jeudi 21 avril 2022

ROBERT JOHNSON VIENT HANTER HERVÉ GAGNON

ÇA FAIT UN CERTAIN TEMPS que je n’ai pas lu un roman d’Hervé Gagnon. Pas qu’il se laisse oublier. Cet écrivain publie à un rythme qui donne le vertige, comme s’il avait passé un contrat avec le diable pour connaître la célébrité. Je l’ai croisé lors d’un événement du Salon du livre du Saguenay–Lac-Saint-Jean en septembre, au lancement de son ouvrage. Crossroads, la dernière chanson de Robert Johnson. Avec en prime, ce soir-là, un concert de Steve Hill qui a interprété plusieurs succès de ce musicien légendaire. Hill, survolté, est un magicien avec sa guitare. Il nous a entraînés aux États-Unis, dans le delta du Mississippi, dans une nuit chaude où ça levait le coude et dansait jusqu’aux premières lueurs du jour. C’est là que j’ai découvert que Gagnon aime le blues depuis toujours et touche la guitare à ses heures. Oui, la littérature nous pousse dans des sentiers étonnants.


 

J’étais un peu en terrain connu avec Robert Johnson. J’ai lu la biographie de Jonathan Gaudette, un ouvrage bien étoffé de 344 pages avec grand plaisir. J’en ai parlé dans une chronique en 2020. J’écoute souvent les compositions et le jeu fascinant de ce guitariste, et ce depuis des années. Ce musicien est décédé trop jeune, après avoir enregistré 29 chansons en deux sessions. Cela se faisait rapidement alors et le chanteur était payé une centaine de dollars. Pas question de toucher des droits d’auteur comme maintenant. 

On sait peu de choses de lui, sauf des légendes et des mythes qui entourent sa vie. Ces troubadours allaient d’une ville à l’autre, jouant, buvant et faisant danser les gens après une semaine de travaux quasi forcés dans les plantations de coton. Nous sortions à peine de la terrible période de l’esclavage au début du siècle dernier. L’une des fables veut que Johnson ait signé un pacte avec le diable. Il semble que c’était souvent le cas avec ces musiciens qui cherchaient la plus grande dextérité et la célébrité. D’autant plus que tous interprétaient un genre musical honni par les prédicateurs et la bonne société blanche. Ce contrat se concluait toujours pendant une nuit noire, à la croisée des chemins, un lieu où Belzébuth lui-même tenait ses quartiers et effectuait le commerce des âmes. Les pasteurs parlaient de la musique du diable à toutes les rencontres du dimanche et contribuaient peut-être à populariser ces chansons destinées à faire danser les gens avant tout. 

Il n’y a pas à pavoiser. Le curé de mon village a longtemps interdit la musique et la danse lors des fêtes familiales. Et ceux qui faisaient fi de ces directives étaient pointés du doigt par le curé Gaudiose, à la grand-messe. Danser, c’était ouvrir la porte de l’enfer et les rebelles devaient tout avouer dans le confessionnal pour échapper à la géhenne. Ils risquaient même de se voir refuser l’absolution par un prêtre toujours vindicatif, s’ils récidivaient.

J’aime le blues et écoute la radio de Radio-Canada tous les vendredis soir où on donne un peu d’espace à ces voix si envoûtantes et parfois lointaines. J’y ai vécu des moments fabuleux où le démon marquait le rythme en tapant des mains. 

Pourtant je n’attendais pas l’écrivain dans ces parages, même si Hervé Gagnon s’est souvent intéressé aux mythes et aux légendes dans ses sagas. Avec Robert Johnson, il ne pouvait qu’étonner. Bien des rumeurs ont circulé concernant une trentième chanson du musicien. Et son commerce avec le diable, les chants, son penchant pour l’alcool, ses multiples conquêtes féminines font aussi fantasmer.

 

HISTOIRE

 

Donald Kane est historien, passionné de blues, guitariste amateur. On dirait le double d’Hervé Gagnon. Et Virginia Craft, une anthropologue, est descendante des esclaves afro-américains, spécialiste de la culture populaire du Sud des États-Unis. Une centenaire lègue une étrange boîte aux deux enseignants, des objets qui auraient appartenu à Robert Johnson.

 

Puis, sans prévenir, Simone Jackson était entrée dans sa vie. Dans sa lettre, la vieille dame affirmait qu’elle détenait des effets personnels de Robert Johnson, et qu’elle souhaitait les confier à quelqu’un avant de quitter ce monde. Elle prenait la peine d’ajouter qu’il ne devait parler à personne de cette rencontre, et qu’il devait s’adjoindre la collaboration de Miss Virginia Craft, professeure d’anthropologie à l’Université de Memphis. (p.27)

 

La suite du roman de Gagnon devient une véritable épopée. La bête rôde. Le guitariste et le diable ont signé un pacte. Ce dernier attend son dû même si Robert Johnson a réussi à retarder la livraison de son âme. Et si la trentième chanson existait. Le démon ne lâche pas le morceau et l’héritage de Simone Jackson entraîne toute une série d’incidents étranges. Des musiciens de blues connaissent des morts affreuses. La malédiction opère et le Malin œuvre dans l’ombre, peu pressé parce que le temps ne pèse guère pour lui. Il possède l’éternité dans les poches de son grand manteau qui sent le soufre, toujours selon les rumeurs. Ce qui compte c’est que le pacte soit respecté. 

 

RELIQUES

 

Bien sûr, les deux enseignants mettent la main sur des reliques et le texte de la trentième chanson. Une fortune pour les collectionneurs et les spécialistes. Des objets étranges : deux pics du musicien, un bout de doigt desséché, des talismans et le plus important, un carnet.

 

Tandis qu’il admirait ses trouvailles, Virginia extirpa le dernier élément enveloppé dans la boîte. Cette fois, le mouchoir protégeait un calepin noir d’environ huit pouces sur six, à la couverture de carton épais usée, tachée et écornée, qui avait manifestement beaucoup vécu. Elle caressa doucement le nom tracé à la mine de plomb et encore bien visible. Robert L. Johnson. Ils échangèrent un regard ému. Avec révérence, elle ouvrit la couverture. (p.87)

 

Ce legs déclenche une suite d’événements imprévisibles. Certains veulent ces objets et ne reculeront devant rien pour se les approprier. 

Oui, il y a des morts, des retournements, des rencontres étourdissantes et des malédictions. Des moments d’amour aussi malgré les maléfices et la magie du hoodoo. J’en ai eu le vertige. L’écrivain ne nous laisse jamais un instant de répit. Il a toutes les audaces et nous plonge dans la sorcellerie, les sorts jetés et les anathèmes qui se transmettent de génération en génération. 

 

FASCINATION

 

Gagnon multiplie les fausses pistes jusqu’à la fin de cette aventure étrange qui s’appuie sur les paroles des chansons de Johnson et les idées de l’époque. Tout devient plausible. C’est particulièrement documenté et solide. C’est ce qui importe. Et avec la musique en plus, toujours là. Elle vient vous posséder et vous emporter, avec les chants du guitariste qui arrivent comme des mantras. 

Des personnages qui sortent de l’ordinaire comme Cornélia Craft, née Wilson, qui en sait long sur le diable et ses manœuvres. Elle est de la famille de Virginia, bien sûr. Nous voilà dans les hantises de l’humain qui a souvent pactisé avec le côté obscur de son âme tout comme avec la lumière que l’on associe à Dieu. 

Hervé Gagnon garde le tempo, comme un grand bluesman qui envoûte et nous entraîne là où il le veut bien. C’est à couper le souffle et il est impossible de résister à Craft et Kane. 

Enfin, cet infatigable vient de publier un autre roman qui risque de retenir mon attention. Il se faufile cette fois dans le monde de la Corriveau, un personnage célèbre du Québec, propre encore une fois à toutes les légendes et les mythes. Oui, Hervé Gagnon est un diable d’écrivain. 

 

GAGNON HERVÉCrossroads, la dernière chanson de Robert Johnson, Éditions Hugo, 536 pages, 32,95 $.

mardi 12 avril 2022

L’AVENIR DE LA LANGUE AU QUÉBEC INQUIÈTE


 Lilou Roy-Lanouette

Je suis calme, patient, trop parfois, confiant que le temps arrange les choses. Je reste optimiste, malgré l’état de la planète, les changements climatiques et les migrations massives. Un peu inquiet cependant avec la démocratie mise en péril aux États-Unis par les sbires de Donald Trump. Et que dire des succès de Marine Le Pen en France? Oui, Éric Duhaime qui grimpe dans les intentions de vote, me donne des frissons. Patient, mais souvent perplexe lorsque je lève la tête, oublie mes lectures et mes écrits pour tendre l’oreille. J’écoute régulièrement la radio ou encore m’attarde devant le téléviseur pour voir et entendre ce qui surnage entre les messages publicitaires? Un fait : j’ai de plus en plus de mal à comprendre ce que les chanteurs gazouillent et ce que les comédiens murmurent en devenant un personnage. Et ce autant du côté des hommes et des femmes.

 

J’ai toujours aimé la musique populaire, celle qui a été si importante dans les années 1970. Les chanteurs et chanteuses étaient de toutes nos revendications alors. Souvenez-vous de l’élection du Parti québécois en 1976, des vedettes qui animaient les congrès et les grands rassemblements, des textes qui bousculaient. Je pense à Jacques Michel, Pauline Julien, Octobre. 

La liste est longue.

Depuis l’achat de mon premier disque, un vinyle de Renée Claude en 1966, il y en a eu beaucoup d’autres. Le dernier qui fait mes délices : Richard Séguin, Retour à Walden. J’ai toujours suivi la chanson d’ici. Séguin me donne envie de m’enfuir dans une forêt d’épinettes, de me réfugier au bord d’un ruisseau, dans une cabane en bois rond. Loin de tout pour oublier le mal de ventre de la calotte glaciaire, la démence et les boucheries que vivent les Ukrainiens. S’isoler avec quelques bons livres, et des rames de papier pour écrire dans la splendeur du matin. Pas d’humains à des kilomètres. Avec dans la fenêtre, un lac qui miroite. Sur ma longue galerie, je pourrais contempler le flanc de la montagne, surveiller des écureuils bavards et un renard discret. Peut-être aussi que j’aurais comme voisinage un orignal ou encore un ours sympathique et un brin grognon. 

J’aime Marie-Nicole Lemieux, Julie Boulianne et Marie-Ève Munger. Je suis curieux de tout et friand des expériences qu’elles me proposent. J’adore les surprises et les mondes étranges qui me sont offerts. Quelle découverte que Diane Dufresne et sa voix capable de toutes les extravagances, quel incroyable voyage que d’assister à l’un de ses spectacles!

Bien sûr, j’ai écouté, des centaines de fois, Beau Dommage, Harmonium, Maneige, Pierre Flynn et Paul Piché. J’ai suivi Claude Dubois, Monique Leyrac et Louise Forestier. Ces voix m’ont accompagné pendant des décennies. Le son du Québec, c’était et c’est important. 

 

AVENIR

 

La question de l’avenir du français revient souvent dans les manchettes. Montréal s’anglicise. Des signes inquiètent! Que faire sinon prendre le français à bras-le-corps? L’imposer dans les entreprises et maisons d’enseignement, en faire la langue de tous les résidents du Québec qui ressemblent de plus en plus à une courtepointe belle de mille retailles. 

Après tout, le français, c’est mon terreau et ma matière. Je la secoue cette langue tous les jours, la triture dans mes chroniques ou mes fictions, la bouscule et l’entends autour de moi. C’est ce qui constitue ma pensée et mon mode d’expression, mon équilibre dans la vie. 

 

«La langue, c’est le génie d’un peuple, c’est la musique exclusive qui porte à rêver et réaliser grand, à rêver et réaliser fier, à rêver et réaliser beau. Quand ce n’est pas sa langue qui se parle, ça donne ce qui arrive avec les Canadiens de Montréal : on devient des traducteurs… et le sort des traducteurs c’est de finir par se traduire qui, selon son étymologie ancienne, signifie “se trahir”.»

                         Victor-Lévy Beaulieu, La vieille dame de Saint-Pétersbourg.

 

RELÈVE

 

Je m’intéresse aussi à la relève. Mais souvent, j’ai beau tendre l’oreille, je ne comprends plus les textes des chansons. Et je ne suis pas sourd, même si je prends de l’âge. Les paroles, ça reste essentiel. Une composition de Gilbert Langevin, de Jean-Pierre Ferland, un Claude Dubois, c’est un monde. En utilisant une langue, un chanteur ou une chanteuse présente sa vision de la société, se penche sur un événement ou un moment qui vient vous secouer. Avec les récents visages, j’ai beau monter le son à en faire trembler les vitres, je ne saisis rien. Beaucoup de nouvelles vedettes sont frappées d’un mal étrange : le bafouillage. Elles gazouillent, mâchouillent, marmonnent, susurrent, baragouinent, murmurent, balbutient au point de devenir inaudibles. Je n’écoute presque jamais En direct de l’univers, parce que les invités paraissent gangrenés par l’anglais. Tous ont baigné dans les langes de Shakespeare, depuis leur premier biberon, semble-t-il.

Je suis fatigant avec ça, me demande tout le temps dans quelle langue ils chantent. Je pense à Cœur de pirate, Safia Nolin, Marie-Pierre Arthur. Même Louis-Jean Cormier est touché. Je suis sorti au milieu de son spectacle à Tadoussac il y a quelques années, n’en pouvant plus. Une musique d’enfer dans l’église, à faire trembler les statues et tous les saints du ciel, des textes totalement inaudibles. Pourtant, quand il abandonne sa quincaillerie et qu’il se présente seul avec sa guitare, je l’aime bien. Tout comme Klô Pelgag. Cette chanteuse me semble intéressante, mais je ne saisis qu’un mot ici et là en tendant l’oreille. Qu’ont-ils tous à babiller comme des marmottes, à s’égarer dans un long sifflement? Plusieurs diront que c’est peut-être l’influence de l’anglais! Nous avons perdu l’habitude de comprendre les paroles d’une chanson en écoutant les vedettes américaines. 

 

CINÉMA

 

Je m’efforce de découvrir les nouveautés québécoises au cinéma. Là aussi, le mal se répand. De plus en plus, les comédiens et les comédiennes parlent mou. J’en suis rendu à souhaiter des sous-titres, comme à Occupation double

Dernièrement, j’ai décidé de revoir Jouliks, un film de Mariloup Wolfe, un drame d’amour et de passion, de famille et d’enfance trouble. Malheureusement, la jeune Lilou Roy-Lanouette (elle fait la narration) est incompréhensible. Elle doit avoir sept ans. Je l’ai appris dans la publication de l’œuvre théâtrale de Marie-Christine Lê-Huu.

Confier un tel texte à une fillette est une mission quasi impossible. J’ai lu des monologues magnifiques, perturbants quand on prend la peine de s’y attarder. Au visionnement du film, tout m’avait échappé. Heureusement que les adultes articulent, sinon… La production est gâchée à cause de ce marmottage.

Que s’est-il passé? Pourquoi a-t-on choisi d’avaler ses mots et de marmonner sur la scène et au cinéma, dans la chanson comme à la télévision? Malheureusement, même dans la vraie vie, je demande souvent de répéter dans les magasins et les endroits publics, parce que je ne comprends pas. Ça sort dru, aigu, en logorrhées qui filent à une vitesse vertigineuse ou il ne semble plus y avoir un point de suspension ou encore une virgule pour reprendre son souffle.

 

MENACE

 

Le français n’est plus chez lui sur les trottoirs de Montréal. Je l’ai souvent constaté dans le métro, entre les stations Laurier et Henri-Bourassa. Mais ce n’est pas le pire. La corrosion de la langue parlée, les mots que l’on mastique comme de la gomme baloune, ça se répand partout sur le territoire! On marmonne à Québec, à Saguenay ou à Saint-Henri-de-Taillon.

Je suis aussi un fidèle de Stanley Péan, le soir, à Radio-Canada. Je n’ai presque pas raté une journée de Quand le jazz est là depuis qu’il est à «la barre de son émission» comme il le répète. Il invite souvent des musiciens articulés et pertinents. Pourtant, leurs compositions ont toujours des titres anglais. Notre langue est-elle interdite dans le monde de Robert Johnson?

Plus, les citations anglaises ne cessent d’augmenter dans nos œuvres de fictions, sans qu’on prenne la peine d’en faire la traduction. C’est pour la modernité, la diversité, l’inclusion, semble-t-il.

Sûr que le temps arrange tout, en bien ou en mal, mais là j’avoue que je suis inquiet. Bien pire, je n’acquiers plus de CD. (Oui, je suis de ceux qui refusent le vol organisé sur Internet.) Je n’achète presque plus rien. Je n’endure plus le baragouin. Je veux entendre les paroles et les textes. Les nouveaux chanteurs et chanteuses ont-ils des choses à dire

Heureusement, il y a Luc De Larochellière, sa Rapsodie lavalloise. Il utilise une langue qui m’est familière et que j’aime et que je comprends. Ça me rassure un tout petit peu. Pierre Lapointe aussi, même si la magie de ses débuts semble du passé maintenant. Et un Jean Leloup toujours étonnant.

 

Lê-Huu Marie-Christine, Jouliks, Éditions Lansman, Manage Belgique, 2005.

Beaulieu Victor-Lévy, La vieille dame de Saint-Pétersbourg, Trois-Pistoles, Éditions Trois-Pistoles, 2021.

 

UNE VERSION DE CETTE CHRONIQUE A PARU DANS LETTRES QUÉBÉCOISES, no 187, mars 2022.

mercredi 6 avril 2022

LA VIE MALGRÉ TOUTES LES FOLIES DES HUMAINS



MONIQUE PROULX PRÉSENTE un nouveau roman, son huitième ouvrage. C’est un événement et toujours un grand bonheur de lecture pour moi. Enlève la nuit vient comme une suite à Ce qu’il reste de moi paru en 2015. Voici ce que j’écrivais alors : «Ce qu’il reste de moi, c’est l’esprit de Jeanne Mance, l’amour des autres, le dévouement, le désir de connaître l’éclopé, le démuni pour l’aider à être mieux dans sa vie.» La pensée des fondateurs de Montréal, le rêve mystique et une compassion pour ses semblables, l’accueil de l’étranger, de la différence et une générosité de tous les instants pour soigner les corps et l’âme certainement. Nous croisons Gabrielle qui enseigne le français aux arrivants et Markus Cohen qui a fui sa communauté pour plonger dans le « Frais Monde» comme il dit. Le voilà dans Montréal, combattant le découragement et le désespoir. Un homme le sauvera et ce sera le début d’une longue route où il trouvera sa place en s’engageant dans le soutien des démunis, retrouvant ainsi l’esprit des pionniers et de ces croyants venus de France en 1642 pour créer une cité nouvelle, une société reposant sur l’entraide et le partage.  


 

Monique Proulx a eu le génie de montrer les villes qui existent dans Montréal, ces «pays» qui cohabitent dans la métropole, des groupes qui nichent les uns à côté des autres sans se connaître et sans se parler. Markus, après avoir quitté sa mère qui vit recluse dans son quartier, ne s’éloignant jamais de sa maison, découvre un milieu différent. Il doit apprendre le français que les Juifs boudent même s’ils sont nés à Montréal, se trouve parmi ceux et celles venus d’ailleurs qui cherchent un moyen de comprendre leur lieu d’atterrissage. 

Avec un peu d’argent «emprunté» à sa mère, le voilà errant dans cette ville dont il ignore les usages et les coutumes. Perdu, désorienté, ne pouvant plus se fier à ses références, il se retrouve à la soupe populaire. Ce sera sa planche de salut, le point de départ dans ce Nouveau Monde. Il devra se retrousser les manches, ne jamais rechigner devant l’effort et tout faire pour se débrouiller dans cette société dont il a du mal à comprendre les codes et les façons d’agir. Et il y a cet écrivain, l’homme au foulard jaune, un personnage mystérieux qui l’inspire et le pousse à se battre pour se faire une vie, approcher peut-être l’une de ces «Mignonnes» si belles et si attirantes pour satisfaire son besoin d’amour et de tendresse. 

 

Je ne peux même pas vous dire quoi. Mais quand j’ai relevé la tête pour remercier celle qui venait de faire tomber une purée grise dans mon assiette, toute la tablée dépareillée m’est entrée dans l’œil. Et n’a plus voulu en ressortir. J’ai vu la communauté d’étrangers forcés de se coller ensemble, meurtris, tatoués, délabrés grisonnants, mais aussi jeunes aux cheveux hirsutes exprès et aux anneaux dans le nez. J’ai vu la communauté d’êtres complètement seuls. Et j’en étais. (p.21)

 

Vous savez maintenant pourquoi il m’a fallu quelques pages pour me familiariser avec l’écriture de Monique Proulx qui a choisi de suivre Markus qui apprend le français et, possède sa manière particulière de s’exprimer et de dire ce qu’il ressent. Une langue métissée, différente, fascinante et belle comme un vent chargé des fragrances du lilas qui vous coupe le souffle et vous donne des poussées du bonheur quand vient le temps du mois de mai.

 

SUITE

 

Nous sommes dans un univers dur et sans pitié, une ville où les quartiers deviennent des refuges qu’on ne déserte presque jamais. Qui s’approche des éclopés qui mendient sur les trottoirs, qui montent le guet à la porte d’un café ou près d’une station de métro? Ces gens d’ici, du Grand Nord par exemple, ces déracinés échappés d’un autre monde comme Charlie Putulik, un Inuit qui campe sur les flancs du Mont-Royal pour retrouver un peu l’espace et le ciel de son pays qu’il a dû fuir pour toutes les mauvaises raisons imaginables. 

Le travail que Jeanne-Mance faisait auprès des démunis continue 400 ans plus tard pour constituer une société normale qui s’occupe de ses citoyens et prend soin de ses éclopés qui errent et demandent juste un peu d’attention et de nourriture.

 

LE FOND DU BARIL

 

Markus ne peut descendre plus bas. La tentation d’en finir est forte parce que le défi est tellement important, si souffrant. Pourtant il suffit d’un geste, d’un regard pour que tout change et devienne possible. Le rêve l’attend, là, sur un coin de rue.

 

Ce soir-là d’il y a maintenant plus de deux ans, je m’en allais mourir. Est-ce qu’il neigeait?... Quelque chose de mouillé et d’éternel me traversait de part en part, sans mot assez fort pour le nommer. Faim et Froid, les deux frères jumeaux, me tenaient par le bras depuis des semaines et avaient éteint toute ma flamme. J’avais la journée, et celle d’avant, et celle d’avant-avant, à reluquer avec envie les piments rouges pourtant dégoûtants des vitrines, flottant dans des liquides épais, à arracher en pensée les sandwichs que des garçons de mon âge grignotaient dans la rue, à dénicher comme un chien des os entourés de viande dans les poubelles près du comptoir de poulet grillé, et à entrevoir la nuit suivante, et toutes les autres d’ensuite, dans la tente puante de celui qui m’hébergeait après m’avoir volé tout ce que j’avais. (p.8)

 

Markus trouvera sa voie, grâce au geste de cet écrivain qui le hante et reste une sorte d’ange qui vient et va pour lui indiquer la direction et lui permettre de se faire une place dans un monde tout nouveau et tellement ancien. Certains y arrivent difficilement, doivent se prostituer pour survivre, faire de son corps et de son âme l’objet que l’on monnaye dans la plus terrible et féroce dépossession. Bien sûr, on peut se procurer pas mal d’argent en agissant ainsi, mais c’est le commencement et la fin de son moi, de cet être qui se réfugie tout au fond de soi et qu’il faut protéger. Abbie ne pourra s’en sortir.

Un roman magnifique qui m’a littéralement envoûté par la musique de la langue qui souffle comme une brise printanière sur la ville, ce regard qui remet tout en question sans avoir l’air d’y toucher. Markus découvre Montréal, ses richesses, ses beautés et ses laideurs, garde la foi des migrants qui croient qu’il est possible de refaire sa vie dans la communauté en s’intégrant. Il aime ce monde, plus que tout, malgré le matérialisme et la soif de l’argent, cette quête absurde qui fait oublier l’amitié et la compréhension de l’autre. 

 

QUESTION DE SOCIÉTÉ

 

Sans avoir l’air d’y toucher, Monique Proulx effleure les grandes secousses telluriques qui ébranlent la société du Québec. La place des émigrants, l’espace qui leur est fait, le travail qui n’est pas évident quand on ne réussit pas à se débrouiller dans le langage du nouveau pays, des efforts terribles à faire pour se trouver un lieu où vivre normalement. 

Et ces biens nantis qui, sans trop le vouloir, profite des arrivants qui se débattent de toutes les manières possibles pour se faire un milieu de vie. 

Quel souffle, quelle langue et quelle compassion comme c’est toujours le cas dans les romans de Monique ProulxEnlève la nuit m'a bouleversé. Et le jeune Markus, un prophète des temps modernes, découvre sa mission en donnant, en tentant d’aider tous ceux qui circulent dans les rues en quête d’une ombre ou d’une présence, d’un appartement où ils peuvent devenir des êtres humains qui ont leur place et un petit coin pour le rêve. 

 

Ce matin, j’ai trouvé si vaillant le Frais Monde, tous debout sous le soleil même quand il y a des nuages, encaissant les coups durs en rouspétant et en sacrant, mais en se relevant tous de même, effrontés et fragiles comme des petits oiseaux qui se prendraient pour des avions. Partout en me rendant au travail, vélos véloces et autos impatientes, et à pied des jambes pressées surmontées de têtes déjà emboulotées qui s’étourdissent un moment sur leur petit phone, désastres ambulants partout aurait dit Abbie, mais moi je voyais : petits seigneurs de guerre s’en allant tous au combat, leur courage au poing. (p.342)

 

Un regard qui nous approche de la beauté du monde et de tout ce qui respire malgré toutes les atrocités. Il suffit d’avoir des yeux pour découvrir autre chose que l’horreur, les délires des armes et les massacres qui dépassent l’entendement en Ukraine où des hommes et des femmes ne demandent qu’à être et à profiter du printemps peut-être qui ne saurait nous bouder indéfiniment. Ces frères et ces sœurs qui vont venir dans nos villes pour trouver un lit, manger, rêver et redevenir tout simplement des vivants.

Un souffle, un élan d’espérance que ce roman et un pari sur l’espèce humaine, en sa capacité de résilience, malgré toutes les dérives et les folies qui ne cessent de nous bousculer. Monique Proulx continue son travail exigeant et nécessaire avec une aisance et une élégance remarquables.

 

PROULX MONIQUEEnlève la nuit, Éditions du Boréal, 252 pages, 29,95 $.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/monique-proulx-11253.html

mercredi 30 mars 2022

PARTIR COURIR AVEC MON BON AMI GUY MÉNARD

JE CONNAIS GUY MÉNARD depuis fort longtemps et je ne pensais jamais voir son nom sur la page couverture d’un volume. La vie nous réserve des surprises et des belles. Il vient de publier Parti courir, un ensemble de chroniques qu’il a d’abord diffusées sur Facebook. J’en avais lu quelques-unes ici et là, mais les découvrir dans un vrai livre, c’est vivre des moments de bonheur. Je suis devenu accroc à ces textes qui racontent ce qui se passe dans la tête de Guy Ménard lorsqu’il flotte sur l’asphalte en bondissant sur ses espadrilles, longeant la rivière Richelieu. Les coureurs ont des habitudes dont ils ne dérogent guère. Je le sais. Je pratique ce sport depuis plus de quarante ans et j’ai pas mal de kilomètres dans le jarret. La folle du logis, quand on a trouvé sa cadence, son confort respiratoire, peut faire des sprints. Il y a aussi des rencontres, des surprises et surtout de longs moments de méditation où l’on peut régler tous les problèmes du monde. Oui, certainement. Si Poutine allait courir un dix kilomètres, dans les rues de Marioupol, avec le résistant Zelensky, il comprendrait certaines choses. 



Je connais Guy Ménard depuis l’époque où un petit groupe s’était mobilisé pour sauver le Salon du livre du Saguenay–Lac-Saint-Jean qui était terriblement enrhumé, aux prises avec des virus. Je pense bien que c’est Gérard Pourcel qui avait réuni tout ce monde. Guy est devenu notre président. Un grand lecteur, un amoureux des livres et un ami de «la chose littéraire». Que nous avons eu du plaisir à remettre cet événement sur ses rails pour en faire un succès.  Il a fallu quelques années pour requinquer le rendez-vous des curieux et en faire un modèle avec ses prix et ses concours pour les jeunes lecteurs. 

Guy a migré en ville et je le rencontrais ici et là, dans les salons du livre, bien sûr. C’est l’un de mes fidèles lecteurs et il pourrait être le président de mon fan-club. Nous sommes même allés ensemble à Saint-Étienne en France (une délégation officielle) pour participer à une fête du livre qui nous a laissés ébaubis. Nous y avons aussi croisé une certaine Denise Bombardier qui refusait de s’acoquiner aux Québécois que nous étions et qui était repartie vers Paris plutôt que de partager un stand avec nous, les inconnus de la périphérie. 

 

CHRONIQUES

 

Il faudrait bien que je m’attarde aux chroniques de Guy, à ce livre où on le voit en extase sur la photo de la page couverture, sous la pluie. Oui, nous pouvons vivre une forme d’illumination sous la pluie chaude de juillet. C’est sous une bruine caressante que j’ai couru mon meilleur marathon, à Ottawa, bien avant que les camions n’envahissent la ville. À défaut du diésel alors, ça sentait la sueur et le shoe-claque. Mon record absolu sur cette distance de 42,2 kilomètres : 2 h 33 minutes et 13 secondes. Les treize dernières secondes ont été un enfer.

Parti courir regroupe 77 chroniques qui débutent toute par une même phrase pour se donner une poussée qui provoque la foulée et le mouvement perpétuel, le «petit pas de l’humanité». Des textes qui s’échelonnent entre le 18 mars 2020 et le 25 octobre 2021. Oui, pendant ces mois où nous avons expérimenté une allure d’hibernation et des activités de solitaire. Je «est devenu loin de l’autre» alors, pour parodier Rimbaud, un grand joggeur devant l’éternel. Le confinement, disait-on, l’aventure masquée et les mains savonneuses. 

Une période où Guy a décidé de se remettre en forme après avoir souffert d’un cancer que je ne connaissais pas. Le myélome multiple. Une bibitte fatigante où il a dû subir une opération qui laisse des traces. Je savais Guy sportif. Un excellent joueur de hockey et un cycliste (il a fait le défi Pierre Lajoie). Et le voilà en maillot sans trop prévoir où ses espadrilles pouvaient le mener.

 

Je m’amuse à dire que mes chroniques, qui commencent toujours par «Je suis parti courir», parlent de tout… sauf de course. La course sert de prétexte pour raconter des histoires. Celles des autres, celles que j’invente et aussi, parfois, la mienne, celle de quelqu’un qui a décidé que le myélome multiple ne serait pas la seule définition de ce qu’il est. (p.16)

 

Guy est un coureur citadin. Je suis un coureur des bois et nos rencontres ne sont pas du même type. Je suis du genre à saluer le porc-épic, la moufette, le renard, des lièvres qui m’accompagnent dans mes sprints, les familles de perdrix, le tétras des savanes toujours un peu belliqueux, un orignal, mais pas souvent. 

Si Guy a dû affronter Jean-Paul le chat irascible, j’ai dû confronter deux pitbulls dans le rang Saint-Benoît à Jonquière. Je ne sais qui était le plus dangereux cependant. Ces chiens ou ce monsieur Brassard qui sortait sur sa galerie pour m’invectiver quand il me voyait approcher. Après tout, les pitbulls étaient plutôt sympathiques à côté de cet homme. Sans compter le frappe à bord de la longue lignée des frappes à bord qui m’escortait tout au long d’un dix kilomètres en forêt. 

 

RENCONTRES

 

Guy croise des gens, des coureurs, une petite fille qui file comme une gazelle, un pêcheur, s’attarde à des choses particulières. Ce panneau près de la rivière Richelieu qui intrigue le curieux. COVID, vous vous rappelez. Un geste humain, touchant et terriblement émouvant. Tout est possible quand on sillonne le monde. 

 

Peint avec soin sur le panneau, sur fond blanc, un grand cœur rouge et un message : «Papa, Maman, XXX». Pourquoi là? Parce qu’en face, de l’autre côté de la rivière, il y a la Villa Belle-Rivière de Richelieu, une résidence pour personnes âgées. (p.23)


Voilà, je suis parti courir avec Guy plus de 70 fois. J’ai ri, j’ai été ému, j’ai découvert celui que je connaissais, son humour, son regard perspicace, le bon vivant, l’amoureux des gens et des bêtes. En fait, j’aurais pu lire une chronique et reprendre mon souffle, faire durer le plaisir, mais non. Je ne pouvais plus m’arrêter et c’est un ultramarathon que j’ai fait avec mon ami, bondissant d’un texte à l’autre, traversant la planète pandémie. 

Une plongée dans la vie de ce lecteur, de cet amoureux des vieilles voitures anglaises (une surprise), des matins chauds et des jours plus tendre en automne. On le suit, on fraternise pendant un temps, apprenant juste ce qu’il faut de sa vie, de ses souvenirs à Chambord où il est né, de certaines rencontres mémorables, de la vie dans tout ce qu’elle a de beau et d’exaltant. C’est une bouffée d’air frais que ces chroniques et j’en aurais voulu encore. J’espère qu’il y aura un Parti courir tome 2. Il devra organiser alors une belle petite course le long du Richelieu avec des centaines de lecteurs pour lancer l’ouvrage. 

Un bel humain que mon ami Guy, sensible aux autres et à ces petites choses qui font la vie. À noter que tous les profits de la vente de son volume vont à la Chaire Myélome Canada de l’Hôpital Maisonneuve Rosemont. Ça dit tout. Un livre qui fait du bien et qui guérit de la pandémie, juré.

 

MÉNARD GUYParti courir, Éditions VICTOR ET ANAÏS, 282 pages, 27,95 $.


https://victoretanais.com/collections/nos-livres-jeunesses-et-adultes/products/parti-courir-chroniques-pandemiques?fbclid=IwAR3qbR-oQd5pXbr5JDPwmQuklORgIBTGyl5RbGIdlUWYAyeF6QPEG1EUyFo

mercredi 23 mars 2022

LA MISSION ET LES LUTTES D’ISABELLE RIMBAUD

ARTHUR RIMBAUD EST une figure connue du monde littéraire. L’auteur d’Une saison en enfer a marqué les imaginaires et sa vie aura fasciné bien des lecteurs et des spécialistes. Même que j’ai dans la tête la superbe version des Poètes de sept ans qu’a faite Léo Ferré. Un texte terrible et une musique poignante qui donnent la chair de poule. Si nous sommes familiers avec Arthur, ses poèmes inoubliables, nous en savons beaucoup moins sur sa famille, du moins c’était mon cas. Je connaissais l'existence de Mon frère Arthur, l’œuvre de sa sœur cadette. J’ignorais qu’il avait eu un frère aîné, Frédéric et deux sœurs. Tous ont entendu parler de sa relation tumultueuse avec Paul Verlaine alors qu’il était à peine sorti de l’adolescence et qu’il écrivait une poésie remarquable en très peu de temps. Des textes qui échappaient aux normes, marqués par des images fulgurantes et une liberté viscérale qui rompait avec les critères de l'époque. Pourtant, très vite, il a tourné le dos au monde littéraire pour devenir «un autre», vivre la plus grande partie de sa vie à l’extérieur de la France, se faisant aventurier et trafiquant, surtout en Éthiopie. Ces séjours ont fait naître bien des légendes sur ses voyages.  

 

 

Josée Marcotte dans La sœur de l’autre, Isabelle Rimbaud, nous entraîne dans Charleville, une petite ville située dans les Ardennes. Le père, un capitaine d’infanterie, a abandonné tôt la famille et la mère a dirigé ses affaires de façon inflexible. Une femme dure, peu aimée de son entourage, catholique et bigote, particulièrement ferme et intransigeante envers Frédéric, l’aîné, qu’elle bannira pour une mésalliance. Elle refusera jusqu’à sa mort de reconnaître ses deux petites-filles.

Le roman de Josée Marcotte débute avec la naissance d’Isabelle, la dernière du clan Rimbaud. Nous sommes en 1860. Quelques mois plus tard, le capitaine quitte définitivement son épouse et ses enfants. Isabelle est encore un bébé lors de ce départ. Elle ne rencontrera jamais son paternel et ne cherchera pas à le faire non plus.

Ce sera la Mère, une femme inflexible qui dirigera désormais la destinée de tous. Dure en affaires comme dans ses croyances, elle montrera un certain goût du changement, étrangement, déménageant souvent dans Charleville et en exploitant la ferme de Roche, un héritage qu’elle habitera une grande partie de sa vie pendant la belle saison. 

 

Cette scène… Ce n’est pas tant l’abandon du père que celui de la Mère qui, tirant une croix sur son homme, renonçant à ses forces pour le retenir, offre alors volontiers à sa fille une icône. Posture d’idole féminine. L’image même du corps maternel, unique et esseulé, paré d’une lumière résolue, sorte de beauté avilie et rigide, capable d’une vigueur insoupçonnée, prête à se déchaîner sur le monde. Une petite apocalypse. Dès l’origine. La Mère Terrible est née. (p.17)

 

 

Une figure tutélaire, celle de Vitalie autour de laquelle tout gravite comme un soleil qui attire les planètes tout en les maintenant à distance.  

Arthur est là, en arrière-plan, fugitif, fuguant à Paris ou à l’étranger, revenant dans la famille, toujours accueilli par la Mère malgré ses frasques, ce qui ne sera jamais le cas de Frédéric, le grand frère mal-aimé. 

 

L’ENFANCE

 

Josée Marcotte se concentre sur Isabelle, la petite dernière, la discrète, l’obéissante, celle qui restera aux côtés de la mère et travaillera comme une servante. Sa sœur Vitalie, la parfaite, décédera à dix-sept ans, d’une maladie qui semble héréditaire chez les Rimbaud. (À noter que la fille aînée porte le prénom de la mère et le grand frère celui du père.)

Des études chez les religieuses où l’on apprend à être de bonnes croyantes et tout ce que l’on enseignait alors aux futures conjointes et mères de famille. Elle épousera contre toute attente Pierre Dufour (Paterne Berrichon) à l’âge de 37 ans, un homme qui voue un culte à Arthur tout comme elle. Il fera sa demande en mariage par lettre sans l’avoir rencontrée.

Nous suivons la jeune femme dans un monde austère où chaque chose a sa place, où chaque geste doit se conformer aux exigences de la Mère. Isabelle est docile et vaillante, ne rechigne jamais devant les tâches quotidiennes et s’y applique avec toute son énergie. 

Surtout, instants importants et inoubliables, elle assiste Arthur dans ses derniers moments et sera là à sa mort à l’hôpital de Marseille. Cet événement changera sa vie et la transformera.

 

Dans la détresse d’Arthur, elle a enfin trouvé un écho à son mal-être. Une filiation primordiale et liminaire dans cette vie. Elle le perçoit tel l’unique miroir lui renvoyant la plaie, sans voilure. Dans toute sa nudité la plus crasse. Elle éprouve en cet instant un amour farouche et désespéré pour son frère. L’amour est à réinventer. (p.127)

 

Isabelle trouve sa mission. Elle se consacrera à la mémoire d’Arthur, travaillera inlassablement à rétablir sa réputation, faisant naître des légendes et des mythes, celui de son ultime conversion et son retour dans le giron de la foi chrétienne. Elle en fait une sorte de saint qui s’est repenti au dernier moment. 

La petite sœur revendiquera des droits et entreprendra d’expurger l’œuvre d’Arthur, n’hésitera pas à dissimuler des lettres, à couper certains passages, à caviarder si l’on peut dire des poèmes. Arthur doit être vu comme un croyant et un mystique. Ses manœuvres seront démasquées par les spécialistes, bien sûr.

 

Les biographes affirment sans scrupules que la version officielle et le rapport des actions des dix dernières années de la vie d’Arthur Rimbaud sont faussés par sa famille — par Isabelle, plus précisément : «C’est elle qui a publié des documents relatifs aux séjours en Afrique et qui en a donné une interprétation conforme à ses désirs.» Ces infâmes messieurs récusent la théorie selon laquelle Arthur serait «un être au-dessus de l’humanité». Ignares! Écrivailleurs de grand chemin. Prêts à tout pour attirer l’attention, pour vendre, par goût médiocre de la calomnie… (p.191)

 

Elle multiplie les démarches, rencontre Stéphane Mallarmé et Paul Claudel, rédige des articles avec son époux malgré la maladie qui la ronge. Un dévouement admirable et têtu, il faut le dire. 

La sœur de l’autre, Isabelle Rimbaud, est un ouvrage fascinant qui nous entraîne dans un milieu âpre, dur de corvées, de gains faits au jour le jour, sans générosité et replié sur soi. Un petit monde obtus où l’on arrive à ses fins par la volonté et le travail. Nous sommes dans les terres du père Goriot de Balzac.

Un peu sec, peut-être, comme roman, comme si Josée Marcotte avait suivi un plan rigide sans trop lever la tête, conforme à l’obsession d’Isabelle. Un peu frustrant aussi parce que j’aurais aimé en savoir plus sur Arthur, ses séjours à l’étranger où il se montre, dans sa correspondance, un égocentrique qui demande continuellement à sa Mère et Isabelle des objets et des livres, se plaignant de leur lenteur à répondre à ses voeux.

Nous voilà dans l’univers qui explique et justifie la révolte du jeune homme, sa volonté de rompre avec un milieu étouffant en écrivant des poèmes qui marqueront son époque et la poésie française. Isabelle souhaitait en faire un mythe. Il le sera, mais par ses œuvres, pas par le maquillage et les entourloupettes. 

Un roman étonnant, une plongée dans un monde terrible de dureté et de croyances qui brise les êtres et les rend souvent hargneux et irascibles. Ça donne des frissons, l’intransigeance de la Mère envers Frédéric, l’entêtement d’Isabelle et de son mari à vouloir faire entrer Arthur dans des normes qu’il a répudiées en sortant de l’enfance, niées par ses activités à l’étranger où il semble avoir été le représentant parfait du colonialisme envahissant, l’aventurier qui ne reculera devant rien pour faire fortune.

 

MARCOTTE JOSÉELa sœur de l’autre, Isabelle Rimbaud, Éditions Hamac, 320 pages, 29,95 $. 

https://www.joseemarcotte.com/livres/isabelle-rimbaud/