jeudi 20 mai 2021

LE MONDE DÉFORMÉ DE CHABOT

ÇA NE M’ARRIVE PAS souvent de refermer un roman en ayant l’impression d’avoir combattu à chaque page. Je parle ici de Noir métal de Sébastien Chabot, une histoire sombre, fangeuse où il faut oublier ses références et plonger dans une intrigue qui nous pousse dans l’envers du monde. J’ai résisté à cette écriture envoûtante comme le chant d’une sirène lépreuse et syphilitique. Sombre, avec la musique qui secoue les décibels jusqu’à l’agression, où la voix devient hurlements et râles. Le titre ne trompe pas. Voilà un univers tentaculaire qui aspire tout ce qui y surnage, des personnages estropiés dans une société en lambeaux et livrés à des mégalomanes. Une véritable expérience de lecture.

 

Le village de Sainte-Florence en Gaspésie, municipalité de 400 habitants environ, situé à l’intérieur des terres, à une centaine de kilomètres de Matane, la ville la plus proche, le lieu de naissance de Sébastien Chabot. Tout croupit dans cette agglomération. Un homme, qui se fait appeler le général, dirige la paroisse qui plie à ses moindres désirs. Son usine de fabrication de pelles donne du travail à tout le monde et il s’est approprié tous les droits. 

Des tarés errent partout, un peu fous et hallucinés. Le despote se prend pour Dieu avec tous les dictateurs, ceux qui s’arrogent la gouvernance d’un pays comme d’un village. 

 

Je vais te dire une bonne chose; mon personnage est la syntaxe même de la vulgarité. Je suis un grand esthète et — suis bien mon raisonnement — c’est cet amour absolu de l’art qui fait de moi un dieu. (p.189)

 

Chabà le policier lui obéit et doit marcher sur sa conscience et ses remords. Ce mégalomane cherche constamment la limite, la ligne où tout peut basculer. Il est persuadé que ses ancêtres étaient des Vikings arrivés sur les côtes de la Gaspésie en l’an 1000 pour s’accoupler avec des Micmaques réduites en esclaves sexuelles pendant tout un hiver. La question des origines et de l’identité est au cœur du roman de Sébastien Chabot encore une fois. C’était présent dans Le chant des mouches et L’empereur en culottes courtes. Nous y retrouvons des mêmes lieux et des personnages qui se croisent d’une certaine façon. Une nouvelle race peut-être est née en Gaspésie avec la venue de ces étrangers.

 

Revenons à Listuguj, les épouses d’hiver des hommes d’Erikson auraient accouché, quelques mois plus tard, d’enfants aux yeux bleus et à la blondeur louche. Le sort aurait voulu que l’une de ces femmes soit la fille d’un puissant sorcier qui proféra une terrible malédiction sur l’homme qui avait touché à la prunelle de ses yeux. Dès lors, un dieu mineur et affamé s’occuperait personnellement de la lignée issue du marin nommé Sebastian Sebastiansen, dit le Boiteux; ou, pour le dire en termes plus modernes, le sorcier aurait introduit dans l’ADN du premier Sebastiansen né en Amérique la fameuse tare génétique qui ferait bouillir les hormones de nous tous, ses descendants. (p.142)

 

À noter que l’auteur s’inclue dans cette généalogie. Ce n’est pas sans me rappeler la filiation de Victor-Lévy Beaulieu qui fait remonter l’origine du peuple québécois à un ancêtre qui tenait plus du cochon que de l’humain.

 

RETOUR

 

Sébastian Andersen rentre à Sainte-Florence après avoir été libéré par la Direction de la protection de la jeunesse. Il a été recueilli enfant, a vécu d’importants traumatismes et reste un solitaire. Muet, peut-être volontairement on ne sait trop, il revient pour se venger et détruire ceux qui l’ont marqué au cœur et au corps. Son père l’a vendu comme objet sexuel à Petersen alors qu’il n’était qu’un tout petit garçon. Il interprète des chants et des musiques qui tiennent de l’incantation et de la prière, attirant les adolescents qui lui vouent un véritable culte. Une sorte de poète sans mots né de la lie et de la dépossession, du désespoir et d’un monde sans avenir.

La pollution est telle à Sainte-Florence que les poissons mutent et que les animaux en font autant dans la forêt et la campagne. Il en est ainsi des humains, certainement, du moins mentalement. Un dépotoir, dans les hautes terres, est responsable de cette catastrophe. Bien sûr, le général s’amuse avec des poisons comme s’il effectuait une expérience dans un laboratoire.

 

MALAISE

 

L’envers du monde que je disais où tout croupit, pourrit et tombe en ruines. On tue, on viole, on se livre à toutes les pulsions quand on a vendu son âme au diable ou au général. L’église abandonnée devient le lieu d’étranges cultes et de messes noires. Tout ne peut finir que dans le sang.

Sébastien Chabot ne fait qu’appuyer cependant sur des constats qui font souvent les manchettes. La planète se meurt et le climat se révolte de toutes les façons imaginables. Même les saisons se mélangent et tournent à l’envers. Nous sommes à deux doigts de nous détruire au nom du progrès et de la prospérité. 

Ça reste quand même difficile de s’accrocher à Sébastian Andersen qui traverse la mer de toutes les démences avec Eva la fascinante rebelle. Sébastien Chabot mise toujours sur l’enfant pour changer l’état des choses et bousculer une société en train de crever.

 

J’ai souvent l’impression qu’on est seuls sur la vieille terre. Comme si on était les derniers d’une longue lignée de perdants. Dans ma jeunesse, je croyais au petit Jésus. Dieu veillait sur nous, et je sentais une chaleur dans le ciel. Là, c’est le grand vide. Y a plus de Dieu et on est là pour en témoigner. (p.109)

 

C’est dur, insoutenable et c’est plus que cette décadence qui heurte. Comme si le mal s’était introduit dans l’ADN de ces descendants des Vikings et des femmes micmaques. Une génération de Sebastiensen croupit dans le village marqué par un passé terrible et des tares qui se sont accentuées avec le temps.

 

FILIATION

 

L’écrivain joue avec son prénom pour s’inventer une mythologie marquée par la folie et la démence, l’échec et les carences qui ne sont pas sans rappeler encore une fois les psychoses qui touchent les héros de Victor-Lévy Beaulieu dans la grande saga des Beauchemin. 

On retient son souffle devant autant de démesures, de dérapages et de bassesses. Même l’inspecteur Chabà (on reconnaît Chabot) devra se transformer en justicier pour mettre fin au cauchemar. Comme si l’auteur décidait d’en finir avec son personnage.

Peut-être que, malgré tout, il y a des jours meilleurs qui peuvent naître de ce magma. C’est à souhaiter parce que ce roman pourrait facilement nous faire basculer dans la désespérance.

 

Pleurantes ombres sorties des forêts et plaintes d’animaux insomniaques se répandaient sur le voile étendu en brouillard; chaque étoile punaisée au ciel brillait comme un ostensoir, tandis que se levaient des enfants au visage arraché, aux côtes dégarnies, au sang pourri en traces sinueuses jusqu’aux bières d’où ils étaient sortis, venus questionner les adultes indifférents à leur sort; comme de sinistres colombes échappées de leur froide prison, leurs visages troués pourtant rêveurs et leurs membres affamés et le creux de leurs yeux où brillaient de pâles flammes, comme si leurs cerveaux étaient en feu. (p.259)

 

On dirait que Rimbaud et Baudelaire rôdent dans cet extrait et qu’ils nous regardent avec des sourires inquiétants. Sébastien Chabot possède une langue et un souffle unique que j’aimerais bien voir s’éloigner de cette destruction qui nous laisse sans mots, comme Sébastian qui n’a que ses hurlements pour décrire l’horreur de sa vie, les mutations des bêtes et la démence des humains. 

Noir métal m’a secoué, même si je pensais être à l’épreuve de ce genre de réaction. Pour les cœurs solides qui n’ont pas peur de s’aventurer dans un monde qui donne un aperçu de l’enfer.

 

CHABOT SÉBASTIENNoir métal, Éditions ALTO, 272 pages, 25,95 $.

https://editionsalto.com/catalogue/noir-metal/?v=3e8d115eb4b3

mercredi 12 mai 2021

ROZIE COMMENCE À S’ESSOUFFLER

J’AIME L’UNIVERS DE JULIEN Gravelle, un Français qui s’est installé dans la région du Lac-Saint-Jean et qui n’a pas mis de temps à s’y intégrer en travaillant comme guide touristique, en l’explorant la forêt boréale avec ses mots et ses histoires. Je l’ai découvert avec Debout sur la carlingue publié en 2015, un livre que j’aurais voulu écrire, je l’ai déjà dit. Et après, l’ouvrage important qu’est Nitassinan. L’auteur nous redonne le passé du vaste territoire du Lac-Saint-Jean, de ses habitants et surtout de ceux qui ont tout perdu avec l’arrivée des Blancs, l’exploitation forestière, la colonisation et la pratique de l’agriculture. Cette fois, j’avoue qu’il me déstabilise un peu avec sa plongée dans le monde interlope, de ceux qui font le commerce de la drogue sans se soucier des conséquences. Une occupation lucrative pour ces hommes et ces femmes sans foi ni loi et un esclavage pour les consommateurs qui risquent leur vie en absorbant ces substances. Les cowboys sont fatigués étonne et montre un volet de notre société que les écrivains de notre coin de pays n’ont pas souvent exploré.

 

Des marginaux carburent aux décibels de la moto et se spécialisent dans le commerce de la drogue. Ils écoulent des amphétamines que les gens avalent pour combattre l’épuisement et travailler des heures sans prendre de répit. Les camionneurs semblent friands de ces petites pilules qui leur permettent de rouler pendant des heures et des heures sans succomber au sommeil. Un milieu impitoyable, des femmes et des hommes qui sont prêts à tout pour garder le contrôle de leur territoire malgré la présence des groupes criminalisés qui font la loi partout au Québec. 

Rozie, un Français d’origine, a migré au Québec pour échapper à la justice de son pays et a dû changer de nom. Il vit seul au Bout-du-Lac, quelque part à une dizaine de kilomètres au nord de Girardville, dans une agglomération qui n’a jamais pu devenir une paroisse et un vrai village. L’endroit parfait pour faire son travail de chimiste, dans le laboratoire clandestin installé dans un conteneur enfoui dans le sol. Il cultive aussi de la marijuana sans être importuné par personne. Il doit être vigilant cependant, se méfier parce que tous veulent mettre la main sur le pactole. Personne n’est vraiment rassurant, fiable et il y a toujours quelqu’un prêt à prendre la place du chef. Ça joue du coude dans le Haut-du-Lac.

 

Steve ne m’avait sans doute pas remarqué ce jour-là. J’avais déposé Jos et j’étais parti. Je l’ai déjà dit, ces gars-là, moins je les vois, mieux je me porte. Dans ce milieu comme dans d’autres, l’information, c’est le pouvoir. T’auras toujours une longueur d’avance si tu sais qui est qui mais que personne ne te connaît. Les gars qui tombent sur un os ou qui se font arrêter, la plupart du temps le doivent à leur renommée. Personnellement, j’aime mieux être le genre d’artiste qui s’efface derrière son œuvre. (p.34)

 

Rozie, un peu revenu de tout, accepte bien sa vie avec ses chiens et ne demande rien à personne. Une femme, qu’il visite de temps en temps, reste son seul contact avec Dolbeau-Mistassini. Le corps a des exigences tout de même. 

 

MEURTRE

 

Tout bascule quand Bernard, le chef de réseau, est abattu lors d’une visite sur les lieux de la pourvoirie qu’il prévoit construire. Une manière de blanchir l’argent des stupéfiants et de faire sa place dans la bonne société avec un projet touristique qui fait saliver les gens d’affaires. On accuse Sherryl, une Indienne. Elle a disparu dans la forêt après l’attentat et la police la recherche. Le passage des hélicoptères de la Sûreté du Québec ne fait guère le bonheur de Rozie. Cette femme est la mère de celui dont il a emprunté l’identité. Les enquêteurs viennent le voir et il doit montrer patte blanche. 

Les trafiquants sont sur les dents et les rumeurs circulent. Bien sûr, comme dans tous les romans du genre, celle que l’on pointe du doigt ne peut être la coupable. Le récit y perdrait de son mordant. Il faut des rebondissements et des intrigues qui se croisent et nous entraînent dans des culs-de-sac pour relancer l’intérêt. Julien Gravelle se montre particulièrement habile à tendre des pièges et nous faire courir dans de fausses directions. 

 

Rien n’indiquait que Sherryl puisse être autre chose qu’une pauvre femme poquée pas mal, que la vie avait ramenée à ce petit appartement de Côte-des-Neiges où elle sniffait de la coke sur son chèque de BS. D’après Michel, même sa famille la croyait à tout jamais perdue. Ils ont dû faire le saut, eux autres, en voyant sa face aux nouvelles! (p.91)

 

Au-delà des rebondissements et des règlements de compte, la présence de la nature dans ce roman m’a plu énormément. Le regard de l’écrivain sur la forêt et les rivières, les chiens qui jubilent quand tombe la neige et qu’ils peuvent courir jusqu'à épuisement. Julien Gravelle y démontre son amour du pays et sa sensibilité exceptionnelle. Une connaissance du milieu aussi et de la langue du Québec avec ses images, ses expressions particulières, ses raccourcis et ses trouvailles. Un portrait d’un lieu menacé par les grands feux qui frappent chaque année et les saignées effectuées par des machines de plus en plus efficaces qui rasent une pinière en quelques jours.

 

Il faut imaginer ces vastes étendues dénudées par les incendies, puis par les abatteuses qui sont venues récolter le bois encore debout. Ce sont des champs de souches renversées et de roches à perte de vue, du moins là où ça a brûlé. Les collines alentour ont été pour la plupart épargnées. Seule l’une d’elles porte la blessure d’un ancien feu qui s’est élancé au travers de la pente jusqu’au sommet. Les arbres ont perdu leurs branches les plus fines, leurs troncs sont devenus gris et secs, mais ils se tiennent encore debout, malgré la mort qui s’est posée partout autour d’eux. (p.128)

 

C’est bon, senti, intégré à la vie de l’ermite qui prend plaisir à circuler dans les chemins d’abattage pour respirer un grand coup, laisser des traces dans ce territoire qui résiste à toutes les exactions humaines. Il y a toujours une forme de désespérance dans les histoires de Gravelle, dans ce développement économique qui détruit des lieux de rêve et saccage les paradis.

 

MILIEU

 

L'écrivain démontre encore une fois, peu importe la direction qu’il prend, son amour pour les lieux isolés, la flore et la faune, la vie sans contraintes dans la forêt quand on peut se laisser aller au plaisir d’être et de respirer, de voir et de surprendre la beauté autour de soi. Une manière de faire ressentir le pays dans son corps, sa langue, son souffle, d’en faire une partie de soi et de décrire les gens marqués par ces espaces sauvages. C’est ce regard du romancier qui m’a retenu au-delà des rebondissements et des meurtres. Un thriller qui vous happe. Vous ne lâchez qu’à la toute fin, comme quand je plongeais et nageais le plus longtemps possible dans mon enfance. C’est encore une fois l’occasion de constater tout le talent de cet écrivain discret. 

Je reviens à sa langue vivante, belle, tortueuse qui nous décrit parfaitement une réalité que nous retrouvons très rarement dans notre littérature. Dans ce nouvel ouvrage, Julien Gravelle démontre son originalité et sa formidable perception du monde qu’il a adopté et qu’il aime. Un rythme, un souffle qui colle aux halètements des chiens qui tournent, font oublier les manigances sordides des tueurs et surtout le travail de Rozie. Les aventuriers sont au bout du rouleau, la nature est maganée, mais la vie est là, toujours coriace et capable de tous les rebondissements.

 

GRAVELLE JULIENLes cowboys sont fatigués, Éditions LEMÉAC, 184 pages, 22,95 $.

http://www.lemeac.com/catalogue/1877-les-cowboys-sont-fatigues.html

vendredi 7 mai 2021

REFAIRE SA VIE DANS LE NORD

FELICIA MIHALI EN 2016, dans La bien-aimée de Kandahar, nous offrait une histoire fascinante. Une jeune femme, Irina, se retrouvait à la une d’un magazine connu après sa rencontre avec un photographe. Elle devient la fille la plus sexy pour les militaires canadiens envoyés en Afghanistan. Yannis Alexandridis, en poste à Kandahar, parvient à la rejoindre et amorce alors un échange épistolaire. Elle répond et une histoire semble se dessiner pour l’étudiante en littérature, mais le soldat est tué pendant une patrouille. Nous retrouvons Irina dix ans plus tard, dans Une nuit d’amour à Iqaluit. Elle arrive dans le pays des aurores boréales pour enseigner le français après avoir vécu bien des déceptions. Un monde nouveau s’ouvre à elle dans ce coin du Québec que l’écrivaine a fréquenté avec bonheur dans Le tarot de Cheffersville.


Le Nord devient la destination de bien des éclopés, des blessés de l’âme qui veulent se guérir en s’installant à la frontière. L’espoir de tout recommencer certainement. Des hommes et des femmes qui pensent aux salaires élevés, se refaire une santé financière avant de rentrer au Sud. Des écrivains s’y faufilent pour un temps, traduisant la fascination que ce pays dans le pays exerce sur ceux qui prennent la peine de le visiter. 

Yves Thériault s’y est intéressé en premier avec Agaguk paru en 1958. Il a connu un succès important avec ce récit qui mettait en scène des Inuits. Jean Désy est certainement le plus populaire de ces «drogués du nord» qui oscillent entre le Sud et la toundra où il retourne régulièrement pour y pratiquer la médecine. Ses expériences ont donné de très beaux livres. Je signale Coureur de froid et Rêverie du nord. Paul Bussières, avec Qui donc va consoler Mingo, nous plongeait dans un monde trouble en 1991. La justice ne s’applique pas à Mingo comme à un individu de Montréal. Nirliit de Juliana Léveillé-Trudel raconte le séjour d’une jeune femme à Salluit. L’écrivaine décrit les grandeurs et les misères de ce coin de pays tout en s’occupant des enfants qui subissent les ravages de l’alcool et des drogues.

Tout est tranché au couteau dans le Nord. En exagérant un peu, on peut affirmer qu’il n’y a que l’été et l’hiver. Un jour de six mois et une nuit pour hiberner et se régénérer. 

 

MUTATION

 

Bien sûr, la vie des Inuits n’est plus ce qu’elle était depuis l’arrivée des Blancs qui sont venus s’occuper de leurs affaires. Les missionnaires d’abord et après les entrepreneurs, des opportunistes souvent qui trouvent dans ces espaces un nouveau Klondike et le moyen de faire de l’argent rapidement. C’est dans ce monde que s’installe Irina après des aventures amoureuses qui ont laissé des traces et déstabilisé la jeune femme. Le Nord pour elle sera une sorte de replis sur soi, un temps pour retrouver son équilibre et peut-être une direction à prendre.

 

Une semaine plus tard, j’allais comprendre qu’à Iqaluit, les chauffeurs de taxi étaient majoritairement des Arabes, les agents de sécurité, des Noirs, les travailleurs de la construction, des Québécois, les gestionnaires, des Blancs de l’Alberta et les employés du gouvernement, des Ontariens. Qu’est-ce qui avait changé depuis le temps des premiers explorateurs? La société était encore organisée selon une vieille hiérarchie qui mettait l’homme blanc au sommet de la pyramide et rendait les gens du lieu invisibles. (p.57)

 

Chacun se tient dans son clan et ne fréquente presque jamais les voisins même si on est confinés dans un espace étroit. 

Si certains sont là pour quelques mois, d’autres s’installent en pensant retourner dans le Sud quand viendra le temps de la retraite. Ils s’adaptent plus ou moins à une petite ville qui recommence tout régulièrement, surtout dans l’enseignement. Un milieu instable et en même temps immuable où les différences sont exacerbées.

Pour Irina, la situation est claire. Elle dépose sa valise dans l’appartement qui lui est attribué pour un an, surveille des voisins qu’elle identifie à l’odeur de leur nourriture, discute un peu avec eux le temps d’une cigarette à la porte de l’immeuble. La jeune femme est méfiante. Elle a des choses à guérir. Surtout qu’un policier rôde autour d’elle et aimerait bien se faufiler dans son quotidien. Elle résiste, mais la nature étant ce qu’elle est, Irina finira par céder aux avances de Liam. 

Le gendarme s’occupe de sa nièce, une élève d’Irina, la petite Eli, une enfant volontaire, sauvage et isolée qui n’en fait qu’à sa tête. Sa vie va prendre bien des directions et connaître des soubresauts malgré cette apparente tranquillité. Des secrets et des vérités étonnent et laissent voir une autre réalité. Et la nature se déchaîne pour le meilleur et le pire, frappe comme un grand fauve qui ne fait jamais de quartier. Chacun doit se situer par rapport à son clan.

 

Lorsque j’ai questionné Brigitte sur l’agent O’Connor et son frère inuit, elle s’est montrée très surprise devant ma curiosité. Elle restait fidèle à la version officielle de l’homme blanc. Pour elle, les Inuits n’étaient que des victimes tragiques et naïves. Sa pitié les dépossédait de leur identité. Sa réponse était prompte et sarcastique, révélant le fait qu’elle ne remettait jamais en question les anciennes idées sur la contribution bénéfique des Blancs dans le Nord. (p.152)

 

Un monde en noir et blanc, avec des hivers et des froids difficiles à imaginer, des gens emprisonnés dans leurs principes, incapables de s’ouvrir à l’autre. Ce fut le drame des explorateurs britanniques qui sont morts dans leur recherche du passage du Nord-ouest. C’est encore la situation de ces arrivants déboussolés. Certains résistent, d’autres abandonnent rapidement, peu se glissent dans la vie des Inuits pour les écouter et les entendre.

 

ATTENTE

 

Irina fait son temps, peu curieuse des autres et des manières de vivre dans ce nouveau pays. Elle tourne entre l’école et son appartement, le magasin et une nature qui subjugue un Jean Désy et qui la laisse assez indifférente. Elle ne profite pas de la liberté qu’on trouve dans ces territoires immenses qui émerveillent et peuvent devenir le théâtre d’une mutation intérieure. 

Dans le Nord, si les gens ne parlent pas beaucoup entre eux, ils savent tout. Les aventures amoureuses sont rapidement connues et Irina est perturbée, mal dans le regard de ses proches. Des surprises aussi. Liam était le compagnon du militaire avec qui elle a correspondu. Il a tout de suite reconnu la «fille de Kandahar» même s’il n’en a rien dit. 

Dans les romans de Felicia Mihali, les personnages féminins sont souvent en attente et réagissent quand elles ne peuvent plus faire autrement. Irina vit son quotidien, une aventure qui ne semble guère la toucher. Ça ressemble à une forme d’hibernation. 

Des collègues s’imposent. Brigitte et Ana prônent des approches pédagogiques étonnantes. Toutes les belles théories de l’enseignement ne tiennent guère dans une classe à Iqaluit, devant des enfants qui ne comprennent pas l’autorité et les propos des professeurs qui viennent tous du Sud.

 

FOISONNEMENT

 

Felicia Mihali effleure une pléthore de sujets dans ce roman. La paternité et la maternité vue différemment par les Inuits, leur sexualité plus libre et permissive. Les bouleversements qu’ont apportés les Blancs dans la vie de ces nomades, la perte de sens, de références et les nouvelles dépendances. L’alcool et les drogues y font des ravages avec un taux de suicide fort élevé. Il y a aussi ces arrivants qui font tout pour dissimuler leur origine et qui, quand la maladie frappe, retournent dans leur enfance. De belles pages sur la migration et l’adaptation. 

La difficulté de se faire confiance, l’hiver qui oblige à devenir introspectif et méditatif, les maisons mal conçues pour ce climat extrême, les problèmes de langue, l’influence des médias, surtout la télévision, la perte de soi et de références.

Certains basculent dans les excès et le désœuvrement. Des enseignants démissionnent, incapables de faire face à leurs étudiants. Quoi dire à ces jeunes qui vivent une réalité si différente? Irina fera un malheur en apprenant le tricot à ses enfants. 

La vie communautaire, très forte chez les Inuits et l’individualisme si précieux des arrivants se confrontent. Tout cela en nous rappelant les drames des explorateurs britanniques, ces entêtés qui cherchaient le passage du nord-ouest et qui sont morts pendant les froids et les vents polaires. À l’image de ces gens qui refusent de s’intégrer à la population et qui imposent des manières un peu loufoques. 

Un roman fascinant par ses dimensions. Irina et Liam vivent une passion toute de retenue, de silence pendant cette longue nuit de six mois qui transformera la jeune femme. Felicia Mihali se montre une fois de plus une sacrée conteuse qui sait multiplier les rebondissements, nous ancrer dans le temps et l’espace, nous pousser dans une réalité qui déstabilise et étonne.

 

MIHALI FELICIAUne nuit d’amour à Iqaluit, Éditions HASHTAG, 392 pages, 26,00 $.

https://editionshashtag.com/product/une-nuit-damour-a-iqaluit/

mardi 4 mai 2021

DES HOMMES ET DES BÊTES

DOMINIQUE BLONDEAU

Collaboration spéciale

 

 

LES PREMIERS RAYONS de soleil se croisent et se décroisent entre les branches éparpillées des arbres du parc, comme pour nous caresser le visage chaque fois qu'on fait un pas en ses allées, les branches se resserrant, tel un rideau aux froissements agités. On s'en repait, les premières étreintes étant toujours dépendantes de celles qui surgiront, terriblement chaudes, au mitan de l'été. Ce dont on a hâte, cette chaleur accablante, qui nous revigore. On commente le roman de Yvon Paré, Les revenants


Il y a des livres dans lesquels nous devons nous laisser aller. Faire fi d'une quelconque linéarité même si, formée à cette école traditionnelle, on a tendance à hausser des barrières. On pense à des marges qui déborderaient d'images et non de notes. Il suffit de s'en tenir à la cohérence du texte, de suivre les excentricités de personnages anticonformistes pour déranger, avec grand plaisir, lectrices et lecteurs de leurs habitudes sédentaires. Ce qui se passe dans ce roman sans chapitres : nous suivons un homme qui a perdu la mémoire, l'écrivain mentionnant que l'histoire se déroule en l'année 1980. 

Quand le narrateur prend la parole, il se tient sur la galerie d'une maison vide, à La Doré, reclus entre les arbres et les hirondelles. « Le jour flambait dans les lilas. » Soudainement, sont apparus, descendus d'une voiture, un homme aux cheveux longs et roux, Jean-Sébastien, Bach, pour tout le monde, accompagné d'une jeune femme cherokee, Nokomis. Les deux connaissent le narrateur, Richard-Yvon Blanc, qui préfère se faire appeler Presquil. « Juste l'ombre d'un homme ». Il possède peu : un chat, Monsieur Melville. Un livre fétiche, Jack Kérouac, signé Victor-Lévy Beaulieu. À nouveau, un moteur se fait entendre, celui d'un « un vieil autobus vert délavé. » La conductrice, Flavie, semble s'être donné rendez-vous avec Bach et Nokomis, car, elle aussi, connait le narrateur et sa famille. Ces êtres, peu à peu, s'imposent dans l'existence de Presquil, ce dernier s'étant défait depuis l'échec de l'indépendance du Québec, en 1980. Une maison bleue servira d'élément flottant dans les aventures des protagonistes, un autre se manifestant, Félix, le meilleur ami de Presquil, avant qu'il perde la mémoire. Effacement de soi face à une défaite dont il n'est pas responsable, mais le choc a été trop rude pour en supporter, seul, la honte. Les uns et les autres se mettent en branle autour d'un Presquil souvent désemparé, protégé de ses bêtes, de ses oiseaux, de ses arbres et rivières, narrant leur situation antérieure surgie d'univers plus conventionnels. Bach et Nokomis ont été des universitaires qui ont traversé l'Amérique avant de rentrer dans leur village. Félix restaure des maisons, ici une maison bleue qui se déplacera pendant la nuit. 


TÉMOIGNAGE


Le narrateur s'exprime avec une telle poésie qu'on reste confondue d'admiration pour cet homme qui, sous des apparences de simple d'esprit, gère son univers avec une sagesse apprise de celle des bêtes qui le confortent. Mammouth, la marmotte, Monsieur Melville, le chat. Les petites crécerelles qu'il faut nourrir de chair fraîche, leur mère s'étant noyée. Les hirondelles qui s'ébrouent, le renard qui surveille, au loin. On en passe... Flavie, lesbienne et féministe radicale, qui a exercé plusieurs métiers lucratifs, se consacre à la sculpture, qu'elle ne cesse de remettre en question. Ses colères, ses rires excessifs, ses provocations sexuelles envers Presquil soulèvent des points d'interrogation qui la tourmentent. Félix se range vers la jeunesse occultée de son ami, devient son gardien bienveillant lorsque des marginaux, comme William Cousin, le surprennent, ne se reconnaissant pas en eux. L'amnésie crée des distorsions mentales. Félix, propriétaire d'un jardin botanique, cultive aussi un champ de fraises, leur cueillette inspire à l'écrivain des pages poétiques admirables, imbibées de l'insatiable liberté des revenants, écho ironique aux intermèdes suscités par les villageois, réels ou inventés, autant qu'improbables. Tout s'avère jaillissement dans cette histoire jubilatoire, où il est prudent de ne pas trop se questionner, comme si la vie de chacune et chacun dépendait d'un instinct jamais corrompu. Les bêtes prouvant qu'existe un temps pour tout. Le temps de la mémoire oubliée s'avère le temps privilégié pour se montrer à fleur d'épiderme, le narrateur sujet à une émotivité excessive, pleurant à chaudes larmes, riant à pleine gorge, comme pour exorciser les affres qui le condamnent à miroiter ses agissements à travers les visées parfois lyriques de ses compagnons. Mais tout miroir se déleste lentement de son tain. Le foisonnement verbal de Bach trouve un sens dans l'humanité dont il se sert en faisant des expériences sur des champignons comestibles ou vénéneux dont il est grand amateur. Faut-il frôler la mort, transcender les visions, pour que la musique capte une oreille démultipliée, musique du chant de Nokomis, de la guitare inlassable de Bach, des hirondelles qui se planquent dans un portique ? L'apparition inattendue de Jack Kérouac. De Victor-Lévy Beaulieu, déchirant des pages du carnet du narrateur. Entre divagation hasardeuse et réalité douloureuse, l'identité du pays n'est pas résolue, pas mieux que celle de Presquil. C'est Nokomis, elle-même de culture outragée, qui remettra à l'heure les pendules désaccordées de Richard-Yvon Blanc. 


QUÊTE


En lisant ce roman dense et sensuel, souvent symbolique, soutenu par les joints qui circulent, on a imaginé une longue trainée blanche dans le ciel écartelé par l'explosion d'un lieu provisoire où se sont dissous les occupants, eux aussi revenants, qui se mesurent à des espaces insoupçonnés, leur mémoire ne s'effaçant jamais d'un morceau de l'univers. C'est peut-être là la véritable identité d'un pays qui se démarque du comportement rationnel des pays voisins. Colportée par des femmes et des hommes atteints de doute et non de certitude. Comme le coureur qui nargue Presquil, énumère les écrivains les plus importants du Québec, écrit des livres dans sa tête. Un brin de folie embellit le désenchantement de chacune et chacun, attise un rêve plus puissant que la réalité parfois mensongère, parfois grossièrement affectée, paroles sous-entendues dans la bouche de Nokomis, qui réveilleront les hommes autour d'elle. Brisant leurs illusions auxquelles ils n'avaient pas songé, le réveil risquant d'être brutal mais salvateur. De brèves souvenances nous campent dans des instants présents où Richard-Yvon Blanc, différent de ses frères, entrevoit ses origines malmenées, son enfance barbouillée, son adolescence débridée, jusqu'à sa fuite hors du village. 

Les paysages dépeints majestueusement par l'écrivain-narrateur, Yvon Paré, illustrent magnifiquement les périples de ses revenants, comme un tableau du Douanier Rousseau. Les bêtes échappées d'une jungle à peine domestiquée, les oiseaux ne manquant pas d'ajouter leur grain de sel étourdissant. Jungle bruyante et chatoyante. Là où s'étiole l'identité symboliserait-il une image décantée du paradis perdu ? La fin du roman comportant plutôt un recommencement, révèle une allégresse teintée de peur, représentée par Bach, ivre de ses visions végétales. À la merci d'une mort qui n'en serait pas une. Frontière où se présentent des témoins que nous n'avons pas cités, par crainte de leur donner des vertus qu'ils ne posséderaient pas, leur chair marquée du passage d'où l'on revient rarement, comme Marie-Louise, rescapée d'elle-même, incertaine de s'être évadée d'une quatrième dimension. Le narrateur, Presquil, ne conclut-il pas qu'il est « un spasme dans un nœud du temps », une déflagration qui le pousse aux limites de l'imaginaire ? Déflagration fabuleuse que cette demi-fiction, ce demi-témoignage, qu'il était nécessaire de faire entendre à un public avisé, qui saura ressusciter un trépassé, ici plusieurs, dans l'espace morcelé des vivants...


PARÉ YVON, Les revenants, Éditions de la Pleine Lune, Lachine, 2021, 216 pages, 22,95 $.

 

 

http://dominiqueblondeaumapagelitteraire.blogspot.com

jeudi 29 avril 2021

ÉCRIRE POUR CHANGER L’HISTOIRE

MARIE-HÉLÈNE POITRAS étonne avec ce septième ouvrage où j’ai eu l’impression de retrouver l’atmosphère des premiers romans de Sylvie Germain où la nature pousse les humains dans les plus folles passions. Pareils aux bêtes qui se plient aux saisons et répondent à l’appel des corps et de la vie. Des instincts, des réactions à la faim, au froid, à la chaleur, l’envoûtement qui aveugle et fait perdre la raison. Tous obéissent aux élans et aux pulsions que la sauvagerie des lieux exacerbe. Audrey Wilhelmy possède aussi cet art de nous coller à des personnages qui s’abandonnent à une forêt obsédante qui les porte et les transforme. Les humains, avec les bêtes, sont soumis à des forces qui peuvent les briser et les arracher à la vie policée des villes.

 

Marie Hélène Poitras nous entraîne dans la France profonde avec La désiderata, à Noirax, un village fictif, un monde qui s’ancre plus dans le passé que dans le maintenant. La famille Berthoumieux possède un vaste domaine en périphérie du chef-lieu depuis des générations. Tout y est un peu à l’abandon. La maison de la dernière épouse est fermée comme un musée que personne n’ose fréquenter par peur de soulever des questions et révéler un drame que nul ne veut revivre. Le père y règne, seul, en marge de la population en élevant des ânes. 

Les femmes, ses favorites, n’ont jamais eu d’importance dans cet univers où le mâle impose ses désirs et régente tout. Elles sont là un temps, pour assouvir le corps, pour les enfants, les soins, les remèdes et les parfums. Un monde qui étouffe des secrets et ses drames. 

Et si tout changeait et se mettait à respirer, si l’avenir y trouvait un nid. Le fils, parti au loin, revient et retrouve le père, des gestes et des réflexes, sa place pour ainsi dire dans le domaine. Et une jeune femme, Éliénor, que Bertrand fait venir pour redonner un élan à ses terres avec de nouvelles idées et d’autres cultures. L’espoir d’une passion, le temps de concevoir une statue pour une fontaine dans la cour. Un milieu hanté par les comptines qui dissimulent une cruauté terrible, un monde où les épouses et les enfants sont des proies que les grands prédateurs se partagent. Un univers de murmures, de souffles, de soupirs dans la nuit, avec le vent chasseur de fantasmes.

 

On entend une mélodie au loin, portée par une voix féminine. Un refrain allègre n’annonçant pas la brutalité du dernier couplet, qui tombera comme la lame d’une guillotine. La forêt tout autour est faite de mots, avec des secrets enterrés dans les espaces entre ceux-ci ou entortillés autour des racines. (p.9)

 

Des lieux marqués par le drame de ces femmes qui errent comme des fantômes sans jamais trouver la paix. Toutes disparues mystérieusement, éliminées parce que le maître les disait folles et dangereuses. Personne ne veut remuer ces histoires. Un silence complice recouvre tout, avec la poussière dans la maison des parfums. Bertrand, le dernier des seigneurs, a des ambitions politiques malgré son passé trouble et les rumeurs qui s’accrochent à ses vêtements. Mais on le croit riche et il a la renommée de sa famille qui traverse le temps et en impose aux villageois. 

 

TORNADE

 

Éliénor bouscule tout le monde, particulièrement Bertrand qui compte bien en faire sa nouvelle favorite à qui il peut tout consentir avant de s’en défaire comme un chiffon. Et la présence de Jeanty laisse imaginer un avenir à la dynastie des Berthoumieux. Un fils hanté par sa mère et qui refoule des penchants que le père ne peut accepter. Son goût pour les déguisements féminins, sa bisexualité trouvera à s’exprimer avec la complicité d’Éliénor. Il se sent plus femme qu’homme et assume ce choix. 

 

Il y a quelque chose d’insolite dans la forêt de Noirax. De la fonte des neiges à la chute des feuilles, toutes les espèces de champignons, d’herbes et de fleurs poussent en abondance sans tarir, indifférentes aux calendriers ou aux almanachs. Les animaux se reproduisent ici plus que n’importe où ailleurs. Les bosquets ruissellent des glaires animales et des semences mâles. L’air ondule subtilement, à la manière d’une nuque qui se dévoile, d’une chute de reins dont la cambrure s’accentue pour contenter un regard. Dans la forêt, le désir gonfle, boursoufle et se distend, de même que l’envie d’éclore et de procréer. (p.54)

 

Un paradis sauvage de pulsions qui font perdre la tête et plongent les humains dans les pires excès, surtout les soirs de fête. Un lieu où la nature respire comme un grand fauve qui tremble de concupiscence et de rage.

 

DRAME

 

Éliénor entraîne Jeanty et Bertrand dans la débauche, bouscule la bougresse, la servante qui a toujours tout accepté sans lever les yeux, ayant été la favorite du père à une époque. On mange, on fête, on boit, on se laisse aller à toutes les pulsions. Cette fille ne semble en avoir que pour le plaisir, les festins, les meilleurs vins, provoque tous les hommes avec sa robe cousue à l’envers. Elle envoûte Bertrand qui la suit comme un matou en chaleur. 

Le conte bascule et les chasseurs deviennent les proies. Le chaperon rouge mène la danse et le méchant se fait traquer. Bertrand est frappé pendant une nuit d’ivresse dans la forêt, un moment qui relève de la sorcellerie. Il est griffé par une sorte de loup-garou et l’histoire s’écrit désormais à même la plaie qui suppute dans son dos. Il doit revivre son passé dans sa chair, ressentir la douleur des amantes qui se sont succédé dans son lit et qui ont payé de leurs corps. Il subit le cri de toutes les descendantes des Berthoumieux qui réclament justice.

Victoire, la bougresse, s’enferme dans le cabanon pour remettre le monde à l’endroit. La soumise, la silencieuse, celle qui faisait que le domaine demeurait un espace habitable, celle qui acceptait tout sans jamais un mot, raconte le récit des femmes maudites, la danse des odeurs, des effluves, des parfums capiteux et des champignons qui font perdre la tête. La folie n’est jamais loin dans ce genre d’univers où les obsessions poussent au meurtre et au viol. Il reste l’écrit pour rétablir les vies sacrifiées, pour retourner les faits comme un champ en friche. 

«L’écriture est la clé qui ouvre toutes les portes de la mémoire.» «La phrase se construit comme une chasse au trésor, le trésor, c’est l’histoire qui s’érige comme une maison, un vieux manoir, un village inventé, un parfum puissant, un souvenir.»

 

EXPLOIT

 

Marie-Hélène Poitras a fait un travail gigantesque pour nous étourdir dans le monde de la forêt, des plantes, des champignons avec leurs propriétés singulières et des senteurs capiteuses. C’est tout un univers qui s’impose, un éblouissement qui souffle les personnages qui se profilent quand on ouvre les fenêtres et que l’on s’arrête devant les tableaux qui tapissent les murs du domaine comme les moments d’une vie que le peintre Poedras a su capter. Et il y a cette phrase, celle que l’on voulait étouffer qui bondit, agite des ombres en plein soleil, révèle le mensonge et la dépossession. Madame Poitras croit à la magie de l’écriture. Victoire rétablit les faits et donne une voix à ces femmes que l’on a écrasées. Les secrets sont éventés et le désir, la manipulation, la violence et l’exploitation ne sont plus possibles quand toutes s’arment de la parole. 

 

En marge de l’arbre généalogique principal, une deuxième histoire se déploie et cherche le jour; celle des desiderata et de leur descendance, les héritières aux yeux bleus, à la peau verte et aux cheveux mauves. Oui, il y a eu d’autres cabanons, boudoirs fermés à clé, clés perdues, d’anciens pavillons condamnés. Des morts reposent dans les mauvais caveaux et des petites filles dans la panse du loup. La forêt, entité silencieuse, n’est pas la complice que l’on croit, sauf peut-être celle des ragondins qui continuent d’y dévorer les pousses juvéniles de l’arbre à corne. Rien ne viendra jamais à bout de cette engeance. (p.152)

 

Si j’ai eu l’impression de m’aventurer dans une fable où la nature et les pulsions humaines semblaient se provoquer au début, j’ai vite basculé dans l’envers de la comptine pour effleurer les drames de celles qui ont été sacrifiées. Pampelune, la bougresse, Helena, la Pimparela et bien d’autres s’imposent et ne seront plus des statues qui ornent les fontaines. Elles revendiquent leur place, piétinent le mensonge et exigent d’avoir un nom. 

Un récit où les mots se renversent comme chez Nicole Houde pour montrer la face cachée de l’histoire des mâles et révéler leurs travers.

Un roman magnifique, étonnant et fascinant, une écriture précise comme la lame d’un stylet qui s’enfonce tout doucement dans la peau du poignet.

 

POITRAS MARIE HÉLÈNELa désiderata, Éditions ALTO, 184 pages, 24,95 $.

https://editionsalto.com/catalogue/la-desiderata/?v=3e8d115eb4b3