vendredi 13 août 2021

LARRY TREMBLAY CROISE FRANCIS BACON

L’ARRIVÉE D’UN NOUVEAU ROMAN de Larry Tremblay est une véritable fête pour moi et j’ai toujours hâte de voir dans quel monde l’auteur de Abraham Lincoln va au théâtre va m’entraîner. Cette fois, il s’inspire du peintre Francis Bacon dans Tableau final de l’amour, un Irlandais né à Dublin en 1909 et décédé à Madrid en 1992. Portraitiste, l’homme a attiré l’attention par sa vie que l’on a qualifiée de scandaleuse et la violence omniprésente dans ses toiles. Un artiste qui n’a pas hésité à puiser dans ses amitiés et ses amours (qui ne le fait pas?) pour réaliser une œuvre importante. La vente de son triptyque consacré à Lucien Freud a atteint la somme vertigineuse de 140,4 millions $ lors d’un encan, battant Le cri d’Edward Munch qui a trouvé preneur à 120 millions $. Un autodidacte qui a été marqué par le travail de Picasso, de Vélasquez et de Vincent Van Gogh. 

 

Larry Tremblay, dans ce roman étonnant s’attarde aux relations mouvementées de Bacon et de George Dyer, un proche, un amant qui s’est suicidé en 1970, pendant l’exposition au Grand Palais de Paris, un moment charnière dans la carrière de Bacon. Une amitié tumultueuse comme la vie de cet artiste qui a été malmené par son père, brutalisé même et rejeté à cause de son homosexualité.  

 

Pour me punir de manquer d’air, mon père me donnait le fouet. Il me croyait menteur, comédien et hypocrite. Il n’admettait pas que la chair de sa chair soit cette chose secouée, faible, qui tétait l’air, le recrachait, le perdait, ne le trouvait plus. Il me haïssait. Et j’avais envie de lui. Et il me fouettait comme il le faisait avec les chevaux qui lui résistaient. Il ne connaissait pas d’autre mode d’emploi pour corriger et pour aimer. (p.26)

 

Bien assez pour traumatiser un petit garçon, amalgamer désir, violence et sexualité qui marqueront l’enfant et l’adulte. Ce serait tentant de se laisser entraîner par la vie de cet artiste sulfureux, obsédé et maniaque, d’oublier jusqu’à un certain point la réflexion de Larry Tremblay qui prend ses distances avec l’homme tout en secouant sa façon de voir ses proches et le monde. Nous avons l’impression que l’écrivain se substitue au peintre, se glisse devant des modèles qui déclenchaient des pulsions chez Bacon qui lui permettaient de s’approprier son sujet et de le malmener d’une certaine façon.

 

CORPS

 

Larry Tremblay questionne le corps, la sexualité, le plaisir qui, dans l’esprit de Bacon, est lié à la violence. Des contacts qui ressemblent souvent à des agressions et des affrontements qui peuvent devenir insupportables.

 

J’étais fasciné par ton corps, sa musculature qui annonçait d’autres combats. Je détectais sur ta peau l’odeur blanche du métal. Ton haleine n’était pas fraîche, pas désagréable pour autant. Elle s’accordait à tes histoires de vol, de rançon, d’errance. Je ne voulais pas t’admirer, seulement te cadrer, profiter de ton corps, le fourrer dans ma peinture. Tu étais le sac de sensations que je cherchais, le contenant que je désirais vider et lancer à grands jets sur ma toile. (p.31)

 

Voilà des propos qui font frémir. Le corps vu comme un objet que l’on triture, transforme pour en faire une chose. Le modèle est réduit à «un sac de sensations», une substance malléable que l’artiste régurgite sur la toile. C’est de l’ordre du rapt et du viol, la plus terrible des appropriations et des dépossessions. Comme si l’autre permettait d’exprimer tous ses fantasmes et ses pulsions. Voilà ce qui porte le roman de Larry Tremblay. Il n’y a jamais de jeux amoureux, de scénarios ou de danses amoureuses chez Bacon comme le décrit si bien Nancy Huston dans Ultraviolet. Tous les rapprochements physiques sont brutaux, souvent bestiaux et teintés d’une forme de masochisme. Un appétit marqué pour la souffrance. Le contact sexuel devient un choc comparable à celui de deux planètes qui se heurtent et se pulvérisent. Bacon reste obsédé par son enfance, le désir qui mène à la possession la plus totale.

 

Deux lutteurs entremêlés sans que personne ne sache où l’un commence et l’autre finit. Voilà ce à quoi je rêvais dans les premiers temps. (p.25)

 

Jusqu’où aller, comment montrer ce qui se passe dans sa tête devant un homme et une femme qui se livrent à notre regard? Que faire de la couleur et des formes? Bacon parvenait à exprimer ce qui le troublait dans ses modèles. Il peignait ce que lui ressentait en luttant avec l’autre. Ça donne des toiles étranges, difficiles et qui provoquent un grand malaise. Que dire de ces portraits grugés et mangés par l’ombre (la mort certainement), ces vivants mordus par le temps et la décrépitude? Ça grince et fait mal à l’esprit. Tremblay fait naître le tableau devant nos yeux et nous ne pouvons que le suivre, aspiré par cette appropriation dérangeante.

 

L’animal en moi captait la chose en toi. La chose, oui, c’était bien le mot qui me venait. Le seul qui me convenait. Il y avait en toi cette chose et j’aspirais à la rendre visible sur la toile, à la mettre en cage pour de bon. C’était risible, pourtant affolant. Tu n’avais aucune idée de ce que je fabriquais. Tu fumais, parlais, m’oubliais. Je peignais. Sans dessiner. Juste des giclées de couleur que je rattrapais, ramassais en petits tas, étalais. Je faisais de la boue, j’espérais qu’une forme en émerge. (p.39)

 

QUÊTE

 

Le corps est soufflé par le désir, dans cet affrontement où le réel et l’imaginaire se télescopent. C’est aussi une plongée en soi pour secouer des pulsions que la société masque depuis fort longtemps. Une répression que l’on nomme civilisation et qui permet de se côtoyer sans s’agresser.

Larry Tremblay va très loin dans cette approche où toutes les notions du beau et de l’affreux se confondent. Elles sont perturbantes ces grandes toiles de Bacon où l’on se faufile dans un interdit et un naufrage. Quel terrible malaise nous pouvons ressentir devant ces autoportraits. Il bouscule toutes les conventions et les regards, fait une place au monstre qui se dissimule dans nos esprits.

 

Je peignais, me disaient-ils, le corps humain comme s’il jouait sa vie et sa mort de façon simultanée. (p.159)

 

Voilà un roman qui déstabilise et met en pièces les romances que l’on invente autour de l’amour et des contacts physiques. Par l’œil de Francis Bacon, c’est le monde des choses que Larry Tremblay affronte, une société où tout est objet que l’on peut manipuler et transformer. Une approche terriblement organique qui exige la mobilisation de tous les sens. 

Le peintre recrache les fantasmes, les peurs et les craintes qui se terrent dans le cerveau de tous les humains. C’est le choc des corps dans l’agression amoureuse qui crée un être différent et étrange. C’est le rapt et l’appropriation de l’autre par l’œuvre d’art. N’est-ce pas ce que fait l’écrivain quand il tourne autour d’une histoire ou d’un événement pour le régurgiter dans une sculpture ou un roman? Il viole en quelque sorte son sujet et le fait sien, le modifie par son regard pour en faire son objet. Voilà une remise en question de la représentation, de l’œuvre qui est autant soi que le modèle. Devant ce sujet transformé, c’est le moi de l’artiste qui heurte et touche mes plus grandes terreurs. C’est certainement pourquoi Francis Bacon a réalisé autant d’autoportraits. Il voulait saisir celui qui se dissimulait en lui, comme l’a fait Van Gogh dans ses portraits étranges et singuliers. 

 

J’avais mis en scène, d’un tableau à l’autre, l’absurdité de la condition humaine, son désespoir, sa cruauté, et l’absence de toute éternité salvatrice. En cela, un réalisme indéniable se dégageait de ma peinture, puisque le monde qu’il visait dépassait en horreur ce que mes pauvres toiles jetaient au regard. (p.194)

 

Un roman dense, perturbant qui bouscule ce que je croyais être des certitudes dans mes façons de voir et de composer avec mes pulsions et mes désirs. Tableau final de l’amour permet d’aller au-delà de la représentation et de la perception, de basculer dans un non-lieu où tout se transforme et mute. Une dimension qui abolit le temps et masque les histoires que nous nous inventons. Le mal se niche dans le beau et l’horreur, dans la douceur et la plus innocente des fictions. Un fil ténu que Larry Tremblay suit en virtuose.

 

TREMBLAY LARRYTableau final de l’amour, Éditions La Peuplade, Saguenay, 2021, 21,95 $.

https://lapeuplade.com/archives/livres/tableau-final-de-lamour 

jeudi 5 août 2021

BRULOTTE QUESTIONNE SON MÉTIER D’ÉCRIVAIN

TOUS LES ÉCRIVAINS JONGLENT avec le pourquoi et le comment de l’écriture. Pourquoi tous s’isolent pendant des heures pour retourner les mots dans tous les sens? Pourquoi se lancer dans un roman plutôt qu’une nouvelle? Rien n’est jamais assuré et tout est à refaire devant un texte. Le travailleur de l’écrit cherche toujours un ton, une forme, la cadence qui convient. Ce que je nomme «la petite musique interne». Peut-être que certains ne s’embarrassent pas de tant d’hésitations et de doutes, mais je me sens souvent comme un aveugle qui tâtonne dans le noir quand je m’aventure dans une fiction. Pour me sortir de l’impasse, je multiplie les versions, bouscule l’intrigue et mes amis, les personnages. C'est peut-être aussi pourquoi j'aime tant lire les carnets d'écrivains. Ça m'aide à trouver mon chemin à travers les mots et les phrases.

 

Gaëtan Brulotte aime les carnets d’écrivains et c’était inévitable qu’il tente l’aventure. Dans Nulle part qu’en haut désir, un titre plutôt énigmatique, il multiplie les hypothèses comme les pièces d’un puzzle. Chacune de ses définitions de l’écriture mériterait que l’on s’y attarde. On le fait pour mille raisons, mais surtout pour devenir «une conscience» dans sa vie et la société.

 

Pour développer une attention extrême au monde, stimuler la vigilance, maintenir un état d’alerte. Pour sonder et redorer d’émerveillement l’insignifiant et le plus modeste recoin du réel. (p.10)

 

J’aime bien cette «attention», ce regard inquisiteur qui se méfie des apparences et cherche à montrer ce qui se cache derrière les paravents. 

Gaëtan Brulotte se montre particulièrement généreux et c’est au lecteur de choisir ce qui lui convient. J’ai souvent répété que j’écrivais pour apprendre à voir la société dans laquelle je m’étourdis dans un tourbillon d’occupations plus ou moins étranges. L’auteur est celui qui ouvre les rideaux pour découvrir une certaine réalité (ce que nous nommons la réalité). C’est aussi pour se dessiller les yeux et comprendre les agissements de ses contemporains, les hantises que nous partageons et que l’on tente d’oublier la plupart du temps. Je répétais à mes stagiaires, quand je donnais des ateliers d’écriture, que je souhaitais en faire des lecteurs qui prennent un certain recul devant leur récit pour surprendre leur texte comme s’il appartenait à quelqu’un d’autre.  

 

PIÈGE

 

Plusieurs, quand ils s’aventurent dans un carnet, s’égarent dans les sentiers de leur propre histoire, cherchent à tout expliquer par l’enfance. Gaëtan Brulotte ne prend pas cette direction. Né dans une famille modeste, comme la plupart des écrivains du Québec, l’enseignant préfère se concentrer sur l’acte, le comment d’un roman ou d’un récit. C’est le processus qui le fascine et qui happe toute son intelligence. 

 

Écrire pour aller à la découverte de cette humanité dans ses altérités, pour se rendre plus attentifs aux diversifications qui font le genre humain, ce qui peut signifier de devoir rompre avec son monde familier pour aller étudier cette richesse à loisir. (p.59)

 

 Que fait ce manieur de mots lorsqu’il décide de secouer la réalité, de donner une version qui peut devenir suspecte pour ses contemporains? Brulotte le fait par la critique (il est universitaire), dans un langage plus pointu ou en empruntant les sentiers de la fiction pour nous plonger dans des lieux que l’on pense connaître. 

 

Par conséquent, je suis toujours dans la même sphère de travail, et une sorte de symbiose s’opère entre les deux activités : je lis des œuvres littéraires, j’en enseigne, je les critique et j’en écris. Il y a continuité. Ces diverses activités me nourrissent quand j’arrive devant la page blanche ou l’écran. La critique littéraire me donne aussi la joie de découvrir la richesse des autres, ce qui me passionne au plus haut point. (p.89)

 

L’auteur de Nulle part qu’en haut désir n’aborde pas ce sujet qui m’a longtemps hanté : pourquoi on tourne le dos à son père, à sa mère, ses frères et sœurs pour s’enfoncer dans l’écriture? J’ai tenté de répondre à cette question dans L’enfant qui ne voulait plus dormir et L’orpheline de visage. Parce que choisir le parti pris des mots, c’est rejeter un héritage et emprunter un chemin où le risque de s’égarer est grand. C’est devenir un survenant condamné à sillonner son passé et une dot qui fascine et rebute en même temps. 

Brulotte réfléchit à la charpente, je dirais, l’incipit et l’excipit par exemple. Comment amorcer un texte et comment en sortir? Comment retenir le lecteur? Gabriel Garcia Marquez parlait de pêche à la ligne. L’incipit est un leurre, affirmait-il, qui attire la truite. Quand elle mord, l’écrivain doit tout faire pour la garder. 

Il y a des débuts célèbres, dont celui de Marcel Proust. «Longtemps je me suis couché de bonne heure» est connu de tous. J’aime particulièrement l’entrée spectaculaire de Prochain épisode d’Hubert Aquin. «Cuba coule en flammes au milieu du lac Léman pendant que je descends au fond des choses.» La première phrase d’une nouvelle ou d’un roman peut marquer l’imaginaire.

 

EXIL

 

Gaëtan Brulotte a vécu aux États-Unis. Tout comme Madeleine Monette qui réside à New York depuis des années sans couper les liens avec le Québec. Marie-Claire Blais passe la plupart de son temps à Key West. Cela marque certainement leur écriture même s’ils restent fidèles au français. Anne Hébert s’est installée en France tout en gardant l’œil sur le Québec. Rares sont ceux et celles cependant qui font le saut comme Nancy Huston. En choisissant Paris, madame Huston a changé de langue. Elle explique dans ses nombreux romans qu’un écrivain doit échapper à soi et son passé pour arriver à se dire. Ce recul permet de mieux lire sa société et d’aller au bout de soi. 

 

L’exil offre la chance d’un nouveau commencement, d’un style de vie non conventionnel, d’une carrière différente, excentrique. L’exilé ne répond pas à la logique de la convention, mais à celle de l’audace, il représente le changement, le mouvement en avant. Je fais partie de ces écrivains mobiles qui partent avec l’aisance d’un tour de clef dans une serrure, qui changent de pays et de visions pour trouver dans les différences une identité forcément hybride, métissée. (p.61)

 


Nous devenons tous des exilés quand on choisit les chemins de la fiction. Un migrant de l’intérieur dans mon cas, celui qui a abandonné le monde défini de son lieu d’origine pour la grande ville et la confusion, pour rentrer après quelques années et se sentir un étranger. Tous les écrivains sont des voyageurs qui tentent souvent de guérir une blessure. 

Victor-Lévy Beaulieu est l’un de ceux qui a vécu l’exil à Montréal avant de revenir dans ses Trois-Pistoles. Je ne sais comment cela a influencé son écriture, mais son installation en retrait de son village tant fréquenté par les mots, est important. C’est peut-être le propre de l’écrivain que d’être un marginal qui rôde autour d’un univers mal défini.

 

NOUVELLE

 

J’ai relu la partie où Gaëtan Brulotte s’attarde à la nouvelle, à l’histoire courte que j’ai si peu fréquentée, cet art du concis, du direct et de l’essentiel. C’est formidablement intéressant. 

 

Ce sont là que quelques-unes des raisons qui me poussent vers les textes brefs. C’est la voie du renouveau, de l’intensité, du saut, de l’ailleurs, ouverte à une grande flexibilité de pensée et de formes. J’aime l’audace et la liberté créatrice que permet cet art du bref, liberté du contenu autant que du contenant. (p.108)

 

Belle leçon que ce carnet qui effleure les balises de la prose et de la critique nous apprend certainement à voir autrement. L’écrivain devient ce que je nommerais une «conscience écrivante». Peut-être aussi que Nulle part qu’en haut désir touchera plus les écrivains que les lecteurs qui se contentent d’une histoire bien menée sans trop se poser de questions. Et pourquoi ne pas terminer le tout par une nouvelle où il se moque des contorsions langagières des universitairesPromesse de conclusion donne le vertige. 

Gaëtan Brulotte m’a entraîné dans toutes les dimensions de l’écriture, celles que l’on doit sillonner quand on s’aventure dans les phrases et qu’il faut nager jusqu’à l’autre rive.

Un regard percutant qui nous en apprend beaucoup sur l’art de dire et de lire le monde. Parce que l’écriture, banalement, c’est peut-être le bonheur de raconter une histoire ou de construire des fictions en se penchant sur les livres de ses contemporains. Mais toujours, l’écrivain doit faire face à l’exigence du texte qui ne demande jamais de compromis. 

 

BRULOTTE GAËTANNulle part qu’en haut désir, Lévesque Éditeur, Montréal, 2021, 24,95 $.

mercredi 28 juillet 2021

UN RÉCIT FONDATEUR QUI BOUSCULE ENCORE

LA LITTÉRATURE DES PREMIÈRES NATIONS est de plus en plus présente au Québec. Elle a même ses vedettes avec Joséphine Bacon, Naomi Fontaine, Natasha Kanapé Fontaine et Marie-Andrée Gill. Michel Jean, un métis, vient de connaître un succès remarquable avec Kukum. Je pourrais m’attarder à Thomas King, un écrivain impressionnant et Richard Wagamese qui s’est imposé avec Cheval indien. Comme dans toute littérature, il y a les précurseurs, des individus qui ont réalisé de grandes premières par le biais des anthropologues. Il faut signaler le très beau témoignage de Mathieu Mestokosho chasseur innu, propos recueillis par Serge Bouchard, un incontournable. Un texte qui a inspiré Gérard Bouchard pour son roman Mistouk. Je ne savais rien de Markoosie Patsauq même si son court ouvrage a été diffusé dans les années cinquante. Le premier Inuit à écrire dans sa langue. Son histoire a connu beaucoup de succès et occupe une place unique dans l’imaginaire des peuples du Nord. 



Chasseur au harpon a d’abord été rédigé en inuktitut. Tout de suite, l’auteur en a fait une version anglaise pour la publier, transformant le récit premier. Valérie Meminiuk et Marc-Antoine Mathieu ont eu la bonne idée de retrouver le texte original pour offrir cette nouvelle version française.

 

Il a été un des premiers aviateurs et pilotes inuits, et ses histoires qui racontent notre monde — vivre avec la terre, la glace et les animaux indispensables à notre survie — sont le remarquable testament de quelqu’un qui a su trouver sa place et son équilibre dans ces deux mondes. À mon avis, il n’existe pas meilleur témoignage de sa confiance dans ces deux mondes que la manière dont il a écrit son histoire, souvent entre deux vols, dans l’attente de conditions météorologiques plus clémentes. (p.9)

 

Mary Simon tient ces propos dans la courte préface qui présente l’auteur et le roman. À noter qu’elle vient d’être nommée gouverneure générale du Canada. 

Chasseur au harpon décrit le Nord, le pays d’avant l’arrivée des Blancs qui ont tout bouleversé. Les Européens ont chamboulé l’Amérique en s’emparant de toutes les terres et des ressources. Il y a eu un avant et un après en Amérique avec Christophe Colomb, comme un ancien et un Nouveau Testament. 

Les Inuits utilisaient le harpon et se déplaçaient sur la neige et les glaces avec leurs chiens. Ils vivaient dans des igloos et survivaient pendant les longues périodes d’hiver, chassant quand le jour le permettait pour trouver à manger. 

 

Si ce qu’écrit Patsauq s’inspire d’histoires racontées dans son enfance par divers membres de sa famille, de toute évidence il les a modelées à sa façon pour donner naissance à un texte original. (p.103)

 

LÉGENDE

 

Nous nous aventurons dans le conte, la légende, le mythe où le chasseur se mesure à l’ours polaire, son plus terrible ennemi. Le roi du Nord est le pire animal que l’homme doit affronter pour survivre. Pour le terrasser, il faut la participation de tous et des chiens qui attaquent dans un ensemble coordonné. Cette entreprise demande l’effort des plus expérimentés et habiles. 

 

Les ours mettent souvent les hommes en échec, même quand ils sont traqués. La chasse à l’ours est la plus exigeante de toutes. Parfois, si un ours est arrêté par les chiens, il peut les tuer. Parfois aussi, il peut tuer un homme. Les ours blancs sont terribles. On les chasse malgré tout, car il n’y a pas le choix. Ils donnent de la nourriture et des vêtements. (p.14)

 

Le narrateur raconte les aventures de Kamik, un garçon inuit qui apprend les secrets de la chasse avec son père qui est un maître et le plus habile de son clan. Le jeune homme participe à sa première expédition en suivant les traces d’un ours blessé qui s’avère des plus dangereux. La traque tourne à la tragédie. Tous meurent et Kamik, seul, sans les chiens, sans ressources, doit survivre. Il erre dans le désert de glace, affronte le froid et un vent terrible. Il marche pendant des jours, parvenant à échapper aux loups qui rôdent, à l’ours qui sent sa présence à des kilomètres. Il résiste grâce à son savoir et sa volonté, garde espoir d’être retrouvé par les gens d’un autre village partis à sa recherche avec sa mère. 

 

QUOTIDIEN

 

Ce court récit décrit sans fioritures les occupations des femmes et des hommes, leurs peurs, leurs angoisses quand ils partent sur les traces de l’ours, de clans qui font face à tous les dangers, rusent avec le vent et le froid. Une lutte de tous les instants dans ce monde sans pitié, un territoire d’une fascinante beauté où la moindre erreur est fatale. Des jours à résister aux blizzards, à patienter pour tuer un phoque qui vient respirer à la surface de la glace, à traquer ce gibier si rare pendant un hiver sans fin 

Au pays des ours blancs, il faut tout faire collectivement parce qu’un homme seul ne peut rien. L’individualité si valorisée dans nos sociétés contemporaines est inimaginable dans un climat comme celui du Grand Nord. Nul ne peut survivre longtemps en se coupant des siens. 

Kamik, avec toutes les ressources de son corps et de son esprit, est enfin retrouvé par les chasseurs du clan voisin. Il n’est pas au bout de ses peines cependant. En traversant la rivière, sur les glaces flottantes pour rejoindre son nouveau village, le destin frappe une fois de plus.

 

Angutik est le premier à voir ses chiens tomber dans l’eau à travers la glace fine. Puis il sent que la glace qui le soutient se brise, et voit son traîneau commencer à couler. Il crie à Ujamik de descendre du traîneau. Prise au dépourvu, celle-ci tarde à réagir et se retrouve à l’eau. Angutik tente alors d’avancer vers elle, mais la glace sur laquelle il marche se brise encore, et il tombe également à l’eau. (p.86)

 

Après avoir vécu l’enfer, la faim, la peur, le froid, Kamik voit sa mère périr avec la jeune femme qu’il allait épouser. 

Une histoire qui nous plonge dans un monde révolu qui fait rêver certains nostalgiques qui ne réalisent pas les difficultés que tous devaient affronter quand ils chassaient avec une arme rudimentaire, se protégeaient de l’ours polaire qui pouvait pulvériser un igloo d’un coup de patte. Un récit précieux, vrai, qui décrit toute la dureté et la grandeur de cette époque. 

Un texte saisissant, pertinent comme si on sentait la respiration du marcheur, le bruit de ses pas sur la neige et la glace qui craque, les halètements des chiens et la présence de l’ours pas très loin. Parce qu’au Nord, la mort est blanche, imprévisible et terrible de violence, de beauté aussi quand le soleil s’attarde sur les montagnes aveuglantes et pleines d’ombres bleues. Un propos unique qui nous pousse devant les choses essentielles, le témoignage d’un précurseur, un récit précieux qui a donné la parole à tout un peuple et fait découvrir un monde.

 

PATSAUQ MARKOOSIEChasseur au harpon, Éditions du Boréal, Montréal, 2021, 19,95 $.


https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/chasseur-harpon-2762.html 

jeudi 22 juillet 2021

LA MÉMOIRE EST UNE FLAMME TOUJOURS VIVANTE

J’AI LU PLUSIEURS FOIS le recueil de Benoît Pinette, allant et revenant sur les traces que l’auteur nous offre dans La mémoire est une corde de bois d’allumage. En poésie, nous devons secouer les mots et les images pour en savourer toute la quintessence. Tout ça pour sentir les reptations du texte, les déplacements, les regards et le tissage qui tient les vers dans un grand tout. La poésie est le langage de l’intime, du caché, du refoulé et une tentative souvent de calmer les peurs que l’on traîne dans ses bagages. Ces vers dissimulent tout autant qu’ils révèlent. Une évocation heureuse devient une palpitation de l’être. Je le répète (je pense à Carnet du vent de Carol Lebel) il y a les strophes du livre avec son choix de mots et les autres, les embusqués qu’il faut imaginer parce qu’ils s’étiolent dans l’univers de la page blanche. Lire de la poésie ou en écrire, c’est se mesurer au visible et tenter de concilier le présent et le passé, le réel marqué par les «bleus» de l’enfance.

 

Le titre du recueil de Benoît Pinette est fascinant, c’est pourquoi j’ai tourné autour comme on le fait d’une sculpture pour en regarder toutes les facettes. La mémoire, ce lieu de souvenirs se transforme en provision d’éclisses de bois secs qui s’embrasent rapidement et permettent aux flammes de s’attaquer aux quartiers de bouleau ou d’érable. Le bois d’allumage crée l’illusion d’un petit brasier qui peut réchauffer toute la maison, c’est l’étincelle hésitante d’abord avant le vrai feu, celui qui procure le confort et le bien-être. Surtout au moment où la nuit s’installe et que les escarbilles montent comme des lucioles vers les étoiles. C’est peut-être aussi renouer avec des temps très anciens où nos ancêtres se regroupaient autour du feu pour manger, raconter la journée, des chasses fabuleuses et éloigner les bêtes rôdeuses. C'était le moment où la parole devenait l'arme la plus précieuse.

Combustion, chaleur, flammes qui permettent de revenir dans les ravages de l’enfance (j’utilise le mot en pensant aux traces que laisse l’orignal dans la neige l’hiver), certains moments traumatisants que le poète a dû refouler pour s’aventurer dans le monde adulte.

Tout le recueil est là dans ce beau titre, cette image percutante qui nous entraîne dans la campagne, les grands espaces. Les citadins ne connaissent peut-être plus cette expression. 

 

GLISSEMENTS

 

Trois temps pour ce recueil. Je sais déjà ne rien comprendre dans un premier élan, l’équilibre des époques et enfin Le droit à l’oubli permettent à Pinette de s’avancer dans plusieurs directions narratives. Il y a le «je» qui porte souvent le passé, le «tu» qui le pousse dans le présent. Et un «nous» un peu plus tard et même un «vous» quand les enfants l’entourent. Une belle manière d’apprivoiser ses peurs, les traumatismes et des instants dissimulés comme des tisons dans la cendre. Les flammes, les étincelles, la fumée, l’écorce s’imposent dans les poèmes et servent à cerner les souvenirs et à les raviver. 

 

flasbacks

à perpétuité

la mémoire est une corde

de bois d’allumage

la prison d’origine

l’armure d’écorce

 

je me pars une collection

de barreaux

sciés (p.61)

 

Nous y revenons, je ne cesse de le répéter. Les premières années s’incrustent et forment l’adulte. Ce peut-être un fardeau, un poids terrible qui vous fait claudiquer et coupe le souffle, ces moments qu’il faut secouer pour nous «décrochir» l’être et calmer ses peurs. Cette «prison d’origine», l’armure qui doit protéger peut s’enflammer et se retourner contre soi. Parce que devenir un homme ou une femme, c’est accepter son passé et le transformer. Beaucoup d’œuvres reposent sur cette visite de l’enfance. Je pense à Victor-Lévy Beaulieu, Michel Tremblay, Michel Marc Bouchard, Robert Lalonde, Gaston Miron et je n’ai guère pris d’autres directions dans mes essais et mes fictions. Les plus belles années reviennent sur la découverte du monde à la petite école de rang. Des moments qui ont permis de m'échapper de la cage familiale.

 

la cour est immense

je classe les départs

par ordre de malaise

aujourd’hui m’espère

je plaide l’indifférence

entre les bombes à faire taire

et le tableau à nettoyer

 

comment

vais-je pouvoir

contenir l’enfance

dans mon sac d’école? (p.19)

 

Toute la première partie est un inventaire où le poète examine ce qui a constitué son enfance, l’héritage en quelque sorte. Le glissement du « je » au « tu » permet le recul nécessaire, provoque un dialogue qui nous pousse dans le présent. Les premiers moments, les grands et petits drames, les mots qui blessent et le durcissement de l’être pour faire face. 

 

je confectionne des armures

que je porte en permanence

le voile s’épaissit

aux claquements de porte

et j’existe

à côté de mon âge

sur un grand belvédère

où le temps n’abandonne personne (p.28)

 

Qui sommes-nous? Des moments que l’on voudrait oublier, des traumatismes encore bien chauds dans l’âge adulte, un puzzle qui tient par miracle? Le poète jongle avec le dur désir d’être malgré les hésitations et les claudications, les élans cent fois repris autour de blessures qui ne cicatrisent pas. L’écrit va-t-il brûler ces rebuts qui viennent de l’enfance et permettre la course dans un «nous» renouvelé?

 

AMOUR

 

Et tout change quand l’amour secoue l’être, que des enfants arrivent dans la joie et l’hésitation. Le poète offre ses peurs et ses craintes à ces nouveaux vivants qui doivent s’agripper à la vie.

 

je vous écris

le chantier qu’on m’a légué

l’absence de parole

dont je suis empreint

la beauté simple

comme une seule branche

à laquelle s’agripper

 

une seule branche

à laquelle vous fier (p.78)

 

La poésie permet de s’abandonner dans le «vous» qui prend la relève et emporte les ecchymoses du corps et de l’esprit. Voilà la chance de s’avancer dans le maintenant en s’éloignant d’un passé qui couve sous les cendres.

 

la résilience

est un avis de renouvellement

pour le lendemain

quand se perd en chemin

une époque (p.93)

 

Ne plus savoir son chemin, son époque, ne plus avoir de direction, allumer le feu et après, le calme, l’apaisement, un temps autre et transformé peut-être. 

Les images toutes simples de Benoît Pinette viennent comme des parfums discrets. Tout en retenue et en évocation, ces courts poèmes touchent les failles du soi. J’ai terminé mon exploration en lisant tout le recueil à voix haute, murmurant, parlant sur la pointe des vers pour me laisser prendre par ce «je» qui se livre et tremble devant nous. 

Une poésie belle, comme le craquement de l’épinette quand les flammes se jettent sur les écorces et que la chaleur vient au milieu de toutes les saisons. Un froissement d’être, une franchise et une fragilité qui fait frémir les mots. C’est plus que touchant, c’est vivant.

 

PINETTE BENOÎTLa mémoire est une corde de bois d’allumage, Éditions LA PEUPLADE, Saguenay, 2021, 19,95 $.

https://lapeuplade.com/archives/livres/la-memoire-est-une-corde-de-bois-dallumage 

vendredi 16 juillet 2021

VICTOR-LÉVY BEAULIEU BRISE LE SILENCE

VICTOR-LÉVY BEAULIEU ne nous a pas habitués à un si long silence, publiant à un rythme effréné depuis 1968, allant même jusqu’à annoncer ses ouvrages à venir, laissant entendre que tout était en chantier et en voie de réalisation. À douze pieds de Mark Twain, en 2016, une «cabotinerie» marquait sa dernière sortie publique. Depuis, une absence, une disparition, comme si l’écrivain des Trois-Pistoles avait été happé par un trou noir. Effacement total dans les médias sociaux et des Éditions Trois-Pistoles qui n’ont plus offert un nouveau titre. Cinq ans, c’est court, c’est long, peut-être une éternité. Je me disais que son Nietzsche avait ratissé trop profondément et vidé sa réserve de mots. Un ouvrage de 1390 pages aspire tout ce que vous pouvez avoir de vitalité et de volonté. D’autant plus que l’on a parlé d’un testament littéraire. Mais, ce n’est pas parce qu’on signe un papier devant un notaire et des témoins que l’on cesse d’avoir des projets. Beaulieu revient donc dans l’actualité avec Ma Chine à moi, un texte qu’il qualifie de «candiderie». L’écrivain nous a habitués à ces fantaisies qui viennent donner une teinte particulière à certains de ses ouvrages. Il est l’inventeur d’un «essai-poulet», d’un «cantique», d’une «épopée drolatique», d’un «roman plagiaire» et d’un «roman comédie», un «pèlerinage», un «vaudecampagne», un «essai hilare» en plus d’un «dithyrambe beublique». Il faut se débattre avec ces qualificatifs que l’on ne trouve pas dans le dictionnaire et en tirer une signification. Et c’est peut-être une pirouette comme l’auteur de Race de monde aime en faire pour nous lancer sur une fausse piste.

 

Ce silence, avec plusieurs de ses fidèles lecteurs, j’imagine, m’a inquiété. Les rumeurs ont circulé. Maladie, retour du bacille de la polio et bien d’autres choses. Donc, Ma Chine à moi arrive à point. Un soulagement, bien sûr. Mais, il y a cette «candiderie» qui me chicote. Le sens premier du mot nous parle d’une grande ingénuité allant jusqu’à la crédulité. Il y a aussi Monsieur de Voltaire que l’écrivain a fréquenté, ce Candide qui fait preuve d’un optimisme à tout prix malgré les catastrophes qui pleuvent sur lui. Même en secouant ces définitions, je ne suis pas rassuré. Beaulieu cherche peut-être à nous prévenir de la futilité de la vie et de nos entreprises quand arrive le moment de glisser dans un âge certain et que le corps devient un refuge pour la douleur et que la gravité nous écrase. 

Alors j’ai pris mon temps, flairant l’ouvrage, m’attardant à la quatrième de couverture, effleurant le jaune, la couleur que seul l’empereur chinois pouvait porter, l’image de cette jeune femme à l’ombrelle dans un «jardin des délices». Et j’y suis allé tout doucement, retenant ma respiration entre chacune des phrases, pour m’imbiber du texte, en saisir «toutes les grosseurs», pour savoir où en est l’écrivain que je lis depuis plus de cinquante ans.

 

RÉCIT

 

L’impression de m’aventurer dans un envers du monde qui ne colle plus à celui que nous retrouvons en ouvrant les yeux au moment où l’aurore va pieds nus dans la rosée. Comme si ce qui faisait la belle saison avait perdu sa saveur et sa quintessence.

 

L’eau de la mer Océane ne sent plus l’été. Les arbres derrière la Meson ne sentent plus l’été. La terre tout autour de la Meson ne sent plus l’été. On en est pourtant qu’au tout début du mois d’août alors que les citrouilles ne ressemblent encore qu’à de petits poings verdâtres sous le bleu du Ciel — et les tomates, sous les tringles de fer, sont pareilles à des œils d’orignal que les guêpes mexicaines auraient remplis de pustules pestilentielles. (p.13)

 

Les saisons ont été émasculées et Beaulieu ne retrouve plus le monde qui était le sien. Le voilà à peine capable de s’arracher à sa grande chaise, s’accrochant aux tables encombrées de livres et de papiers, réduit à l’état d’impotent. En recourant aux fragments de sa fabuleuse «mémoire photographique», il songe à la Chine, au pays qui a bercé l’imaginaire du petit garçon qui courait partout sur les hauteurs du rang Rallonge.

C’était alors la «sainte enfance». Je me souviens. Une opération commerciale où l’on achetait un jeune Chinois pour l’aider à survivre dans cet autre univers où l’on crevait faute de pain et de ragoût. Un lieu si lointain, où des Canadiens français, tous des saints et des saintes, allaient se sacrifier dans les misères de la privation pour avoir un ticket pour le paradis. On collectionnait nos Chinois dans une sorte de marché public à l’école de rang où nous faisions la course. Qui aurait le plus de ces enfants chinois? J’étais prêt à dévaliser le bocal où ma mère entassait ses vingt-cinq sous pour attirer les regards.

Il doit bien y avoir quelques centaines de Yvon en Chine qui commencent à se faire vieux. Des Yvon Wong que j’ai achetés comme des petites bêtes. Du moins, c’est ce que je croyais à l’École numéro Neuf. Il doit y avoir autant de Victor-Lévy Wang. Mais Beaulieu, le chanceux, pouvait compter sur une tante missionnaire dans ce pays de dragons et de rizières où les paysans déambulaient dans l’eau qui leur montait aux genoux en suivant des bœufs.

Je savais si peu de choses alors du monde, lisant tout ce qui me tombait sous la main. Et les écrits n’étaient pas nombreux à la maison. J’ai dû me faire ambassadeur pour convaincre notre voisin, monsieur Poirier, un homme que ma mère trouvait étrange. Il passait une heure avec le journal Le Soleil tous les matins avant sa besogne aux champs, de me prêter les tomes de son encyclopédie. Ces gros livres me permettaient d’échapper aux frontières de La Doré. 

 

SILENCE

 

Le bacille de la polio a frappé le jeune homme, Beaulieu nous l’a souvent raconté, et le voilà ce virus qui pointe le nez pour lui enlever sa main d’écriture et ses jambes. Il a dû se défaire de ses bêtes qu’il dodichait jour après jour, négligé le vaste terrain qui déboule doucement vers le fleuve. Il entretenait aussi à peu près toutes les variétés de plantes qui résistent à notre climat sur son domaine qu’il arpentait avec sa bande d’oies et de canards. 

Il s’arrache à son fauteuil après des efforts inimaginables, rampe pour voir ce qu’il advient de son coin de pays. L’étang est envahi par la vase et les grenouilles y copulent furieusement, l’étable est vide comme un grenier plein de courants d’air. Reste peut-être des familles de chats qui errent ici et là dans la jungle qui entoure le manoir French que l’écrivain a réchappé de la décrépitude. 

Lors de mes visites, je me sentais si bien dans cette maison vaste comme un bateau lesté de livres. C’était toujours au cœur de l’été, quand Beaulieu préparait ses confitures de fraises. Ça sentait bon le sucre dans la cuisine, les fruits rouges qui mijotent doucement. Il nous accueillait dans son grand domaine sur lequel flottait un drapeau de pirate, où se multipliaient les fleurs et les arbres, où les animaux allaient en suivant leur nez. J’aimais le soleil sur le fleuve qui prenait feu parfois et immanquablement, nous allions faire le tour de son pays, empruntant les rangs de son écriture, nous arrêtant ici et là pour parlementer avec les chevaux, leur offrir une pomme juteuse. Beaulieu avait l’art de parler aux bêtes. J’avais l’impression d’accompagner un seigneur qui rendait visite à ses sujets qui le saluaient avec déférence. C’était avant, dans un autre temps, un monde différent, quand le mois de juillet se drapait de toutes les odeurs. 

 

MALADIE

 

Le besogneux infatigable, le travailleur acharné, le collectionneur de meubles anciens, l’amateur de belles voitures, le lecteur vorace a perdu ses moyens. 

 

Quand je me redresse, ça craque de partout, non pas parce que le vent soufflé avec force par la mer Océane se rend jusqu’ici, mais parce que mes chevilles, mes genoux, mes coudes et mes poignets sont pareils à du verre de Limoges et se cassent comme tel, sans équipollence, comme autant de petits marteaux se frappant les uns les autres. Devenir aussi vieux, ô Douleur! Ô Misère! (p.16)

 

Le voilà lésionnaire collant au plancher, l’un de ces personnages qu’il a interpellés si souvent dans sa recherche du «pays qui n’est toujours pas un pays», le «pays incertain» de son mentor Jacques Ferron. 

Floué par son corps, l’invincible qui dormait à peine quelques heures, debout bien avant l’aube aux doigts de rose, œuvrant jusqu’à la nuit qui allume des étoiles sur le fleuve pour guider les marins. Celui qui savait découper le jour entre le travail d’écrivain, d’éditeur et de lecteur se perd dans les brumes du sommeil. Échoué dans cette vaste maison de la paroisse Notre-Dame-des-Neiges, recourant à sa «fabuleuse mémoire photographique», il secoue ces moments où sa tante «Lumina, Fille de la Défunte Florence» lui parlait de ces pays qui avaient pour nom Mandchourie et Val d’Or. Tout lui revient quand il bourre sa pipe et qu’il suit les vagues de la fumée qui l’emporte dans une rêverie apaisante, avec la présence de Samm qui est là de temps en temps.

 

Malgré mes mains tremblotantes, j’allume la longue pipe, tire dessus avec force, ce qui, pour tout avouer, est à peine suffisant pour que mes poumons défaillants pompent la fumée par brindilles d’éternité. Ah cet air frais, si semblable à celui du matin aux Trois-Pistoles — aurore aux pieds de rosée, cette bruine venue de la mer Océane par minuscules paquets si tant odoriférants, si tant ravigotants, si tant ensoleilleurs! Quelques pipées encore et je ne saurai plus ce que signifie le corps vieillissant et pas davantage la terre vieillissante et encore moins le cosmos vieillissant. Ce sera bientôt là : si tu écoutais autant que moi, tu le saurais aussi, toi qui as peur même de l’ombre de Sa Voie! (p.28)

 

C’est dans cet état de grabataire qu’il questionne l’Agir, cette époque où il pouvait tout se permettre entre les premières lueurs du jour et la bascule de la brunante, quand il pouvait écrire dans les petits soupirs de l’aube, lire, brasser des affaires pour la télévision, discuter avec les imprimeurs ou des auteurs, s’occuper des bêtes et trouver son bonheur avec les oiseaux qui nichent dans ses arbres. Les abeilles butineuses aussi allaient partout, explorant les fleurs. Les colibris aussi, ces oiseaux qui ont tant effarouché les premiers Français à se risquer en sol québécois.

 

SOUVENIRS

 

Peut-être qu’avec le temps, surtout quand le corps se dérobe, qu’il ne reste qu’à ressasser des souvenirs et à revenir sur la pointe des pieds dans cette enfance qui nous a permis de nous élancer dans le pays des adultes.

La Chine, l’une des plus anciennes civilisations de la planète, l’endroit le plus peuplé au monde, l’espace de la démesure qui a fasciné tant d’écrivains. Je pense à Gilles Jobidon, entre autres, qui suit les traces de Jacques Trévier, dans Le tranquille affligé, un missionnaire français qui deviendra plus Chinois que les Chinois et s’incrustera à la cour de l’empereur.

Comme à son habitude, Beaulieu a empilé les ouvrages et semble avoir tout lu sur ce pays qui garde ses mystères. Que d’époques méconnues! Celle de l’empereur jaune qui sera l’instigateur d’un mausolée qui dépasse les frontières du possible. Cela nous a donné, des milliers d’années plus tard, l’une des plus importantes découvertes archéologiques qui soient. À couper le souffle cette armée de combattants en terre cuite plus grande que nature. La muraille aussi et des palais considérés comme des merveilles du monde que les Français et les Anglais ont pillés dans une guerre pour le contrôle de l’opium.

Les humains n’en sont pas à une horreur près.


Victor-Lévy Beaulieu se voit contraint de s’installer dans le Non-Agir. Il se souvient des grands textes des sages chinois. Confucius, Tchouang-Tseu et de bien d’autres, tente d’apprendre à vivre dans l’instant, dans l’être qui se complaît en soi. Il médite les réflexions qui ont formé la planète chinoise depuis des milliers d’années.

Tout cela avec les retours de sa mère et de sa tante «Lumina, Fille de la Défunte Florence». Leurs propos reviennent comme un mantra qui s’incruste dans la mémoire.

 

AVENTURE

 

Ma Chine à moi demande encore une fois de s’abandonner à la langue vertigineuse de Victor-Lévy Beaulieu, son humour particulier où il se permet de culbuter les mots pour leur donner une couleur nouvelle. C’est revenir encore et toujours (un écrivain peut-il faire autrement) sur les lieux de l’enfance qui ont fait l’homme qu’il est «deviendu».

 

S’il m’est dorénavant presque impossible de marcher à moins que je ne me surpasse dans l’imitation du Manchot empereur, ce n’est pas si grave que ça : depuis que j’ai cessé de publier des manuscrits, je n’ai plus besoin de me faire aller les harlapattes, ne serait-ce qu’à Sainte-Rose-du-Dégelé; depuis que mes bêtes vivent sur les hauteurs du Bic, ce ne sont plus les miens animaux et leur rendre visite ne leur apporterait pas grand bien, tout comme à moi d’ailleurs. Je ne mange pas toujours ce que j’aimerais me délecter avec comme c’était le cas avant, mais le vieillardissement québécois est ainsi fait que plus personne ne s’intéresse à ce que vous êtes une fois qu’on vous croit à la veille de débouler de votre billot. (p.181)

 

De la démesure de la Chine à celle de l’écrivain, de la vaillance infatigable à ce présent où il sent son existence se déliter, il apprend le flottement des jours, sans l’euphorisant des réalisations et des projets.

Peu souvent, j’ai lu un texte aussi bouleversant sur la maladie et le vieillissement. L’auteur nous pousse dans nos dernières résistances où toutes nos folies, nos étourdissements et nos croyances se font futiles. Nous gardons une Chine en nous, une tendance à l’extravagant, au grandiose et au spectaculaire. Pourtant, tôt ou tard, arrive ce temps où le monde se replie dans un grand fauteuil, où l’horizon prend la largeur d’une fenêtre, où nous devons naviguer en nous laissant ballotter par le clapotis des heures, n’étant plus qu’un témoin de la course des hommes et des femmes qui défilent au loin, comme sur un écran.

L’image de mon père, tout recroquevillé dans son corps, ratatiné par la maladie de Parkinson, me revient. Il vivait ses jours devant la fenêtre, surveillant les gens du village qui s’agitaient de l’autre côté de la rue. Tous allaient au garage des Asselin pour faire réparer des moteurs et des mécaniques qui servaient à traverser les semaines. Il était dans l’impuissance du Non-Agir et ne s’est jamais résigné à être un simple regard sur le monde.

Victor-Lévy Beaulieu, heureusement, replace les balises de l’écriture pour redevenir le prosateur que j’aime. Il m’a terriblement secoué cependant. Bientôt, plutôt tard que tôt, je l’espère, je devrai m’installer dans le Non-Agir, quand mon corps qui a couru tant de kilomètres et de marathons ne pourra plus supporter son poids et que mes jambes ne sauront plus retrouver la foulée apaisante et euphorique.

Ma Chine à moi est un récit bouleversant et peut-être une forme de résurrection pour le romancier des Trois-Pistoles. Ça effleure l’âme et c’est toute ma vie que j’ai senti me filer entre les doigts avec ce Beaulieu affaibli. Nous avons pourtant le même âge et c’est lui qui m’a inspiré depuis mon entrée en littérature en 1970, ne me laissant jamais indifférent.

Heureusement, il a pu lire l’hommage que je lui rends dans Les revenants, mon dernier roman, lui qui a été mon premier éditeur, celui par qui la grande aventure de l’écriture a commencé. Ce retour risque d’avoir des suites, puisque selon son habitude, Beaulieu annonce la parution de deux ou trois nouveaux ouvrages. Je l’attends avec impatience.

 

BEAULIEU VICTOR-LÉVYMa Chine à moiÉditions Trois-Pistoles, Trois-Pistoles, 2021, 45,00 $.

 

https://caveau3pistoles.com/produits/ma-chine-a-moi/