vendredi 3 décembre 2021

PIERRE MORENCY ET LES DEUX PIEDS SANS PLUMES

C’EST UN GRAND plaisir que de mettre la main sur un nouveau livre de Pierre Morency. Dans mon cas, ce sont des retrouvailles, étant un fidèle de ce poète depuis je ne sais quand. À vrai dire, il n’y a que son théâtre que je connais mal. Un bonheur, parce que c’est une musique qui me berce et m’enchante, me pousse au milieu du jour. Avec lui, je sais que je peux prendre mon temps, examiner le livre, le retourner, me pencher sur ce dessin de la page couverture où deux courbes suggèrent un humain en marche. Je m’attarde encore, pressentant que chacun des mots va me hanter pendant des semaines peut-être. J’ai toujours l’impression alors d’entendre la musique envoûtante d’Arvo Pärt ou de Dominico Einaudi. Oui, ces notes de piano qui tombent telle une pluie chaude dans le plus rond de l’été, quand le monde n’est plus qu’une bouche assoiffée et des bouffées de parfum dans les lilas et les sous-bois. 

 

Pierre Morency a beaucoup observé les oiseaux, ces «deux pattes à plumes», surtout dans L’œil américain et Lumière des oiseaux. Il lui restait peut-être à se dissimuler dans une haie de cèdres pour guetter ses semblables, ses frères et sœurs que l’on connaît toujours plus ou moins. Ils ont des habitudes, ces «deux pieds sans plumes», des manies, des habitats et aussi peut-être des chants et des propos qui traduisent leurs curieuses occupations. Chez les deux pieds sans plumes nous plonge dans un monde familier et pourtant étrange, celui que nous fréquentons tous les jours sans prendre la peine de nous attarder.

Il faut d’abord se faire oublier de ses semblables et devenir invisible d’une certaine façon. La tâche consiste à écouter sans bouger, à surveiller ses frères et ses sœurs, les bipèdes qui hantent la planète, étourdissent et souvent exaspèrent avec le bruit de leurs moteurs. Que de pétarades montent de la ville où ils se réfugient pour nier la fuite du temps, combler peut-être une immense solitude qui les inquiète plus que tout!

Faire comme si, après bien des hésitations, vous partiez à la recherche de la paruline flamboyante ou du bruant à gorge blanche qui vous réveille le matin tout en restant invisible dans les feuilles du voisinage. Retenir sa respiration, s’approcher à pas de chat, dans la plus belle des discrétions pour déceler des gestes et des propos, des courses et souvent des tâches mystérieuses. Un travail qui demande de l’abnégation, de la patience et surtout d’avoir l’œil et l’oreille. L’espèce est imprévisible malgré les apparences et leurs nids découpent d’étranges rues dans des villes qui ne cessent de déborder sur les champs et la forêt.

 

Et c’est ainsi que je mis en chantier un projet que je nommerais mon «carnet de gens», carnet où vivraient des gens croisés au fil des jours et de mes longues promenades dans le monde d’alentour. Et pourquoi, dans mon livre, ne passeraient-ils pas, tous ces êtres vus, entendus, imaginés au cours de ma vie récente? Oui, ils existent, ces gens que ma solitude me permet de voir. (p.16)

 

Travail de patience, comme celle du chasseur qui, pendant des heures, attend que la «bête lumineuse» sorte d’un massif d’épinettes et avance dans la plus belle des innocences. Il faut peut-être toute une vie pour arriver à cerner ses semblables. Surtout que Pierre Morency n’est pas du genre à se contenter de banalités ou de simples clichés. Et me voici avec lui à l’affût de bipèdes que l’on dit pensants et intelligents.

 

QUÊTE

 

Comment cerner l’espèce des «pieds sans plumes»? Faut-il tenir compte de la couleur de la peau ou des yeux, des idiomes parlés, des croyances et des habitudes? Tous, peu importe le lieu de naissance ou la langue maternelle, ont une manière de voir, de dire et d’être. L’entreprise de Pierre Morency risque-t-elle de nous perdre ou de nous entraîner dans la confusion?

Le poète prend soin de nous avertir cependant. Il va s’en tenir aux spécimens de son entourage. Alors pas question d’aller au bout de la planète pour dénicher la peuplade qui ne connaît rien de Facebook et de Google. 

L’étranger, l’étonnant, vit toujours dans notre environnement immédiat, de l’autre côté de la haie de cèdres qui délimite le terrain ou au bout de la rue. Il suffit de reconnaître des pratiques, des propos, des comportements, des rituels aussi et des gestes souvent difficiles à comprendre. Rapidement, Pierre Morency distingue des particularités, des façons de parler, d’écouter et de bondir dans de bonnes et mauvaises habitudes. 

 

Les gens. Est-ce qu’on en voit encore, parfois, en arrêt devant une plate-bande ou flamboie un massif d’impatientes? Est-ce qu’on peut les imaginer en train de dire aux fleurs : ne chantez-vous pas à votre manière notre désir de voir naître un monde moins lourd? (p.20)

 

Ce classement débute toujours par «les gens», une sorte de mantra qui nous rappelle à l’ordre. Et nous voilà partis, discrets comme une ombre, silencieux avec le renard, à la recherche de moments uniques qui nous comblent de joie ou encore nous laissent pantois. Souvent, c’est une révélation et une autre fois, c’est une vérité qui vous happe par sa simplicité.

 

Les gens réduits à se confier aux arbres. (p.50)

 

Ça me trouble une phrase du genre, me secoue et montre peut-être la détresse de ceux et celles qui n’arrivent plus à communiquer avec leurs semblables. Ceux qui doivent s’épancher devant les arbres et les oiseaux. Et tout le temps, c’est le doute qui s’impose, comme une vie qui se recroqueville dans quelques paroles et vous laissent là, tout seul en plein midi soleil. 

 

Les gens qui n’aiment pas tellement leur aujourd’hui parce qu’ils sont toujours dans leur demain. (p.42)

 

Je reprends les mots, un à un, même si je connais ces agités qui m’étourdissent, courent en parlant sans arrêt. Ces gens qui ne semblent jamais dormir et avoir constamment l’envie d’être ailleurs. Comme s’ils refusaient la nature tout autour, les appels du geai bleu dans le matin ou encore les jacasseries des corneilles.

 

MÉDITATION

 

Un livre précieux que je garde sous la main pour l’ouvrir une fois ou deux par jour, dans un moment de répit pour y pêcher une phrase, une image qui implose en moi. Après, je prends une longue inspiration pour relire la description, la soupeser, en voir toutes les facettes. Parce que c’est toujours comme ça avec Morency, les mots disent beaucoup, mais portent aussi des énigmes. Alors je rêvasse sur quelques lignes qui m’en apprennent sur l’espèce à laquelle j’appartiens et qui m’étourdit souvent. 

 

Les gens qu’on a réussi à convaincre de cette aberration, à savoir que, dans ce monde, un arbre, avec ses racines et toutes ses feuilles dans le vent, avec l’air et la terre qui le nourrissent, peut devenir la propriété d’une personne. (p.85)

 

On ne peut lire ce livre comme on traverse une rivière en bondissant d’une pierre à l’autre. Il faut scruter chaque mot, le déguster tel un chocolat favori, en fermant les yeux pour en saisir toutes les subtilités et les saveurs, le garder en bouche longtemps pour que le plaisir dure, pour toucher le fond de son âme peut-être. 

 

Les gens. Qu’est-ce qu’ils font, les gens? Et bien, ma foi, ils passent. Ils passent du lit à la table, de la fenêtre à la porte. Ils passent de maison en auto, du moteur au garage, du garage au bateau, du bateau à la buvette et de la pharmacie à la maison. Passent du trottoir en allée, d’allée en commerces, de parc en parking. De parking ils passent de rue en route, de route en tunnel, et les voici arrivés au cœur noir du grand tunnel. Ils ont passé. (p.92)

 

Une vie en quelques phrases qui montrent le dérisoire de nos agitations et de nos obsessions. C’est ce qui se produit lorsqu’on prend le temps de regarder pour vrai, quand on se demande pourquoi tant de courses et de bruits avant la fin du jour qui ne calme jamais personne. Pourquoi tant de cris pendant que la neige tombe si doucement en ce premier jour de décembre?

 

DESSINS

 

Les dessins à l’encre de Chine de Pierre Morency, ses esquisses, tiennent de l’estampe japonaise qui donne un monde en deux coups de pinceau ou deux lignes. Le livre est parsemé de ces dessins intrigants, rassurants aussi. Chaque planche est une découverte, un geste qui vient après une longue hésitation, du moins, j’imagine.

Bien sûr, les oiseaux sont là, les outardes fantomatiques qui vont, happées par une direction, la fin de la saison ou un commencement. Elles ont l’espace, des chants et des aventures, des destinations et des destins. Je les entends, celles qui m’arrêtent au milieu du jour quand elles traversent le ciel avec plein de cris et d’encouragements. Ça me touche toujours en pleine poitrine. Et, un sourire vient éclairer mon visage. Elles me disent que la vie passe, que l’avenir revient, qu’un jour il n’y aura plus que le silence. 

Et aussi ce couple en page 37 qui marche vers un ailleurs, une coulée de lumière peut-être, leur sort ou l’espoir de tout recommencer. Des visages inquiétants, si humains et comme arrachés au végétal, terriblement effrayants et farouches comme des diables. Des êtres en état de mue qui attendent peut-être ou qui refusent de devenir des individus. Comme s’ils mutaient sans comprendre trop ce qui leur arrive.

Des dessins qui enferment et libèrent, illustrent les craintes et les terreurs de ces sujets qui respirent et peuvent inventer la vie tout autant que leur mort.

Quels beaux moments vécus en examinant ces dessins, ces personnages qui se confient, parlent de peur et d’angoisse, de plaisir aussi, certainement! Et j’y ai surpris la paix qui va avec les oiseaux de passage, ceux qui filent vers l’ailleurs que nous sommes toujours en train d’imaginer. Les humains sont ainsi. Ils courent devant ou derrière le bonheur en se perdant souvent dans des discussions qui font oublier leur être et leur âme. 

Un genre de psautier pour ceux qui cherchent et ne se contentent jamais des réponses que l’on offre dans les magasins à grande surface. Un ouvrage rare que j’ouvre comme un recueil de prières pour me rapprocher de l’essentiel, des mots qui vibrent et d’images qui secouent l’être.

 

MORENCY PIERREChez les deux pieds sans plumes, Éditions du Boréal, MONTRÉAL, 2021, 20,95 $.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/chez-les-deux-pieds-sans-plumes-2811.html

jeudi 25 novembre 2021

LA VIE COMME UNE TRAVERSÉE DE L’UNIVERS


UN ROMAN OU UNE histoire nous pousse d’un point de départ à celui de l’arrivée. C’est le cas de la plupart des ouvrages que j’ai lus en passant par toute la gamme des émotions. Chaque œuvre repose sur une forme géométrique si on veut. Anne Élaine Cliche, dans Le danseur de La Macaza, utilise l’ellipse pour faire progresser son récit. Julie Bouchard, dans Férocement humaine, s’appuie sur le cercle. Les grands espaces d’Annie Perreault épouse la ligne droite qui traverse les continents, un trait brisé par des arrêts et des départs. Les voyages dans le Transsibérien par exemple, avec ses escales pour saisir les personnages et s’approprier des moments de leur passé. Surtout pour découvrir leurs obsessions, la passion qui les fait courir au bout du monde. Peut-être que tous espèrent échapper à soi ainsi pour plonger dans une autre dimension et se donner une nouvelle identité. Chose certaine, on ne sort pas indemne de ce roman. Et pourquoi pas la traversée du lac Baïkal en Sibérie, une véritable mer imprévisible, dangereuse comme toute œuvre littéraire doit l’être.

 


Le titre du livre d’Annie Perreault me fait penser à Jacques Poulin, Les grandes marées où l’auteur explore la solitude, celle d’un homme qui souhaite vivre en marge des agitations du monde, sans se soucier des agissements de ses contemporains. Il y a cette volonté dans la fiction de madame Perreault, une sorte de fuite pour échapper à la banalité qui étouffe. Tous doivent demeurer en mouvement pour sortir de soi, se cacher dans un train ou dans une cabane au milieu de l’hiver pour respirer un peu. L’arrivée d’un homme ou d’une femme dans ce refuge fait tout chavirer. La vie ne peut plus être ce qu’elle était après une rencontre qui secoue l’être, permet d'effleurer l’amour peut-être. 

Le lac Baïkal devient le personnage central avec ses humeurs, ses marées, ses tempêtes et sa beauté obsédante. Comme un aimant qui attire les matières ferreuses, il happe les gens qui approchent. Plongées dans l’espace pour abolir le temps, poussées vers le nord et le sud, vers l’est et l’ouest, des échappées pour s’arracher à soi, basculer dans une autre dimension. Celle de Youri Gagarine qui a été le premier humain à s’évader dans sa capsule et à tourner autour de la Terre en 1961. Et ce lac, véritable planète d’eau, de vents, de neige et de glace, mouvant et vivant qui peut enchanter, caresser comme détruire.

 

Peu importe que je sois masculin, féminin, un peu des deux, ni l’un ni l’autre. Elle pense «le lac» comme une entité qui la dépasse. J’englobe tout. Je suis les algues et les poissons, je suis les douces ridules sous le vent d’été, la violence de la débâcle au printemps. Plus de contenance que tous les Grands Lacs réunis, vaste comme une mer, le plus vieux parmi les anciens avec mes vingt-cinq millions d’années, une des eaux les plus pures. (p.16)

 

Un lieu qui permet de sortir de ses habitudes, surtout quand on se lance dans un marathon sur ses glaces, une épreuve où les participants risquent de ne jamais franchir la ligne d’arrivée. S’il y a des voyages moins périlleux comme ceux dans un train, il y a des défis où l’on ose tout.

 

OBSESSION

 

Et me voilà aspiré par une vague obsédante du lac qui prend la parole avec les personnages qui se succèdent dans de courts chapitres, un espace qu’ils partagent un certain temps, mais qu’ils doivent fuir. Comme si le contact avec l’autre était une collision qui blesse les protagonistes. L’ours, Anna, Celle que l’on ne voit pas, Gaby se suivent, avec le bruit des roues du train sur les rails qui donnent cette musique hallucinante. Jocelyne Saucier parle du «touk — à-touk» dans son roman À train perdu qui nous emporte sur les voies ferrées, dans le nord de l’Ontario et l’Ouest du Québec.

Des hommes et des femmes se croisent, vivent un moment intense avant de repartir sans un regard, chacun filant comme une météorite qui illumine le ciel quelques instants et qui disparaît. Tous obéissent à une force qui les pousse hors de soi. 

Et ce marathon sur les glaces et dans la neige, la poudrerie et les vents qui bouchent les yeux et les narines. L’ultime épreuve, le plongeon vers la mort ou le contraire, je ne sais comment dire, une forme de résurrection peut-être. Ces espaces cernés par les points cardinaux, des parcours qui s’effacent quand le ciel colle à la neige et aux glaces. Une poussée dans un univers qui avale tout, avec des bouées comme balises si la bourrasque ne décide pas de les emporter. 

 

PRÉSENCE

 

La course à pied était importante dans La femme de Valence. Laura participait à un marathon dans cette ville d’Espagne, pour retrouver sa mère qui se passionnait pour cette activité, cette femme qui a voulu échapper à son quotidien et devenir une autre. Les gens disparaissent dans les romans de madame Perreault et la course à pied peut, d’une certaine façon, rejoindre celui ou celle que l’on cerne par cet effort où l’on s'arrache à soi.

Cette épreuve sur le lac Baïkal, dans un univers de glace et de neige, me rappelle une compétition, sans doute la plus difficile que j’ai vécue comme sportif. Le tour des monts Valin, au Saguenay, une randonnée en ski de fond de plus de quarante kilomètres en montagne. Une plongée dans un pays de montées et de pentes, de neige, de lacs et de forêts. Il faisait moins quatre degrés Celsius au départ, avec une bordée tombée la veille. Tout était parfait pendant les premiers kilomètres, malgré les descentes, ma hantise. Et enfin la montagne, l’ascension sur des dizaines de kilomètres, la belle poudreuse, la glisse formidable, les épinettes emmitouflées qui deviennent des personnages.

L’euphorie. 

Et au milieu de la course, au sommet, la chute brusque de la température jusqu’à moins vingt-cinq Celsius, un froid cinglant, un vent qui transperce. J’ai dû me réfugier dans un chalet, profiter de l’accueil d’un couple parce que j’y laissais des doigts. La seule fois, dans ma vie de sportif, où j’ai eu peur. Oui, la crainte de ne pas m’en sortir, que tout pouvait s’arrêter au creux d’un vallon malgré mes efforts et ma volonté. 

 

DÉFI

 

J’ai retrouvé ce monde dans Les grands espaces d’Annie Perreault, ce désir de défier le temps et la nature, de plonger peut-être dans une autre dimension, celle que l’on trouve quand on va au bout de soi pour oublier ses obsessions quotidiennes et rassurantes. 

 

L’épreuve sera totale, déraisonnable, elle obéira à ce qui monte du ventre, qui gronde et me jette par devant parce qu’il n’est pas question de me retourner, de soupeser, de me demander d’où je viens et ce que fais là. Non. Il y a du blanc et ciel devant, je ne ralentirai pas et, maintenant, que j’y pense, je ne devrais pas rester dans cette cabane, accepter du thé et une chaleur dont je n’ai pas besoin. (p.53)

 

Il y a des rencontres, des collisions entre les personnages, comme des boules de billard qui s’entrechoquent. Des contacts marquants. Celle de Gaby. L’évocation d’Éléonore qui devient amoureuse de Youri Gagarine, ce héros qui a vu ce que personne n’avait regardé avant lui. L’adolescente rêve avec lui de s’arracher à son monde sclérosé où les jeunes filles ne choisissent jamais leur avenir. Elle veut sa liberté, l’espace et rester vivante, se moquer de toutes les contraintes. Ce que sa famille refuse. Des moments terribles où l’on sacrifie la belle audacieuse. 

Roman saisissant, pages magnifiques comme d’immenses tableaux de Jean-Paul Lemieux ou le blanc vibre, vous emporte dans une sorte de danse sauvage où le personnage n’est plus qu’une tâche un peu plus sombre, avalé par un repli de la neige et de la poudrerie. 

Époustouflant. 

Un univers où toutes les références perdent leur signification. Il ne reste que le mouvement, qu’une direction à suivre si on en a le courage. Une aventure de sensations où l’on a l’impression d’échapper à son corps pour s’abandonner aux forces telluriques de la planète. 

Impossible d’en sortir indemne. 

Un texte puissant et dérangeant où toutes les énergies humaines et de la nature se confrontent. L’un des plus beaux romans que j’ai lus au cours des dernières années, peut-être avec Blanc résine d’Audrée Wilhelmy.

 

PERREAULT ANNIELes grands espaces, Éditions ALTO, Québec, 2021, 24,95 $.

https://editionsalto.com/catalogue/les-grands-espaces/?v=3e8d115eb4b3

jeudi 18 novembre 2021

L’HOMME QUI FAISAIT NAÎTRE LES LÉGENDES

J’AI APPRIS BIEN DES choses en lisant Le danseur de La Macaza d’Anne Élaine Cliche. D’abord qu’il y a eu une colonie juive en Abitibi, aux alentours de Val-d’Or et des ogives nucléaires à l’aéroport militaire de l’endroit pendant la guerre froide des années cinquante. Assez pour imaginer que Bagotville, au Saguenay, aurait pu en recevoir à cause de la station radar du Mont Apica. Une installation qui avait comme mission de surveiller le Nord. On craignait une attaque des Russes et elle ne pouvait survenir que de la baie James et de plus loin encore. Madame Cliche nous plonge dans les légendes, les mythes, les peurs et la réalité de ce coin de pays qu’est l’Abitibi qui a accueilli nombre de migrants venant de l’Europe de l’Est, des gens qui avaient dans leurs bagages des idées socialisantes et communistes. Jocelyne Saucier, dans Jeanne sur les routes, présente ces figures fascinantes, des militants qui tentent de changer la société et d’établir une justice pour tous. La terre de l’or et des mines attirait des femmes et des hommes qui parlaient toutes les langues et cela ne semblait causer aucun problème. Tous étaient là pour refaire leur vie et tordre le cou à la misère.

 

 

Anne Élaine Cliche nous décrit un personnage qui porte toutes les légendes et les fantasmes qui hantent notre littérature. Le mythe du Juif errant, du survenant, du coureur des bois, du prophète et du sauveur, du héros sans peur et sans reproche qui disparaît et ressurgit des années plus tard sous un autre nom, méconnaissable et devenu peut-être un étranger. On le surnomme Barabbas, comme le mécréant qui, selon l’histoire, aurait été libéré à la place du Christ par Ponce Pilate. Le peuple désigne le malfrat au lieu de Jésus pendant la fête de Pâques. Un personnage difficile à cerner. Il aurait été un militant qui luttait pour l’indépendance, cherchant à bouter l’envahisseur romain hors de sa patrie. Cela explique peut-être le choix de la population. Comme si les Juifs avaient eu à décider alors entre une libération politique et une révolution spirituelle. 

Le Barabbas d’Anne Élaine Cliche est un nomade insaisissable comme il y a dû en avoir des dizaines à l’époque où l’on abandonnait villes et villages pour aller faire fortune. L’Abitibi a été l’un de ces lieux d’accueil, tout comme le Klondike et la Californie. Comment ne pas penser aux coureurs des bois qui se perdaient dans les Pays d’en Haut et ne rentraient que des années plus tard quand ils choisissaient de le faire pour le meilleur et le pire

Barabbas disparaît et revient, ajoutant continuellement à son mythe et ses prouesses. Un homme qui tient d’étranges propos, possède une immense capacité d’écoute, une sorte de héros qui catalyse les fantasmes de tous ceux qui l’approchent.

Surtout depuis que la ville a installé un banc tout près du trottoir où il peut se réfugier pendant les mois d’été. Un endroit où les curieux le rencontrent et parlent de leurs grands et petits problèmes. On dit qu’il peut lire dans l’esprit et l’âme des gens. 

 

FANTASME

 

Une force de la nature aussi qui fait fantasmer certaines femmes, on le devine. Tout prophète qu’il était, il ne semble pas avoir renoncé aux joies physiques de l’amour et a permis à Yvette Champagne de découvrir «la jouissance» et sa vocation de comédienne. Il serait responsable du fait qu’elle a abandonné enfants et mari pour aller vivre de son art à Montréal. Tout comme il laissera une jeune femme enceinte, Claire Bloom, qui ne parviendra jamais à l’oublier. Le fils, Léopold, est un clin d’œil au personnage de James Joyce, dans Ulysse.

Le réel comme l’inventé cohabitent tout au long du récit de madame Cliche. 

 

À Val-d’Or des langues il s’en parlait plusieurs et lui les parlait toutes; il a fini par mourir, a dit ma mère au beau milieu de la voie. L’immortel est donc mort. C’est ce qu’elle a murmuré au milieu de l’allée avant qu’on nous tire de cette rêverie qui aurait certainement duré encore. (p.19)

 

L’homme décède, personne ne peut y échapper, mais qui était ce vagabond, ce prophète, ce héros capable de danser pendant toute une nuit sur la rivière au temps de la drave, celui qui devinait des choses que nul n’osait avouer, qui lisait dans les pensées et pouvait prendre toutes les identités.

 

ÉCRITURE

 

Il faut d’abord s’attarder à l’écriture de ce roman singulier. Anne Élaine Cliche s’appuie sur une oralité où plusieurs personnes tiennent des propos qui semblent décousus, crée une rumeur souvent difficile à comprendre. Les affirmations fusent et la parole est portée par des hommes et des femmes qui se croisent et ne s’écoutent jamais. Cela donne une épaisseur et une densité au récit que j’ai apprivoisé lentement en me collant aux mots, pour en saisir toute la quintessence. Ça pivote et revient comme une danse, une sorte de mantra qui peut nous perdre et nous étourdir. Il suffit de quelques pages cependant pour s’habituer à ce processus, aux dialogues qui tournent en monologues, à ce flux verbal qui vient telle une crue des eaux au printemps. La phrase se retourne, se prolonge, se cabre et se défait, va dans toutes les directions jusqu’à épuisement. 

Plus, les différents témoignages colligés par l’écrivaine qui a connu le personnage, vécue à Val-d’Or avant de partir en Europe pour saisir qui elle était et ce qu’elle souhaitait faire. La jeune femme devait quitter sa famille et son milieu pour trouver son nom et son identité. Il faut toujours s’éloigner de son lieu de naissance pour avoir une vision juste de ceux et celles qui nous ont précédés dans la vie. 

J’ai songé à ma mère qui ressassait des histoires du matin au soir, transformait tout en posant les questions et fournissant les réponses. Nous étions condamnés à l’écoute et il était à peu près impossible de se glisser dans ces récits où tout le village se retrouvait comme dans un malaxeur.

 

Entendre et voir sa propre pensée n’est pas donné à tout le monde, c’est un don qui vous déleste de vous-même vous donne du courage. 

Tout le monde l’appelait Barabbas quand moi je l’ai connu quelques années plus tard; je n’étais pas bien vieille disons cinq ou six ans avec mon père nous sommes passés par là tout le monde passait par la 3e qui est la rue commerçante et même la rue principale, mon père lui a serré la main et lui a présenté sa petite deuxième comme il a dit, et l’autre pas bonjour ni enchanté seulement ceci si je n’ai pas rêvé, La meilleure place la deuxième! je m’en souviens très bien. (p.43)

 

Tous connaissaient ce Barabbas, celui qui libère et se défait peut-être de toutes les attaches. Comme ces quêteux qui allaient de maison en maison dans mon enfance, que tous accueillaient avec un nom fictif ou un sobriquet, sans savoir qui ils étaient vraiment. Chacun avait son petit bout du récit qui finissait par basculer dans la légende.

Barabbas devient rapidement l’auteur d’exploits et de paroles qu’il a dites ou pas, de missions qu’il a pu accomplir pour Alban alors ministre dans le gouvernement du Québec. On le croyait Algonquin ou il se faisait passer comme tel. 

 

QUÊTE

 

Peu à peu, les témoignages s’accumulent, autant les mythes que les vérités et l’écrivaine réussit à cerner le personnage, à découvrir ses origines, à démêler l’ivraie du bon grain comme on dit dans la Bible. Pas que le mystère se dissipe, loin de là. L’homme qui est enterré au cimetière du Mont-Royal a su semer l’enchantement autour de lui, surprendre et étonner. C’est ce qui reste dans l’esprit des gens de Val-d’Or comme dans celui du lecteur.

 

Moi qui ai entendu toute mon enfance parler de lui par ma mère j’en suis presque arrivé à me croire engendré par un être surnaturel évanescent méconnaissable; ma mère est tombée amoureuse d’un mystique danseur parti à la fin de l’été quarante-quatre, peut-être revenu et reparti en quarante-huit, vous avez devant vous la seule trace tangible de son passage ici-bas, ma grand-mère et ma mère m’ont raconté, qui tenaient l’hôtel après la mort de Yudl, puis l’hôtel a fermé un peu après le retour en quarante-huit du mystique qui ne l’était plus et qu’on avait du mal à reconnaître sauf ma mère, ce revenant serait réapparu seulement pour me bénir; il a laissé une valise qui ne contenait que ses téphillin sans un mot rien, ma mère a décidé que c’était pour moi, dans quel but ce legs ce souvenir? (p.179)

 

Barabbas a abandonné une femme enceinte, un fils qui a croisé ce père sans trop le savoir dans la forêt abitibienne. Il parlait en terme biblique et se prenait peut-être pour Élie, le prophète, l’homme qui n’est jamais mort, celui qui ressurgit à différentes époques et qu’il est difficile de reconnaître. 

Anne Élaine Cliche secoue certains faits et des vérités, mais la magie reste entière et c’est ce qui fait la beauté de ce roman. Il ne fallait pas défaire l’aura du mystère qui entoure le personnage, surtout ne pas l’accabler par des éléments biographiques ou des documents de la société civile. Elle s’en tient à cette phrase qui tourne comme un derviche, enchante, étourdit en allant d’un moment à un autre, d’une apparition à une fuite.

 

ÉPOPÉE

 

Un moment du passé de l’Abitibi où tout était imaginable, même la venue d’un prophète et d’un sauveur qui a peut-être oublié sa mission en canotant sur les incroyables rivières et les lacs poissonneux, toujours à la recherche de soi et du bonheur, de la liberté certainement. 

Un roman fascinant, un feu d’artifice, une immersion dans la rumeur, l’épopée et le fantasmagorique, les témoignages et les racontars qui suivent les personnages hors normes, les héros qui savent se trouver une place dans l’histoire. Barabbas devient l’équivalent d’Alexis le Trotteur ou de Louis l’Aveugle, ce conteur magnifique qui parcourait le Saguenay et le Lac-Saint-Jean au temps de la colonie en récitant des légendes versifiées qui remontaient à l’époque de Babylone, dit-on. Un homme quasi aveugle qui devinait les chemins, surtout ceux de l’imaginaire pour impressionner ses contemporains.

Le danseur de La Macaza permet d’empoigner la réalité et le fantasme, de secouer le plaisir et la dure naissance d’un pays qui se fait avec l’afflux de migrants qui s’intègrent à une société ouverte, multiculturelle et parfaite pour faire germer toutes les fables. Une quête surtout du bonheur et de la vie pour la narratrice. Un monde magique qui m’a complètement subjugué. Un roman puissant, un souffle qui emporte comme une bourrasque qui ne vous laisse jamais de répit.

 

CLICHE ANNE ÉLAINELe danseur de La Macaza, Éditions LE QUARTANIER, Montréal, 2021, 26,95 $.

https://lequartanier.com/parution/591/Anne_Élaine_Cliche_Le_danseur_de_La_Macaza

mercredi 10 novembre 2021

LE MONDE ENVOÛTANT DE JULIE BOUCHARD

JULIE BOUCHARD, dans le prologue de son tout récent recueil de nouvelles intitulé Férocement humaines, étonne. Cette fois, elle nous offre neuf textes, neuf figures de femmes qui fascinent et soulèvent la curiosité. Dans cette introduction, l’auteure nous entraîne dans un théâtre désaffecté où des comédiennes saluent après un spectacle. Elles sont épuisées après un récital, on ne sait trop, peut-être celui de leur vie. Et après avoir lu ce prologue à quelques reprises, j’ai compris que ce sont les héroïnes de Férocement humaines qui sont là, celles que nous allons retrouver dans notre cheminement de lecteur. Toutes sont décédées, des spectres pour ainsi dire, qui se tiennent par la main devant une salle vide, des spectateurs qui ne sont jamais venus ou qui ont déserté pendant la représentation. Voilà une manière un peu étrange, mais Julie Bouchard nous a appris à ne pas trop nous étonner quand on se risque dans ses textes. Et, après tout, la lecture est une aventure périlleuse.

 

 

Vivianne ouvre le bal. Viviane Vachon, la lutteuse, la sœur du très célèbre Maurice Mad Dog Vachon, celui qui a fait rager des générations d’amateurs. Il a animé bien des soirées devant le petit écran de mon enfance. Il était le favori de mon père et celui que ma mère détestait au plus haut point. 

Viviane est une pionnière qui a fait carrière au Japon et aux États-Unis. En 1971, elle remporte le championnat féminin de la AWA, se retrouve dans le réseau de ses frères au Québec, mais la Commission athlétique ne permettait pas aux femmes de monter sur le ring. Elle militera pour faire abolir cette discrimination comme bien de ses collègues qui ont dû mener des combats épiques, semblables avant de pouvoir participer à des compétitions internationales, particulièrement en athlétisme. Elle connaîtra une fin tragique.

Il ne faut pas s’attendre à lire des biographies ou une présentation de certains personnages même si l’écrivaine évoque des figures bien réelles. Ce qui m’a frappé dans ces courtes nouvelles, c’est le mouvement, le rôle joué par l’automobile qui permet d’aller d’un lieu à un autre, souvent à des vitesses folles et inquiétantes. Une allégorie peut-être, un clin d’œil à ces femmes remarquables qui ont éclairé leur environnement comme une météorite. 

 

VIVRE

 

Les personnages vivent dangereusement, filent sur la route, rentrent à la maison comme Viviane Vachon avec sa fille ou encore ce garçon éméché qui foncent avec la belle insouciance de la jeunesse. Ce sera aussi le destin de George Hamilton, une femme qui pratique la médecine et qui se retrouve dans un ravin. 

Julie Bouchard ne fait pas dans la dentelle et la mort reste l’aboutissement normal de ses textes (toute vie se termine par la mort après tout), tout comme ce l’était dans son roman Labeur que j’ai lu en 2017.

 

Partout où elle passe, elle produit cet effet surnaturel : l’univers se dilate plus rapidement que les calculs l’ont prédit, la constante de Hubble perd une de ses valeurs, le ruminant, l’appétit, l’air se réchauffe et les applaudissements, à la suite de cette succession de minuscules miracles, ne tardent jamais à arriver. (p.21)

 

Il y a une poussée à l’horizontale et une autre à la verticale qui permet de se faufiler dans le temps et l’espace. L’envol et un point de chute comme le veut la vie qui a un début, un cheminement et un dénouement. Personne ne parvient à y échapper. La catastrophe se produit toujours dans la dimension horizontale, dans une course folle et un déplacement à très grande vitesse. Il y avait cette synchronicité dans son roman Labeur où une force gravitationnelle piégeait les personnages pour les pousser vers leur fin tragique. 

Voilà ce que j’écrivais alors après ma lecture.

 

Toutes ces occupations insignifiantes qui finissent par avaler vos jours. Pas le temps de reprendre son souffle. Quelqu’un attend, quelqu’un a besoin d’une information ou de manger. Vous pensez vous calmer le soir, à la maison, mais la plus terrible des solitudes vous rattrape. Il reste la télévision.

Et tout recommence, tout se précipite. La vie n’arrête pas, le temps vous pousse. Il faut courir et monter dans l’autobus. La journée, comme toutes celles de la semaine, est semblable à celle de demain. Il suffit d’avoir les bons gestes au bon moment pour que l’équilibre soit maintenu. 

(Tous ces gens qui demeurent des inconnus, Littérature du Québec, avril 2017.)

 

 

Le poids terrible du quotidien, constamment présent dans ces nouvelles, qui vous pousse dans le tragique de l’existence. Beaucoup de remous dans la vie de ces femmes qui vivent pourtant des choses simples la plupart du temps, travaillent, s’amusent, rencontrent des amies et connaissent aussi des ruptures qui laissent des traces. Les personnages de Julie Bouchard sont toujours aux prises avec la solitude, la banalité des jours, la maladie dans certains cas ou deviennent les victimes de leurs excès et de leurs obsessions. 

 

Elle n’a dit à personne — à part Sandra, qui le répétera à la voisine de droite, qui le répétera à sa coiffeuse, qui, elle, le répétera à sa cousine : on comprend ici la chaîne de commérage — qu’elle a ce projet fou de retrouver les corps de ces deux enfants, sans l’aide de personne, seule avec Ricky, en sillonnant les routes du nord de l’Ohio, dont la devise, inscrite sur les plaques d’immatriculation, rappelle que : «With God, all things are possible». (p.47)

 

Ce qu’il y a de singulier dans la manière de cette écrivaine, c’est qu’elle n’hésite jamais à intervenir dans son récit, plaçant ici et là un commentaire ou encore une réflexion sur les agissements de ses héroïnes. Ça crée de la turbulence et une sorte de recul qui font que nous sommes maintenus à la périphérie. La fameuse adhésion au personnage et à l’action recherchée par la plupart des auteurs se fait d’une façon originale. Il y a toujours une forme de décalage par rapport au sujet. La trame première n’est pas nécessairement la plus importante.

 

Car cette Pénélope n’est pas la Pénélope qui pleure, mais l’autre, qui ne pleure pas, restée au Canada, et qui se balade, en ce moment, dans une forêt canadienne, avec son Golden Retriever, sous le soleil cru de midi. Ça va bien pour la Pénélope canadienne. Fait beau au Canada. Elle est heureuse. Elle va se marier — oui — avec Gérard le mois prochain. Évidemment, ça fait beaucoup de soleil et de Pénélope, de Gérard et de hasard, mais le plus important, à ce stade-ci des absurdités, est de savoir comment tout cela va se terminer. (p.123)

 

Que dire du destin qui s’impose dans Férocement humaines, comme si le parcours était dessiné d’avance (bien sûr que c’est l’écrivain qui décide de tout) et que le moment fatidique approche rapidement, comme deux automobiles qui foncent l’une vers l’autre. 

 

GRANDES FIGURES

 

J’ai adoré sa dernière nouvelle où elle met en scène des écrivaines qui ont en commun d’avoir connu une fin tragique. On retrouve Virginia Woolf, Sylvia Plath et Marie Uguay. Je ne peux m’empêcher de penser au plus récent roman de Nancy Huston, L’arbre de l’oubli, où l’un de ses personnages, Lili-Rose, s’attarde aux femmes qui ont fait leur marque dans la littérature et qui ont subi des agressions sexuelles dans leur enfance. Il y a Virginia Woolf et Sylvia Plath dans cette liste.

La turbulence de la vie, la misère et des réussites, un destin de vedette qui s’écrase à cause d’un irresponsable. Une atmosphère d’abord, comme une petite musique qui enrobe tout et envoûte. 

Une langue claire, belle, un monde en spirale et en cercle qui vous aspire comme un trou noir, des questions qui surgissent et qui restent sans réponse ou encore que l’écrivaine aime bien vous soumettre avec une légèreté parfois déconcertante. Un certain regard, peut-être un peu d’humour et de cynisme, une présentation percutante de la vie. Des textes superbes et terribles de justesse et de précision. J’ai repris chacune des nouvelles pour en savourer toutes les facettes. Une aventure humaine et de… lecture. Un ton, une voix.

 

BOUCHARD JULIEFérocement humaines, Éditions LA PLEINE LUNE, Montréal, 2021, 21,95 $.

https://www.pleinelune.qc.ca/titre/590/ferocement-humaines

jeudi 4 novembre 2021

QUE FAIRE QUAND IL N’Y A QUE LE TEMPS À TUER

DANS TUER LE TEMPS, Danielle Trussart nous entraîne dans le monde de Claire et de Marianne, des proches qui peuvent demeurer des semaines sans se croiser. L’une est psychologue et l’autre écrivaine. Claire apprend à son amie que le cancer est là et que ses jours sont comptés. Il lui reste un mois peut-être et lui demande de l’accompagner dans sa maison de Charlevoix. Histoire d’être ensemble et de partager ces derniers jours précieux qui vont se succéder comme les grains d’un chapelet. Marianne sait très bien qu’elle devra abandonner ses personnages et son roman en suivant Claire, qu’elle devra renoncer à ses rituels d’écriture. Mais comment dire non, comment refuser d’être là, présente et attentive

 

Et voilà les deux femmes devant de grandes fenêtres qui s’ouvrent sur le pays de Charlevoix, la Suisse du Québec. Claire est une volontaire et ne se laissera pas mourir sans résister. Elle a toujours été une battante, une voyageuse un peu téméraire qui n’hésitait jamais à partir au bout du monde dans l’espoir d’y rencontrer une ou deux certitudes. Une passionnée pour les lubies et les obsessions des humains, les marginaux qui ne savent quoi inventer pour se fuir. Tout le contraire de Marianne qui est plutôt casanière et trouve la paix dans son petit appartement de la ville, dans ses rituels d'écriture. Qu’importe si sa fenêtre donne sur un mur, il y a ses personnages qui l’entraînent et l’écran de son ordinateur pour se glisser dans tous les méandres fascinants. Elle écrit des histoires où le temps se fige, où les gestes perdent de leur signification, où vivre simplement est déjà une formidable entreprise.

 

J’en étais encore là, mais je rêvais de débarrasser ma prose de toute agitation vaine. Pas de péripéties, d’intrigues, de regards croisés, de souffles haletants, d’aventures rocambolesques, de cris, de terreur, de douleur, de plaisir, aucun revirement ou dénouement inattendu. Rien de ça! Un jour, en ouvrant un de mes livres, du moins j’aimais l’espérer, on pourrait voir le temps glisser lentement d’une ligne à l’autre, se déplaçant à la manière d’un escargot, hermaphrodite comme la plupart des gastéropodes. (p.90)

 

La maison est grande, le pays parfait, mais il y a la menace qui plane et touche tous ceux qui gravitent dans l’environnement de Claire, l’attente qui laisse peu de place aux rires et aux projets. La vie devient l’aiguille d’un cadran qui s’est arrêtée dans une sorte d’entre-deux, un flottement entre un avant et un après. 

Claire souffre en silence, Marianne s’installe devant la fenêtre, attentive aux changements dans la forêt des alentours et chez les voisins. Que dire à son amie qui s’en va plus ou moins doucement vers la mort

 

Claire a demandé à Fernand de décrocher l’horloge en prétendant que son tic-tac allait la rendre folle. Elle n’avait jamais porté de montre et elle voulait vivre ces quelques semaines à l’abri, dans un temps suspendu. (p.42)

 

Fernand, l’homme à tout faire, passe quasi tous les jours et c’est un tourbillon de mots et d’histoires. Il ne perd jamais une occasion de raconter ses voyages, son amour pour Simone, une amie d’enfance à qui il demeure fidèle même si la maladie fait qu’elle n’est plus tellement là. Il va la visiter régulièrement au CHSLD où elle l’accueille avec un sourire, sans jamais le reconnaître. Sans doute le fléau de l’Alzheimer, le plus terrible des châtiments, la vie hors de sa tête et de son quotidien.

 

ERRANCE

 

Fernand après avoir tout fait et tout vécu est revenu au village avec quelques mauvaises habitudes. Il boit plus qu’il ne le faudrait quand la nuit tombe. Simone s’est lassée de l’attendre et lui n’a jamais cessé de fuir. Et il est là à se débattre dans ses souvenirs et ses amours. Pourquoi il n’a pas su s’accorder à Simone? Il se démène dans une solitude qui l’étouffe. Il voulait voir l’autre côté de l’horizon et Simone y est allée sans qu’il ne puisse la rejoindre maintenant.

 

Non, toutes les minutes n’ont pas le même poids. Les souvenirs se fichent du temps qui passe. Ils ne se laissent pas enterrer par les années. Ils ne sont pas classés par date ou par durée. Des événements qui traversent nos vies en coup de vent peuvent tenir une plus grande place dans la mémoire que d’autres qui s’éternisent. Ils voyagent à leur guise, dans nos têtes, les souvenirs, et ce n’est pas parce qu’ils sont anciens qu’ils sont usés. Ils flottent au-dessus du temps. (p.49)

 

Il y a aussi Jacinthe, une voisine traumatisée par la perte de sa mère alors qu’elle était encore une enfant. Elle attend un signe, une sorte d’aide de cette femme morte trop jeune, se laissant aller, ne forçant jamais les choses. Tous à leur façon «tuent le temps» en entendant que la vie vienne les secouer et les reprendre dans ses filets.

 

ATTENTE

 

Claire sait que son corps cède et que le jour ratatine. C’était prévu, mais comment abandonner l’espoir de se survivre en quelque sorte

 

La conscience de l’écoulement du temps ne quittait jamais Claire. Cette obsession s’était enracinée si fort en elle qu’elle n’aurait pas pu l’en extirper sans disparaître du même coup. Écrire n’arrête pas le temps — rien ne le peut —, mais c’est une manière de le saisir afin qu’il subsiste une trace de son passage. (p.61)

 

La psychologue demeure très lucide sur sa vie et son sort tandis que Marianne ne demande qu’à retrouver ses personnages, les jours où rien ne vient la perturber, comme si elle entrait dans une bulle où rien ne peut la toucher.

Et comment ne pas penser à Une folie sans lendemain de Nicole Houde où Céline, une femme qui pourrait être Claire, une battante, atteinte elle aussi d’un cancer incurable, qui décide de retourner à L’Anse-Saint-Jean, au Saguenay, pour affronter ses fantômes. Surtout sa mère qui s’est pendue quand elle était adolescente. Les vivants comme les morts, il faut leur faire face et les remettre à leur place. 

Danielle Trussart y va par petites touches, sur la pointe des pieds, pour nous plonger dans ces instants intenses où les mots prennent tout leur poids, lestés par la gravité du moment. Chaque geste effectué dans ces journées prend une autre signification. Comme si nous devenions une respiration, un corps qui bouge si peu, se laisse porter par ce temps qui engourdit.

 

Pendant que nous parlons, tout s’estompe, attend derrière la porte. J’en arrive à oublier le monde, les fous qui le mènent et les tragédies qui, au même moment, le triturent de toutes les façons possibles. J’en arrive à oublier que nous n’apprenons rien, que nous courons à toutes jambes vers notre perte et que certains y arriveront plus vite que d’autres. (p.143)

 

Réflexion et méditation sur la vie, l’amour, l’amitié et certains traumatismes qui nous jettent dans les pires extravagances, font choisir la fuite en sachant que cela ne réglera rien.

 

LENTEUR

 

Rien de particulier, de sensationnel! Que la vie des deux amies, sauf peut-être la tragédie qui entraîne la mort de Fernand. On vit ce que l’on doit sans trop d’impatience, restant présente à un regard, un mot qui résonne comme un gong. 

Pas de cris, de hurlements, de confidences ou de secrets éventés. Nous sommes souvent si démunis devant la maladie, incapables d’une phrase pour se révéler et toucher l’autre. Je pense à ces jours et ces longues nuits avec ma mère, des frères et ma sœur. La vie se met en berne et il suffit d’être là, d’attendre de retrouver ses espaces.

Quelle belle retenue que celle de Danielle Trussart, quelle sensibilité pour nous plonger dans des lieux où le temps s’étire, où Claire s’éloigne sur la pointe des pieds pendant que Marianne songe à ses personnages qui se sont perdus, elle ne sait où. Et c’est aussi l’occasion de secouer toutes les futilités qui obsèdent, de prendre conscience de nos aveuglements et de nos petites lâchetés. 

Un moment d’arrêt pour découvrir l’importance d’être attentif, de partager et de se mettre à l’écoute de l’autre. 

Un roman dense, vrai, senti qui donne la permission de se demander ce qui est essentiel dans la vie. L’amitié et l’amour? La réussite ou ce qui lui ressemble? La fuite au bout du monde pour faire «tourner des ballons sur son nez»? Voilà un texte de regards croisés et de présence. C’est peu, beaucoup, et magnifique. 

 

TRUSSART DANIELLETuer le temps, Éditions LÉVESQUE, ÉDITEUR, Montréal, 2021, 19,95 $.

https://levesqueediteur.com/livre/152/tuer-le-temps