mercredi 3 août 2022

VIVRE ET SURVIVRE GRÂCE À LA POÉSIE

LIRE DE LA POÉSIE, c’est consentir à perdre ses repères et se risquer dans un espace souvent étrange, tenter d’apprivoiser un langage qui refuse toutes les conventions. Seul, sans guide, il faut faire face aux mots qui avalent l’univers et nous poussent dans le non connu. Partout le noir aspire et ingurgite dans Au milieu de la pénombre. Il reste les vers de Claudine Bertrand pour affronter ce qui survit d’un monde qui s’est défait.  

 

J’ai d’abord parcouru rapidement ce recueil pour avoir une idée du territoire à explorer, m’attardant à une image, à une bulle qui permet de reprendre son souffle, une forme d’éclaircie après avoir marché dans un sous-bois où la lumière ne pénètre guère. J’ai refermé la plaquette avec l’étrange impression d’être passé à côté de quelque chose d’important. Comme si j’avais ricoché avec ces petites pierres effilées que nous nous amusions à faire rebondir à la surface d’un lac dans l’innocence de l’enfance.

J’ai recommencé le tout, retournant les poèmes pour en surprendre les facettes et les saillies, jonglant devant chacune des strophes pour en trouver toutes les aspérités. Et cette impression de flotter où il n’y a plus de haut et de bas, encore moins d’horizon et d’appuis. Comme si je planais dans le noir absolu, ne sentais plus les frontières de ma peau. La poète demande de renoncer à sa pensée pour habiter ses vers, ses mots triés avec une minutie d’orfèvre. Tout seul dans le vide de son corps à dériver dans le cosmos.

 

ATTENTE

 

Et j’ai rangé Au milieu de la pénombre dans la pile des livres à lire, le regardant de temps en temps, effleurant la page couverture d’un sombre inquiétant, me penchant sur ce poème qui apparaît sous le titre. À peine visible, telle une luciole dans la nuit, donnant peut-être la clef qui ouvre la porte et indique la direction à prendre. 

 

«On traque son présent

   son futur dérobé

   le cœur déboulonné

 

   L’aurore balbutie

   à peine 

 

   Ainsi survivent les légendes»

 

J’ai relu ce poème des dizaines de fois pour le dire à voix basse, les yeux fermés, devant les grands pins qui frémissent dans les souffles du vent qui viennent toujours du large. Et je répétais le titre, le retournant, le pressant comme une orange pour en extraire le jus. La pénombre, ce lieu où la lumière est empêchée, cet espace où les objets sont à peine présents. Un pays de suggestions et d’esquisses. Comme si je me retrouvais à la frontière de l’univers, rejeté par la galaxie. 

J’ai repris le recueil des semaines plus tard, au moment où je croyais avoir renoncé à suivre Claudine Bertrand. 

Un peu inquiet pourtant. 

Est-ce que je ressentirais la même sensation de perte et d’apesanteur, de flottement et de dérive? Et pourquoi le fait de ne pouvoir distinguer les choses qui me cernent me rendait si craintif?

 

«Ce qui n’est pas encore

   la ligne d’horizon

   en donne le visage

   le dévoile» (p.11)

 

Comme si l’absence révélait l’envers de ce que nous appréhendons. Je me suis accroché. Et tout de suite après, des lettres, un espoir de langage et de signification peut-être. Pas des mots, mais des signes qui vont comme ces nuages qui se moquent du vent dans un ciel trop bleu. 

 

«Des lettres friables

   virent et voltent

   vont viennent

   émergent et sombrent

   

   Une voix de braise

   s’approche

 

   Frôler sa lumière

   la rend à son opacité

   naissante» (p.12)

 

Des lettres qui filent entre les doigts avec le sable qui refuse de prendre forme. Pas un mot, mais une ombre qui tourbillonne en soi. Et un élan, un contact, des voyelles pour s’accrocher. 

 

«Certaines voyelles

   tels des phares

   tracent des pointillés

   au crépuscule 

 

   L’existence n’attend plus

   elle invente des paysages

   éphémères

   plus qu’éphémères» (p.13)

 

Une ligne au loin, une fente qui ouvre l’espace. Une destination qui happe toute l’attention. Et toujours ce flou où nous échappons à l’attraction des choses. Même les mots se sont effrités, rendant le langage impossible. 

Il reste le désir qui nous emporte au milieu de nulle part, tout droit dans la conscience où il faut se rapailler, se redresser dans sa condition «d’êtreté» comme le dit si bien Carol Lebel.  

 

«Traverser jusqu’ici

   la pénombre

   nier l’amnésie

 

  Enfanter

  d’un langage

  non nommé

 

  Rêver de terre et ciel

  de fleurs d’aquarelles

  gestes primesautiers» (p.15)

 

Trouver la tangente du rêve et souffler sur l’espoir pour se réinventer, s’abandonner à la vie, s’entourer «d’un élan au parfum de prés verts et trèfles de l’enfance».

 

MONDE

 

Et je me suis senti happé par Claudine Bertrand, entre chien et loup, au moment du triomphe du crépuscule, lorsque les choses implosent pour disparaître dans la nuit. Tout dans cette palpitation de l’instant avec une ébauche de langage qui s’accroche à quelques voyelles. Respirer comme quand on refait surface après avoir nagé dans la lumière tamisée, avec les ombres qui flottent dans le tiède de l’eau. 

 

«Parfois le corps se souvient

  enserrant dans ses plis

  échappant au hasard

  un rayon de lune

  à faire pâlir

  la mer noire» (p.33)

 

Réchappés des discours et des inventions rationnels qui ont détruit la planète et tout ce qui est vivant. L’avenir se love dans cette langue retrouvée et renouvelée, le souffle qui fait vibrer toute chose. Il n’y a que le maintenant puisque les épaisseurs du langage se sont évanouies.

 

ESPOIR

 

Claudine Bertrand nous redonne un espace et une certaine réalité. Le désir remonte à l’aube de tous les temps. Nous réussissons désespérément à demeurer là, devant la terrible tâche de renommer ce qui existe pour repêcher l’essence du monde.

 

«Nous mesurons 

  notre échéance

  pas à pas

 

  Ivres d’écrire

  nous la mesurons

  mot à mot

 

   Ainsi toute vie

   s’amenuise

  dans la nôtre» (p.63)

 

Jour après nuit, geste après hésitation, parole après râle, l’écriture permet d’habiter l’univers et de rester vibrant dans sa conscience et celle de l’autre. 

Terrible poésie qui nous plaque dans le désastre de la planète, enviable lucidité de Claudine Bertrand qui résiste inlassablement dans l’angoisse de la Terre qui perd ses horizons. Après ces allers et autant de retours d’Au milieu de la pénombre, je me suis senti vivant et capable de construire des cathédrales avec les quelques mots qui survivent dans les ruines du présent.

 

BERTRAND CLAUDINEAu milieu de la pénombre, Montréal, Éditions de l’Hexagone, 2022, 64 pages.

 

 http://www.edhexagone.com/claudine-bertrand/auteur/bert1078

jeudi 28 juillet 2022

S’AVENTURER HORS DES SENTIERS BATTUS

ÉRIC C. PLAMONDON est l’un de ces jeunes écrivains encore peu connus. C’est vrai qu’il vient de publier son premier recueil de nouvelles, mais il ne semble pas avoir retenu l’attention. Il risque de demeurer dans l’ombre parce que les médias ne parlent jamais des auteurs des Éditions Sémaphore. Pourtant, ces littéraires présentent souvent des ouvrages qui mériteraient de rejoindre un large public. Et, leurs écrivains sont beaucoup plus originaux et intéressants que ceux qui font les manchettes et multiplient les stepettes à la télévision ou dans les salons du livre.

 

Treize histoires constituent Bizarreries du banal d’Éric C. Plamondon, des textes qui empruntent des chemins que peu de nouvelliers osent fréquenter. Des événements qui défient l’entendement, des personnages qui n’hésitent jamais à plonger dans l’inconnu, l’ésotérisme même. 

Je pense à ce texte intitulé L’actrice. Une comédienne remporte tous les honneurs pour son jeu et la vérité de ses prestations à l’écran. Pas une collègue ne lui arrive à la cheville et les rôles qu’elle choisit sont toujours bouleversants et d’une justesse qui laisse pantois. C’est plus qu’une interprétation, mais une mutation de la jeune femme si on veut. «Or ici, en ce moment, c’était la vraie vie, et cette histoire était difficile à accepter. Si tout cela se révélait vrai, ce serait alors de la haute voltige en matière de paranormal! Tout ça pour littéralement incarnerun personnage, lui souffler les répliques et les gestes à poser, et ainsi offrir un jeu d’un réalisme saisissant. Zombifier. Le terme était bien choisi.» (p.45)

Autrement dit, la comédienne fait appel aux esprits pendant la durée d’un tournage. Elle devient l’individu interpellé qui s’exprime en toute liberté. «Expérience émouvante que d’avoir, par planche Ouija interposée, une discussion avec Miss Marple! Ce personnage n’avait jamais été si près d’une existence réelle, pas même dans le jeu des actrices l’ayant fait vivre au théâtre et à la télé, celles-ci n’ayant livré que leur interprétation de la vieille dame. Si seulement il était possible que cet esprit prenne corps! Prendre corps… Une idée géniale. Il fallait essayer : Mary se ferait posséder par le personnage.» (p.51) 

Mary deviendra la célèbre enquêteuse d’Agatha Christie dans une série dramatique. Ce sera un succès formidable. 

Pourtant, rien n’est aussi simple. Si on peut attirer l’esprit d’un mort en soi, il n’est pas facile de le chasser de son cerveau. La comédienne doit simuler l’agonie, semble-t-il, tromper cette entité pour qu’elle prenne la fuite. Mais, comment être sûr de son départ?

Ce texte permet des réflexions sur la vie, le jeu et la représentation, le vrai et la fiction. Une nouvelle saisissante.

 

POUVOIR

 

Les lunettes nous entraîne dans un tout autre univers. Des verres font voir des objets et des gens disparus. C’est comme ça que le narrateur élucide une partie du mystère entourant la mort de sa sœur, victime d’un meurtre inexpliqué. Il fait don de ces lunettes à la police qui résout nombre de crimes avec cet objet précieux. Pourtant, les fameuses bésicles ne fournissent pas toujours les réponses. «Je me suis souvenu des paroles que j’avais prononcées à l’enquêteur : “Ces lunettes permettent à la personne qui les porte de retrouver des choses perdues, peu importe où elles sont… tant qu’on regarde au bon endroit.” Mais quand toute la Terre a été scrutée et qu’on ne trouve rien, où diable peut bien être cet endroit?» (p.83)

Éric C. Plamondon fascine par les strates qui recouvrent ses récits et nous font plonger dans les méandres du possible et de l’imaginaire. Il nous entraîne derrière les apparences et met le réel en joue. Ça nous sort des intrigues un peu simplistes. C’est comme s’il secouait les limites de l’esprit pour aller dans un ailleurs. 

Je signale aussi sa nouvelle intitulée Le visage qui pourrait être une banale histoire de meurtres qui prend ici une tout autre dimension. Un beau questionnement sur l’identité, la figure et l’être, le miroir de l’âme, dit-on.

Cet écrivain réussit à nous subjuguer avec des textes étonnants. C’est le plus important. Un livre pour ceux et celles qui aiment l’étrange et les rebondissements inattendus. Des récits maîtrisés et surtout une grande originalité dans ses propos. Que demander de plus?

 

PLAMONDON C. ÉRICBizarreries du banal, Montréal, Éditions Sémaphore, 2022, 192 pages.


https://www.editionssemaphore.qc.ca/catalogue/bizarreries-du-banal/

 

mercredi 20 juillet 2022

UNE SAGA POUR PASSER LES VACANCES

MICHAEL MCDOWELL a réussi un exploit en publiant les six volumes de Blackwater à raison d’un roman par mois. Il faut avoir la plume alerte pour réaliser un tel travail. Je ne serai jamais candidat pour ce genre de défi. Des livres qui mettent en vedette les Caskey, la toute puissante Mary Love qui dirige l’empire familial et mène ses fils en clignant des yeux. Une écriture serrée qui vous garde en haleine et vous entraîne dans les remous d’une ville du sud des États-Unis, même en traduction. Je signale l’excellent travail de Yoko Lacour et Hélène Charrier. Elinor Dammert, une femme rousse venue de nulle part, réchappée des rivières et de l’eau, changera tout. On le sait, les roux sont l’incarnation du diable, du moins dans la tradition.

 

J’ai lu les deux premiers volets de cette saga qui nous plonge dans les manœuvres de la matriarche qui dirige tout et les événements un peu étranges que provoque la belle Elinor. 

Tout se passe à Perdido, une ville de l’Alabama qui vit de la forêt. Une industrie qui fait penser à certains lieux du Québec où la transformation du bois occupe tout le monde. Mary Love, trône sur la petite ville depuis toujours on dirait. Nous sommes habitués au contraire, surtout au début du siècle dernier. L’homme alors dirigeait la destinée de son clan et décidait pour ceux qui gravitaient autour de lui. 

Ça change un peu. 

Les deux fils gèrent les affaires des Caskey même si tous les profits vont à Mary Love. Sa fille Sister reste en retrait et semble condamnée à demeurer la servante de sa mère. Elle finira par fuir le piège dans La digue en épousant l’ingénieur Early Haskew. Il est là pour construire la fameuse estacade qui rendra la ville sécuritaire. 

Elinor arrive dans la famille après une montée des eaux exceptionnelle en 1919. C’est le sujet du premier tome : La crue. Une étrangère sans passé, une originale qui nage pendant des heures, se transforme en bête hideuse et dangereuse de temps à autre. 

«La jeune femme se rapprochait toujours plus du cœur du vortex. Soudain, elle étendit ses bras au-dessus de sa tête et son corps se fondit bientôt dans la courbe du maelström, ne faisant plus qu’un avec lui. C’était comme si elle pouvait atteindre ses propres orteils, bordant d’un anneau blanc, la noirceur du gouffre tournoyant. Soudain, l’anneau de peau blanche et de coton qu’avait été Élinor Dammert disparut pour de bon.» (La crue, p.95)

Elle travaille comme institutrice avant d’épouser Oscar et d’entreprendre une guerre larvée avec sa belle-mère. C’est la première fois que la reine du clan voit une femme contrecarrer ses plans et sa manière de diriger quasi toute la ville. L’opposition de l’eau et de la terre, cela va de soi.

 

HISTOIRE

 

Pendant ce temps, la famille Caskey achète à peu près tout en avalant ses concurrents et les terres environnantes. Une méthode qui a fait fortune et que l’on pratique encore joyeusement avec les fusions d’entreprises et les intégrations. 

Tout change dans Perdido, rien ne peut être semblable après le déluge. Elinor se tient sage, mais agit dans l’ombre, provoquant des atrocités. 

«Ce ne fut pas Mademoiselle Elinor qui lui rendit son regard. Il ne distinguait pas grand-chose car la lune était dissimulée par cette tête, mais John Robert devinait qu’elle était plate et immense, ornée de deux gros yeux globuleux, verdâtres et luisants. La chose empestait l’eau croupie, la végétation pourrissante et la boue de la Perdido. Les mains qui retenaient ses bras n’étaient plus du tout celles de Mademoiselle Elinor. Elles étaient beaucoup plus larges et n’avaient ni peau ni doigts, mais ressemblaient davantage à une surface caoutchouteuse toute bosselée.» (La digue, p.197)

Les romans de Michael McDowell sont des tourbillons où, pour une fois, des femmes décident. 

C’est rafraîchissant.

Une belle lecture d’été pour tenir tête aux averses et aux orages, des intrigues qui se savourent sur une plage, les deux pieds dans le sable, à l’ombre d’un parasol. De quoi oublier les hurlements des motomarines qui, prises de vertiges, ne peuvent que tourner en rond au large. Autant s’abandonner aux rebonds de la saga Blackwater de Michael McDowell pour contrer la pollution de tous ces moteurs qui souillent les eaux du lac Saint-Jean quand le soleil se montre. 

 


MCDOWELL MICHAELLa crue et La digue, Québec, Éditions Alto,2022.

https://editionsalto.com/collaborateur/michael-mcdowell/ 

mardi 12 juillet 2022

GUÉRIR SES BLESSURES PAR LA PAROLE

JEAN-FRANÇOIS CARON prend son temps avant de nous appâter avec un nouveau livre. Cinq ans nous séparent de sa dernière publication : De bois debout. J’ai pu suivre certaines de ses aventures par Facebook, même dans un article de Dominic Tardif paru dans Le Devoir en 2017. Oui, il s’est fait camionneur au long cours pour sillonner les routes de l’Amérique. Au volant d’un mastodonte que je n’oserais approcher, il a aperçu le soleil au lever et au coucher, partout sur le continent, à Flagstaff que j’ai visitée, la ville la plus laide que j’ai vue dans mes pérégrinations. Et, naturellement, j’ai pensé à Serge Bouchard et à son amour pour les camionneurs qu’il comparait aux coureurs des bois qui se laissaient porter par les eaux ca0lmes ou tumultueuses des rivières et des fleuves pour découvrir le Nouveau Monde et ses peuplements. Les nomades modernes empruntent les autoroutes qui vont comme des tentacules, même là où vous n’avez pas envie de vous arrêter. 


Jean-François Caron m’a toujours fasciné dans ses romans. Je sens une certaine proximité avec les questionnements que je traîne d’un livre à l’autre depuis ma première publication. La quête du territoire, celui des origines, celui que l’on choisit et que l’on fait sien selon les hasards de la vie, la filiation avec le passé qu’il faut retrouver, les moments perdus que l’on s’efforce de garder vivants en faisant coïncider ses souvenirs avec le présent. Comme si notre histoire avait des échancrures que nous devons colmater. 

Avec Beau Diable, l’écrivain nous entraîne encore une fois dans un monde où ses personnages portent une blessure qui tarde à guérir. Une plaie qui reste vive et qu’ils secouent de toutes les façons possibles afin de solidifier la suture. Il faut comprendre d’abord ce qui vous a jeté au sol, saisir toutes les dimensions de son vécu avant de se risquer dans une nouvelle aventure, un espace familier qui devient étrange après les grands tourments.

Je me suis attardé sur sa première phrase, son incipit comme on dit, les mots qui permettent de plonger dans le récit qui s’ouvre devant soi. Cette affirmation est souvent une fissure où nous avons peine à nous glisser parce que ça coince partout, que ça fait mal et écorche. 

 

BIG BANG

 

Et j’ai imaginé l’apparition de l’univers. Le vide absolu et une explosion, la lueur du Big Bang et l’espace connu en expansion. «Ça commence par une voix, la mienne, dans le noir. C’est tout ce que ça prend. Puis la lumière se fait doucement pour qu’on puisse tout voir venir et aller, tout entendre se placer.» (p.11)

Je n’ai pu m’empêcher de penser à la Genèse, à cette première phrase qui explique les origines de notre monde. «Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. Or la terre était vague et vide, les ténèbres couvraient l’abîme, l’esprit de Dieu planait sur les eaux.» J’ai remplacé Dieu par conteur et me suis retrouvé devant Caron, prêt à me laisser entraîner dans ses vérités fausses et ses menteries vraies.

Le monde de Beau Diable vit et périt par la voix et les mots. Au commencement était le verbe qui contenait toute chose. Le réel n’existe que par le récit, la narration que l’on en fait et ce fil que le conteur tend entre un événement et un autre pour comprendre sa vie, ses malheurs, ses peines et ses douleurs, pour refaire surface enfin et respirer à pleins poumons.

Le «beau diable» de Caron est un animal étrange qui hante les collines et la forêt où vit François. Une bête à multiples têtes et yeux, des corps qui se divisent et se soudent. Une sorte de chimère qui se transforme et possède le don de la parole, aime particulièrement les effluves du whisky. 

Voilà une magnifique définition du conte, de la légende, du mythe, des personnages fantasmagoriques qui surgissent dans l’univers traditionnel pour apaiser les peurs et les angoisses, confronter l’inconnu et dompter le mal qui gît au cœur des humains. Ce langage qui prend toutes les formes et que nul chasseur ne peut cerner même en ratissant tous les coins de son territoire. Une bête à mots qui mute et se métamorphose pour le plus grand bonheur du conteur, la joie des auditeurs qui acceptent de plonger dans le merveilleux comme dans les pires divagations. Le dompteur de réalité nous guide dans l’enfer de Dante où le mal gît sous toutes ses formes. «Ce bel animal étrange, impossible à capturer. Un qui se sauve de tous les pièges, les contourne, les déjoue, le baptême. Sorte d’aberration enfantée par les bois jamais brûlé qui couvre les vallons du pied de la tour et des alentours.» (p.17)

Cette bête va dans toutes les directions et échappe à tous les traquenards, peu importe les approches et les manœuvres des chasseurs. Elle trouve toujours une manière de se faufiler vers l’horizon que nul ne peut atteindre. 

Bien sûr, il faut effleurer le sol, s’ancrer. Un conte a besoin de racines pour garder contact avec la réalité, pour muter et bondir vers les quatre points cardinaux. 

 

REFUGE

 

François, le conteur, tout comme Alexandre, le personnage de son ouvrage précédent, s’est retiré de la société pour vivre en ermite, près de la cabane qui était autrefois le lieu de travail d’un garde-feu. C’était il y a longtemps, avant l’invention des drones qui surveillent les épinettes boréales maintenant. On construisait des tours ici et là dans la forêt, sur les pics rocheux, des phares en quelque sorte pour voir les fumées de loin, les brasiers qui se multipliaient lors des sécheresses. Le très beau roman de Jocelyne Saucier, Il pleuvait des oiseaux, évoque un terrible incendie qui a ravagé le nord de l’Ontario et une partie de l’Abitibi.

Mon père a travaillé comme garde-feu dans les montagnes de La Doré. Il nous racontait souvent l’histoire de la maman ourse en colère. Je pense qu’il avait attrapé l’un de ses petits. Elle avait chargé et pour lui échapper, il s’était réfugié dans la tour. La bête avait grimpé dans l’échelle jusqu’à mi-hauteur, avait fini par redescendre pour l’attendre en bas. Il avait dû faire appel à des collègues par radio qui étaient venus abattre l’animal et le libérer. Mon père avait eu sa leçon et avait laissé les oursons tranquilles après sa mésaventure. 

 

PAYS

 

Le conteur a perdu sa fille, la grande floune, celle qui n’est jamais revenue de son voyage. Une blessure qui ne guérira jamais. Il y a aussi son ami Jean devenu camionneur, arpenteur de continent, dompteur de routes et de mastodontes qui vit avec sa Mireille qui ne sait enfanter que des petites filles mortes. Nous avons donc Jean et François, les prénoms de l’auteur. Et Vicky qui tente de cerner la réalité en dessinant et en travaillant au restaurant de Madeleine. Un lieu qui se transforme de temps en temps en temple de la parole pour faire place au conteur qui aborde tous les drames et les malheurs avec la dextérité de Beau Diable qui tient du caméléon. 

Tous viennent écouter le magicien raconter ses épreuves et celle de ses proches. Tous s’installent en silence, sirotant un verre de whisky ou une bière, s’accrochent pour contrer leur peur et leur détresse. Avec lui, ils apprivoisent leurs chagrins par le chant, se laissent bercer par cette voix qui prend mille intonations, murmure à l’oreille de ceux qui veulent entendre.

La parole étend un baume sur la douleur, le mal et la perte de ses amours et de ses amis, permet une forme de renaissance par le récit revigoré et transformé. 

Je me suis laissé envoûter, entendant la voix de Jean-François Caron (un très bon lecteur qui vous subjugue) qui m’a entraîné dans tous les recoins de la vie, de la mort et de cette étrange entreprise qu’est la quête du bonheur. Je me suis accroché à ses mots, quand il les place là où ils doivent aller dans son conte. Alors, avec lui, j’ai trouvé l’éclaircie au bout du vallon, dans un pli du terrain, un lieu où un homme et une femme savent se regarder et s’écouter. 

Un très beau récit, vivant, plein de rebondissements, d’images qui nous permettent de nous faufiler entre la parole et le texte, entre le rêve et la réalité, la «détresse et l’enchantement». Caron cherche encore une fois un ancrage à sa vie, à calmer la douleur et la transcender par l’écriture et l'écho de sa voix qui lui répète qu'il est vivant. C’est pourquoi j’ai tant de satisfaction à le lire. C’est comme si je trouvais un écho à tous mes questionnements de souffleur de mots. 

 

CARON JEAN-FRANÇOISBeau Diable, Montréal, Leméac Éditeur, 2022.

 

jeudi 7 juillet 2022

UN LEG QUI BRÛLE LE CORPS ET L’ÂME

LE CHEMIN D’EN HAUT de J.P. Chabot a retenu mon attention pour bien des raisons. D’abord, c’est la première fois que je lis cet écrivain même si c’est le deuxième roman que le Quartanier présente. Il a publié Le livre de bois en 2017. Dans son deuxième opus, il se penche sur une histoire d’héritage, un improbable retour à la campagne. Le narrateur a fui très tôt son milieu pour s’installer en ville. Une virée dans le temps qui ne se fait jamais sans heurts. C’était le sujet de mon premier roman Anna-Belle paru en 1972 où je rentrais (mon passé à peine déguisé) dans mon village après des années d’exil à Montréal. Dans la fiction de Chabot, le fils se retrouve propriétaire de la ferme familiale après la mort accidentelle de ses parents. Il aimerait liquider rapidement le tout avant de retourner à sa vie de citadin. Ce récit nous entraîne dans un monde trouble, délabré et plutôt inquiétant, avec certains personnages qui donnent des frissons dans le dos.

 

J.P. Chabot m’a happé dès sa première phrase. Le narrateur prend la route et roule pendant des heures pour revenir à Rivière-Bleue, un vrai village du Témiscouata. C’est le ton, la musique, la parole qui révèle tout de l’individu. L’impression de me retrouver sur le siège du passager et de devoir subir un flux verbal qui vous pompe l’air. Cela m’a rappelé J’ai mon voyage de Paul Villeneuve. Le personnage part dans une vieille voiture et traverse le Québec pour se rendre à Sept-Îles où une certaine Madeleine l’attend. Tout au long des kilomètres, les souvenirs, les fantasmes, les moments importants de la vie du conducteur refont surface et nous font planer entre le rêve et la réalité. 

«J’avais cru que je planterais la pancarte À VENDRE en avant de la maison pis que ça finirait là. Tout le long en descendant de Montréal, je me voyais la planter, vendre, m’en retourner chez nous un brin moins dans marde. Mais ç’à l’air qu’il m’en manquait des bouts. C’était la première fois que mes parents mouraient. La banque avait tout gelé en attente des papiers. Le processus impliquait la police, le coroner, la notaire, le Directeur de l’état civil, le croque-mort, une poignée d’intermédiaires et quelques témoins. Apparemment que mourir concernait toute la messieutrie. Ça prenait du temps.» (p.15) 

Revenir dans les lieux de son enfance est souvent difficile, brutal même. Je pense à Boréal Tremens de Mathieu Villeneuve qui emprunte un parcours similaire. David Gagnon hérite d’une maison dans le bout de Péribonka au Lac-Saint-Jean. Une plongée fracassante dans un monde qui échappe à toutes les idées préconçues que l’on peut se faire de la campagne et des gens qui l'habitent. Un espace saccagé, des conflits latents, un passé familial que le personnage principal doit empoigner à bras le corps.

Dès les premières pages, le narrateur de Le chemin d’en haut se coltaille avec son vécu et retarde cette plongée dans le temps en flânant au bar, à l’entrée du village. Pour fuir encore une fois sa réalité, par peur de perdre pied certainement. Tout ce qu’il a balancé par-dessus bord en prenant la direction de la ville vient le hanter. On comprend que les relations avec le père ont été conflictuelles, qu’il touche des blessures jamais guéries. Un passé honni et rejeté au plus profond de soi, une plaie vive qui risque de s’ouvrir en poussant la porte de la maison, en avançant dans la cuisine ou en figeant devant un miroir qui lui montre celui qu’il est devenu. Une peur qu’il veut noyer dans un verre, écoutant Sam, une barmaid, qui le bouscule et tente de lui dessiller les yeux.

 

RÉALITÉ

 

Il faut du temps quand on tente de faire le point sur une tranche de vie que l’on a voulu chasser de sa mémoire. «Le bar s’occupait de mes sens. Je m’oubliais. Les soirs se ressemblaient au point que la notion du temps s’embrouillait. Personne va au bar pour autre chose que ça. Y a peut-être juste là qu’on vit vraiment. On se permet d’être les bêtes qu’on est. Personne trouve rien à redire. Sam me servait ma Laurentide, à quoi bon changer. Ça y avait pris une veillée à me cerner, ou à m’imposer mon habitude.» (p.21)

Le fils devra confronter la vérité tôt ou tard. On ne peut fuir éternellement, fermer les yeux et oublier tout ce qui vous lie à un coin de pays, à une maison un peu croche, une forêt que l’on n’ose plus parcourir par crainte d’y croiser des fantômes. La réalité le frappe de plein fouet. Les affaires plus ou moins louches du paternel, la maladie de sa mère et son alcoolisme, le travail abrutissant pour une compagnie qui contrôle tout. La population rêve, plie l’échine, grogne, tente de secouer ce joug au moment du festival du Bootlegger (la fête existe vraiment à Rivière-Bleue) où l’on s’arrache au quotidien pour se moquer des lois et des convenances. 

Dans ce bar, ce non-lieu, le fils s’accroche à un fil et doit reconsidérer la mort de ses parents, sa situation de nouveau père, sa vie insignifiante. Une plongée dans ses souvenirs et l’enfance, une sorte de mise au point pour savoir qui il est. «Tu te fais une raison. Vieillir, c’est une trahison. Le temps te passe à travers. Il te durcit les poumons, le dos. Les traits. Tu feras jamais la paix avec ton corps. Toute ta vie, t’as travaillé debout, t’as pus d’équilibre. Juste te pencher, tu rases tomber. Pis quand tu tombes pour vrai, tes bleus partent pus, ça prend des mois. T’as de la vieille peau, de la vieille chair. Un moment donné, t’es même pas capable de te laver les pieds. T’as peur, t’avais pas vu ça venir.» (p.112)

 

ARRÊT

 

Ces fulgurances m’ont laissé un peu étourdi, incapable de poursuivre ma lecture. J’ai dû revenir souvent sur certains paragraphes pour en saisir toute la quintessence et la pertinence. Nous n’échappons jamais à notre passé et à l’album familial. Il faut y plonger tôt ou tard, trier, partager, se réconcilier avec soi et nos parents. 

Le narrateur finira par comprendre sa mère et son père. Cette noyade dans les eaux du lac lors d’une randonnée en motoneige reste une tragédie, un drame, mais peut-être aussi une grande histoire d’amour. 

Un roman qui nous entraîne dans un monde délabré, à l’image de cette planète que nous avons saccagée avec nos rêves de richesses. J.P. Chabot atteint des apothéoses qui laissent sans voix. «J’avais peur que des animaux partent avec notre capsule temporelle, je l’avais déterrée pour enlever les céréales. J’avais pas pu m’empêcher de regarder son papier. Il était blanc. J’avais pensé qu’on partageait cette joie-là. Steph avait mal. Lajoie cache souvent la détresse. Je l’ai sentie monter. J’ai compris que la fierté, quand tu la consommes trop vite, c’est la honte qui dit pas son nom. J’y en ai jamais parlé.» (p.168)

Une fiction sans compromis qui confronte l’amour, la mort, la maladie qui vous casse, le corps qui se défait, le travail qui rend impotent et aussi inutile qu’une vieille paire de bottes. C’est magnifique de justesse et d’intensité, de force et de souffrance. Une langue crue et frétillante que l’on goûte à petites gorgées pour en savourer toutes les subtilités et les arômes. C’est la puissance de ce récit qui prend des allures de descente aux enfers avant de revenir à la surface, plus lucide et peut-être en paix avec sa propre histoire et son passé, si médiocre soit-il.

 

CHABOT J. PLe chemin d’en haut, Montréal, Le Quartanier, 2022.

 

https://lequartanier.com/parution/610/j-p-chabot-le-chemin-d