mardi 28 décembre 2021

LA FOLLE AVENTURE DE VICTOR-LÉVY BEAULIEU

VICTOR-LÉVY BEAULIEU lançait en 2014, une campagne de financement afin d’amasser des fonds pour publier son 666 — Friedrich Nietzsche : Dythyrambe beublique et éponger ainsi certaines dettes de sa maison d’édition. Un ouvrage impressionnant de 1392 pages qui est considéré, à juste titre, comme son testament littéraire. Une aventure que l’auteur a menée rondement par le biais de Facebook, y donnant un texte personnel quasi tous les jours pour nous informer de la progression de ses démarches et des sommes qui s’additionnaient. Une forme de feuilleton qui a duré des semaines. Le défi : comment retenir l’attention des «amis» sur les réseaux sociaux, ces volages et ces gens distraits qui carburent au «j’aime» semble-t-il? L’écrivain aura la bonne idée de multiplier les groupes et de rejoindre plus de 12000 individus pendant cette période. L’auteur de Bouscotte y allait d’anecdotes, s’attardait à des souvenirs d’enfance, des rencontres, des lectures ou encore des événements qui nous expliquaient sa démarche dans la venue de ses romans et de ses belles aventures à la télévision. 

 

Victor-Lévy Beaulieu renouait ainsi consciemment avec une tradition du feuilleton qui a connu une énorme popularité en France à partir des années 1830 avec Alexandre Dumas, George Sand et même Honoré de Balzac. Le plus grand succès est attribué à Eugène Sue avec Les mystères de Paris, un triomphe prodigieux qui a fait rager Balzac et suscité l’envie de plusieurs autres plumitifs. Rappelons que Maria Chapdelaine de Louis Hémon a d’abord paru en feuilleton en 1913 dans le journal Le temps avant de devenir un vrai livre. Dostoïevsky a rédigé des feuilletons et Léon Tolstoï a publié, entre 1865 et 1869, dans Le Messager russe, son incroyable Guerre et paix. Ce qui explique peut-être l’ampleur de cet ouvrage de 1572 pages. 

Un peu méprisé par l’élite littéraire et boudé par le clergé du Québec qui s’inquiétait de la mauvaise influence que pouvaient avoir les auteurs français sur les bonnes mœurs des gens d’ici et de partout en Amérique française. Alors, des journaux étaient publiés en français dans plusieurs villes des États-Unis, même en Louisiane et qu’ils diffusaient ces feuilletons, dont le fameux roman d’Eugène Sue. Cela donnera une version québécoise avec Les mystères de Montréal d’Hector Bertholet.


AVENTURE

 

J’ai suivi quotidiennement cette aventure en lisant les écrits de Victor-Lévy Beaulieu où il s’amusait à se déguiser en patriarche qui évoquait Léon Tolstoï, l’un de ses mentors, pour partir dans les villages et cogner aux portes, demandant une participation à la grande entreprise qui permettrait de sauver les Éditions Trois-Pistoles. Tout ça, dans la plus pure des traditions du siècle dernier, où des individus un peu étranges sillonnaient les paroisses et les rangs en s’arrêtant partout. Bien sûr, l’intention de Beaulieu était tout autre.

 

Ça devint un jeu auquel je pris vite le goût. Les gens se mirent à croire que tous les matins, je sortais de ma maison pour faire campagne dans le Bas-du-Fleuve toute la journée et par n’importe quel temps. On me trouvait bien courageux! Mon complice, associé et ami Nicolas Falcimaigne, prit de moi des photos sur lesquelles on me voyait marcher dans la neige tandis qu’un vent à se frimasser les poumons courait de la mer Océane à l’arrière-pays dont on ne voyait plus que les toits des maisons tellement il avait neigé dans les rangs doubles! (p.9)

 

J’ai participé à cette campagne. D’abord en y trouvant un grand plaisir à des histoires que je connaissais souvent pour les avoir lues ou entendues de la bouche même de l’écrivain. Et comme des milliers de fidèles de l’écrivain de Trois-Pistoles, j’ai envoyé mon chèque pour soutenir une maison qui avait accepté quelques-uns de mes ouvrages. Je signale Le réflexe d’Adam et Souffleur de mots, deux livres dont je suis très fier. Je devais bien cela à cet ami qui a publié mon premier titre en 1971, aux Éditions du Jour. 

Ce fut un beau succès et 666 — Friedrich Nietzsche : Dithyrambe beublique a pu devenir un livre. Un gros, du rarement vu au Québec, que j’ai parcouru lentement pendant tout un mois en le dégustant comme un mets unique, vivant une aventure qui n’arrive pas souvent, même au plus téméraire des lecteurs. Beaulieu y fait le tour de son monde, rend visite à ses personnages et livre le pourquoi et le comment de son écriture et de sa démarche, offrant une «bible» qui vous laisse étourdi dans «ce pays qui n’est toujours pas un pays».

 

RETOUR

 

Et voilà qu’en 2021, lors de la publication de Ma Chine à moi, après un long silence de cinq ans, ce qui n’est pas dans les habitudes de Victor-Lévy Beaulieu, il conçoit encore une fois un événement sur Facebook. Pas pour faire campagne comme en 2014, mais pour créer des tourbillons autour de sa dernière parution. Nous en sommes rendus là. Les écrivains doivent se débattre maintenant tel un poisson qui gigote au fond d’une chaloupe. Il faut faire des remous avec nos livres, secouer le bâton du pèlerin pour pousser notre plus récent texte dans la visibilité du monde, dans les vitrines de Facebook pour avoir droit à un peu d’attention. Je ne parlerai pas du rôle que ne jouent plus nos médias nationaux, particulièrement à l’écrit si mal en point, et qui semble sous la tutelle de quelques maisons d’édition et d’une poignée d’auteurs. 

Du 15 février au 9 août 2021, Victor-Lévy Beaulieu nous a entraînés encore une fois dans son milieu, en usant d’une langue bien à lui, souvent étrange et qui se débat comme un lièvre qui tente de se déprendre d’un collet. En tout, 51 textes qui vont un peu dans toutes les directions. J’en ai lu plusieurs lors de leur publication sans avoir la régularité de l’aventure de 2014, étant moi-même aux prises avec mon roman Les revenants, cherchant à percer le mur du silence qui entoure maintenant les ouvrages des écrivains qui ne sont plus de la relève. Tous ceux et celles qui sont relégués dans une sorte de CHSLD où l’on pousse les vieux et les vieilles peu présentables et malcommodes. Victor Hugo, avec Les misérables, passerait inaperçu de nos jours, au Québec, parce que déjà trop âgé à la parution de sa fabuleuse épopée. Il avait 60 ans, imaginez!

Oui, on oublie rapidement les écrivains qui persistent dans le temps et les médias aiment les nouveaux visages, les récentes proses qui ne sont pas si novatrices que ça quand on prend la peine de les lire. Même Victor-Lévy Beaulieu doit s’agiter comme un diable dans l’eau bénite pour faire savoir aux gens qu’il publie encore et toujours. 

Je peux l’avouer maintenant, l’idée de faire des remous autour des mon roman Les revenants m’est venue après avoir suivi Victor-Lévy Beaulieu. Je devais mettre mes pas dans ses traces et planter mon bâton dans le sable tout en restant fidèle à ma manière. Je ne me suis pas lancé, peut-être que j’aurais dû, dans des souvenirs d’enfance, des moments étranges que j’ai vécus, m’attarder à des rencontres avec des écrivains qui ont tellement enrichi ma vie. Ceux qui m’ont inspiré et ceux qui m’ont déçu. Il y en a quelques-uns. J’ai secoué mes personnages, tentant de les définir pour offrir aux lecteurs une sorte de faire-part qui les invitait à plonger dans mon univers de La Doré. Ce fut suffisant pour garder mon livre dans l’actualité pendant quelques mois. 

 

CONTEUR

 

Si vous ne le savez pas, Victor-Lévy Beaulieu est un sacré conteur et il est capable de vous entourlouper avec une anecdote ou encore un événement qu’il puise au fond de sa prodigieuse mémoire qui s’avère un puits sans fond. Il plonge dans son enfance, à gauche ou à droite, raconte le grand dérangement qui a marqué sa vie et qui l’a fait migrer à Montréal alors qu’il était à peine sorti de l’adolescence et que le virus de l’écriture l’avait déjà contaminé. Et il n’y a pas de vaccin contre ça. Les affres que vivaient tous ceux et celles qui quittaient la campagne, le village, un rang souvent avec des champs à perte de vue pour se poser entre deux édifices, au bord d’un trottoir plein de papier et de déchets. C’était changer de planète alors, que de partir comme ça pour s’installer dans un taudis de Montréal pour prolonger des études. Le ciel, les montagnes et la forêt qui avaient toujours fait partie de ma vie avaient disparu, je ne savais où, quand je me suis retrouvé à Montréal, rue Rivard. Heureusement, il restait les flancs du Mont-Royal qui devenaient une fourmilière par beau temps. Ce fut un choc culturel et sociologique que cette migration, que de devoir quasi apprendre une autre langue. Parce que dans les couloirs de l’université, on ne parlait pas comme dans les écores de la rivière aux Dorés ou dans les ronds de bleuets de notre territoire d’été, tout près de l’Ashuapmushuan. 

La vieille dame de Saint-Pétersbourg nous plonge dans l’enfance et l’entourage de Beaulieu. Sa famille, le pays perdu, la présence du père et de la mère, la maladie et le retour aux sources dans son Trois-Pistoles, l’oncle Phil et l’univers particulier des téléromans qui ont fait la joie de tant de spectateurs au Québec. 

 

«C’est sûr : ça me faisait faire des cauchemars la nuit et je me réveillais et je priais jusqu’au matin pour que tu ne viennes pas au monde comme si t’étais un massacre, trois nez, une oreille, pas de bouche ou pas de pieds, pas de cuisses ou de bras. Après ta naissance, je vas te dire que j’avais point hâte que la Pelle à feu te porte à mes bras. Ouf! T’étais un bebé dans toute sa complétude, avec grosses pattes et grosses mains… et tu chialais fort en pas-pour-rire!» (p.21)

 

Tout ça parce que Beaulieu est né en 1945 et que c’était, avec la fin de la guerre, la découverte de l’horreur des camps nazis. Bien des croyances sévissaient alors. Les femmes enceintes ne devaient jamais être en contact avec des événements traumatisants et encore moins se retrouver en présence d’un être difforme ou handicapé.

 

FAMILLE

 

Quand je lis Victor-Lévy Beaulieu, j’ai souvent l’impression de retrouver ma famille, d’entendre les monologues sans fin de ma mère et les revendications de mes deux grand-mères colériques et farouches. Ou encore les histoires de mes oncles qui étaient les hommes les plus drôles et les plus charmants lorsqu’ils débarquaient dans la cuisine en répandant des rires autour d’eux. Pourtant, ils s’avéraient des brutes d’une violence inouïe chez eux. Immanquablement, Beaulieu fait ressurgir des moments de mon enfance. Je ne résiste pas, je vous en raconte quelques-uns. 

L’un de mes oncles demeurait à Saint-Thomas-Dydime, au nord du Lac-Saint-Jean. Il débarquait à la maison sans jamais prévenir au moment où nous étions dans les gros travaux de la ferme. Soit la récolte du foin ou encore le battage à l’automne. Le frère de ma mère s’installait dans la chambre fermée avec sa femme Antoinette. Ses trois filles étaient là, échappées, on aurait cru d’une photographie du dix-huitième siècle. Robes, sacoches, souliers, bas, étaient d’une autre époque, celle que j’admirais sur les anciens clichés que ma mère gardait précieusement. Elles ne décollaient pas des chaises berçantes et écoutaient tout ce qui se disait sans jamais ouvrir la bouche. Je me suis longtemps demandé si elles étaient muettes. Mon oncle se faisait conduire par un chauffeur de taxi. L’homme s’installait chez nous pour la semaine et l’un de nous devait lui céder son lit. C’était souvent moi. Ça faisait six personnes de plus autour de la table et ma mère baissait la tête en préparant des repas avec l’aide de ma tante Antoinette. Les filles ne bougeaient pas, engoncées dans leurs robes qu’elles devaient sortir une fois par année, surveillant tout comme des tourterelles aux aguets. Ou encore ce voisin qui mettait des «n» partout en ouvrant la bouche. Pour dire «je m’en vais au village prendre un pepsi». il disait «m’en va m’en n’aller n’un village pour n’a prendre n’un pepsi». Il surveillait la serveuse, une jeune femme que monsieur Coulombe embauchait au restaurant Le Rossignolet. Immanquablement, il tombait amoureux de la fille et quand il avait le malheur de boire, il devenait enragé, frappait dans les murs et voulait battre tous les garçons qui approchaient la pauvre serveuse terrorisée. Il se nommait Joseph, mais tout le monde l’appelait Naseph. 

 

TERRITOIRES

 

Victor-Lévy Beaulieu nous promène ainsi dans son territoire familial et personnel, nous démontre encore une fois que son passé fabuleux est une source inépuisable d’histoires qui nous secouent et nous laissent souvent avec le motton dans la gorge. De la chatte Fugace qui s’avère particulièrement farouche à Chris Hadfield, l’astronaute, nous suivons Beaulieu avec un bonheur de tous les instants. On y retrouve l’amour des bêtes et des livres, des textes et des écrivains qu’il ne cesse de fréquenter. Une belle manière de nous plonger dans sa vie de maintenant et peut-être même dans son avenir. Le plaisir est toujours là, chaud et doux comme les oreilles de ma chatte noire qui ronronne tout son saoul, quand elle s’installe sur mes genoux pour une longue séance où le temps se dépose tout lentement dans les branches des pins. Faut dire que nous avons des racines communes du côté maternel, Beaulieu et moi. Nos mères sont des Bélanger et ça crée peut-être des liens avec une ascendance qui doit se recouper quelque part dans l’arbre de nos généalogies. 

 

Beaulieu Victor-LévyLa vieille dame de Saint-Pétersbourg, contes et racontars, Éditions Trois-Pistoles, 186 pages, 38,95 $.

 

https://caveau3pistoles.com/produits/la-vieille-dame-de-saint-petersbourg/?fbclid=IwAR3KoyRY1seyTeBMvNJAtnCyc9GpbVGWSVmQik10pV5yOMOu7NrXswacBGM

 


 

mercredi 22 décembre 2021

LES ESSAIS LITTÉRAIRES ME DÉPRIMENT SOUVENT

JE DÉPRIME après avoir lu un essai portant sur la littérature du Québec. Ça m’est arrivé récemment en refermant Sortir du bocal, un échange épistolaire entre Michel Biron et David Bélanger. Les deux universitaires tentent de sortir des sentiers battus et de se donner un regard différent sur les écrivains que l’on dit modernes, celles et ceux qui sont à peu près tous passés par des cours de création dans les institutions d’enseignement, ayant une approche assez formatée si l’on veut de la fiction et de notre réalité. Les marginaux qui échappent à ce moule sont de plus en plus rarissimes de nos jours. La pensée originale, la démarche autonome et singulière des auteurs qui se sont formés eux-mêmes comme Victor-Lévy Beaulieu, Jacques Poulin, Gabrielle Roy et même Marie-Claire Blais, n’existent plus. J’avoue que cela m’inquiète un peu et les excentriques sont de moins en moins étonnants dans notre littérature actuelle. Il y aurait certainement une étude à faire sur le sujet, mais cela risque de me déprimer une fois de plus.


Oui, les livres qui se hasardent dans les œuvres québécoises, plus anciens ou contemporains, me font souvent maugréer. J’ai toujours l’impression, avec ces auteurs, que je perds mon temps à lire des romans «sans aventure», qui mettent en scène des éclopés. J’ai rugi en entendant Gilles Marcotte, naguère, affirmer que nous n’avions pas de littérature. Rien qui nous soit propre, qui nous caractérise dans cette Amérique qui fait jour de partout et qui a inventé la plus grande fiction qui pouvait exister, soit un président du nom de Donald Trump. Nous ne serions toujours qu’une colonie, une excroissance asthmatique de la France. 

Ça me démoralise. Tellement que j’ai boudé ces «professeurs de désespoir» pendant des années avant d’y revenir. Celui qui avait fait déborder la coupe (pas la Stanley), en 1998, est Jean Larose avec L’amour du pauvre, un livre écrianché qui m’a estomaqué par sa mauvaise foi. Vingt ans plus tard, il semble que les essayistes n’arrivent pas à briser le moule et répètent à peu près toujours une même idée. Notre littérature souffre d’emphysème, tourne en rond et ne trouve jamais sa place dans le monde.

 

LECTURE

 

Je lis les écrivains québécois depuis plus de cinquante ans. Mon premier vrai livre, Une de perdue et deux de retrouvées de Georges Boucher de Boucherville, je l’ai parcouru lentement, retenant mon souffle, près d’un poêle à bois. J’étais à la petite école de rang, le malcommode qui, fasciné par les mots, se demandait si lui aussi pouvait inventer des histoires. 

Longtemps après, il y a eu Marie-Claire Blais, Victor-Lévy Beaulieu, Jacques Poulin, Claire de Lamirande, Jacques Ferron, Gabriel Roy et Yves Thériault. Même que cela m’a poussé vers les livres de Rodolphe Girard, Albert Laberge, Napoléon Aubin, Pierre Gélinas, Jean-Charles Harvey et Ringuet. Toujours pour la joie de tourner une page de notre aventure québécoise, de surprendre le regard de ceux qui «traduisent le Québec» et le disent à leur manière. 

J’ai vibré en lisant Les PlouffeLe SurvenantMarie DidaceBonheur d’occasionLes engagés du Grand-Portageet Agaguk. Beaucoup moins quand je suis allé vers le roman de Claude-Henri Grignon qui a squatté la télévision trop longtemps avec ses «belles histoires». 

Je sais. Certains écrivains aiment les orages et les bourrasques. Leurs héros sont rongés par un mal atavique qui se retourne contre eux. Ce sont des marginaux et des décrocheurs, des rêveurs impénitents qui n’arrivent jamais à avoir d’emprise sur leur environnement.

J’admets que Victor-Lévy Beaulieu, dans ses commencements, est déroutant avec ses personnages éjarrés qui ne se hissent jamais à la hauteur de leur ambition. Le quotidien les avale et ce n’est que rarement qu’ils parviennent à garder la tête hors de l’eau. Abel, Jos, Steven et bien d’autres se tiennent plus dans les taudis et les sous-sols que les salons aux fauteuils capitonnés. 

Comment sortir du bocal?

Mais encore faut-il oser. Michel Biron et David Bélanger veulent prendre la clef des champs. Mais comme ils fréquentent le milieu de l’enseignement, les œuvres reconnues par l’institution universitaire, ils n’arrivent pas facilement à emprunter les chemins de traverse. «Notre littérature a mal au dos», lance David Bélanger. Le couperet tombe et pas d’appel. Nos écrivains ont le nerf sciatique en charpie et ils vont tout croche sur les trottoirs en contemplant leurs doigts de pied.

 

VOYAGE

 

Souvent, j’ai voyagé aux États-Unis, en Amérique du Sud, en Europe, au Japon et même dans le Grand Nord avec les écrivains. Les héros de John Steinberg ne sont jamais des gagnants, ceux d’Erskine Caldwell non plus, dans leur pays du Sud des États-Unis en ruines. Ces alcooliques obsédés courent vers la mort sur des routes de campagne. Ils sont aussi mal en point que nos Abel et Steven, et bien d’autres qui deviennent des surhommes à la taverne. Que dire de Jack Kerouac, le colosse de ma génération qui a fasciné toute une jeunesse. Cet instable et irresponsable fonce vers l’Ouest américain, la terre de tous les mirages, s’étourdit dans des soûleries sans fin avant de revenir se faire dorloter par Mémère. Pourtant, jamais un critique américain n’a osé écrire que la littérature des États-Unis était une excroissance de celle de l’Angleterre, qu’elle manquait de coffre, qu’elle claudiquait et souffrait de strabisme.

Je lis beaucoup de contemporains depuis leur premier livre. Robert Lalonde et ses belles enjambées dans le réel et les fardoches, Francine Noël et ses histoires lumineuses. La conjuration des bâtards est un roman que l’on n’a pas su reconnaître. Un véritable bijou qui garde toute sa pertinence et qui est passé sous la table. Tout comme Ligne de faille, ce grand récit américain de Bertrand Gervais. Que dire de la petite musique de Gilles Archambault, des gobeurs d’horizon de Noël Audet, de la discrétion exemplaire du Jack Waterman de Jacques Poulin dont je m’ennuie tant. Et de Louise Desjardins qui sillonne son Abitibi. Je pourrais demander l’aide de Suzanne Jacob, d’Alain Gagnon, me pencher sur la mutation qu’il fait subir à son pays de Saint-Félicien au Lac-Saint-Jean, d’André Girard qui guette l’arrivée du monde sur le quai de Bagotville, de Christian Guay-Poliquin qui repart à la conquête de l’Amérique, de ses espaces et de ses saisons dans sa trilogie. Et encore à Larry Tremblay qui décortique notre réalité.

 

PERDANTS

 

David Bélanger s’attarde beaucoup à François Blais, à Tess et Jude, les protagonistes de Document I. Un couple allergique à toutes responsabilités, qui nie son indigence et son autonomie personnelle, politique et intellectuelle. Tout le mal vient de cette impossibilité à être un individu qui s’accepte dans ce «Québec incertain». Cette incapacité à foncer vers «ce pays qui n’est toujours pas un pays». Comment posséder l’imaginaire sans s’ancrer dans le réel? Comme vivre si on est Canadien sans le vouloir, Québécois sans le pouvoir? Pourquoi les écrivains cyniques, les désabusés tiennent le haut du pavé, quand ceux et celles qui échafaudent des œuvres plus fascinantes les unes que les autres sont ignorés et un peu méprisés

Ironie, avancent Biron et Bélanger. Et ils touchent là un élément essentiel. Nous sommes «un peuple rieur», peut-être les héritiers des Innus de Serge Bouchard. 

Notre littérature est secouée par des vagues de fou rire depuis Gratien Gélinas. Le devoir de s’amuser, de tout ridiculiser, de se moquer de tout et de tous. Nous raillons notre langue, notre culture, les philosophes, les sacrifiés de la politique, les enseignants et les médecins, les morts aussi, ces «loseurs». Pas de rire, pas d’avenir. C’est peut-être ça la plus incroyable des calamités. L’incapacité de s’ancrer dans un vrai pays sans faire des grimaces.

Les écrivains n’ont pas à être des explorateurs ou à s’apitoyer sur la couleur de leurs sous-vêtements. Ils doivent seulement avancer dans leurs peurs et leurs rêves. Nicole Houde a décrit un monde terrible d’angoisse, déstabilisant dans la première partie de son aventure éblouissante, pour retrouver son souffle dans «le plein midi soleil», vers la fin de sa vie. Ce ne fut pas pauvre ou sans mal à l’âme, mais elle a fait une incroyable démarche en faisant confiance à la magie des mots qui transforment tout ce qu’ils touchent. 

Peut-être que je vais encore déprimer en lisant sur la littérature québécoise, mais chose certaine, je vais m’accrocher aux œuvres des écrivains et écrivaines d’ici et les suivre dans leurs bonheurs et leurs spleens. Ceux et celles qui me parlent à l’oreille et me font vibrer depuis plus d’un demi-siècle. Mes sœurs et mes frères, qui m’accompagnent dans le dur désir de se dire et d’être dans la joie, les jours de canicule ou de poudrerie qui rend aveugle et sourd. Ceux et celles qui tentent d’arpenter un pays qui se défile et qui refusent de s’abandonner au cynisme et de cultiver le désespoir.

 

UNE VERSION DE CETTE CHRONIQUE EST PARUE DANS LETTRES QUÉBÉCOISES, NUMÉRO 183.

 

Bélanger David et Michel Biron, Sortir du bocal, Boréal, Montréal, 2021.

Larose Jean, L’amour du pauvre, Boréal, Montréal, 1998.

Daunais Isabel, Le roman sans aventure, Boréal, Montréal, 2015.

jeudi 9 décembre 2021

MARIE-CLAIRE BLAIS A CHANGÉ MON UNIVERS

MARIE-CLAIRE BLAIS est décédée la semaine dernière dans son lointain pays de Kew West à 82 ans. Elle venait de publier un nouveau roman, Un cœur habité de mille voix. Voilà un départ inattendu parce qu’elle avait tout plein de projets comme il se doit. Une commotion pour tous ses lecteurs, même ses proches. Elle était si secrète que ce ne devait pas être facile de savoir si elle avait des problèmes de santé ou des signes inquiétants, toute dévouée qu’elle était à l’écriture et à son œuvre. Et à ses personnages tellement nombreux qui devaient se faufiler dans ses rêves, ces «mille voix» qui la suivaient le jour et la nuit. Beaucoup d’auteurs ont réagi en apprenant ce décès. Tout à fait normal, parce que c’est la plus grande, la plus percutante de notre monde littéraire contemporain. J’ai préféré prendre un peu de temps pour me faire à l’idée qu’elle ne sera plus là, qu’un nouvel ouvrage ne viendra plus, avec des pages qui m’ont toujours emporté dans un tourbillon. Il me reste à la relire pour bien saisir encore une fois toutes les dimensions et la quintessence de cette œuvre unique, de cette écrivaine à nulle autre pareille.  

 


J’ai croisé Marie-Claire Blais à quelques occasions. Au Saguenay d’abord, invitée du Salon du livre où j’ai eu l’honneur de l’accompagner dans différents cégeps, spécialement à Chicoutimi et à Saint-Félicien. Je l’ai déjà raconté, je m’étais préparé tout l’été en relisant ses publications d’alors en commençant par La belle bête. Environ 1200 pages parcourues et méditées pour être à la hauteur de cette écrivaine que je considérais au plus haut point et que je vénère d’une certaine façon. Nous avions eu le bonheur, Danielle et moi, de la recevoir dans notre verrière de Jonquière pour discuter dans l’intimité où elle s’avérait particulièrement chaleureuse et volubile. Après ce fut Paris et Montréal. Toujours un moment de grâce, un contact humain exceptionnel.

Je me répète, bien sûr, en rappelant qu’Une saison dans la vie d’Emmanuel a été mon chemin Damas. Oui, elle a fait tomber les écailles qui recouvraient mes paupières. Elle a été Ananie qui redonne la vue à un futur écrivain qui ne savait pas regarder autour de lui. 

C’était en 1968, trois ans après la parution de son roman. Je lisais ailleurs, Ernest Hemingway, John Steinbeck, Erskine Caldwell, Victor Hugo, Émile Zola, Fiodor Dostoïevsky, Léon Tolstoï, Curzio Malaparte, Knut Hamsun, Louis-Ferdinand Céline, Jean Giono et Henri Bosco. La liste pourrait s’allonger bien sûr. J’étais curieux de tout sauf de ce qui s’écrivait autour de moi. Je courais partout comme un chien fou qui veut s’offrir toutes les odeurs de l’automne.

 

ILLUMINATION

 

La lecture d’Une saison dans la vie d’Emmanuel a été une illumination. J’ai plongé avec crainte d’abord dans l’univers de Jean le Maigre, Pomme, le Septième et de la mystique Éloïse qui finit en odeur de sainteté au bordel. Et avec comme figure centrale cette Grand-mère Antoinette farouche, menaçante, solide, porteuse d’avenir et du passé qui s’impose dans le présent. J’y retrouvais mes grands-mères, Almina et Malvina qui m’inquiétaient tant.

Marie-Claire Blais m’a fait comprendre que c’était possible de raconter des secrets de famille, les drames que l’on osait parfois évoquer quand les esprits s’échauffaient après plusieurs verres. Sans cette lecture, je n’aurais jamais rédigé La mort d’Alexandre et encore moins Les oiseaux de glace où je m’inspire de la vie de deux de mes tantes qui ont vécu un enfer à peine imaginable après avoir accepté la soumission du mariage.

Un univers où Jean Le Maigre se livrait à l’écriture de poèmes sulfureux et différentes expériences avec ses frères qu’il pouvait perdre dans la neige. Il y avait surtout la mère, une bête qui travaille aux champs tout le jour et qui subit les assauts de son mâle de mari la nuit. Toujours enceinte, elle accouche entre deux soupirs, avant de retourner à ses tâches sans jamais ouvrir la bouche. La parole appartient à grand-mère Antoinette, l’oracle par qui la sagesse arrive. C’était comme si le diable s’invitait dans une soirée et qu’on lui permettait de danser avec la plus belle fille du rang. C’était blasphémer plus ou moins, dire ce qui était étouffé et murmuré seulement dans les confessionnaux, pardonné peut-être par des hommes qui possédaient la vérité. Pourtant, j’hésite à croire que les femmes allaient avouer au curé qu’elles étaient violées par leurs maris, un frère ou un cousin, battues et traitées comme du bétail.

Le roman de Marie-Claire Blais a reçu des réactions mitigées au départ. On n’avait encore jamais vu des personnages semblables au Québec. Heureusement, il y a eu l’étranger pour la protéger. Un critique américain a parlé de génie et le prix Médicis en France a fait taire les grognons. Tout comme ceux qui avaient cassé du sucre jadis sur le dos de Louis Hémon après la parution de Maria Chapdelaine. Tous ont dû ravaler après les applaudissements de la France. Même Damase Potvin a dû se ranger et admettre que c’était un grand livre. 

 

SUBVERSIF

 

J’ai lu et relu ce roman, à différentes époques, tout récemment même. Il faut bien voir les tabous que cette histoire secoue. Violence, femmes battues, inceste, viol et abus de toutes sortes par les religieux. Surtout qu’elle évoque l’homosexualité et la prostitution. Jamais les fictions de Germaine Guévremont, Roger Lemelin, Claude-Henri Grignon, Ringuet ou encore Gabrielle Roy n’étaient allées dans cette direction. Elle osait dire tout haut ce que l’on taisait depuis toujours, donnait une voix à ces éclopés largués par une société où les hommes avaient droit de vie et de mort. Grand-mère Antoinette devient la figure de proue de cette volonté de durer et de changer les choses, de faire une place aux femmes dans une époque qui doit muter et qu’elle lègue au dernier-né de la famille de seize enfants. 

C’est sulfureux et subversif à souhait. 

Après cet électrochoc, j’ai commencé à m’intéresser aux écrivains du Québec. Les poètes d’abord avec Paul Chamberland, Gaston Miron, Gilbert Langevin, Yves Préfontaine, Michèle Lalonde et Claude Gauvreau. 

Et Roch Carrier et les nouveaux venus qu’étaient Victor-Lévy Beaulieu et les discrets prédécesseurs comme André Langevin, Gérard Bessette et même Claude Jasmin. Les romans de Marie-Claire Blais venaient drus avec son théâtre. J’ai vu L’exécution à Montréal en 1968 au Rideau vert et ce fut une expérience dérangeante. Une plongée dans le monde familier et dangereux des collèges où l’on trame le pire sans se soucier de Dieu qui savait tout alors.

À chacune de ses publications, j’étais souvent dérouté, mais continuais à la suivre parce qu’elle ouvrait des portes que je n’osais pas encore approcher. Elle était au large, à courir dans la forêt quand je tournais autour des maisons et des granges.

Quel bonheur de me pencher sur Les manuscrits de Pauline Archange et quel étonnement de me buter à ce gros roman qui a troublé le jeune indépendantiste prêt à fonder le pays. Un Joualonais sa Joualonie ébranlait encore une fois mes certitudes et mes croyances. Il y avait de la place pour le doute, le questionnement dans ce pays qui cherchait à secouer ses servitudes et à se libérer de façon souvent bien maladroite.  

 

ÉCRITURE

 

Bien sûr, Marie-Claire Blais a toujours eu une langue particulière qui épousait les méandres et les nombreux détours de la rivière lente qui traverse la plaine en drainant le pays. Une écriture qui progresse en longues reptations et qui perd le lecteur pressé ou distrait. Un travail ciselé comme une pièce d’ébénisterie qui fascine et envoûte. Un souffle je dirais qui vous laisse souvent en apnée. 

Et est arrivé Le sourd dans la ville où Marie-Claire s’éclate, fait voler les rivets et les liens qui maintiennent les carcans. La ponctuation disparaît et la phrase de Marie-Claire Blais mute en paragraphe, plus, en chapitre. Elle s’échappe en traçant de longs cercles pour se moquer des époques et de l’espace, suit une longue spirale qui pivote en entraînant des lieux, mélange les temps et les tragédies humaines qui ne cessent de se répéter. La langue de cette écrivaine se libère de tous les étouffements, de tout ce qui retient et assujetti. 

Les romans de Marie-Claire Blais deviennent alors des territoires qui étourdissent le lecteur avec la multiplication des personnages, la description de leurs drames, de leurs espoirs et de leurs fantasmes. 

Marie-Claire Blais abandonne donc l’ensemble à cordes à son quatorzième livre pour s’approprier la baguette du chef et diriger de grands orchestres avec chœurs. C’est magique, éblouissant et époustouflant. La série Soifs est exceptionnelle dans la francophonie et au Québec par ses dimensions, sa pertinence et cet univers qui est le microcosme d’une humanité qui se débat entre ses rêves et ses préjugés, ses souffrances et l’amour. 

J’ai déjà parlé des fresques de Jérôme Bosch pour qualifier ces romans inclassables. C’est peut-être aussi les immenses tableaux de Jean-Paul Riopelle qui empoigne le cosmos et le traverse avec de vastes traits rayonnants qui vont et viennent comme des météorites. 

Un monde unique, une écriture lumineuse et rebelle, insaisissable et riche de sédiments et de limon. Marie-Claire Blais m’a constamment emporté dans les grandes et terribles tragédies qui frappent partout où les éclopés et les marginaux se regroupent. C’est la détresse qui s’impose dans les pages de Soifs. Toujours ces exclus, ces originaux qui souffrent et sont sacrifiés sur des croix que les bien-pensants de la morale assemblent en souriant. 

Les symphonies de Marie-Claire Blais retentissent dans le vent et l’espace, nous touchent dans ce qu’il y a de plus vrai, de plus juste et d’incroyable, dans ce désir d’être des humains qui se préoccupent de leur environnement et des plus démunis, des déviants qui ne correspondent pas à la norme, mais qui ont droit à l’attention et à l’amour. 

Une œuvre colossale, des romans qui ont transformé la littérature d’ici et certainement celle du monde avec ses nombreuses traductions. Merci Marie-Claire Blais, d’avoir changé ma vie.

 

BLAIS MARIE-CLAIREUn cœur habité de mille voix, Éditions du Boréal, MONTRÉAL, 2021, 29,95 $.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/marie-claire-blais-11597.html

vendredi 3 décembre 2021

PIERRE MORENCY ET LES DEUX PIEDS SANS PLUMES

C’EST UN GRAND plaisir que de mettre la main sur un nouveau livre de Pierre Morency. Dans mon cas, ce sont des retrouvailles, étant un fidèle de ce poète depuis je ne sais quand. À vrai dire, il n’y a que son théâtre que je connais mal. Un bonheur, parce que c’est une musique qui me berce et m’enchante, me pousse au milieu du jour. Avec lui, je sais que je peux prendre mon temps, examiner le livre, le retourner, me pencher sur ce dessin de la page couverture où deux courbes suggèrent un humain en marche. Je m’attarde encore, pressentant que chacun des mots va me hanter pendant des semaines peut-être. J’ai toujours l’impression alors d’entendre la musique envoûtante d’Arvo Pärt ou de Dominico Einaudi. Oui, ces notes de piano qui tombent telle une pluie chaude dans le plus rond de l’été, quand le monde n’est plus qu’une bouche assoiffée et des bouffées de parfum dans les lilas et les sous-bois. 

 

Pierre Morency a beaucoup observé les oiseaux, ces «deux pattes à plumes», surtout dans L’œil américain et Lumière des oiseaux. Il lui restait peut-être à se dissimuler dans une haie de cèdres pour guetter ses semblables, ses frères et sœurs que l’on connaît toujours plus ou moins. Ils ont des habitudes, ces «deux pieds sans plumes», des manies, des habitats et aussi peut-être des chants et des propos qui traduisent leurs curieuses occupations. Chez les deux pieds sans plumes nous plonge dans un monde familier et pourtant étrange, celui que nous fréquentons tous les jours sans prendre la peine de nous attarder.

Il faut d’abord se faire oublier de ses semblables et devenir invisible d’une certaine façon. La tâche consiste à écouter sans bouger, à surveiller ses frères et ses sœurs, les bipèdes qui hantent la planète, étourdissent et souvent exaspèrent avec le bruit de leurs moteurs. Que de pétarades montent de la ville où ils se réfugient pour nier la fuite du temps, combler peut-être une immense solitude qui les inquiète plus que tout!

Faire comme si, après bien des hésitations, vous partiez à la recherche de la paruline flamboyante ou du bruant à gorge blanche qui vous réveille le matin tout en restant invisible dans les feuilles du voisinage. Retenir sa respiration, s’approcher à pas de chat, dans la plus belle des discrétions pour déceler des gestes et des propos, des courses et souvent des tâches mystérieuses. Un travail qui demande de l’abnégation, de la patience et surtout d’avoir l’œil et l’oreille. L’espèce est imprévisible malgré les apparences et leurs nids découpent d’étranges rues dans des villes qui ne cessent de déborder sur les champs et la forêt.

 

Et c’est ainsi que je mis en chantier un projet que je nommerais mon «carnet de gens», carnet où vivraient des gens croisés au fil des jours et de mes longues promenades dans le monde d’alentour. Et pourquoi, dans mon livre, ne passeraient-ils pas, tous ces êtres vus, entendus, imaginés au cours de ma vie récente? Oui, ils existent, ces gens que ma solitude me permet de voir. (p.16)

 

Travail de patience, comme celle du chasseur qui, pendant des heures, attend que la «bête lumineuse» sorte d’un massif d’épinettes et avance dans la plus belle des innocences. Il faut peut-être toute une vie pour arriver à cerner ses semblables. Surtout que Pierre Morency n’est pas du genre à se contenter de banalités ou de simples clichés. Et me voici avec lui à l’affût de bipèdes que l’on dit pensants et intelligents.

 

QUÊTE

 

Comment cerner l’espèce des «pieds sans plumes»? Faut-il tenir compte de la couleur de la peau ou des yeux, des idiomes parlés, des croyances et des habitudes? Tous, peu importe le lieu de naissance ou la langue maternelle, ont une manière de voir, de dire et d’être. L’entreprise de Pierre Morency risque-t-elle de nous perdre ou de nous entraîner dans la confusion?

Le poète prend soin de nous avertir cependant. Il va s’en tenir aux spécimens de son entourage. Alors pas question d’aller au bout de la planète pour dénicher la peuplade qui ne connaît rien de Facebook et de Google. 

L’étranger, l’étonnant, vit toujours dans notre environnement immédiat, de l’autre côté de la haie de cèdres qui délimite le terrain ou au bout de la rue. Il suffit de reconnaître des pratiques, des propos, des comportements, des rituels aussi et des gestes souvent difficiles à comprendre. Rapidement, Pierre Morency distingue des particularités, des façons de parler, d’écouter et de bondir dans de bonnes et mauvaises habitudes. 

 

Les gens. Est-ce qu’on en voit encore, parfois, en arrêt devant une plate-bande ou flamboie un massif d’impatientes? Est-ce qu’on peut les imaginer en train de dire aux fleurs : ne chantez-vous pas à votre manière notre désir de voir naître un monde moins lourd? (p.20)

 

Ce classement débute toujours par «les gens», une sorte de mantra qui nous rappelle à l’ordre. Et nous voilà partis, discrets comme une ombre, silencieux avec le renard, à la recherche de moments uniques qui nous comblent de joie ou encore nous laissent pantois. Souvent, c’est une révélation et une autre fois, c’est une vérité qui vous happe par sa simplicité.

 

Les gens réduits à se confier aux arbres. (p.50)

 

Ça me trouble une phrase du genre, me secoue et montre peut-être la détresse de ceux et celles qui n’arrivent plus à communiquer avec leurs semblables. Ceux qui doivent s’épancher devant les arbres et les oiseaux. Et tout le temps, c’est le doute qui s’impose, comme une vie qui se recroqueville dans quelques paroles et vous laissent là, tout seul en plein midi soleil. 

 

Les gens qui n’aiment pas tellement leur aujourd’hui parce qu’ils sont toujours dans leur demain. (p.42)

 

Je reprends les mots, un à un, même si je connais ces agités qui m’étourdissent, courent en parlant sans arrêt. Ces gens qui ne semblent jamais dormir et avoir constamment l’envie d’être ailleurs. Comme s’ils refusaient la nature tout autour, les appels du geai bleu dans le matin ou encore les jacasseries des corneilles.

 

MÉDITATION

 

Un livre précieux que je garde sous la main pour l’ouvrir une fois ou deux par jour, dans un moment de répit pour y pêcher une phrase, une image qui implose en moi. Après, je prends une longue inspiration pour relire la description, la soupeser, en voir toutes les facettes. Parce que c’est toujours comme ça avec Morency, les mots disent beaucoup, mais portent aussi des énigmes. Alors je rêvasse sur quelques lignes qui m’en apprennent sur l’espèce à laquelle j’appartiens et qui m’étourdit souvent. 

 

Les gens qu’on a réussi à convaincre de cette aberration, à savoir que, dans ce monde, un arbre, avec ses racines et toutes ses feuilles dans le vent, avec l’air et la terre qui le nourrissent, peut devenir la propriété d’une personne. (p.85)

 

On ne peut lire ce livre comme on traverse une rivière en bondissant d’une pierre à l’autre. Il faut scruter chaque mot, le déguster tel un chocolat favori, en fermant les yeux pour en saisir toutes les subtilités et les saveurs, le garder en bouche longtemps pour que le plaisir dure, pour toucher le fond de son âme peut-être. 

 

Les gens. Qu’est-ce qu’ils font, les gens? Et bien, ma foi, ils passent. Ils passent du lit à la table, de la fenêtre à la porte. Ils passent de maison en auto, du moteur au garage, du garage au bateau, du bateau à la buvette et de la pharmacie à la maison. Passent du trottoir en allée, d’allée en commerces, de parc en parking. De parking ils passent de rue en route, de route en tunnel, et les voici arrivés au cœur noir du grand tunnel. Ils ont passé. (p.92)

 

Une vie en quelques phrases qui montrent le dérisoire de nos agitations et de nos obsessions. C’est ce qui se produit lorsqu’on prend le temps de regarder pour vrai, quand on se demande pourquoi tant de courses et de bruits avant la fin du jour qui ne calme jamais personne. Pourquoi tant de cris pendant que la neige tombe si doucement en ce premier jour de décembre?

 

DESSINS

 

Les dessins à l’encre de Chine de Pierre Morency, ses esquisses, tiennent de l’estampe japonaise qui donne un monde en deux coups de pinceau ou deux lignes. Le livre est parsemé de ces dessins intrigants, rassurants aussi. Chaque planche est une découverte, un geste qui vient après une longue hésitation, du moins, j’imagine.

Bien sûr, les oiseaux sont là, les outardes fantomatiques qui vont, happées par une direction, la fin de la saison ou un commencement. Elles ont l’espace, des chants et des aventures, des destinations et des destins. Je les entends, celles qui m’arrêtent au milieu du jour quand elles traversent le ciel avec plein de cris et d’encouragements. Ça me touche toujours en pleine poitrine. Et, un sourire vient éclairer mon visage. Elles me disent que la vie passe, que l’avenir revient, qu’un jour il n’y aura plus que le silence. 

Et aussi ce couple en page 37 qui marche vers un ailleurs, une coulée de lumière peut-être, leur sort ou l’espoir de tout recommencer. Des visages inquiétants, si humains et comme arrachés au végétal, terriblement effrayants et farouches comme des diables. Des êtres en état de mue qui attendent peut-être ou qui refusent de devenir des individus. Comme s’ils mutaient sans comprendre trop ce qui leur arrive.

Des dessins qui enferment et libèrent, illustrent les craintes et les terreurs de ces sujets qui respirent et peuvent inventer la vie tout autant que leur mort.

Quels beaux moments vécus en examinant ces dessins, ces personnages qui se confient, parlent de peur et d’angoisse, de plaisir aussi, certainement! Et j’y ai surpris la paix qui va avec les oiseaux de passage, ceux qui filent vers l’ailleurs que nous sommes toujours en train d’imaginer. Les humains sont ainsi. Ils courent devant ou derrière le bonheur en se perdant souvent dans des discussions qui font oublier leur être et leur âme. 

Un genre de psautier pour ceux qui cherchent et ne se contentent jamais des réponses que l’on offre dans les magasins à grande surface. Un ouvrage rare que j’ouvre comme un recueil de prières pour me rapprocher de l’essentiel, des mots qui vibrent et d’images qui secouent l’être.

 

MORENCY PIERREChez les deux pieds sans plumes, Éditions du Boréal, MONTRÉAL, 2021, 20,95 $.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/chez-les-deux-pieds-sans-plumes-2811.html

jeudi 25 novembre 2021

LA VIE COMME UNE TRAVERSÉE DE L’UNIVERS


UN ROMAN OU UNE histoire nous pousse d’un point de départ à celui de l’arrivée. C’est le cas de la plupart des ouvrages que j’ai lus en passant par toute la gamme des émotions. Chaque œuvre repose sur une forme géométrique si on veut. Anne Élaine Cliche, dans Le danseur de La Macaza, utilise l’ellipse pour faire progresser son récit. Julie Bouchard, dans Férocement humaine, s’appuie sur le cercle. Les grands espaces d’Annie Perreault épouse la ligne droite qui traverse les continents, un trait brisé par des arrêts et des départs. Les voyages dans le Transsibérien par exemple, avec ses escales pour saisir les personnages et s’approprier des moments de leur passé. Surtout pour découvrir leurs obsessions, la passion qui les fait courir au bout du monde. Peut-être que tous espèrent échapper à soi ainsi pour plonger dans une autre dimension et se donner une nouvelle identité. Chose certaine, on ne sort pas indemne de ce roman. Et pourquoi pas la traversée du lac Baïkal en Sibérie, une véritable mer imprévisible, dangereuse comme toute œuvre littéraire doit l’être.

 


Le titre du livre d’Annie Perreault me fait penser à Jacques Poulin, Les grandes marées où l’auteur explore la solitude, celle d’un homme qui souhaite vivre en marge des agitations du monde, sans se soucier des agissements de ses contemporains. Il y a cette volonté dans la fiction de madame Perreault, une sorte de fuite pour échapper à la banalité qui étouffe. Tous doivent demeurer en mouvement pour sortir de soi, se cacher dans un train ou dans une cabane au milieu de l’hiver pour respirer un peu. L’arrivée d’un homme ou d’une femme dans ce refuge fait tout chavirer. La vie ne peut plus être ce qu’elle était après une rencontre qui secoue l’être, permet d'effleurer l’amour peut-être. 

Le lac Baïkal devient le personnage central avec ses humeurs, ses marées, ses tempêtes et sa beauté obsédante. Comme un aimant qui attire les matières ferreuses, il happe les gens qui approchent. Plongées dans l’espace pour abolir le temps, poussées vers le nord et le sud, vers l’est et l’ouest, des échappées pour s’arracher à soi, basculer dans une autre dimension. Celle de Youri Gagarine qui a été le premier humain à s’évader dans sa capsule et à tourner autour de la Terre en 1961. Et ce lac, véritable planète d’eau, de vents, de neige et de glace, mouvant et vivant qui peut enchanter, caresser comme détruire.

 

Peu importe que je sois masculin, féminin, un peu des deux, ni l’un ni l’autre. Elle pense «le lac» comme une entité qui la dépasse. J’englobe tout. Je suis les algues et les poissons, je suis les douces ridules sous le vent d’été, la violence de la débâcle au printemps. Plus de contenance que tous les Grands Lacs réunis, vaste comme une mer, le plus vieux parmi les anciens avec mes vingt-cinq millions d’années, une des eaux les plus pures. (p.16)

 

Un lieu qui permet de sortir de ses habitudes, surtout quand on se lance dans un marathon sur ses glaces, une épreuve où les participants risquent de ne jamais franchir la ligne d’arrivée. S’il y a des voyages moins périlleux comme ceux dans un train, il y a des défis où l’on ose tout.

 

OBSESSION

 

Et me voilà aspiré par une vague obsédante du lac qui prend la parole avec les personnages qui se succèdent dans de courts chapitres, un espace qu’ils partagent un certain temps, mais qu’ils doivent fuir. Comme si le contact avec l’autre était une collision qui blesse les protagonistes. L’ours, Anna, Celle que l’on ne voit pas, Gaby se suivent, avec le bruit des roues du train sur les rails qui donnent cette musique hallucinante. Jocelyne Saucier parle du «touk — à-touk» dans son roman À train perdu qui nous emporte sur les voies ferrées, dans le nord de l’Ontario et l’Ouest du Québec.

Des hommes et des femmes se croisent, vivent un moment intense avant de repartir sans un regard, chacun filant comme une météorite qui illumine le ciel quelques instants et qui disparaît. Tous obéissent à une force qui les pousse hors de soi. 

Et ce marathon sur les glaces et dans la neige, la poudrerie et les vents qui bouchent les yeux et les narines. L’ultime épreuve, le plongeon vers la mort ou le contraire, je ne sais comment dire, une forme de résurrection peut-être. Ces espaces cernés par les points cardinaux, des parcours qui s’effacent quand le ciel colle à la neige et aux glaces. Une poussée dans un univers qui avale tout, avec des bouées comme balises si la bourrasque ne décide pas de les emporter. 

 

PRÉSENCE

 

La course à pied était importante dans La femme de Valence. Laura participait à un marathon dans cette ville d’Espagne, pour retrouver sa mère qui se passionnait pour cette activité, cette femme qui a voulu échapper à son quotidien et devenir une autre. Les gens disparaissent dans les romans de madame Perreault et la course à pied peut, d’une certaine façon, rejoindre celui ou celle que l’on cerne par cet effort où l’on s'arrache à soi.

Cette épreuve sur le lac Baïkal, dans un univers de glace et de neige, me rappelle une compétition, sans doute la plus difficile que j’ai vécue comme sportif. Le tour des monts Valin, au Saguenay, une randonnée en ski de fond de plus de quarante kilomètres en montagne. Une plongée dans un pays de montées et de pentes, de neige, de lacs et de forêts. Il faisait moins quatre degrés Celsius au départ, avec une bordée tombée la veille. Tout était parfait pendant les premiers kilomètres, malgré les descentes, ma hantise. Et enfin la montagne, l’ascension sur des dizaines de kilomètres, la belle poudreuse, la glisse formidable, les épinettes emmitouflées qui deviennent des personnages.

L’euphorie. 

Et au milieu de la course, au sommet, la chute brusque de la température jusqu’à moins vingt-cinq Celsius, un froid cinglant, un vent qui transperce. J’ai dû me réfugier dans un chalet, profiter de l’accueil d’un couple parce que j’y laissais des doigts. La seule fois, dans ma vie de sportif, où j’ai eu peur. Oui, la crainte de ne pas m’en sortir, que tout pouvait s’arrêter au creux d’un vallon malgré mes efforts et ma volonté. 

 

DÉFI

 

J’ai retrouvé ce monde dans Les grands espaces d’Annie Perreault, ce désir de défier le temps et la nature, de plonger peut-être dans une autre dimension, celle que l’on trouve quand on va au bout de soi pour oublier ses obsessions quotidiennes et rassurantes. 

 

L’épreuve sera totale, déraisonnable, elle obéira à ce qui monte du ventre, qui gronde et me jette par devant parce qu’il n’est pas question de me retourner, de soupeser, de me demander d’où je viens et ce que fais là. Non. Il y a du blanc et ciel devant, je ne ralentirai pas et, maintenant, que j’y pense, je ne devrais pas rester dans cette cabane, accepter du thé et une chaleur dont je n’ai pas besoin. (p.53)

 

Il y a des rencontres, des collisions entre les personnages, comme des boules de billard qui s’entrechoquent. Des contacts marquants. Celle de Gaby. L’évocation d’Éléonore qui devient amoureuse de Youri Gagarine, ce héros qui a vu ce que personne n’avait regardé avant lui. L’adolescente rêve avec lui de s’arracher à son monde sclérosé où les jeunes filles ne choisissent jamais leur avenir. Elle veut sa liberté, l’espace et rester vivante, se moquer de toutes les contraintes. Ce que sa famille refuse. Des moments terribles où l’on sacrifie la belle audacieuse. 

Roman saisissant, pages magnifiques comme d’immenses tableaux de Jean-Paul Lemieux ou le blanc vibre, vous emporte dans une sorte de danse sauvage où le personnage n’est plus qu’une tâche un peu plus sombre, avalé par un repli de la neige et de la poudrerie. 

Époustouflant. 

Un univers où toutes les références perdent leur signification. Il ne reste que le mouvement, qu’une direction à suivre si on en a le courage. Une aventure de sensations où l’on a l’impression d’échapper à son corps pour s’abandonner aux forces telluriques de la planète. 

Impossible d’en sortir indemne. 

Un texte puissant et dérangeant où toutes les énergies humaines et de la nature se confrontent. L’un des plus beaux romans que j’ai lus au cours des dernières années, peut-être avec Blanc résine d’Audrée Wilhelmy.

 

PERREAULT ANNIELes grands espaces, Éditions ALTO, Québec, 2021, 24,95 $.

https://editionsalto.com/catalogue/les-grands-espaces/?v=3e8d115eb4b3