqués qui cernent peu à peu les tragédies qui ont bouleversé leur existence. 

Un roman vrai, des tranches de vie qui semblent découper dans le réel et qui sonnent tellement juste. Pas comme le vieux piano désaccordé de sa grand-mère que Sarah mettra bien du temps à apprivoiser. 

Un retour en région ne se fait jamais facilement, surtout quand on doit faire face à ses peurs, des malheurs et tout ce que l’on a cherché à oublier en fuyant en ville ou en se perdant aux États-Unis comme Vincent. 

Mathieu Villeneuve dans Boréalium tremens raconte une histoire similaire. David Gagnon doit lui aussi se coltailler avec des hantises, des secrets que personne ne veut effleurer, une maison à l’abandon qu’il pense rénover. 

L’écrivaine sait entretenir un certain mystère autour de Sarah, ses sautes d’humeur, nous dévoilant le drame d’une jeune femme qui se protège de tout par crainte de se faire mal. Peu à peu, la vie fait ce qu’elle doit. 

Des scènes d’une justesse formidable, d’une vérité qui m’a fait revenir dans mon village où tous se connaissaient et tentaient de vivre sans bousculer les autres, même s’il y avait des fanfarons qui se mêlaient de tout. 

Mélanie Minier a le sens du détail, d’un mot qui tombe et fait des cercles autour comme une pierre dans l’eau. Lentement, l’histoire de Sarah et la mort de Michel-André se précisent avec la poussée du printemps. Jour après jour, on finit par comprendre le geste du père, son problème avec le réel et, peut-être aussi, la mère qui s’est retrouvée coincée entre les deux meilleurs amis du monde qui l’aimaient. 

Un très beau roman qui nous emporte dès la première phrase. J’ai souri en écoutant Wilfrid, tendu l’oreille devant les énoncés jamais terminés de Vincent ou encore les regards de Jean-Martin. Tout vibre et palpite derrière le silence des villageois qui baissent la tête pour ne pas ouvrir des blessure qui ne sont pas cicatrisées. Une langue riche, des personnages fascinants et une appropriation du territoire qui fait plaisir. Mélanie Minier possède un sens rare du dialogue, de la description et mélanger le passé et le présent comme elle le fait nous permet de cerner son drame tout doucement. Un ouvrage qui m’a touché particulièrement, parce qu’il m’a rapproché de mes premiers romans dans lesquels je tentais, tout comme elle, de mettre la main sur des moments de ma vie pour en examiner toutes les coutures.

 

MINIER MÉLANIECascouia, Éditions LÉMÉAC, Montréal, 176 pages.

http://www.lemeac.com/auteurs/1787-melanie-minier.html 

jeudi 20 octobre 2022

L’ÉTRANGE RECHERCHE DE FANIE DEMEULE

JE ME DIS SOUVENT que Fanie Demeule est complètement tordue. Voilà une romancière qui m’étonne, me dérange et me perturbe. Je ne rate jamais l’un de ses livres pourtant. Elle aborde des sujets que jamais je n’oserais effleurer dans mes aventures de souffleur de mots. L’auteure la plus originale et intrigante que je connaisse. «J’aime croire que de me tourner vers la part d’ombre est ma manière d’enjoliver notre course fatale. En vérité, je veux égoïstement que mes écrits me pérennisent. Deviennent mes fantômes.» (p.81) Tout est dit. Pour ceux et celles qui cherchent des sentiers peu fréquentés et particulièrement abrupts. Suivre Fanie Demeule est une aventure qui me laisse toujours avec un paquet de questions. C’est peut-être pour ça qu’un auteur publie. Pour nous secouer, nous empêcher de nous engourdir dans nos habitudes et élargir notre perception du monde.

 

Fanie Demeule regroupe dans Je suis celle qui veut sauver sa peau une quinzaine de nouvelles parues ici et là dans des revues entre 2017 et 2021. Des versions revues, j’imagine. Je m’arrête souvent dans un texte de cette auteure prolifique pour reprendre mon souffle, chercher la face cachée d’une histoire qui va au-delà de l’étrangeté et du sordide. L’écrivaine aime provoquer son lecteur et le traquer dans ses peurs et ses répulsions. Elle m’abandonne au détour d’une phrase où je me demande pourquoi je la suis dans ces chemins si tortueux et déroutants. 

Que ce soit la femme qui trompe tout le monde et s’enlise dans ses mensonges dans Roux clair naturel ou Mukbang qui fut pour moi une révélation. Jamais je n’aurais pu imaginer que quelqu’un ingurgite autant de nourriture pendant une émission de télévision, devienne une vedette qui se gave et que l’on idolâtre. De quoi faire des cauchemars et certainement un symptôme d’une société de consommation qui cherche à tout posséder et qui met la planète en danger. 

Dans Je suis celle qui veut sauver sa peau, madame Demeule, joue avec une situation banale, ordinaire qui nous entraîne dans un moment où tout dérape et glisse dans l’irrationnel. Un couple va camper pour quelques jours en montagne. Un orage assez violent frappe les randonneurs et la jeune femme devient hystérique devant le déchaînement des éléments. Elle met en péril la vie de son compagnon en dévalant les pentes. Et j’ai imaginé que c’est là une manière pour Fanie Demeule de me pousser le plus souvent possible dans l’incompréhensible et des comportements qui échappent à toute logique. 

 «C’est assuré. En cas d’urgence, je me soustrais et t’abandonne. Je ne suis pas celle qui assurera ta survie, encore moins ton bien-être. Je serai celle qui se foutra de tout; de la bienséance, de ma dignité, des autres, de toi. Je te pousserai à la mer pour prendre ta place dans le canot de sauvetage. Je suis celle qui veut survivre à tout prix.» (p.9)

C’est peut-être là le fil conducteur de son écriture. Fanie Demeule obéit à son instinct et ses pulsions. Elle refuse les réactions formatées et la retenue n’est pas un mot de son vocabulaire. Elle aime les êtres excessifs et les entraîne souvent dans des situations où ils y laissent leur peau. 

Le texte intitulé Le jet m’a dérangé. Comme si elle abordait un sujet tabou qui me touchait particulièrement. Une femme prend plaisir à surprendre les hommes pendant qu’ils urinent. Une sorte de perversion où le personnage est prêt à toutes les manœuvres pour satisfaire cette obsession.

«Qu’on ne se m’éprenne pas : je me vous de voir la bite. Tout ce qui m’intéresse dans cette scène est le jet, ce trait translucide, continu. L’arc net que forme le jet décrit une trajectoire parabolique reliant le pisseur au reste du monde, telle une corde métaphysique. Ce jet divin, surréel, que j’entends parfois, au comble de ma joie, gicler sur la porcelaine.» (p.30)

Un peu déviant, un tantinet pervers. Une forme de voyeurisme plutôt étonnant et anodin quand on y pense. Un sujet que personne n’ose aborder et qui prend une direction particulière.

 

BASCULE

 

Alliage s’amorce comme un texte féministe. Une travailleuse s’impose dans le domaine de la construction, un secteur réservé aux mâles même si certaines se faufilent dans cet univers depuis quelques années. L’ouvrière est habile et son savoir-faire est reconnu. Les hommes maugréent et se sentent menacés. Un accident provoqué, une mort horrible. Tout pourrait s’arrêter là, mais Fanie Demeule nous pousse plus loin. Une autre reprend la tâche avec une compétence similaire et un terrible acharnement. La vengeance sera à la hauteur.

«La jeune est réceptive, intuitive, j’oriente ses mouvements, aiguillonne ses choix. Le mur que j’avais laissé en plan s’achève en un rien de temps. Ses gestes ne sont pas complètement les miens ni entièrement les siens. Ils sont à mi-chemin entre les deux. L’œuvre d’un nous indiscernable.» (p.59)

Un ésotérisme où les femmes recourent à la sorcellerie pour travailler le métal et lui donner les formes qu’elles souhaitent. Une manière de s’imposer et de se soutenir au-delà de sa propre vie.

Cet ultime rendez-vous flotte dans les nouvelles de Fanie Demeule même si les personnages ne s’effacent jamais totalement et s’accrochent pour orienter les gestes des vivants. Une sorte de sororité pour le meilleur et souvent le pire. 

«Au sous-sol, je ne cesse de ressasser ma mort en tentant de la défaire, de la déjouer. Quand une chose décède, ne serait-ce qu’une seule fois, il est difficile de la ramener à la vie. Tout le monde le sait. Je pousse mes vœux pieux alors que d’autres émettent des vagissements dans l’oreille des dormeurs. Mais je continuerai de vouloir me réanimer. Mon acharnement n’aura pas de fin.» (p.113)

Le personnage refuse la mort et s’accroche à son milieu antérieur. Ça peut devenir angoissant, autant pour les vivants que pour ces morts qui rejettent leur sort et restent dans une sorte de «purgatoire». Pas très apaisant. Mais on n’écrit pas pour rassurer les gens.

 

INTOLÉRABLE

 

Madame Demeule nous entraîne souvent dans l’intolérable et même le sordide. Surtout dans son dernier texte Reliques où son personnage décrit ceux qui ont échappé à la décrépitude. Catherine de Sienne, une sainte qui n’a pas fini sous la torture ou encore lors d’une agression crapuleuse, est le prétexte de ce récit. Son corps imputrescible fait l’objet d’une vénération étrange. Une croyance assez primitive, rarement contestée. Il y a quelque chose de morbide dans tout ça. La narratrice, très consciente de sa mort, dicte ses volontés. 

«Elle s’avancera, rabot en main, et entreprendra la tâche la plus laborieuse. C’est elle qui écorchera ma peau pour la tanner et en recouvrir nos fauteuils. Désormais, ce sont mes bras et mes cuisses qui accueilleront la visite.» (p.155)

Des nouvelles qui permettent d’explorer l’univers d’une écrivaine qui ne se contente jamais des apparences. Elle me perturbe et me secoue dans mes habitudes et surtout, mes aventures livresques. C’est comme si elle se plaisait à jouer la mauvaise conscience qui cherche à me déstabiliser en me montrant un autre versant du monde, en se moquant de la rationalité qui masque toutes nos folies et nos obsessions. C’est sans doute pourquoi je la lis et que ses choix d’écriture me fascinent malgré bien des questionnements. 

 

DEMEULE FANIEJe suis celle qui veut sauver sa peau, Éditions HAMAC, Montréal, 176 pages.

 

https://hamac.qc.ca/livre/je-suis-celle-qui-veut-sauver-sa-peau/

jeudi 13 octobre 2022

LA GRANDE QUÊTE DE DOMINIQUE FORTIER

DOMINIQUE FORTIER connaît des moments d’insomnies et décide de combler ce passage à vide en écrivant. Vous le savez, le temps s’étire et les heures peuvent devenir interminables lorsque vous n’arrivez pas à fermer l’œil et que vous avez l’impression de devoir vous battre avec votre oreiller. Écrire pour colmater les brèches en attendant la poussée du jour, la lumière du soleil qui rend le monde visible et rassurant. Ces plages de nuit permettent une plongée en soi, dans Quand viendra l’aube, un petit livre d’à peine une centaine de pages qui nous entraîne dans l'intimité de cette grande écrivaine.


J’aime les carnets, ce genre littéraire qui se faufile dans les coulisses et surprend un auteur que nous connaissons souvent dans ses déguisements et ses fictions. Dans cette forme d’aventure, il enlève son maquillage et son habit de scène pour se montrer dans sa vérité et sa fragilité. Tous les masques tombent et l’humain se révèle. Le rôle qu’impose la société disparaît.

C’est une Dominique Fortier tourmentée, hésitante, peu sûre d’elle que l’on retrouve dans ces courts textes. La femme dans ses inquiétudes et ses craintes se manifeste, mais aussi celle qui fréquente le bonheur dans les lieux qu’elle habite et qu’elle aime plus que tout. L’insomnie fait surgir des peurs et des angoisses, des questions qu’elle n’aborde jamais dans sa vie active ou en plein jour. 

«La pluie crépite sur le toit en tôle, de tout petits doigts qui pianotent. Je finis par ouvrir les yeux pour découvrir que ce n’est pas le soleil qui se lève, mais la lune qui flotte dans le coin de la grande fenêtre donnant sur la pointe de Prouts Neck; son éclat multiplié par les gouttes d’eau sur la vitre comme par autant de loupes minuscules fait une sorte de projecteur laiteux qui plonge la chambre dans une clarté bleutée semblable aux premières lueurs du crépuscule de l’aube. J’écris ceci au milieu de la nuit, un faux matin.» (p.7)

J’ai renoncé à travailler le soir, avant d’aller au lit, parce que je passais des heures à me coltailler avec les personnages qui me rendaient mal à l’aise et qui venaient me hanter. Oui, il nous arrive de fréquenter des héros que l’on aime moins. Je pense à mon Ovide dans Les oiseaux de glace qui me perturbait drôlement.

Écrire pendant ses insomnies n’arrange certainement pas les choses. J’affirme cela, mais je ne sais rien. Je m’adonne à mes fictions tôt le matin parce sans cela, mon sommeil deviendrait une course à obstacles jusqu’aux premières lueurs de l’aube, ce moment où les corneilles en ont long à dire. Peut-être qu’elles ne peuvent s’empêcher de raconter leurs mauvaises nuits et leurs rêves, ces grandes jacasseuses.

 

DÉMARCHE

 

Dominique Fortier se laisse aller et les mots l’entraînent un peu partout. C’est le propre du carnet que de partir sur un sentier, un tout petit chemin avec des courbes et des buttes, des bancs et des points de vue qui nous arrêtent. Rien ne presse alors. Contempler un arbre devient une chose importante ou surveiller les agissements d’une mésange un véritable devoir. 

J’aime particulièrement la réflexion qui amorce l’ouvrage de Dominique Fortier. Elle s’attarde à la définition de l’aveugle. Comment percevait-on ce handicap dans l’antiquité? «Être aveugle, ou aveuglé, ce serait en somme l’équivalent d’un éblouissement, d’un trop-plein de lumière, à cette différence près qu’à celui qui se fait éblouir (on disait anciennement esbleuir), tout paraît bleu.» (p.8)

Quelle belle métaphore pour montrer le périple de l’écrivaine! Voilà qui cerne bien le carnet, cette aventure où elle avance en tâtonnant. Surgissent alors des moments ou des événements dont elle n’a jamais parlé pour toutes les bonnes et mauvaises raisons du monde. 

Dans L’enfant qui ne voulait pas dormir, j’ai hésité après m’être surpris dans des souvenirs que j’avais profondément enfouis pour ne plus y penser. C’est revenu à la surface, cette peur de la mort, mes veilles dans la nuit, mes tremblements devant la fenêtre.

Je me devais de tout garder. Cette forme d’écriture exige de ne jamais succomber au raisonnement ou à l’organisation. Il faut suivre l’imagination vagabonde qui vous entraîne dans le pays des réminiscences, des odeurs et des musiques étonnantes. Les auteurs qui réfléchissent trop dans la rédaction d’un carnet biaisent l’entreprise et basculent du côté de l’essai.

Bien sûr, on n’invente rien en se risquant dans cette écriture. Nos préoccupations s’imposent, nos obsessions, des douleurs que l’on croyait effacées. Le décès de son père, encore toute récente, un homme tourmenté qui a marqué sa fille s'impose. 

«Ce matin-là, le Saint-Laurent coulait à rebours vers sa source et son origine. À l’heure de la mort de mon père — 10 h 40, le médecin a regardé sa montre —, après un moment d’étale, le balancier cosmique s’est remis en mouvement et le grand fleuve a repris sa course vers l’océan.» (p.11)

Une poussée vers les commencements, avant que tout ne redevienne à la normale. Des lectures, des rencontres et aussi sa fille Zoé qui va en se délestant de toutes les inquiétudes pour profiter de ce qui lui arrive. 

Il y a les retours à la maison près de la mer, la plage, les vagues, les marées, le vent, les goélands qui inventent des mondes et surtout cet air imbibé de sel qui l’enivre et la fait respirer comme jamais. Et Émilie Dickinson qui la hante depuis des années et qui est devenue quelqu’un de concret dans sa vie, autant que les amis qu’elle oublie dans ses jours d’étourdissements et de gros nuages. 

 

BEAUTÉ

 

Toute la grâce et l’intérêt du carnet résident dans ces textes de quelques lignes qui émergent comme un bouquet de fleurs. L’instant vous secoue, des rencontres et des moments inoubliables. La vie dans toute sa beauté et son intensité. Quelques phrases et un monde vous aspire.

Une méditation, un retour sur soi et des événements, des plaisirs comme des douleurs qui vous pincent le cœur, vous rendent conscient et plus vivant. 

«Je ne pense sans doute pas comme il faut, mais chez moi les mots et les idées ne se présentent jamais séparément; je n’ai jamais, avant d’écrire, une idée, même floue, même incomplète, de ce que je m’apprête à dire. L’idée apparaît après, une fois que les mots l’ont incarnée. Pour être tout à fait exacte, elle naît probablement en même temps que les mots qui la nomment et sans lesquels elle ne prendrait jamais corps, mais je n’ai pas réellement conscience de participer ni même d’assister à cette naissance, je ne peux que la constater a posteriori, parfois avec une légère surprise, comme si cette idée avait été énoncée par quelqu’un d’autre.» (p.61)

Voilà qui me plaît. Quand je me lance dans une fiction ou une chronique, je ne planifie rien. Bien sûr, je cherche un élan et une direction. Je sais, la fin arrivera, mais entre ces deux points, c’est l’inconnu. J’adore ce bonheur, le goût des phrases, le risque du plein midi soleil pour me sentir vivant, là, la main sur le tronc crevassé d’un pin blanc et la tête dans les nuages. 

Dominique Fortier se questionne sur son drôle de métier, son amour des livres, certaines rencontres marquantes comme celle de François Ricard, son père, les lieux où elle revient saison après saison avec un plaisir renouvelé. 

Le lecteur découvre la quête de la romancière dans ce livre précieux. Peut-être que c’est tout simplement un désir d’apprivoiser les craintes et de pouvoir respirer le mieux possible qui la pousse vers les livres. Écrire est une passion qui exige tout de votre âme et de votre esprit. Dominique Fortier nous le démontre dans Quand viendra l’aube. Un bonheur à savourer tout doucement, en prenant son temps pour ne rien rater.

 

FORTIER DOMINIQUEQuand viendra l’aube, Éditions ALTO, Québec, 104 pages.

https://editionsalto.com/livres/quand-viendra-laube/ 

jeudi 6 octobre 2022

JULIANA LÉVEILLÉ-TRUDEL EST DE RETOUR

ON A TOUT L’AUTOMNE marque un retour pour Juliana Léveillé-Trudel. Son premier livre, Nirliit, paru en 2015, a connu un beau succès. Sept ans depuis avant de mettre les pieds à Saliut, là où se déroule l’action de son roman précédent. Du moins dans un ouvrage littéraire. Bien sûr, tout change. On a construit des maisons, un aéroport et les enfants que la monitrice a côtoyés sont des adultes. Un projet la ramène pour un séjour de quelques mois, le temps d’un hiver. Elle va faire écrire des jeunes sur leur réalité de tous les jours. Des poèmes en Inuktituk et la traduction en français par après. S’ajoutera en cours de route des dessins, des illustrations pour enrober ces textes qui témoignent de la vie dans ce pays envoûtant. Des surprises et surtout cette langue si mal connue et si belle. 


Ça m’a fasciné, dès les premières pages, la présence de l’Inuktituk, des mots, des phrases qui s’imposent au fil de la narration et qui permettent de se faufiler dans le quotidien des Inuit. Pour une rare fois, j’ai eu l’impression d’entrer dans l’intimité de ces gens et de ne plus être un visiteur qui fait face à une réalité qui lui échappe. Surtout, j’ai pu me familiariser avec quelques expressions qui deviennent un véritable poème. Des vocables comme des balises qui nous entraînent dans un Québec tellement méconnu. Et ce ballottage entre l’anglais, le français et leur langue. Les Inuit vivent une situation linguistique très particulière.

«Cap Wolstenholme, le point le plus septentrional du Québec. Les Inuit disent Anaulirvik. Je désapprends la géographie, j’appelle les endroits par leur nom. Je m’enfarge dans Kangiqsualujjuaq au lieu d’utiliser George River. J’ai un vrai dictionnaire à présent, mais j’ai quand même gardé mon vieux cahier, avec les mots écrits au son minutieusement récoltés auprès des enfants.» (p.10)

La narratrice a étudié la langue pendant toutes ces années, assez pour entretenir une conversation et se faire comprendre par ceux et celles à qui elle s’adresse. 

 

LA VIE

 

Bien sûr, tous ont traversé ces années de façon bien différente. La vie est cruelle, particulièrement dans le Nord où les extrêmes s’affrontent. Maggie est devenue une jeune femme qui imite les vedettes qu’elle admire à la télévision et sur les réseaux sociaux. Elle est brusque, fantasque et a connu des heures difficiles, possiblement une agression. Juliana Léveillé-Trudel reste discrète. Dans ces communautés, on n’aborde jamais les traumatismes et les drames personnels. On fait comme si de rien n’était malgré les comportements étranges et souvent provocants des victimes. 

La narratrice a abandonné son compagnon à Montréal, histoire de prendre un recul, de voir peut-être où ils en sont dans un couple où les deux cherchent leur espace. Lui n’est pas pressé de s’installer et elle démontre une certaine impatience. 

«Deux vies qui se sont croisées à un drôle de moment. Une relation de dix ans qui se terminait. Un amoureux enfin après une longue attente. Je m’imaginais déjà porter ses enfants après notre première rencontre, des bébés aux boucles rousses. Il avançait avec précaution, comme s’il hésitait à se lancer à nouveau après avoir aimé quelqu’un si longtemps.» (p.30)

Les petites filles qui suivaient la monitrice sont devenues des femmes qui vivent leur vie en risquant les faux pas. 

«Elles zigzaguent en souriant sur leurs talons vertigineux, elles s’approchent en faisant valser leurs anneaux d’argent, scintillantes comme une bordée de neige fraîche. Elles sentent le tabac et la gomme balloune aux fraises, elles parlent fort, toutes en même temps, en inuttitut, en anglais, en français.» (p.18)

Des adolescentes bruyantes qui cherchent à attirer les regards comme partout dans le monde et à se persuader que l’avenir leur appartient.

 

AUTRE RÉALITÉ

 

La narratrice chasse les anciennes images et plonge dans cette réalité qui la fascine. Elle est là pour étudier la langue, faire écrire des enfants et apprivoiser un milieu qui garde ses mystères. Surtout apprendre la vie des gens de Saliut et comprendre mieux leurs regards et leurs habitudes. 

La population du Nord, surtout les jeunes, est ballottée entre la tradition et le monde du Sud qu’ils découvrent par le biais des communications. Toutes leurs références sont menacées par la puissance des images qui les assaillent et qui ne correspondent guère à leur réalité. C’est difficile d’imaginer des filles en talons aiguilles dans cette petite ville et de les surprendre un peu plus tard aux commandes d’un tout-terrain qu’elles manient comme des pilotes de formule Un.

La narratrice doit mettre les choses en ordre dans sa vie. Elle a perdu sa mère et Gabriel garde ses distances malgré son empathie et sa présence chaleureuse. Cette solitude lui permet de ressasser des images, de revivre des moments pénibles et d’apaiser des souffrances et des chagrins.

Maggie avec ses fanfaronnades démontre bien sa grande fragilité et la douleur qu’elle tente d’anesthésier. Mais que faire auprès de ces boules de colère et de rage qui passent leur mal en filant sur leur véhicule à des vitesses vertigineuses

 

AMOUR

 

Juliana Léveillé-Trudel aime le Nord, le climat extrême. Elle traduit magnifiquement la beauté des lieux, les rivières et les collines, l’hiver qui arrive si tôt, un fjord qui finit par s’étouffer sous la glace et la neige, l’air qui coupe le souffle tellement le froid est intense. Et aussi le spleen, la terrifiante solitude qui vous tombe dessus et vous pousse vers une bouteille qui engourdit peu à peu. 

Tom est largué par son amoureuse Alice qui est toujours partie. D’autres vont et viennent en tentant de trouver un point d’ancrage. Maggie s’exile un certain temps à Montréal et Nathan se réfugie dans la toundra pour oublier la mort tragique de son grand copain. Mary combat une pneumonie qui la laisse sans force et comme ailleurs, tout cela dans le plus incroyable des silences, la beauté menaçante et envoûtante du vent, de la lumière et de la neige qui recouvre tout. Il suffit de si peu pour qu’un être cher disparaisse. La maladie, un accident, un geste et tout bascule. Juliana Léveillé-Trudel décrit bien la fragilité de la vie qui court sur un fil tendu qui risque de se rompre à chaque pas. 

Reste le regard de l’autre, l’écoute, sa présence, les rires et ces poèmes qui aspirent la narratrice. Une langue avec ses formules qui englobent une saison, un moment, un lieu et une histoire. Un mot, et c’est un événement qui se déroule devant elle.

Touchant de tendresse et d’humanisme. Ça fait l’effet d’un breuvage chaud ou encore d’une attisée qui vient vous réchauffer les os. C’est splendide, d’une justesse, d’une ouverture formidable envers l’autre pour se ressourcer et mieux se sentir dans tous les territoires de sa pensée et de son corps. Un roman fascinant et hypnotisant comme un jour sans fin ou une nuit qui s’étire sur le pays pour l’engourdir.

 

LÉVEILLÉ-TRUDEL JULIANAOn a tout l’automne, Éditions LA PEUPLADE, Saguenay, 216 pages. 

https://lapeuplade.com/archives/livres/on-a-tout-lautomne

jeudi 29 septembre 2022

LES QUESTIONS DE MADELEINE MONETTE


MADELEINE MONETTE écrit depuis une quarantaine d’années et je la connais surtout par ses fictions. Je me rends compte, en feuilletant L’Amérique est aussi un roman québécois, qu’il y a des aspects de son travail que j’ignore. Elle a regroupé dans ce livre des textes rédigés pour des rencontres, des colloques ou encore pour des revues. L’ouvrage imposant comprend une partie essai où nous retrouvons ses questionnements sur l’art de raconter et sa propre démarche. Dans un deuxième temps, elle reproduit des entrevues qu’elle a accordées à différents médias. Radio-Canada, entre autres, des moments uniques, quand on prenait le temps de s’attarder au travail des auteurs et surtout, quand on leur laissait la parole pour qu’ils puissent s’expliquer


Madeleine Monette a connu un parcours atypique dans notre monde littéraire. Née à Montréal, elle se tournait vers l’écriture dans la vingtaine, s’installait à New York avec son compagnon, un Américain. 

«Depuis 1979 je vis donc aux États-Unis, dans un lieu qui n’est pas d’abord un autre pays, mais un site de tensions. Si je n’ai fait que glisser vers le sud, sur la pente accueillante et douce du nord du continent, j’ai consenti comme jamais à mon américanité, aux risques et périls de ma francitéDorénavant, il ne me serait plus facile de nommer, je ne pourrais plus ignorer les contradictions et l’opacité du réel, je ne me sentirais nulle part à ma place.» (p.29)

Départ en 1979, à la veille du premier référendum portant sur l’indépendance du Québec qui s’est tenu en 1980, un événement qui a mobilisé quasi la totalité des artistes et des écrivains du Québec. Madame Monette reste discrète sur ce tournant et ce n’est pas un sujet qu’elle aborde même si elle a toujours gardé contact avec Montréal.

Migration et immersion dans la grande cité de tous les possibles qui incarne le rêve américain. Elle vit son quotidien en anglais, mais sa langue d’écriture demeure le français. Elle publie au Québec et s’adresse avant tout à des lecteurs d’ici. Il y a là une situation intéressante, une sorte de tension entre les gestes de tous les jours et le moment où elle s’assoit devant sa table de travail. 

Je pense à Jack Kerouac qui a rédigé d’abord nombre de ses romans dans un français un peu figé avant de les traduire en anglais, donnant un souffle et une couleur singulière à ses livres. Marie-Claire Blais a choisi de vivre une grande partie de sa vie aux États-Unis tout en écrivant en français. Ce choix a marqué son regard et permis la naissance de l’extraordinaire suite qu’est Soifs, un monument de notre littérature.

 

LIEU

 

Le territoire d’écriture de Madeleine Monette reste la ville, lieu où les ethnies se croisent, se heurtent, se confrontent et doivent trouver des terrains d’entente. Décor du monde contemporain où ceux et celles qui souhaitent se donner une autre chance s’installent spontanément. La plupart des émigrants au Québec se retrouvent à Montréal et il en est de même partout dans le monde. 

«Un laboratoire de la modernité. Un champ d’expérimentation sociale, culturelle et économique, dont les erreurs surtout font la richesse. Un moteur de transformation, une mégapode dont la croissance fulgurante, les luttes tendues et les demi-succès, les réalisations souvent arrogantes ou inéquitables frayent les voies de l’avenir et redéfinissent le présent. Une figure de proue qui n’est pourtant pas exemplaire.» (p.61)

Belle description de ce New York mythique et fascinant, le prototype de la grande cité qui attire des gens de partout. La ville qui dicte les modes, les nouvelles tendances en littérature et en musique. Le fameux rapt, par exemple, vient des rues de New York.

 

ÉCRITURE

 

Madeleine Monette s’attarde beaucoup à sa tâche, à sa manière de construire une histoire et ses fictions. Une occupation de longue haleine dans son cas où chaque mot doit trouver sa place. Rien d’inutile ou de superflu. Tout est calculé pour donner une écriture sans aspérités et sans faux pas.

«Lorsque je conçois un roman, j’en prévois la composition comme je verrais de loin un tableau complexe, sans discerner tous les détails. Au fur et à mesure que je m’approche, c’est-à-dire au fur et à mesure que le travail avance, le tableau se précise sous mes yeux. Le dessin devient plus dense, la composition révèle les rapports les plus délicats, je saisis comment les diverses parties peuvent se faire écho. Mais bien sûr ce tableau, qui n’est au début qu’un désir de tableau, sombrerait sans l’écriture dans le flou et l’oubli. Avant l’écriture, il n’a pas plus de poids qu’un caprice. Qu’un rêve éveillé.» (p.93)

Elle ne néglige jamais les circonvolutions que son sujet provoque, l’ancrage de ses personnages dans leur milieu. Le point de vue narratif si l’on veut. Parce que Madeleine Monette est de ces écrivaines qui s’intéressent au monde qui l’entoure, à la vie des hommes et des femmes, à leurs préoccupations et leurs aspirations, leurs réussites comme leurs échecs.

 

CONSCIENCE

 

Rarement, j’ai lu une écrivaine qui réfléchit si justement à son travail et qui peut en parler avec autant de précision. 

«Dans mes romans, l’histoire n’enchaîne pas nécessairement des événements. Elle déploie la subjectivité des personnages, souvent à travers des voix narratives qui s’apparentent au flot de la conscience, souvent à travers des œuvres d’art qui proposent d’autres voix, qui sont des créations au second degré issues de romans en abyme, de pièces de théâtre, de chorégraphies, de tableaux ou de poèmes fictifs.» (p.80) 

Bien sûr dans une entreprise du genre, surtout dans les entrevues, il y a des redites où l’auteure s’attarde à certains aspects de sa démarche pour en préciser un angle ou une direction, ce qui permet de mieux comprendre son approche. Une belle façon de nous familiariser avec son travail et surtout de savoir dans quel monde on se risque en ouvrant l’un de ses ouvrages. Cela m’a donné l’envie de revenir à ses grands livres. Je pense à La femme furieuse ou encore à Amandes et melon

 

AVENTURE

 

Une aventure passionnante pour qui s’intéresse au travail de l’écrivain qui veut, jour après jour, aiguiser son regard et traduire le milieu dans lequel il vit. La quête transforme autant l’auteur que celui qui se risque dans la lecture, surtout quand une œuvre s’attarde aux luttes que doivent mener des individus pour trouver leur lieu d’épanouissement. 

Madeleine Monette cerne le pourquoi de cette occupation étrange qu’est la fréquentation des mots où l’on finit toujours par se tourner vers soi pour mieux évoluer et respirer dans sa société. Une plongée dans le réel, le travail d’une écrivaine qui tente de comprendre ses contemporains, de faire face à la mouvance des populations, aux mutations qui bousculent l’époque et nous poussent vers le précipice avec les changements climatiques. Une entreprise humaine, singulière, patiente et fascinante. 

Voilà une belle manière d’apprivoiser la démarche de cette auteure originale et surtout de revenir sur ses livres pour les lire peut-être avec un regard différent. 

Et le titre. Il faudrait bien l’expliquer. Selon Madeleine Monette, les écrivains du Québec s’aventurent de plus en plus sur le territoire de l’Amérique et l’intègrent dans leurs ouvrages. 

«D’un mot à l’autre, ils saisissent les États-Unis d’Amérique, s’en excluent ou les parcourent sans hésiter, avec leurs vues souples et pénétrantes, racines au large dans leur sillage. Ils donnent à lire une Amérique réinterprétée ou revisitée, une Amérique qui est aussi un roman québécois, une fiction transcontinentale, où peuvent reprendre place les Amériques. Oui, l’Amérique est aussi un roman québécois. Un poème québécois.» (p.47)

Voilà qui est clair. Quelle riposte à ceux et celles qui répètent que notre littérature claudique ou encore qu’elle manque d’aventure! La littérature francophone du Québec vit peut-être la plus grande équipée qui soit en racontant et décrivant une Amérique différente et française. C’est la plus belle aventure qui soit.

 

MONETTE MADELEINEL’Amérique est aussi un roman québécois, GROUPE NOTA BENE, Montréal, 252 pages. 

https://www.groupenotabene.com/publication/lamérique-est-aussi-un-roman-québécois-vues-de-lintérieur