vendredi 20 novembre 2020

LA MORT ANNONCÉE DES MÉDIAS


NOUS MÉRITONS MIEUX de Marie-France Bazzo, un essai paru il y a quelques jours, questionne les médias, particulièrement la radio et la télévision. J’y retrouve des propos que je ne cesse de ressasser depuis des années. Ce livre est venu me bousculer, comme si la réalisatrice de Y a du monde à messe mettait le doigt sur une foule de sujets qui me hante. «Repenser les médias» est une obligation. Je l’ai fait pendant toutes les années où je travaillais au Quotidien du Saguenay–Lac-Saint-Jean. Il faut se méfier de ses habitudes quand on fait métier d’informer. Il est tellement facile de sombrer dans les formules et les clichés. Moi qui ai passé ma vie à lire les journaux, à écouter les bulletins de nouvelles, je me sens de plus en plus orphelin. 


On le répète depuis un certain temps, les entreprises de communications sont mal en point. Les effectifs fondent dans les salles de rédaction et les revenus des commanditaires ont migré vers les grandes plateformes électroniques, autrement dit les géants du Web. Cette publicité, qui a toujours été un mal nécessaire, pousse les médias sous un respirateur artificiel. Que dire de la banqueroute de Capitales Médias et de la disparition brutale du journal dans lequel j’ai œuvré pendant plus de trente ans. Il survit sur le Web, mais ce n’est pas celui où j’ai mis tant d’efforts d’imagination. Je ne me sens pas d’atomes crochus avec cette bibitte que je regarde sur écran en faisant du vol à vue. 

C’est tentant de trouver un bouc émissaire et de pointer les GAFFA qui avalent tout et régurgitent n’importe quoi aux «amis» insatiables. Il faut aller plus loin et les propos de madame Bazzo peuvent servir de balises. Le problème des médias n’est pas juste une question de commanditaires infidèles. Et subventionner ces diffuseurs sans leur imposer des devoirs ne réglera guère la question. Nous devons nous pencher sur le contenu, cette façon de varloper les émissions (surtout à la télévision et à la radio) en répétant à peu près toujours la même chose. Les responsables ne cessent de jongler avec des formules qu’ils maquillent de saison en saison. Tous ces dirigeants venus de nulle part savent ce que veut le peuple, c’est connu. Tous ne jurent que par ce mal qui répand la terreur : l’opinion, la connaissance fast-food servie à chaud avec un peu de mayonnaise. Une façon de faire peu coûteuse qui tue la réflexion et le dialogue où germe la pensée. 

 

Nous vivons donc aujourd’hui l’apothéose de l’opinion. C’est un système bien huilé, qui fonctionne à merveille, vers lequel tout le milieu des médias pousse, autant que les algorithmes des réseaux sociaux. Très régulièrement, le rédacteur en chef d’une émission, le responsable des réseaux sociaux d’un média, le cher recherchiste d’un show vous engagera, subtilement ou non, à aller vers des propos plus punchés, plus spectaculaires. C’est souvent implicite, mais on comprend : la concurrence a engagé des grandes gueules… parce qu’elles sont de grandes gueules. Il y a émulation dans l’intensité et, du coup, le niveau sonore monte. (p.78)

 

Ces machines à opinions s’éloignent de plus en plus de l’information de fond. On l’a vu lors des dernières élections américaines. Une semaine après le trois novembre, moment du scrutin, les canaux d’information en continu répétaient que le compte des votes se poursuivait pendant que Donald Trump martelait qu’il s’était fait voler la victoire. Sept jours où tous les spécialistes ont défilé en affirmant à peu près la même chose. Est-ce là une nouvelle ou un lavage de cerveau?  

L’élection de Donald Trump, ses quatre ans de «trweetologie» à la Maison-Blanche, ont transformé les médias en un cirque où l’on s’accroche à la moindre insignifiance pour la secouer jusqu’à la nausée. Il me semble que l’information repose sur des faits et non sur des ragots. En s’abreuvant aux réseaux sociaux, on colporte des rumeurs et des faussetés sans avoir pris le temps de faire les vérifications nécessaires. Est-ce un travail sérieux? Les médias se sont coupés de la vie citoyenne et de la culture, refusent de témoigner en devenant des moulins à vent qui font tout pour attirer l’attention. 

 

ORPHELIN

 

Après avoir passé une partie de ma vie dans les médias, je me sens de plus en plus trahi. Bien plus, je délaisse la radio et la télévision parce que je n’y trouve plus rien de stimulant. Comment résister à un Téléjournal truffé de publicités d’automobiles qui polluent la planète au point de nous rendre asthmatiques? Le camion RAM, le dur de dur, je le regrette, mais ne me fais pas rêver. 

Le journal papier, qui était la référence jadis, se fait de plus en plus rare. Il ne reste que quelques journaux pour maintenir la tradition. Je n’en peux plus des citations tronquées dans un bulletin d’information, d’être pris en otage par un «envoyé spécial» qui donne de moins en moins la parole à son locuteur. Ces spécialistes du monologue expliquent les propos des élus en leur laissant parfois une demi-phrase. Il a fallu la pandémie pour entendre plus de trois mots de François Legault et ses ministres. Bien plus, ces connaisseurs s’accrochent à une image et tout bascule. On pourrait mentionner nombre d’exemples où des journalistes ont fait dérailler un débat délicat à l’Assemblée nationale. Je pense à l’acharnement qui mobilise la horde depuis quelques semaines. Tous veulent que François Legault avoue que le Québec pratique le «racisme systémique». Vous vous souvenez comment on a pourfendu le projet de loi sur la laïcité du gouvernement du Québec et comment on est parvenu à le démoniser. 

 

MARCHÉ PUBLIC

 

On parle de plateformes où tous se servent gloutonnement. Plus besoin d’être abonné à une revue ou un journal, on retrouve à peu près tout sur Facebook ou les autres réseaux. Les travailleurs de l’information deviennent les «n» de ces sites (vous voyez que je suis politiquement correct) qui avalent tout et déclenchent le manège des opinions et des insultes. Trump a satisfait l’appétit des médias pour l’insignifiance en les nourrissant à la petite cuillère. Tous les journalistes savaient que le président mentait et disait n’importe quoi dans ses messages du matin. Il a fallu sa défaite pour que les grands réseaux des États-Unis cessent de diffuser ces faussetés. L’information n’est pas un espace à ragots ou à rumeurs, mais une recherche de vérités qui éclairent un auditeur ou un citoyen sur l’état de la planète, les conflits, la pollution, le sort des migrants et des éclopés, l’environnement social, politique et écologique. Le métier de journaliste est celui d’un explorateur qui va sur les lieux pour raconter ce qu’il voit et entend. On «couvre» une guerre au Moyen-Orient maintenant en direct de Montréal. On tapisse les bulletins d’informations de bouts d’entrevues en anglais, faisant ainsi la promotion du bilinguisme étatique canadien, sans sourciller. Une dérape sur Facebook ou Instagram fait les manchettes et Tout le monde en parle ouvre ses portes. 

 

MALADIE

 

Marie-France Bazzo ne peut ignorer la dictature des vedettes. Les mêmes figures défilent dans toutes les plateformes et tous les médias. Les humoristes dictent leurs lois et animent les émissions, écrivent des téléséries, sont invités partout tout le temps. Des comédiens publient leurs mémoires ou leur biographie et envahissent les salons du livre. 

 

L’humour est le petit frère de l’opinion. C’est sa version ludique, décalée, dont les émissions raffolent et qu’elles aiment programmer, un clin d’œil qui permet de mettre en perspective les questions sérieuses. Le foisonnement d’humoristes au Québec n’est par ailleurs pas étranger à notre refus du débat. C’est tellement plus convivial de clore un argument avec une joke… Il est indéniable qu’une des principales ressources naturelles du Québec réside dans ses exceptionnels gisements d’humoristes. Et un des plus importants débouchés de cette matière première est la radio et les médias en général. (p.83)

 

Les vedettes, les classés A comme la viande dans le comptoir d’un boucher, imposent leur grande et petite misère. Ça devient loufoque. Même qu’ils ont réussi à rendre obsolète le métier d’animateur à Radio-Canada. Une Myra Cree et une Aline Desjardins n’y trouveraient plus leur place. Il faut être pétillant, amusant, riant avec des collaborateurs omniprésents sans jamais parler aux vrais intervenants de la culture. Quand entend-on un écrivain à la radio ou à la télévision? Bien sûr, il y a Danny Laferrière, il est classé A. 

 

L’ATTAQUE

 

Marie-France Bazzo s’attarde à la pensée emballée sous vide, prête à être avalée sans avoir besoin de la mastiquer. Ils sont tellement nombreux à sévir dans les radios, à s’indigner, à pourfendre, à matraquer. Le pire de tout se retrouve dans ces radios dépotoirs, impossibles à recycler. 

Les médias nous ont transformés en maniaques, en drogués aux messages de 140 caractères. Comment réfléchir à l’avenir du monde ou sur un essai en pitonnant? La meilleure manière de tuer la pensée, c’est de la diluer en la répétant de façon obsessive jusqu’à ce qu’il ne reste qu’une rumeur pour fouetter les disciples qui ne demandent qu’à tourner le dos à la réalité. Trump est le gourou de ces négationnistes.

Malheureusement, on va vite oublier le questionnement de Marie-France Bazzo. Un roman ou un essai ne dure pas plus de deux ou trois semaines dans l’actualité. Il faut du neuf, ou du vieux qui n’a rien de neuf, un jeune, un rire dans la voix et une rapidité d’élocution qui donne le vertige. La caméra n’aime pas les rides, surtout quand vous êtes une femme. La chirurgie esthétique, on connaît dans les médias de maintenant. Que dire de l’échec de Télé-Québec qui ignore toujours les régions, l’évacuation de la culture au profit de l’humour, la mort de l’animation intelligente à la chaîne musicale de Radio-Canada, l'anglais de plus en plus présent dans la chanson québécoise, l’obsession étasunienne, le mépris pour les créateurs d’ici.

Pourtant, c’est la radio et la télévision qui m’ont éveillé au théâtre et à la musique classique, au temps «des mammouths laineux.» Je ne crois pas que les médias de maintenant peuvent revendiquer le titre «de passeur de culture». Et certainement que nos «diffuseurs de contenus» sont le reflet d’un monde qui va tout croche et qui a vendu son âme aux écrans de tout acabit et aux cotes d’écoute. Nous vivons désormais sous la loi du clic, qu’on se le dise. C’est pourquoi je suis un réfugié du blogue où je continue à m'intéresser aux écrivains du Québec et aux livres publiés ici. Mon journal Le Quotidien ne voulait plus de moi. La littérature, ça n’intéresse personne, disaient-ils. Je n’avais pas assez de «j’aime» sur la plateforme. Madame Bazzo aussi s’est fait montrer la porte à Radio-Canada. Ça me console un peu.

 

BAZZO MARIE-FRANCENous méritons mieuxÉDITIONS DU BORÉAL, 216 pages, 19,95 $.


 https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/nous-meritons-mieux-2759.html

vendredi 13 novembre 2020

LA DURE RÉALITÉ DU MIGRANT

BELLE DÉCOUVERTE QUE Café Sajarevo de Josip Novakovich. En quatorze nouvelles, l’écrivain nous fait atterrir aux États-Unis, effectue un crochet par Montréal, Belgrade et pourquoi pas en Russie, ce pays que l’on connaît si peu et si mal. L’homme a l’âme baladeuse et, sur un ton humoristique, met souvent de l’avant le travail d’un écrivain qui tente par tous les moyens de vivre de son art. Pas évident cependant, il doit accepter différentes tâches pour gagner sa croûte, de petits emplois qui lui permettent de croiser des gens un peu étranges et singuliers. C’est surtout un regard aiguisé sur le monde contemporain, la difficulté pour un migrant de quitter son pays et de s’intégrer. L’auteur oscille entre plusieurs villes, quelques langues et peut-être aussi différentes identités. Une belle occasion de suivre cet écrivain d’origine croate que je découvre avec bonheur.


Josip Novakovich possède l’art de s’attarder à des sujets anodins qui semblent de peu d’intérêt à première vue. Rapidement, presque tout le temps, il nous plonge dans une situation absurde, surtout quand il se déplace aux États-Unis où tout peut arriver. Dans une nouvelle en particulier, Virevoltans, j’ai eu l’impression de me retrouver avec Jack Kerouac, de vivre l’une de ses équipées qui ne trouvaient de sens que dans le mouvement, la route de l’Ouest. Le mythe de l’éternel recommencement ne cesse de fasciner.

 

Inquiet, j’ai levé mon pouce et regardé les environs. Il y avait une pancarte verte portant l’inscription LEMARS et quelques trous rouillés causés par des balles de fusil; une bâtisse longue et basse, identique à la douzaine de maisons mobiles agglutinées ainsi qu’une enseigne où l’on pouvait lire «MOTEL»; une pompe d’essence CONOCO à côté d’un tas de ferraille et d’un garage crasseux. (p.20)

 

J’ai pensé à Raymond Carver qui ne s’est jamais éloigné de ceux que l’on nomme les gens ordinaires et de son milieu. Comme s’il pouvait y avoir des exceptions avec ceux qui vivent dans des quartiers huppés. Nous errons souvent à la campagne avec Josip Novakovich, dans les lieux qui semblent abandonnés après une intense activité industrielle qui a tout saccagé. On voit ce genre d’images quand les écrivains prennent la route dans ce pays qui a renoué avec la raison, le trois novembre dernier, en élisant Joe Biden et Kamala Harris. Un territoire en ruines que Louis Hamelin décrit fort bien lorsqu’il s’aventure dans les montagnes où l’on pratique la fragmentation du sol pour en extraire le gaz de schiste. Le pire outrage que l’on peut faire subir à la planète. Décidément, Les crépuscules de la Yellowstone reviennent souvent dans mes références depuis quelques semaines. Peut-être à cause de la pertinence du propos. Hamelin plonge dans un lieu digne de l’Enfer de Dante qui m’a aussi rappelé La route de Cormac McCarthy. Un autre incontournable pour ceux et celles qui s’intéressent à l’environnement et à l’avenir de cette planète que nous détruisons avec une passion difficile à comprendre.

 

ANIMAUX

 

J’aime surtout quand Josip Novakovich s’attarde aux animaux domestiques. Là, il secoue des habitudes que nous remettons rarement en question. Une façon de montrer des travers, les grandes et petites misères de notre quotidien. Comme ces musiciens qui partagent un appartement à New York, jouent la plupart du temps devant un rat qui adore Shubert, mais déteste certains compositeurs contemporains. Un beau clin d’œil, un sens de l’humour qui permet de dire ce qu’il pense d’une certaine forme de création sans avoir l’air d’y toucher.

 

Nous avons découvert qu’il craignait Bartok. Je ne comprends pas sa terreur devant la musique de ce compositeur : la raison était probablement qu’il lui manquait l’éducation nécessaire pour comprendre les aléas de la musique moderne, quoique, en tant que véritable rat new-yorkais, il aurait pu être plus au fait de la multitude de modernismes et de postmodernismes. Et même si Bartok le faisait retourner aussitôt dans son trou, on ne pouvait pas le jouer à l’infini dans le seul but de tenir le rat à distance. (p.67)

 

Que dire des aventures du chien Sam et la dépendance des humains qui choisissent de vivre avec un animal qui devient un despote. Comme on le sait, c’est la bête qui finit par décider de tout. Je suis bien placé pour en parler, parce que je suis au service de deux chattes qui imposent leurs façons de faire. Je passe une partie de mon temps à leur ouvrir la porte, et ce même en pleine nuit, surtout en cette période qui hésite entre une certaine forme d’été et un hiver qui rentre ses griffes. Mes félines sont toutes mélangées. Je reste le majordome de ces deux bêtes qui, je dois l’avouer, contribuent largement à ma thérapie par le «ronron». Tout comme le chat Sobaka qui migre de la Russie aux États-Unis et qui vit toutes les grandeurs et les misères de l’adaptation dans un milieu où les références changent. Il le fait très bien, soyez sans crainte. Les félins réagissent mieux que les humains et la «langue ronronnienne» se comprend dans tous les pays, peu importe les époques. 

 

ZIDANE

 

Mais rien ne vaut Zidane, le bélier. Pour la petite histoire, l’écrivain fait un clin d’œil au joueur de soccer Zinédine Zidane. Ce milieu offensif a terminé sa carrière avec le Real Madrid. Son célèbre coup de tête du 9 juillet 2006 a semé la commotion en Europe. Une faute directe qui a fait perdre la coupe à la France. Le bélier est digne de son modèle. Il fonce sur tout ce qui bouge et peut envoyer au sol tous ceux qu’il rencontre et les blesser sérieusement. Cet animal fait la vie impossible à ceux qui habitent dans son entourage et constitue un véritable danger.

J’ai beaucoup aimé aussi cette nouvelle où l’auteur retourne dans son pays d’origine, la Croatie. Il retrouve un ami qu’il n’a pas vu depuis des décennies. Novakovich nous pousse alors dans un monde trouble où le non-dit devient plus important que tout ce que l’on peut verbaliser. Évocation d’une époque et de blessures que l’écrivain refuse de secouer. Ça reste certainement trop douloureux. Tout comme ce peuple qui doit vivre avec un passé qui semble inconcevable avec le recul.

 

Il m’a regardé dans les yeux, sans cligner, comme un gros chiot Saint-Bernard en détresse, face à un ours. Je pouvais voir qu’il évaluait la pilule comme une sorte d’explosif et calculait, probablement, quel facteur était plus important ici — que je sois un vieil ami, ou que je sois croate, bourré de ressentiments contre les Serbes qui avaient détruit la Croatie dans les années 1990. Les Serbes tuent leurs adversaires comme dans le temps, avec des balles, dans les lobbies des hôtels, alors que les Russes et les Croates utilisent des éléments radioactifs et des drogues. (p.178)

 

Les personnages de Novakovich cherchent une forme d’ancrage et une manière de s’installer pour survivre dans un milieu différent. Comme ce café Sajarevo de Montréal où nombre d’artistes se retrouvaient pour réinventer le monde aux sons d’une musique qui évoquait le lointain et peut-être une autre dimension de notre être. L’écrivain secoue le grand rêve de l’Amérique où tout peut arriver dans un pays où la richesse et l’opulence côtoient la plus effroyable des misères. Il décrit la laideur, le saccage insensé de l’environnement qui montre pourquoi l’humanité a le dos au mur. 

Le migrant reste un individu instable, celui qui passe, marque un peu son nouveau territoire, le temps qu’il est là, avant de repartir pour un autre lointain, tenter de trouver une forme de paix qui apaisera le corps et l’esprit. Et, même si on cherche continuellement à fuir et à s’étourdir, on ne peut oublier les blessures de l’être qui s’incrustent en soi. Il y a toujours un pays d’origine qui s’étiole en nous, peu importe d’où nous venons. 

Les textes de Josip Novakovich bousculent malgré une apparence de légèreté. Un très beau recueil de nouvelles qui, avec un humour certain, s’attarde aux grandes et petites tragédies que subissent les humains, celles qui font partir à la dérive, à vouloir changer de peau et devenir un autre peut-être.

 

NOVAKOVICH JOSIPCafé SajarevoHASH #TAG ÉDITIONS, 212 pages, 25,00 $.

 

https://www.editionshashtag.com 

vendredi 6 novembre 2020

LES EXTRATERRESTRES EXISTENT

ZONE 51 DE CHRISTIANE LAHAIE m’a pris de court. Je ne m’attendais pas à ce genre de roman et peut-être que comme lecteur, je cherche à retrouver l’univers du dernier ouvrage d’un auteur. Avec madame Lahaie, c’était Parhélie ou les corps terrestres paru en 2016 que j’ai aimé. Dans Zone 51, elle s'attarde à la question des extraterrestres, ces êtres venus d’une autre planète ou de nouvelles galaxies, qui se manifestent ici et là. Certains doutent et d’autres jurent qu’ils les ont vus, que des contacts ont lieu et aussi des enlèvements. Les images de Rencontre du troisième type, un film de Steven Spielberg sorti en 1977 me reviennent. Pour moi, ça reste un sujet fascinant et une possibilité. Pourquoi serions-nous les seuls êtres à posséder une certaine forme d’intelligence dans un univers que nous avons si mal à concevoir? Le fait d’être unique dans le cosmos serait la plus incroyable des incongruités.

 

Ces visiteurs sont presque toujours représentés comme des monstres au cinéma, souvent des têtards ou des reptiles qui semblent sortir de nos pires cauchemars. Que dire de E.T.et d’autres personnages qui viennent envahir la Terre et menacer la survie de tous? Heureusement, les Étasuniens défendent la planète et la liberté. La série Star Trek (Patrouille du cosmos) que j’écoutais religieusement à la télévision dans ma jeunesse faisait preuve d’imagination et offrait de belles variantes d’êtres vivants qui partageaient avec les humains des obsessions, une terrible méchanceté et leur goût du pouvoir et de la domination. 

Ces voyageurs venus du fond de l’espace nous permettent d’inventer tout ce que l’on veut et de lâcher la bride à nos fantasmes. Christiane Lahaie ne se lance pas dans l’aventure de créer un monstre sympathique qu’elle décrirait pour le meilleur et le pire. C’est tout le contraire, elle se concentre sur des amis qui croient à l’existence des extraterrestres et qui décident de les rencontrer, les voir et les toucher. Plusieurs de ces «visiteurs» seraient prisonniers dans une base secrète du Nevada. Une institution contrôlée par l’armée américaine comme il se doit. Peut-être que quelques spécimens de ces créatures ont réussi à déjouer les gardiens, parce que Donald Trump n’est pas un humain tout à fait comme les autres. Il nous arrive de la planète Ego et est convaincu que tout lui appartient. 

 

HISTOIRE

 

La narratrice, fille unique d’un couple de nantis, possède tout sauf la beauté physique. Elle fait des études pour satisfaire ses parents et occuper son temps. À peu près rien ne retient son attention et l’important est d’avoir un diplôme qui lui donne le droit de circuler dans la société. Une cynique que rien n’émeut et qui cherche une raison de vivre. 

 

Je me taperais donc trois ans d’anthropologie. Ça risquait d’être utile dans toutes les sphères de mon humble existence. En outre, ça se limiterait pour moi à apprendre des notions et des anecdotes par cœur. Pas difficile. (p.17)

 

Elle s’est liée avec quelques collègues à l’université. Antoine Audet, Claude Étienne et Olivia Solès, une fille étrange qui fait tourbillonner les gars autour d’elle. Les trois croient à la présence de ces êtres arrivés d’ailleurs et ils collectionnent les articles et les rumeurs les plus folles.

 

Un soir, peu après la remise des diplômes, Antoine m’a téléphoné. Il était excité comme une fève sauteuse. Claude et lui avaient entendu que quelqu’un venait de révéler l’existence d’une base secrète dans le désert du Nevada. Selon ce témoin, on y gardait même prisonniers des extraterrestres. L’homme, un ex-employé, avait parlé d’un projet d’aéronef muni d’une technologie antigravitationnelle inventée par ces êtres venus de l’espace et qui n’avaient d’autre choix que de collaborer avec le gouvernement américain. Le type en question s’appelait Bob Lazar, un nom de ressuscité qui aurait dû m’inspirer de la méfiance. (p.29)

 

Pourquoi ce sont toujours les Étasuniens qui attirent ces touristes discrets et jamais les Québécois? Les bleuetières du Lac-Saint-Jean ont tout pour fasciner ces explorateurs et ils pourraient connaître «la révélation», comme dans l’émission Y a du monde à messe, en goûtant à ce petit fruit bleu convoité par l’univers entier.

 

AVENTURE

 

Les quatre décident de se rendre dans le secteur de la base, de percer si possible les secrets de la Zone 51. Un road trip en jeep qui fait traverser les États-Unis en suivant la mythique route 66. J’entends les échos de la voix de Jack Kerouac et de Cassady et ce n’est pas pour me déplaire. La narratrice ne s’intéresse pas aux extraterrestres, mais elle a envie de mettre du piquant dans sa vie. Ses parents lui offrent un véhicule flambant neuf et une carte de crédit avec marge élastique. En route vers ce pays de l’Ouest qui a attiré tant de gens et fait rêver l’humanité à une certaine époque.

 

J’étais enthousiaste à l’idée de tenir le volant comme Jack Kerouac, de rouler pendant des jours, de m’arrêter pour admirer le paysage ou de manger un burger dégoulinant. (p.34)

 

Je crois que Jack ne conduisait pas souvent. Il préférait picoler en regardant défiler les agglomérations ou s’endormir au son du moteur. 

Et c’est parti. Les garçons fument du «tabac illicite» et vident des canettes de bière. Juste ce qu’il faut. La narratrice a le temps de raconter sa vie intime et sexuelle (une hygiène corporelle qu’elle fait par obligation), de décrire ses parents qui ne l’aiment pas. Les compagnons de voyage tripent et Olivia se fait de plus en plus mystérieuse. 

Tout se complique à l’approche du Nevada. Une certaine tension s’installe entre les amis. Je m’arrête là parce que madame Lahaie va me reprocher de trop en dire et de vendre la mèche. Je précise cependant qu’Olivia affirme avoir été enlevée par un extraterrestre et violée. On a beau débarquer d’une autre galaxie, les mœurs semblent partout les mêmes. Les mâles d’Alpha du Centaure ou d’ailleurs, ne contrôlent pas plus leurs pulsions sexuelles que ceux du Québec. C’est désespérant pour ne pas dire autre chose.

 

SACCAGE

 

Ce périple nous permet de «découvrir» les États-Unis et de nous heurter au saccage du développement et à la laideur. L’environnement est souillé, ne laissant que des cambuses à l’abandon, des carcasses d’autos et des déchets. C’est vrai que l’histoire de l’Amérique est l’un des pires désastres écologiques de l’humanité. À lire Les Crépuscules de la Yellowstone de Louis Hamelin pour plonger dans un moment terrible de cette folie. Que dire de ce concours où un brave doit ingurgiter en un seul repas une quantité de nourriture qui pourrait satisfaire une famille pendant une semaine. On croit rêver. J’ai visionné des reportages qui suivaient ces individus, ce sont presque toujours les mâles qui participent à ces orgies alimentaires, qui s’empiffrent comme des safres. 

J’aime ce regard de la narratrice qui est bousculée en approchant de la fameuse zone qui attire les illuminés qui convergent vers le lieu sacré pour voir de leurs yeux ces êtres qui ont tant à nous apprendre, peuvent nous permettre peut-être de faire un bond dans l’avenir. Comme s’ils étaient des prophètes qui peuvent transformer notre quotidien et épurer notre pauvre civilisation. 

 

Entendons-nous. On était tous en train de fuir quelqu’un ou quelque chose. Claude se tenait loin de son enragé de père, Antoine échappait à sa morne banlieue. Moi, je cherchais à ne pas mourir dans l’insignifiance. Rien, absolument rien ne m’obligeait à accomplir quoi que ce soit dans la vie. Personne, surtout pas mon père architecte et ma mère avocate, ne daignerait m’administrer le coup de pied au cul que je méritais. Je n’avais pas à racheter les rêves brisés de mes parents. Ils les vivaient eux-mêmes. (p.125)

 

Une folle aventure qui permet de mieux comprendre des personnages qui n’arrivent pas à dompter leurs peurs, qui tentent d’échapper à la monotonie et à la répétition. L’équipée devient captivante et j’ai souvent eu l’impression d’être à l’arrière de la Jeep et de rouler sur cette fameuse route 66. Ce qui importe c’est le mouvement qui emporte et qui risque de marquer les voyageurs à jamais. Comme dans toutes histoires de croyances religieuses, certains sont secoués par le doute et d’autres iront jusqu’au bout. Nous n’apprendrons rien sur les extraterrestres, mais beaucoup sur les humains, leurs peurs, leurs angoisses et leurs phobies. Un roman étonnant et fort agréable à lire malgré que la narratrice soit peu empathique. Ça fait du bien cette histoire, cet humour et ce cynisme en cette période où la frontière colle aux fenêtres de nos résidences, où l’aventure se cache derrière un masque.

 

LAHAIE CHRISTIANEZone 51LÉVESQUE ÉDITEUR, 168 pages, 19,95 $.

 

https://levesqueediteur.com/auteur/40/lahaie-christiane

vendredi 30 octobre 2020

QUE DES PERSONNAGES FABULEUX

LES MONSTRES ET CERTAINS personnages de fiction marquent notre imaginaire, particulièrement ceux des contes et des légendes qui ont hanté notre enfance. Plusieurs se sont échappés de la nuit des temps (quelle étrange expression) comme Gilgamesh ou d’autres amorcent une carrière dans des intrigues plus récentes. Tous flirtent avec le bien et le mal, agissent de façon inattendue. Alberto Manguel, dans Monstres fabuleux, s’approche de ces héros que nous croyons bien connaître et d’autres qui se font plus discrets. Dracula, Superman, Alice, le chaperon Rouge et pourquoi pas Albertine, l’un des personnages marquants du dramaturge et romancier Michel Tremblay. Que dire de la Sagouine de l’écrivaine Antonine Maillet qui a fait courir les foules au temps où il y avait du théâtre et des spectateurs. Viola Léger y était magnifique de justesse.


Alberto Manguel m’a fasciné dans son Histoire de la lecture et La bibliothèque la nuit. J’ai l’impression que cet homme vit dans les livres et les nombreux titres qu’il signe nous entraînent souvent dans les couloirs de la fiction et témoignent de son immense culture. 

Beaucoup de personnages romanesques sont ses familiers, pour ne pas dire ses intimes. Il a des préférés bien sûr et c’est toujours un enchantement que de lui emboîter le pas. Pourtant, il se fait remarquablement discret dans les médias. Peut-être qu’il effarouche les chroniqueurs et que l’érudition n’est pas très bien perçue en ce Québec de confinement et de COVID-19. Il faut s’attarder au commentaire d’Odile Tremblay dans Le Devoir du samedi 24 octobre dernier pour s’étonner et se désoler. Un premier ministre qui lit se fait insulter sur les réseaux sociaux, pire, on l’accuse de perdre son temps. La grande noirceur ne semble pas s’être dissipée au pays de Lionel Groulx.

Dans Monstres fabuleux, j’ai eu l’impression de me pencher sur les notes de ce chercheur, de surprendre des réflexions qui lui sont venues en retrouvant des personnages qui ont marqué son enfance. Tous sont les héros de certains de ses essais. Un curieux qui ne refuse jamais de rencontrer de nouveaux écrivains et de dialoguer avec des êtres inquiétants. En fait, il jongle avec des questions que tout lecteur sérieux doit se poser quand il ouvre un livre et qu’il accepte de suivre un homme ou une femme de papier. Qui est là? À qui avons-nous affaire? Que traduisent les gestes et les propos de ce héros, quelles leçons pouvons-nous en tirer? Que veulent ces individus que nous prenons plaisir à détester ou qui sourient en nous tendant la main?

 

Sans doute l’un des principaux charmes de ces monstres fabuleux tient-il à leurs identités multiples et changeantes. Enracinés dans leur histoire personnelle, les personnages de fictions ne peuvent être encagés entre les couvertures de leur livre, si bref ou si vaste qu’en puisse être l’espace. (p.15)

 

Ils sont imprévisibles, souvent menteurs ou d’une naïveté troublante, fuyants et tourmentés, perçus différemment selon les époques. Les nouveaux lecteurs révèlent des facettes inédites de ces personnages qui ne prennent jamais une ride et qui s’installent dans notre imaginaire. Hamlet de Shakespeare, Tom Pouce, Ulysse, le chaperon Rouge, la fameuse Alice qui ne perd jamais pied. Je pense à Séraphin Poudrier qui a hanté mon enfance et nombre de Québécois. Il est même passé dans notre vocabulaire avec l’expression «être séraphin» pour parler d’un avaricieux. Le héros de Claude-Henri Grignon est connu de tous et fait un retour en force à la télévision dans un «western québécois». 

 

PRÉSENCE


Dans une quarantaine de textes brefs, Manguel démontre que les monstres d’antan sont encore présents dans notre quotidien où l’on ne jure que par l’électronique et les tweets. Comme si ces héros se moquaient des frontières pour venir troubler nos jours. Alice de Lewis Caroll, une fillette imaginée lors d’une promenade avec des amis, révèle la société de l’époque victorienne. Le «monde des merveilles» résonne toujours malgré les échos des réseaux sociaux où l’on pratique l’insulte et la diffamation avec un art que les tenants de l’Inquisition auraient applaudi. Comme quoi un livre n’est jamais figé dans le temps et les personnages ne cessent de muter pour le meilleur et le pire. Robinson Crusoé fascine autant maintenant qu’à la publication de cette histoire en 1719. Et que dire de Tintin qui fait encore s’exciter de nombreux admirateurs?

 

On ne lit jamais les aventures d’Alice comme un autre conte pour enfants. Leur géographie est fortement empreinte des réverbérations d’autres lieux mythiques, tels que l’Utopie et l’Arcadie. Dans La Divine Comédie, l’esprit qui garde le sommet du mont Purgatoire explique à Dante que l’Âge d’or chanté par les poètes est le souvenir inconscient d’un Paradis perdu, d’un état disparu de bonheur parfait : peut-être le Pays des Merveilles est-il le souvenir inconscient d’un état de raison parfaite, un état qui, vu de nos jours par les yeux des conventions sociales et culturelles, nous paraît complètement fou. (p.42)

 

LE QUÉBEC

 

Alberto Manguel a toujours l’art d’emprunter des sentiers imprévus. Cette fois, il questionne des personnages d’écrivains québécois. Le matou d’Yves Beauchemin retient l’attention de ce lecteur infatigable. Il s’attarde au chat Déjeuner qui n’a rien à envier à son collègue, le félin du Cheshire d’Alice.

 

La scène où se produit Déjeuner, c’est Montréal, et la ville prend vie avec son architecture complexe, ses hivers effroyables et ses babelesques barrières langagières, domaine de restaurants raffinés, d’employés odieux et de catholicisme quotidien pratiqué par habitude. Yves Beauchemin nous accorde de brefs aperçus du monde réel derrière les apparences : une vieille femme dont le visage paraît fait de coquilles de cacahuètes, des tasses à café vides bâillant désespérément dans la salle d’attente d’un hôpital, l’œil cyclopéen d’un feu de circulation rouge observant la cité que dévore une tempête de neige. (p.177)

 

Albertine de Michel Tremblay, à trois moments de sa vie, discute avec elle en se moquant de l’espace et de la chronologie. Un tour de force. La Sagouine se leste des espoirs du peuple acadien en brassant sa résistance dans l’eau sale de sa chaudière. Elle incarne le combat de l’Acadie la survivance, beaucoup plus qu’Évangéline. L’héroïne créée par Henry Longfellow, un anglophone, recherche un bonheur individuel et oublie sa collectivité. Et l’épouvantable Wendigo, ce terrible monstre qui m’a fait trembler lorsque j’étais enfant, reste percutant. Je ne peux que l’associer à la menace climatique. Comme quoi tous les humains, partout et à différentes époques, ont besoin d’inventer des êtres terrifiants pour catalyser leurs peurs et leurs angoisses. Et quand nous avons un personnage devant nous, il est plus facile de résister à leurs pouvoirs maléfiques.

 

VOYAGE

 

Alberto Manguel nous entraîne dans un formidable voyage, secoue des images et les idées préconçues que nous avons de ces personnages. L’écrivain permet de réfléchir à nos façons de combattre certaines malédictions qui ne cessent de frapper les vivants, peu importe les époques. Des obsessions aussi, comme celle de vouloir dompter le temps et connaître l’immortalité. Faust confronte dans sa quête la peur du vieillissement, la grande hantise humaine que la religion catholique a tenté de dissoudre en imaginant le paradis. Faust voit ses souhaits se réaliser, mais à quel prix

La pensée qui donne naissance à Frankenstein, un personnage qui devait incarner l’être parfait, bascule dans le cauchemar.

 

Ce que désire le Dr Frankenstein, c’est créer la vie sans la participation d’une femme. La création à partir uniquement d’une semence mâle est l’objectif de l’alchimiste, le rêve du patriarche, le but du savant fou. Des golems juifs aux sculptures animées de la fable et de la science — Ève faite d’une côte d’Adam, la femme d’ivoire de Pygmalion, le Pinocchio de bois de Gepetto, les automates du XVIIIe siècle et du début du XIXe qui ravissaient tellement Mary Shelley et son cercle —, les hommes se sont imaginés capables de créer la vie sans assistance féminine : c’est-à-dire en privant les femmes de leur capacité exclusive de concevoir. (p.186)

 

Un récit permet d’aborder, malgré une histoire simple, souvent amusante, des hantises qui semblent faire partie de notre ADN. Le chaperon Rouge flirte avec un aspect de la sexualité prédatrice des mâles et met en garde les jeunes filles. Il faut pouvoir lire entre les lignes et retourner les mots quand on plonge dans ces histoires.

J’aime les contes, les légendes et les romans depuis que j’ai percé les mystères de l’écriture. Monsieur Manguel me donne encore plus le goût de revenir sur des ouvrages, d’en examiner certaines facettes et des secrets. Louis Hémon, par exemple, incarne dans Maria Chapdelaine la problématique du Québec en terre d’Amérique, la migration et l’identité québécoise francophone que nous avons tant de mal à secouer cent ans plus tard.

Il ne faut jamais bouder son plaisir. Comme le dit monsieur Manguel, nous découvrons toujours quelque chose de différent à un texte ou un récit. C’est certainement ce qui fait la richesse de ces personnages qui s’ancrent dans notre imaginaire et ne cessent de nous surprendre. La grande expérience de la lecture permet d’affronter des craintes, des espoirs qui nous suivent malgré les miracles de la technologie. Alberto Manguel jongle avec des vérités, même si nous pouvons croire que les fables et les contes ont perdu de leur intérêt au temps du virtuel. C’est tout le contraire. L’humain, peu importe les époques, secoue des peurs ataviques et tente de maîtriser son angoisse devant la mort, le vieillissement et la maladie. Et pourquoi ne pas imaginer d’autres mondes pour apaiser sa curiosité et rêver son avenir? Sans cela, l’aventure de la vie me semblerait bien fade.

 

MANGUEL ALBERTOMonstres fabuleuxÉDITIONS LEMÉAC, 272 pages, 27,95 $.


http://www.lemeac.com/catalogue/1839-monstres-fabuleux.html?page=1 

vendredi 23 octobre 2020

PEUT-ON OUBLIER SES ORIGINES

C’EST LA FAUTE DE Serge Bouchard et Jean-Philippe Pleau qui animent l’émission C’est fou à la radio de Radio-Canada, le dimanche soir. Ils avaient invité, il y a quelques semaines, Mélanie Michaud, l’auteure du roman Burgundy. Elle était là pour parler de ses racines, de son enfance dans la Petite-Bourgogne, un quartier de Montréal. Burgundy fait plus chic, semble-t-il, et c’est le vocable que certains résidents utilisent pour masquer leur misère peut-être. L’entrevue et le questionnement m’ont fait me tourner vers le premier ouvrage de cette écrivaine. J’avais glissé mon exemplaire dans la pile des «nouveautés à lire» et l’avais un peu oublié avec les titres qui s’accumulent malgré la pandémie.


Un récit d’enfance qui m’a entraîné dans un univers singulier, un langage et une verve qui tient de l’oralité et s’avère la «couleur» de ce milieu particulier de Montréal. J’ai pris un grand respire et me suis laissé aller en me disant qu’au pire je risquais de me perdre ou de nager dans un territoire qui impose des règles et des manières de secouer la réalité.

 

Je voudrais effacer la laideur de mon existence, mais c’est là, au centre de tout, comme un gros nez au milieu d’une face. Je voudrais rayer Burgundy de la mappe. Burgundy, coincé entre Saint-Henri et Pointe-Saint-Charles; étouffé entre sa vanité et sa pauvreté. Un quartier qui sent la marde et où la marde est toujours pognée. Un lieu où l’on ne grandit pas vraiment, où l’on reste petit, comme dans le nom. Little Burgundy. (p.9)

 

En tentant de rayer «la laideur de son enfance», en jonglant avec les mots, c’est tout le contraire qui se produit, on le sait. «J’écris ici la vie que je veux effacer.» Ça m’a fait sourire un peu. Je l’ai souvent répété : tout part des premières années. Je pense à Victor-Lévy Beaulieu, Michel Tremblay, Francine Noël, Gabrielle Roy, Louise Desjardins et la liste pourrait s'allonger indéfiniment. 

Me voici donc dans ce quartier de Montréal que je ne connais guère, où les gens flirtent avec l’indigence. Un milieu de francophones qui surnagent en traînant une misère physique et mentale qui semble héréditaire. Le père de Mélanie ne travaille à peu près jamais, s’accroche à l’assistance sociale, trempe dans des affaires louches, trouve une certaine aisance financière en s’acoquinant avec les motards. Il ne peut dire une phrase sans blasphémer. Il jure contre sa fille et l’univers entier, peut-être aussi contre lui-même et sa propre grossièreté. Mélanie doit faire sa place dans ce quartier qui ne fait pas de faveurs. La vie est un combat, dit-on. Il semble que ce soit plus vrai pour certains que pour d’autres. Un lieu où tous traînent leur misère sur les trottoirs, déménagent d’un taudis à l’autre, souvent dans une rue voisine. Ce n’est pas sans me faire penser à Bonheur d’occasion de Gabrielle Roy qui se situe dans le quartier jouxtant celui qu’évoque Mélanie Michaud.

 

Je n’ai jamais vraiment su ce qu’il faisait dans la vie, mon père. Jamais de façons précise en tout cas. Quelquefois, il peinturait le dessous des tables en noir ou quelque chose de même, je ne savais pas trop. Il a souvent travaillé de nuite. Ou juste pas travaillé pantoute. Il répétait constamment «Le BS, c’est la meilleure misère qu’ils ont inventée pour du monde comme nous autres!» (p.17)

 

L’alcool circule, la drogue dans les bars pour le père qui joue au portier pendant un certain temps, passe ses nuits à cogner les récalcitrants et à encaisser des coups. J’ai glissé dans Burgundy comme dans un bain plus ou moins chaud. Je me suis retrouvé dans les vapeurs de la misère et de la survie avec des embellies ici et là. Mélanie vit de beaux moments avec sa grand-mère, une femme d’une douceur remarquable et qui fait des galettes inoubliables. Mais la dure réalité s’impose. Chaque matin est un défi et la petite fille fonce pour faire sa place. Elle doit se faire craindre pour respirer. Les études vont plus ou moins bien et Mélanie est une hyperactive. Elle ne cesse de jongler avec des questions, d’argumenter avec ses professeurs. Jamais elle ne se contente des formules toutes faites ou des explications neutres de ses manuels scolaires. Le genre que l’on aime assommer avec des médicaments pour avoir la paix. Heureusement, ça ne semblait pas généralisé à l’époque de Mélanie Michaud. On ne voulait peut-être pas encore formater tous les récalcitrants, ceux qui perturbent les parents qui n’ont plus le temps de s’occuper de leurs enfants.

 

Dans mon école, des enfants pauvres, il y en avait beaucoup. Les rejets étaient ceux qui avaient du beau linge pis des lunchs. Mais le Gouvernement des Écoles nous aimait. Chaque matin, il nous donnait un berlingot de lait et des petites biscottes. Pour certains enfants, c’était le seul repas de la journée. Des fois, quand je m’étais acheté (ou volé) des nouilles ramen, je donnais ma biscotte aux affamés pis je grignotais mes nouilles sèches. Je donnais mon berlingot aussi, parce que j’ai toujours trouvé que le lait, ça pue et ça goute dégueu, à part si y a du Quick dedans. (p.25)

 

Mélanie déménage en banlieue où elle se heurte à d’autres manières de faire et de dire. Le père semble avoir gagné le gros lot en trempant comme d’habitude dans des histoires louches. Les règles d’avant ne tiennent plus et ce qui était la norme dans Burgundy devient une forme de délinquance dans Sainte-Catherine. Une mutation pour la petite fille habituée à jouer du coude. Heureusement, dans cette nouvelle phase comme dans l’ancienne, elle peut se fier aux livres et à la lecture, une passion qui va l’entraîner dans d’autres univers. Elle séjournera même dans un genre d’institut où elle risque d’y laisser sa peau. Une épreuve, une entreprise de survie. Heureusement, elle peut compter sur l’appui indéfectible de sa mère. 

 

Faque j’ai pu retourner à ma vie normale à Burgundy. J’ai pu recommencer à être hyperactive et à tirer des balles de neige sur les voisins. J’étais contente que ma mère ne m’abandonne pas à l’Institut. J’aurais mal viré, si je me fie aux regards tristes et vides de ceux qui vont y crever. Les ruelles de Burgundy étaient mieux adaptées à l’enfant que j’étais, avec le potentiel que j’avais. (p.166)

 

Effacer la laideur de sa vie demande bien des efforts et du temps. Mélanie Michaud décrit un milieu humain, dur, mais où existe une certaine solidarité et peut-être un esprit communautaire. Écrire n’est pas biffer, mais lier et réconcilier. Partout une forme de beauté s’impose et permettra à la jeune femme de satisfaire sa passion pour les mots. Un monde qui restera vissé en elle, tout comme l’enfance montréalaise colle à Michel Tremblay. Elle admire cet écrivain qui lui montrera la direction à prendre. La lecture fait ça. Ce fut Une saison dans la vie d’Emmanuel de Marie-Claire Blais qui m’a ouvert les yeux sur une réalité que j’ai appris à voir autrement. 

Difficile d’échapper à la langue de Mélanie Michaud. Son vocabulaire colle à la peau et bouscule. Je l’ai suivie en imaginant qu’au bout, il y aurait la réconciliation avec son enfance et ses proches. Une grande résilience comme on dit qui donne au roman une couleur singulière. Tout passe par cette langue un peu tordue, mais combien vivante et stimulante qui la révèle et la pousse vers une autre façon d’être! Reste à savoir ce qu’elle fera dans ses prochains ouvrages, parce que Mélanie Michaud ne cessera pas d’écrire, j’en suis convaincu. Elle est là pour durer.

 

Au fond, il n’y a même pas de fin à mon histoire, il n’y a même pas de morale. Rien. C’est juste la mienne, that’s it. J’ai toujours eu de la misère avec les fins. J’haïs ça quand quelque chose doit se terminer; dans les histoires, dans les relations. Et comme dans les livres, souvent j’interromps ma lecture à peu près ici, là où vous êtes rendus dans celui-ci. Je range le livre pas terminé et j’imagine alors plein de suites. Comme si l’histoire ne s’arrêtait jamais. (p.183)

 

Il n’y a pas de fin, c’est plutôt un commencement que ce récit. J’ai embarqué dans cette histoire où des centaines d’anecdotes s’accumulent et finissent par constituer une vie, comme les morceaux d’un puzzle s’assemblent pour faire un tout. Il me semble que la plupart des écrivains du Québec ont une Petite-Bourgogne en eux et qu’ils doivent l’apprivoiser en jonglant avec les mots, en transformant la réalité dans leurs fictions. Encore une fois, le miracle se produit avec Burgundy de Mélanie Michaud. Une bouffée de vie, un bouquet de résilience.

 

MICHAUD MÉLANIEBurgundyÉDITIONS LA MÈCHE, 198 pages, 22,95 $.

 

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