lundi 22 mars 2021

LA GRANDE ÉCRIVAINE DU QUÉBEC

MARIE-CLAIRE BLAIS A vingt-six ans quand elle publie Une saison dans la vie d’Emmanuel. Ce roman la propulse à l’avant-scène de notre monde littéraire et de la francophonie, lui permet de mettre la main sur le prix Médicis en 1966. L’écrivaine s’est fait remarquer en 1959 avec La belle bête à l’âge de vingt ans, l’année de la mort de Maurice Duplessis. Elle avait attiré l’attention du père Georges-Henri Lévesque qui était alors professeur à l’Université Laval et de Jeanne Lapointe, une enseignante qui a joué un rôle important dans la carrière d’Anne Hébert. Avec ce succès, la jeune femme s’éloigne définitivement de son milieu de Québec, s’installe dans le monde des mots et vivra une grande partie de son temps aux États-Unis, particulièrement à Key West, où elle obtient la citoyenneté américaine.


Au moment de la sortie d’Une saison dans la vie d’Emmanuel, aux Éditions du Jour en 1965, je débarque à Montréal après douze heures de train, avec une petite valise presque vide. Je me terre dans un sous-sol d’Outremont, un véritable taudis, parce que je n’ai que quelques centaines de dollars pour passer l’année. Je réagis comme une bête frileuse qui n’ose plus quitter sa tanière, ayant perdu mes repères et les trottoirs de la ville m’effarouchent. Heureusement, mes cours à l’Université de Montréal me forcent à sortir et à voir des gens. 

Je me réfugie dans les livres, une sorte d’ermite de la littérature, me penche sur Sartre, Camus, Duras, Yourcenar, Hamsun et Faulkner. Je rature les textes qui deviendront L’octobre des Indiens, six ans plus tard. Je peux enfin me livrer à ma grande passion pour les livres et la poésie sans craindre le regard des autres, particulièrement celui de ma mère.

Je découvre Marie-Claire Blais en 1970, un peu méfiant devant les succès qui font les manchettes. Ce fut l’illumination. Je l’ai déjà écrit. Je ne jurais avant que par Tolstoï et Dostoïevski, convaincu que je devais apprendre le russe pour avoir le droit de voir mon nom sur la jaquette d’un livre.

Marie-Claire Blais me redonnait mon village, mon pays de neige, de messes et d’épinettes. Je retrouvais grand-mère Malvina vêtue de noir, les cheveux retenus par des dizaines d’épingles et collés à la peau du crâne. Une femme sèche, brusque, toujours de mauvaise humeur qui sentait le camphre et la boule à mites. Mon autre grand-mère était plus farouche encore. Almina, mettait mari et enfants à la porte au mois d’août, pour sa brosse annuelle. Elle passait des jours à chanter, hurler, boire seule derrière les rideaux tirés. Sa famille vivait dans le hangar en attendant le matin où les fenêtres se dégageaient comme le ciel après l’orage. La maison redevenait accessible.

 

VOISINS

 

Marie-Claire Blais, on aurait dit, avait fréquenté des voisins qui m’intriguaient, ces familles isolées au bout des rangs. Elle me dessillait les yeux. Je voyais pour la première fois ces enfants qui longeaient les murs comme des petits animaux et qui se terraient sous les chaises et les bancs quand la porte s’ouvrait. Des ombres qui pouvaient disparaître dans la neige avec le Septième, ce jeune qui possédait un don, pouvait guérir ou arrêter le sang. Chez Marie-Claire Blais, le Septième résiste à tous les sévices et traverse les épreuves sans trop être amoché. 

Et les hommes, toujours dangereux, vindicatifs et imprévisibles, surtout avec un verre dans le nez. L’un de mes oncles provoquait des tsunamis quand il avait bu. Un Jour de l’An, il a retourné la table lors du repas familial gâchant le festin de ma tante, semant les pleurs et les hurlements. Il ne tolérait aucune contradiction, surtout en politique. C’était un libéral enragé, «teindu», qui n’entendait pas à rire.

Et la petite école, les concours de catéchisme, la strappe tel un châtiment de Dieu. Ça tombait à onze heures pile en matinée et à quinze heures en après-midi. Sur les mains, les dix doigts, jamais moins de cinq coups. Et ces heures, à genoux dans un coin, incapable de se relever. Il fallait dompter les bêtes rétives que nous étions. 

Grand-mère Antoinette décrivait cette mort tellement noire quand elle s’avançait dans les aveuglements de janvier, sur des chemins impraticables où les chevaux s’embourbaient. Je me mordais les lèvres en pensant à la petite voisine qui ne viendrait plus jamais à l’école, à l’imprudent étouffé dans le tunnel qu’il avait creusé dans un banc de neige ou ce cousin emporté par la tuberculose. Je revois encore le cercueil blanc dans l’église avec les reniflements de ma tante qui pleurait à toutes les funérailles. 

 

INSPIRATION

 

Marie-Claire Blais, je l’ai suivie fidèlement à partir de 1970. J’ai eu aussi la chance de la croiser à quelques reprises. Une écrivaine admirable, certainement la plus grande du Québec, la plus percutante et la plus universelle, avec une œuvre à nulle autre comparable par ses dimensions et ses personnages. J’ai même été son chauffeur lors d’un salon du livre du Saguenay–Lac-Saint-Jean. Comment oublier sa visite au cégep de Chicoutimi. Le professeur Alain Dassylva, admirateur de madame Blais, l’avait reçue dans sa classe. Pour l’occasion, il avait revêtu un smoking. Ce fut un événement.

Je m’attarde sur l’incipit d’Une saison dans la vie d’Emmanuel et c’est un pur délice. Le détail d’une fresque de Brueghel l’Ancien qui s’anime devant moi.

 

Les pieds de Grand-Mère Antoinette dominaient la chambre. Ils étaient là, tranquilles et sournois comme deux bêtes couchées, frémissant à peine dans leurs bottines noires, toujours prêts à se lever : c’étaient des pieds meurtris par de longues années de travail aux champs (lui qui ouvrait les yeux pour la première fois dans la poussière du matin ne les voyait pas encore, il ne connaissait pas encore la blessure secrète à la jambe, sous le bas de laine, la cheville gonflée sous la prison de lacets et de cuir…) des pieds nobles et pieux (n’allaient-ils pas à l’église chaque matin en hiver?) des pieds vivants qui gravaient pour toujours dans la mémoire de ceux qui les voyaient une seule fois — l’image sombre de l’autorité et de la patience. (p.7)

 

Quelle manière de décrire une vie d’efforts, de prières, de colère et de résignation! C’est déjà un aperçu de l’écriture qui va s’installer comme un continent à la dérive à partir d’Un sourd dans la ville, en 1980, et donner l’incroyable fresque de Soifs.

Et j’entends Rimbaud dans cette phrase qui sonne si bien. «Immense, souveraine, elle semblait diriger le monde de son fauteuil.» Et l’écho dans Les poètes de Sept ans : «Et la mère, fermant le livre du devoir, s’en allait satisfaite et très fière…» 

Jean le Maigre et le Septième lisent dans les bécosses, écrivent des vers tout comme le petit révolté de Rimbaud aime la fraîcheur des latrines où il imagine des romans sur la vie. 

 

MONDE

 

Et l’univers s’ouvre devant ce bébé tout neuf. Le travail qui épuise chaque jour, le sexe imposé par l’homme, l’éloignement des mâles et des femmes (Grand-Mère Antoinette tient tête à son gendre, mais jamais dans la même pièce), les enfants qui tombent du corps des mères comme les pommes à l’automne. La vie, la mort, le froid, la faim et la transgression par les livres et certains attouchements, la religion et la peur d’une vengeance de Dieu qui peut frapper avec le tonnerre et l’éclair. 

Dans mon roman, Le voyage d’Ulysse, les descendants innombrables de grand-mère Allada se battent avec les chiens pour un bout de crêpe. Ils viennent directement d’Une saison dans la vie d’Emmanuel. Avec Père Reproducteur qui passe ses jours et ses semaines à couper les arbres qui repoussent dans la nuit. Tout comme chez Blais, le mâle reste une bête dangereuse et une menace pour les enfants et les femmes.

 

AUDACE

 

Madame Blais effleure tous les tabous. La sexualité de Jean Le Maigre avec ses frères, le mysticisme d’Héloïse qui rêve d’être «ravie» par Dieu et qui finira dans le bordel, le prêtre qui profite de petits festins et de la misère de ses paroissiens, la pédérastie dans les pensionnats, lieu de toutes les agressions et de toutes les perversions qui ont marqué la Grande Noirceur. Il y a aussi l’épouvantable exploitation des enfants qui sortent estropiés des usines et handicapés pour la vie. 

Toute la Révolution tranquille frémit dans les épîtres de Jean Le Maigre qui sonnent comme les trompettes de Jéricho qui appellent à la révolte. Emmanuel sera l’élu. Il ne faut pas oublier qu’en Hébreux ce nom signifie «Dieu est parmi nous». Il est celui qui va bouleverser l’ordre établi, tenir tête aux curés et entendre peut-être les femmes, leur colère muette jusque-là, celles qui n’ont jamais eu le droit de dire non à moins d’atteindre le statut de grand-mère. Jean Le Maigre devient Jean le Baptiste, le précurseur qui secoue le monde par ses prophéties et prépare la venue du sauveur que sera peut-être le petit Emmanuel. 

Ce roman m’a redonné le Québec dans ses misères et ses échecs, ses peurs et ses tremblements, ses révoltes et ses espérances. Des pages époustouflantes comme celles où Antoinette, telle une régente, parle de sa sexualité et de son homme avec une fierté troublante. 

 

Grand-Mère Antoinette nourrissait encore un triomphe secret et amer en songeant que son mari n’avait jamais vu son corps dans la lumière du jour. Il était mort sans l’avoir connue, lui qui avait cherché à la conquérir dans l’épouvante et la tendresse, à travers l’épaisseur raidie de ses jupons, de ses chemises, de mille prisons subtiles qu’elle avait inventées pour se mettre à l’abri des caresses. (p.104)

 

Véritable morceau d’anthologie.

Mes deux grand-mères ont mené un combat similaire. Lors de nos réunions familiales, elles parlaient souvent des «maudits hommes qui ne pensent qu’à la couchette.» J’ai compris bien plus tard ce qu’elles voulaient dire. 

Marie-Claire Blais m’a ouvert la porte de la littérature du Québec et m’a montré l’écriture qui pouvait devenir la mienne. Après cette lecture, je me suis attardé à Roch Carrier, Anne Hébert, Gabrielle Roy pour me reconnaître dans ce pays étranger et familier. Et aussi Yves Thériault, Claire Martin et Suzanne Paradis. 

Cinquante ans plus tard, j’ai ressenti un même frisson en parcourant Une saison dans la vie d’Emmanuel. J’ai retrouvé l’émerveillement qui m’avait secoué en 1970. Oui, Marie-Claire Blais occupe une place unique dans mon cheminement de lecteur avec l’œuvre échevelée de Victor-Lévy Beaulieu.

 

BLAIS MARIE-CLAIRE, Une saison dans la vie d’Emmanuel, Éditions du Boréal, Boréal Compact, Montréal, 168 pages, 1991.

 

Note : Une version de cette chronique est parue dans Lettres québécoises, numéro 180, sous le titre La plus grande écrivaine du Québec, mars 2021.


https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/marie-claire-blais-11597.html

mercredi 17 mars 2021

TOUS CES MOMENTS INOUBLIABLES

J’AI BEAUCOUP AIMÉ La mémoire des cathédrales de Caroline Guindon, un recueil de nouvelles paru en 2019. Et voilà qu’elle récidive avec un roman, son premier, coiffé d’un titre intriguant : Cythère. Nous connaissons l’île grecque, l’endroit où les couples se rencontraient, semble-t-il, pour vivre leur passion dans une sorte de paradis des sens. Je pense aussi, comme le fait l’écrivaine, au célèbre tableau d’Antoine Watteau réalisé en 1717 où des hommes et des femmes se préparent à s’embarquer pour le pays de tous les plaisirs. C’est le but de toute vie que de vouloir s’installer dans un lieu où la seule préoccupation est le bonheur sans avoir à se soucier des tâches quotidiennes et fastidieuses. Chacun à sa manière le cherche ce bonheur, malgré les vagues et les remous, les malheurs et les tourments que l’existence se plaît à infliger à tous les vivants.


La famille Gagnon a connu des hauts et des bas, sans jeu de mots, parce que le père Jacques était pilote d’avion et se retrouvait souvent entre deux villes et deux continents. Ses trois filles, les trois Grâces comme il aimait les appeler, Geneviève, Héloïse et Émilie, ont été éduquées par cet homme. La mère, Louise est partie, les abandonnant pour se réinventer dans la solitude. Un rêve que certains caressent, sans jamais oser le faire. S’éloigner sans explications, devenir un autre en quelque sorte dans un milieu où les gens ne savent rien de vous et de votre passé. Certains l’ont fait. Je pense au grand-père de Fernand Bellehumeur qui a disparu un matin, quittant sa femme et ses treize enfants. Il s’est évanoui quelque part dans l’Ouest canadien. On peut suivre ce parcours émouvant dans Partir, Les lettres de Pit Bellehumeur pour mieux saisir ce désir d’échapper à son sort en se donnant la chance de tout recommencer même si on laisse le malheur derrière soi. C’était le rêve de tous les migrants venus en Amérique. Tous voulaient sortir de leur passé et déjouer une forme de fatalité. 

Cet abandon a marqué les trois sœurs et perturbé l’époux et le père. Une fuite, sans explications apparentes, reste difficile à comprendre et à admettre. Louise s’est retrouvée dans l’archipel des îles de la Madeleine où elle a certainement trouvé la paix, sinon le bonheur. 

Il y a des années, j’allais régulièrement aux Îles de la Madeleine pour visiter Gina et Pierre qui y possédaient une demeure pas très loin d’une longue plage de sable. Elles sont immenses ces plages, devenant des avenues presque où l’on peut suivre la mer et marcher pendant des heures sans voir personne. Du moins, c’était comme ça alors. Dans le voisinage de mes amis vivait une femme seule, dans une maisonnette discrète, dissimulée par la maigre forêt qui résistait aux vents et protégeait des humeurs de l’hiver. Elle avait tout abandonné à Montréal pour s’installer dans ce refuge à peine plus grand qu’une remise. Elle parlait de son quotidien avec enthousiasme. Une femme souriante et conviviale qui semblait bien dans sa tête et son corps, heureuse de se retrouver en marge du monde et du continent.

Le roman de Caroline Guindon m’a rappelé ce souvenir qui n’a rien à voir avec son histoire, certainement. Étrange comme la vie se glisse souvent dans la fiction.

 

DÉCÈS

 

Jacques, le père, se meurt. Cancer. Un homme cultivé, friand de poésie et de littérature qui a pris soin de ses filles en étant le paternel et la mère. 

 

Une espèce de silence froid avait recouvert nos vies. Au printemps 1985, six jours après mon treizième anniversaire, elle avait laissé en plan ses pinceaux et collages métaphysiqueset était disparue pour de bon. On nous avait appris quelque temps plus tard que cette disparition et cette rupture étaient irrévocables; que Louise avait unilatéralement divorcé de nous et de notre père; qu’elle s’était retirée sur une île madelinienne quasi inhabitée où elle avait repris possession d’une maisonnette qui avait jadis appartenu à un ancêtre irlandais dont nous avions tous oublié l’existence. (p.28)

 

Les filles se relaient à l’hôpital, veillent l’être cher qui glisse imperceptiblement vers le silence et l’abandon. Ce sont là des moments intenses et souvent dramatiques. Surtout qu’on se demande tout le temps si c’est le dernier regard, l’ultime parole, le geste que l’on va rater quand on quitte la chambre pour respirer un peu. Des mots, un sourire que l’on voudrait graver dans sa tête à jamais. Il reste des images bien sûr, toujours, mais pas celles que l’on pensait retenir. La mémoire est oublieuse et c’est fort bien ainsi. 

L’impression que la vie s’arrête alors et que nous devenons le guetteur, celui qui attend en se sachant parfaitement inutile et impuissant. Comme si nous étions les comptables des derniers sourires, de certains gestes, de mots et de soupirs, des battements de paupières. Tout près de celui qui devient peu à peu un étranger. Et la respiration gonfle la poitrine et s’affaisse comme une vague qui se casse. Et tout est fini. Tout s’arrête et le corps est déserté. Le père, la mère, le frère sont déjà au large, dans un lointain inaccessible.

Les sœurs aimeraient saisir une parole, un regard, l’ultime confidence peut-être, un sourire ou un éclat dans l’œil comme une dernière promesse, un message qui sera un testament et une référence. 

 

Et puis, enfin, le silence est venu nous délivrer; Jacques, de ce glioblastome corrosif, qui avait fait fondre son cerveau comme une poignée de crayons de cire oubliés sur un pare-brise en plein soleil; et nous, ses trois filles, de cette musique hideuse, cet horrible râle trachéal, que nous avions toutes eu l’impression d’entendre encore résonner longtemps après que le corps absolument quiet de Jacques, de notre père-mère-Mermoz, fort et doux, tendre et bon, eut viré au gris-bleu, et que nous eûmes quitté l’unité des soins palliatifs. (p.98)

 

Et il y a le jour qui vous reprend et vous bouscule, les gestes qui vous emportent, la lumière du soleil plus présente ou une matinée pluvieuse, quasi intime. Comme si tout votre environnement disait qu’il faut un pas et un autre pour payer son dû à la vie. 

 

PARTAGE

 

Il reste les corvées inévitables et fastidieuses, la maison qu’il faut vider, les objets que la famille se partage, des souvenirs à ranger dans des boîtes. Tellement de choses accumulées qui n’ont de sens que pour le disparu. 

Geneviève choisit La détresse et l’enchantement de Gabrielle Roy que Louise a annoté lors de sa lecture, juste avant sa fuite. Des mots qui expliquent peut-être son mal être. Geneviève refuse de s’aventurer dans le désarroi de sa mère. Il y a pourtant, c’est là, noir sur blanc, la mort du père que l’écrivaine décrit magnifiquement. Le livre se retrouve à la poubelle. Pas question de ressasser cette «détresse». Elle ne veut que «l’enchantement». Peut-être aussi qu’il faut se détacher pour se souvenir, s’éloigner pour voir. C’est ce que feront les sœurs, l’une à sa profession de médecin et l’autre à ses enfants. 

 

Jamais plus je ne me gorgerais des effluves rassurants de la maison où j’avais passé les deux premières décennies de ma vie. Ces décennies avaient certes été marquées par la douloureuse cassure causée par le départ de ma mère, mais, plus encore, par toute cette lumière et par ces innombrables livres, disques et petits objets qui avaient meublé les longues pièces du rez-de-chaussée. Par-dessus tout, ces deux décennies avaient été saturées de l’amour de Jacques, père présent et tendre. Et bon vivant. (p.169)

 

Geneviève s’envole pour Berlin rejoindre une amie et respirer. C’est là que niche le bonheur, qu’elle pourra reconstituer sa Cythère à elle.

Roman porté par une belle délicatesse, une foule de petits gestes et de regards, de soupirs, d’écoute, d’empathie, d’attention pour ce père que les filles croyaient indestructible et tout puissant. Le héros meurt comme un homme, sans révélations et paroles inoubliables. Un texte précis, émouvant, juste et surtout un pas vers la vie, ce désir de bonheur et de plénitude. L’écrivaine nous plonge dans ce moment charnière où tout bascule, la perte d’un proche qui soulage souvent d’un poids et permet d’aller vers ce qui nous fascine. La liberté, quoi. Parce que la mort de quelqu’un de la famille peut être aussi un élan qui nous entraîne avec un grand sourire et une certitude toute nouvelle. Une manière de se centrer, de couper toutes les amarres pour dériver lentement vers son bonheur, son île à soi.

 

GUINDON CAROLINECythèreLÉVESQUE ÉDITEUR208 pages, 22,95 $.

 

https://levesqueediteur.com/livre/146/cythere

mercredi 10 mars 2021

LE PARADIS PERDU ET RETROUVÉ

ROBERT LALONDE DANS La reconstruction du paradis nous plonge dans le plus terrible des drames. L’écrivain a perdu sa maison, sa bibliothèque, les objets qui prennent plus ou moins d’importance avec le temps. Tout envolé en cendre et en fumée, dans un feu de l’enfer qui ne laisse que rebuts et suie. Comme si sa vie s’était dissoute dans les braises et les tisons. Que faire? S’accrocher, pleurer sur les décombres ou se tourner vers le soleil qui se faufile entre les arbres d’une infinie patience, l’hiver qui calme tout comme la plus belle des pages où le manieur de mots peut s’aventurer sur la pointe des pieds. L’écrivain trouve un nouvel endroit où déposer les quelques livres récupérés du malheur, un manuscrit épargné par miracle (Fais ta guerre, fais ta joie) dans un ordinateur devenu motte de plastique. Comme quoi la littérature est indestructible et survit aux plus grandes catastrophes.

 

Comment réagirais-je devant pareil drame? Pas facile de tourner le dos aux ruines fumantes en se disant qu’il faut s’installer ailleurs, recommencer ou continuer plutôt. J’ai dû fuir des paradis. Tous le font à un moment ou à un autre. Et il y a celui que j’habite maintenant, sur la dune face au lac Saint-Jean que je devrai abandonner quand l’âge me forcera à migrer. C’est dans l’ordre des choses. Au moins, j’ai le temps d’y penser, de me préparer même si cet exil, je veux le repousser le plus loin possible. Nous ne quittons jamais un paradis en riant. Nous en sommes toujours chassés. 

Demandez à Ève et Adam. 

Je rêve encore à la maison de La Doré, ce paradis que nous avons exploré pendant des décennies. Un monde d’eau, de forêts patientes et odorantes, de chemins recouverts d’aiguilles de pin, de champs de verges d’or et d’immortelles. Un éden hanté par les hirondelles qui tournaient du matin au soir, les marmottes quasi apprivoisées. Le renard, nez au sol, s’arrêtait souvent pour nous regarder. Parfois un ours dans une courbe ou un orignal. Un paradis de remous et de granite, de ouananiches et de bassins que nous avons dû fuir quand les «faiseurs d’économie» ont décidé de jeter un pont sur la rivière. Le chemin a été élargi, étouffé sous l’asphalte. Les plates-bandes d’épilobes ont été éventrées. Les lilas odorants près de la maison ont été déracinés pour permettre le passage des camions. Et peu à peu, les forêts où je courais le matin dans les premières palpitations de l’aube ont été rasées pour faire place à ces immenses déserts que sont les bleuetières.

Nous avons pris la route avec peu de choses pour nous retrouver au bord du Grand Lac sans fin ni commencement, dans une grappe d’arbres centenaires, des survivants des pinières qui recouvraient tout le bassin du lac Saint-Jean à l’origine. Un paradis encore menacé par Rio Tinto qui transforme les plages de sable fin en trottoir de cailloux pour contrer l’érosion et produire plus d’électricité. Des mesures inutiles que l’on ne cesse de répéter année après année, sans imaginer autre chose, tuant ce lac magnifique. Les édens sont saccagés par la race des prédateurs que nous sommes. Les rêveurs, les poètes s’installent à l’écart et les gens d’argent suivent. 

 

OBLIGATION

 

La vie un jour ou l’autre nous force à nous dépouiller pour aller flambant nus comme lors de notre arrivée dans l’univers. 

Robert Lalonde l’a décrit souvent son paradis dans ses carnets. En le lisant, nous sommes devenus amis avec ses chevreuils qui se prélassaient dans les ravages du matin, avec ses arbres brisés par le verglas ou rongés par les tordeuses de bourgeon. Nous avons connu ses longues flâneries avec son chien qui lui apprenait à regarder et à sentir, à se méfier un peu des voisins parfois agaçants, aimants et bruyants. 

Après cette catastrophe, il s’est retrouvé près d’un lac, pour tourner les pages d’un livre, levant souvent la tête pour voir si tout est en ordre et à la bonne place. C’était la seule chose à faire. Mais il y aura toujours un bouleau, un rocher qui restent dans sa mémoire. Je n’oublierai jamais les lilas et les ronds d’épilobes de La Doré.

Partir pour se réinventer (le terme est à la mode) dans un autre pays, se donner lentement des repères dans un rêve, au milieu d’arbres inconnus, dans un tourbillon de feuilles. Et tout près, des bêtes nouvelles qui regardent l’intrus et surveillent pour l'apprivoiser. 

 

Le passé, le nôtre, ravive le feu d’exister, éloigne la mort, nous fait trembler d’impatience, non pas de tout recommencer, mais de commencer pour de bon. Et si tout ça chagrine, c’est parce qu’on a laissé passer, parce qu’on a manqué d’attention, parce qu’on a en partie oublié. (p.49)

 

Robert Lalonde est là, comme un homme qui revient de guerre et qui se tait en baissant la tête. Mais un écrivain possède les mots, des bouts de phrases pour flotter à la surface de ses drames et de ses larmes. Il s’accroche à cette nature qui ne demande qu’à le consoler. Le temps d’inventer des promenades autour de la nouvelle habitation, de décoder le langage du lac et des feuillaisons. Le temps de mettre ses pas ici et là pour s'ouvrir des sentiers, devant les bêtes, surtout des chevreuils qui s’habitueront à son odeur et sa gestuelle. La saison avance, il faut trouver sa respiration dans cette maison silencieuse qu’il doit rendre vivante. Tout recommencer? Non. Continuer avec comme une larme à l’âme, un hoquet. Et se dire qu’il y a peut-être pire, soit la perte d’un ami par sa faute et des amours.

 

S’INSTALLER

 

Lalonde s’étourdit dans des gestes, déracine les fleurs de l’ancien jardin avec F. pour protéger un pan de vie. Elles seront transplantées avec eux. Toutes ces couleurs qui ont besoin de temps avant d’éclater dans de nouvelles beautés. Il se calme, se sent là, debout dans son regard. Et il suffit de s’agenouiller pour une prière, de mettre les deux mains sur le sol chaud pour se dire qu’il est de ce lieu, de cet espace retrouvé. 

Je connais. 

La frénésie me prend lorsque le soleil grimpe assez haut dans le commencement de juin, quand le potager gonfle et que tout est verdure dans le printemps, juste après le passage des grandes outardes qui viennent sur le lac comme un nuage jacassant. Je bine, ratisse, fouille la terre meuble et me penche sur les minuscules pétasites qui deviendront gigantesques au mitan de l’été. Et toute cette patience que j’ai dans le petit jardin japonais, devant les rangées de fougères, les fraises et les framboises. Le bonheur de voir un gros bouton se changer en une merveille de pivoine. Tout ce temps assis près des bonsaïs qui m’apprennent tout depuis plus de quarante ans. Et relever la tête vers les corneilles bavasseuses, sourire des amours des chardonnerets et des merles. 

Lalonde s’attarde, regarde, sursaute dans la nuit à l’idée du paradis qui brûle. 

 

Je suis celui qui ne serait que tourment sans l’art, que fantôme sans le monde inventé joint au monde réel, sans l’attention emmêlée au songe. (p.96)

 

La saison penche, le soleil perd de la hauteur. Le lac change selon les moments du jour. Il y a ce recueil de poésie réchappé des flammes, celui de Walt Whitman. Les textes du grand poète et philosophe s’imposent. Lalonde le traduit dans ses mots pour s’accrocher à tout ce qui a disparu. Pages gâchées et retrouvées dans le vers flottant de Whitman. Un livre, c’est l’éternité.

Lalonde agit comme l’orignal et les clans de chevreuils. Il trace ses trails, s’attarde dans les ronds du soleil, devant des oiseaux anciens et nouveaux. Les outardes traînent la saison de l’été vers le Sud. Il écrit, un peu, distraitement, de la pointe du stylo pour savoir s’il n’a pas perdu la main dans les grandes fumées de l’enfer. Quelques mots frileux, des paragraphes, même pas une page. Il n’a peut-être plus le souffle ou l’élan. Mais il peut imiter sa compagne F., la travailleuse, celle qui possède les gestes qui font que tout continue et recommence. Et peut-être que dans cette errance en soi, dans cette catastrophe qui devient libération, Robert Lalonde comprend que le paradis est partout où l’on prend la peine de s’arrêter. Il suffit d’habiter son regard et d’apprivoiser les mots. C’est ce que je fais dans mon prochain roman Les revenants. Je réinvente l’éden perdu pour que ces coins isolés existent et accueillent les grands réfugiés du silence que les écrivains et les lecteurs demeureront pour toujours.

 

LALONDE ROBERTLA RECONSTRUCTION DU PARADISÉditions du BORÉAL184 pages, 19,95 $.


https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/robert-lalonde-11200.html

mercredi 3 mars 2021

L’HISTOIRE IGNORÉE DES FEMMES

TRAGÉDIE DE POL PELLETIER est plus qu’une pièce de théâtre. C’est surtout la parole d’une formidable comédienne, formatrice et philosophe qui prend conscience de sa condition en tant qu’être vivant et de son rôle dans la société des hommes. Dans ce texte, elle devient le cri de toutes celles qui ont été niées et violentées, assujetties et expulsées de l’Histoire. Nicole porte sa croix pour libérer les sacrifiées de Polytechnique de Montréal, ces quatorze étudiantes immolées dans un rituel séculaire cherchant à remettre les choses à leur place pour que l’emprise des mâles se perpétue. Ces femmes en quête d’égalité, abattues par l’exécuteur, devant des collègues masculins passifs, des complices jusqu’à un certain point. Peut-être pas volontairement, mais inconsciemment.


 Pol Pelletier secoue les tragédies qui tapissent la face cachée de la Terre, l’histoire oubliée de la moitié de l’humanité; porte la croix que les femmes soulèvent depuis la nuit des temps et qui colle à leurs épaules. Elle met les doigts dans les plaies pour comprendre le drame du 6 décembre 1989 à Montréal, sur le Golgotha qu’est devenu le mont Royal alors. Que signifie ce «fait divers» quand on regarde par le bon bout de la lorgnette, que l’on s’attarde aux châtiments que l’on a fait subir aux femmes selon les époques

 

Selon monsieur Dubois, l’événement de Polytechnique est un sacrifice. Le sacrifice est l’acte religieux fondamental qui se répète périodiquement dans toutes les sociétés lorsqu’il est nécessaire de ramener l’ordre. Il est traditionnellement pris en charge par les chefs religieux. Et quand il n’y a plus de religion, comme au Québec? (p.86)

 

Questionnement obligatoire pour ceux et celles qui veulent comprendre les tensions qui séparent les deux pendants de l’humanité, ce qui se vit en nous et autour de nous. Le passé est souvent le reflet du présent et esquisse le scénario du futur. 

Pol Pelletier retourne les pierres de l’Histoire pour dévoiler ce qui s’y cache, ce que l’on tait, ce que l’on refuse de nommer et de voir. Elle montre comment la raison a eu le dessus sur l’intuition. Un regard saisissant, nécessaire et bouleversant.

 

UN CHOC

 

Le massacre de Polytechnique, survenu le 6 décembre 1989, on a vite fait de l’oublier et de l’attribuer à la démence d’un homme solitaire et frustré. Nul ne s’est attardé à ce qui s’est réellement passé ce jour-là, avant la fête de Noël, la naissance de Jésus, le sacrifié et sauveur du monde, semble-t-il. Fou, Marc Lépine. Tout était dit. Prochain appel comme on répète à la radio. Cet événement m’a traumatisé. Et Le manifeste d’un salaud de Roch Côté m’a sidéré. Comment pouvait-on être aussi odieux? Comment pouvait-il profiter de cette tuerie sans nom pour s’en prendre aux féministes? J’ai réagi en écrivant Le réflexe d’Adam. Un essai intime à la manière de Montaigne pour cerner la faille en moi. Une introspection personnelle et collective pour comprendre peut-être ce qui s’est passé dans la tête du bourreau. J’étais aussi un Marc Lépine en puissance. On m’a éduqué à être le vainqueur, le fonceur, celui qui frappe et ne recule jamais, peu importe qui ose s’avancer devant lui. Victor-Lévy Beaulieu a eu le courage de publier ce livre en 1996. Un essai toujours d’actualité malheureusement.

Et ce qui devait arriver arriva. J’ai heurté le mur de la société muette et complice. Personne ne voulait revenir sur cet événement. On ne parlait plus de ça dans les médias. Bien plus, les féministes ont baissé les bras et tourné la tête. J’entends encore Chantal Joly, que Dieu ait son âme, proclamer haut et fort à la télévision de Radio-Canada que les femmes en avaient assez des «hommes roses». Elle préférait certainement les poilus, les grognons aux mains rouges de sang, les violeurs et les batteurs de conjointes. 

Ma tentative de secouer les mâles était clouée au sol. Mon cri de désespérance se perdait dans les murmures d’une foule aveugle et sourde. Il ne restait plus qu’à pilonner mon essai. Ce ne fut pas une publication que ce livre, mais une fausse-couche.

C’est pourquoi Pol Pelletier est venue me chercher avec ce texte qui embrasse toute l’histoire des femmes en plantant sa croix sur la scène, sur cette «Terre des hommes» qui a toujours été un territoire occupé pour nos compagnes. 

 

Depuis soixante-dix mille ans, depuis la mutation de femina-homo-erectus à femina-homo sapiens, l’espèce, pour survivre, privilégie la raison, donc elle doit nier le féminin. Tout ce qui est émotion, intuition, compassion. Irrationnel! (p.43)

 

Voilà un spectacle fondateur, un moment où les faits résonnent autrement. Pol Pelletier secoue les mots et les pousse à la bonne place, dit ce que l’on tait, ce que l’on refuse souvent d’aborder dans les médias. Elle scande ce que personne ne veut entendre parce que le masculin écrase toujours le féminin. 

 

THÉÂTRE

 

Madame Pelletier va beaucoup plus loin avec Tragédie. Elle lutte pour un théâtre différent dans ses propos et sa facture. Ce texte sonne comme un tocsin qui bouscule l’ordre établi et permet d’imaginer un dialogue avec les gens présents qui doivent réagir. Ces propos secouent des regards, des manières d’être et de penser, d’agir et d’aimer. Un spectacle dépouillé de tous les effets du réel qui se hisse au plan symbolique. Un terrible et terrifiant ascétisme qui tient du sacré et de la cérémonie initiatique. 

La comédienne se fait conteuse, lectrice, chanteuse, danseuse, le verbe qui s’incarne dans les décombres du passé. L’impression que la tragédienne glisse ses doigts dans les failles de l'aventure humaine, s’en prend à notre indifférence complice. Un théâtre qui exige tout du corps et de la pensée, du langage qui se transforme en empoignade intellectuelle avec le spectateur qui devient captif. Un propos qui demande une écoute totale pour muter lentement. Ça peut être aussi une confession où tous les secrets sont révélés, où l’inconscient et le non-dit remontent à la mémoire.

 

PAROLE

 

Pol Pelletier s’impose dans ce théâtre total, cette aventure qui va autant du conscient à l’inconscient. Le lecteur ou le spectateur est obligé de voir autrement des événements et d’établir des liens avec tous les drames que l’on a dissimulés ou ignorés. Se pencher sur le passé pour évoquer les grandes figures que sont Jovette Marchessault, Françoise Loranger et Hélène Pedneault.

 

Hélène Pedneault, douée d’une vitalité gigantesque, est morte inexplicablement et rapidement en 2008, à 56 ans, d’un cancer des ovaires, dix ans après que Radio-Canada lui a arraché son bébé issu du bébé de Françoise Loranger. Et que nullE n’a protesté. Hélène Pedneault, écrivaine publique, était née pour écrire pour la télévision. (p.76)

 

Terrible cette mort d’Hélène que j’admirais beaucoup. J’étais là en 2008, dans le cimetière de Shipshaw, sous une pluie diluvienne. Une poignée d’amis, avec sa famille et Marie-Claire Séguin qui chantait si bellement et tristement du Pain et des roses. Comme si tout le Saguenay et le Québec pleuraient la militante qui ne se reposait jamais. Toute cette pluie peut-être pour ne pas entendre pleurer notre âme.

 

ÉVÉNEMENT

 

Je rêve de voir Télé-Québec (le réseau semble vouloir donner une place au théâtre québécois et aux créateurs d’ici), reprendre ce texte. Il a tout pour secouer les murs de notre indifférence, pour parler autrement de la planète qui plonge d’une façon vertigineuse vers la catastrophe. 

Tragédie est le drame de toutes celles qui hurlent dans la nuit des temps, de celles que l’on nie, que l’on biffe, que l’on agresse, que l’on égorge, qui deviennent des trophées de guerre, celles que l’on vole à l’ennemi, «l’avenir du monde» comme chante Luc De Larochellière. 

Un hommage aux quatorze immolées de Polytechnique, aux nombreuses autochtones évanouies dans l’indifférence policière. À Pauline Marois que l’on a voulu assassiner le 4 septembre 2012, lors de son élection comme première femme à accéder à la fonction de chef d’État au Québec. Et à toutes celles violées, battues, séquestrées depuis l’adolescence et tuées dans leur enfance. 

Pol Pelletier inflige un traitement choc qui risque de bouleverser celui qui tend l’oreille et agit comme un halluciné. Si nous sommes incapables de concevoir une société égalitaire et pacifique, si nos filles et nos mères vivent en territoire occupé, que pouvons-nous pour la planète que nous massacrons allègrement? Tout commence par soi, son regard et sa pensée. Pol Pelletier nous le rappelle de façon magnifique. Un théâtre corrosif qui montre les vrais côtés de notre humanité.

 

PELLETIER POLTragédieÉditions LA PLEINE LUNE, 176 pages, 22,95 $.

https://www.pleinelune.qc.ca/titre/559/tragedie

mercredi 24 février 2021

CES VIES QU’IL FAUT ABANDONNER

VÉRITABLE BONHEUR que de retrouver Michaël Delisle dans Rien dans le ciel qui nous plonge à l’heure des grandes décisions qui bousculent nos vies et permettent de tourner le dos à des certitudes. Qu’on le veuille ou non, le temps finit par nous pousser hors des balises du travail. L’âge nous force à une migration lente et sournoise. Nous devons laisser la place. Retraite, étrange mot qui sonne comme défaite, mise au rancart. On le sait, notre société carbure à la jeunesse, particulièrement dans le monde de la littérature et des médias. On ne cesse de parler de relève, comme si les écrivains qui portent la fiction du Québec depuis des années étaient obsolètes et qu’il fallait les remplacer au plus vite. Avec le temps, nous devenons des témoins que personne ne prend la peine d’écouter, une cible de choix pour nos amis les virus. 

 

Michaël Delisle nous pousse dans des moments qui déstabilisent et laissent sans voix. Un homme doit quitter son appartement parce qu’on rénove l’édifice. Un départ à la retraite, une sorte de divorce qui demande une réorganisation de la vie, la rencontre d’un parent qui refait surface après des années ou encore un secret éventé qui change le regard sur son père. Le plus difficile est, bien sûr, d’abandonner des habitudes, de s’éloigner d’un monde réglé par le travail, la famille, les vacances toujours à peu près au même endroit. Sortir de sa peau et de sa tête pour explorer une autre existence est particulièrement exigeant. 

Ce moment rêvé est souvent une libération, parfois une tragédie. Pas facile de bondir dans une vie où les repères s’effacent. Comment réagir quand le temps vous enlève tout? Je pense à Robert Lalonde qui a perdu et sa maison et les livres qu’il fréquentait depuis tant d’années dans un incendie. Tout son parcours en fumée et en cendres.

 

MON TOUR

 

Ce sera bien bientôt l’heure des choix. Je devrai élaguer la bibliothèque constituée, livre après livre, jour après jour au hasard de mes découvertes et de mes lectures. Près de 5000 volumes qui devront aller ailleurs. C’est un drame, inutile de gommer le mot. Comme si on vous demandait de tout effacer, de tourner le dos à des espaces et des obligations. Que faire de ma bibliothèque personnelle? Plus personne ne veut de ces amas de livres. C’est embarrassant et nos maisons n’ont plus de murs pour la littérature. Il faut «vivre dehors maintenant» comme l’affirme Serge Bouchard. Les envoyer au recyclage? Tous les livres de Victor-Lévy Beaulieu lu et souligné, ceux de Jacques Poulin, Gilles Archambault, Nancy Huston, Gabrielle Roy, Anne Hébert, Marie-Claire Blais, Nicole Houde et Alain Gagnon, tous des écrivains qui sont devenus des familiers, des intimes presque depuis plus de cinquante ans. 

C’est ma vie que je devrai placer dans des boîtes et envoyer je ne sais où. Comment se défaire de soi pour entrer dans l’antichambre de ce grand voyage où il n’y a jamais de retour? Voilà des choix déchirants, difficiles, que l’on repousse le plus possible. Comme tout le monde, j’y pense et attends. Bientôt, plus tard, je devrai sortir de mes pas, des sentiers familiers, oublier mes aventures de lecteur qui ont commencé à Saint-Félicien, il y a bien longtemps, quand j’ai acheté Les misérables de Victor Hugo à la tabagie. C’est le volume fondateur, le roman qui a donné naissance à ma bibliothèque. Je parle des livres, mais il y a tous les objets accumulés, les archives, ces «paradis» qu’il faut quitter. 

 

J’envie les hommes qui pleurent devant tout le monde, qui sont émus parce que c’est fini. Ceux qui font des blagues, ceux qui ont l’œil brillant, habités par un projet longtemps espéré. Ils trépignent, puis gambadent vers la directrice quand elle les appelle. Et il y a ceux qui ne savent pas encore qu’ils marchent vers un cancer de retraite. Un cancer de mue. Un cancer pour purger vingt-cinq années d’encroûtement. (p.20)

 

C’est exactement ça, la retraite. Un cauchemar pour certains et une libération conditionnelle pour d’autres. C’est surtout le moment de se demander ce que l’on a fait de sa vie et ce que l’on veut explorer pendant ces années où le corps se fait hésitant. Se donner une chance de parcourir des zones d’ombres que nous n’avons jamais pris la peine de visiter? C’est le cas de plusieurs personnages de Michaël Delisle. Ils doivent faire leur bilan, bien involontairement souvent. Difficile de se retrouver devant un miroir qui reflète une image de soi qui fait mal. On peut refuser, mentir, chercher à s’évader dans un pays où personne ne sait rien de soi. Il faut toujours partir, d’une façon ou d’une autre.

 

La tristesse avait remodelé mon visage. J’étais sûr que tout le monde pouvait le voir. J’approchais de cet âge où les monstres intérieurs remontent à la surface. Le poids de ma mélancolie finirait par me voûter, et cette idée me terrifiait. (p.67)

 

Que faire quand nous ne pouvons plus être protégés par un titre, un rôle, un travail qui permet d’avoir un rôle dans la société? Nous voilà dépouillés et tout nu en quelque sorte devant les autres. Nous perdons, un jour ou l’autre, son armure. Le moment peut devenir un véritable cauchemar.

 

LIBÉRATION

 

Lorsque j’ai décidé de quitter le journalisme, ce fut comme un envol ou une permission attendue depuis des décennies. Bien sûr, il y a eu l’abandon d’un bureau que je fréquentais depuis tant de temps, des collègues, des quasi amis que je ne reverrais plus. Ma vie était ailleurs désormais. J’ai même versé une larme quand je me suis retrouvé dans mon auto avant de prendre la direction de Jonquière. Mais il y avait l’espoir, ce désir que je pouvais assouvir. Je serais enfin écrivain du matin au soir et aussi parfois dans mes rêves la nuit. Cette vie de souffleur de mots que j’avais toujours tenue en veilleuse, pratiquée comme un loisir ou un plaisir coupable. Ce fut un bonheur terrible que de me faufiler dans des histoires que je n’avais pas osé aborder par manque de temps. L’écriture fait de vous une sorte de moine qui quitte le monde pour s’aventurer dans les pays de ses fantasmes et de ses peurs. 

Beaucoup de mes collègues n’ont pas eu cette chance. Le cancer a fait des ravages rapidement. Ils avaient perdu le centre de leur existence, les gestes qui les tenaient vivants et bien droits dans leur rôle. 

 

En vérité, je ne sais pas comment dire que je vais là-bas pour ne plus penser. Si l’ivresse peut servir à ça, tant mieux. Sinon, c’est quoi? Je vais aux antipodes pour attendre qu’il se passe quelque chose dans ma vie, quelque chose comme la mort. Comment dire à quelqu’un qui a le courage de recommencer sa vie à zéro qu’on s’en va au Cambodge pour se dissoudre? (p.133)

 

Des nouvelles touchantes, de grandes et petites misères, des drames qui frappent tous les humains quand ils décident de changer de peau et de partir vers l’inconnu, de respirer sans les béquilles que fournit la société. Parce que tôt ou tard, il faut agir avec l’enfant qui plonge dans un autre univers. Certains n’y arrivent pas et d’autres s’y glissent comme ma tante Lucie qui est devenue centenaire le sourire aux lèvres malgré une vie difficile. 

Nous savons que les paradis présentés à la télévision, ces oasis où le temps et la vieillesse ne semblent avoir aucune prise, sont des leurres. 

Michaël Delisle y va sobrement, laissant toute la place à ses personnages même si le tsunami frappe avec une force inquiétante. Ses nouvelles tombent comme des sonates, sans une fausse note, juste ce qu’il faut pour vous secouer et vous pousser dans les chemins de la réflexion. C’est un art et j’en aurais voulu encore pour me replier sur moi et trier tout ce qui m’a étourdi pendant des décennies et ce qui m’attend dans la dernière étape.

 

DELISLE MICHAËLRien dans le cielÉditions du BORÉAL, 145 pages, 19,95 $. 

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/rien-dans-ciel-2764.html