vendredi 5 juin 2020

UN CLERC DANS LA MODERNITÉ

JULES RACINE ST-JACQUES présente Georges-Henri Lévesque, Un clerc dans la modernité, un essai remarquable qui fait le tour de la pensée de ce père dominicain né à Roberval en 1903. Un homme qui a marqué son époque, influencé et formé nombre de dirigeants connus dans l’histoire récente du Québec. Il a été la figure dominante de la faculté des Sciences sociales de l’Université Laval de Québec pendant de nombreuses années en plus de participer très activement à la formation de multiples coopératives. Comme quoi le père Georges-Henri Lévesque est bien plus que le nom de la bibliothèque de Roberval où j’ai vécu des moments formidables.

Fils de Georges Lévesque et de Laura Richard, quatrième d’une famille de quinze enfants, Albert Georges-Henri Lévesque s’orientera vers la vie religieuse, comme plusieurs de ses sœurs. Il choisira l’ordre des Dominicains, la confrérie des penseurs qui aimaient intervenir dans la société et faire une certaine différence.  
Jules Racine St-Jacques s’attarde aux questionnements de l’homme, à ses actions et à son militantisme, surtout aux idées qu’il prône. C’est pourquoi l’on parle de «biographie intellectuelle». 
Le jeune homme fera des études en sociologie chez les prêcheurs, approfondira ses connaissances en France et en Belgique. Surtout, il découvrira lors de son séjour en Europe, l’intervention directe, des gestes concrets sur le terrain pour secouer et modifier la vie des gens. Il préférera le regard des Belges à celui des Français qu’il trouve trop théorique. 

POINT DE DÉPART

La crise économique de 1929 a laissé des traces et surtout démontré les faiblesses du Québec sur cet aspect négligé. Beaucoup y ont vu une illustration des méfaits du capitalisme et de la spéculation. On pourrait répéter de tels propos en parlant de l’époque contemporaine où le mondialisme, le libre-échange, l’abolition des frontières ont mené plusieurs états au bord du gouffre. 
Le père Lévesque entend changer la situation et sensibiliser les Québécois aux affaires, favoriser leur prise en mains à son retour d’Europe. Il s’impliquera dans les coopératives de travail et de consommation, particulièrement dans le secteur agricole où ce modèle a été très important. 

Georges-Henri Lévesque, pour sa part, croit trouver dans le coopératisme une manière de synthèse de ces différentes préoccupations. Plus qu’une modalité d’association économique sur le mode du capitalisme, la coopération est pour lui une véritable philosophie de vie susceptible de révolutionner l’ordre libéral, capable tout à la fois d’extirper la «race» canadienne-française de son état d’inféodation économique et de sauver les âmes catholiques de la perdition certaine à laquelle les voue le libéralisme. (p.134)

Le Québec est un terreau propice pour ces regroupements et c’est là une manière pour le jeune dominicain de mettre en pratique les doctrines sociales de l’Église et les encycliques publiées par différents papes qui touchent le quotidien d’un grand nombre de croyants et de travailleurs. Voilà une façon aussi de contrer la montée du socialisme, surtout du communisme que l’on voit comme l’ennemi le plus dangereux. 
Le formidable intérêt de cette «biographie intellectuelle» est de s’attarder aux courants de pensée et aux idées qui ébranlaient les sociétés dans les années trente jusqu’à l’époque contemporaine. 
Racine St-Jacques en prend large et décrit minutieusement le terrain sur lequel le père Lévesque s’aventure. Il commence d’abord par faire l’histoire des dominicains pour bien montrer l’idéologie de ces religieux qui ont toujours sympathisé avec les dirigeants et le pouvoir, influençant les décisions politiques et économiques. 

Entre le discours à leur sujet et la réalité de leurs ambitions, il y a toutefois un fossé que les dominicains s’emploieront à combler en apposant leur marque sur l’Église grâce, notamment, à leur activité intellectuelle. Investissant, en conformité avec la mission plusieurs séculaires de l’ordre, le champ du savoir, tout particulièrement l’enseignement supérieur, les dominicains s’établissent rapidement comme un pôle incontournable de la vie intellectuelle au Canada français. (p.94)

Inutile de dire que ces démarches provoqueront des tiraillements à l’intérieur de l’Église. Le haut clergé au Canada restait attaché au thomisme même si certains dogmes ne pouvaient répondre aux exigences de la modernité. 

MODERNITÉ

Au Canada, plusieurs membres du clergé se méfient des théories d’Albert Einstein et de Charles Darwin qui ébranlent les certitudes de la Bible, surtout le mythe de la création avec Adam et Ève. Le père Lévesque, tout en demeurant croyant, pense que l’Église doit se tourner vers la science et les connaissances objectives. 

Georges-Henri Lévesque propose donc d’humaniser l’économie, c’est-à-dire de remplacer en son cœur, le profit par l’humain. Ce principe n’est pas abstrait ni artificiel. Il est au contraire consubstantiel à la nature véritable de toute activité économique, qui consiste à «adapter les biens matériels aux besoins humains». Le sociologue dominicain posait la pierre d’assise d’une conception de l’économie à la fois moderne et catholique. La ligne directrice de son action était tracée. Il n’en déviera jamais. (p.174)

L’église adhère à la pensée de Lionel Groulx alors qui est la figure dominante et fort populaire. Selon lui, la foi est indissociable de la langue française. Le père Lévesque se butera rapidement à cette conception. La question religieuse et le français deviennent un enjeu. Le dominicain prône la déconfessionnalisation des coopératives pour inclure tout le monde. Cela lui vaudra une opposition de plusieurs cardinaux, particulièrement de Jean-Marie-Rodrigue Villeneuve. Le penseur aura même droit à un procès à Rome où il devra justifier son travail et son militantisme. Georges-Henri Lévesque heurtait les convictions et le conservatisme du clergé d’alors. 
Comme responsable des études sociales à l’Université Laval de Québec, il prône une approche rationnelle d’abord, fait confiance à la connaissance des faits tout en demeurant religieux. Il s’active, s’implique, devient rapidement un incontournable avec les conséquences et les remous que cela provoque.

Ainsi, l’acte fondateur même de l’École témoigne d’un esprit ambivalent, aussi soucieux d’orthodoxie doctrinale qu’ouvert à l’empirisme scientifique. Dès sa refondation, l’École porte en elle-même le germe d’un changement paradigmatique. Édifiée sur cette ambivalence entre discours scientifique positif et discours philosophique normatif, elle se développera tout au long du décanat du père Lévesque dans cette tension entre raison et foi dans l’enseignement et la pratique sociologiques. (p.282)

La grève dans le secteur de l’amiante a secoué le Québec tout comme l’engagement de Georges-Henri Lévesque dans la Commission royale d’enquête sur l’avancement des arts, des lettres et des sciences au Canada qui cristalliseront bien des choses. Maurice Duplessis dénonce cette intervention canadienne et défend l’autonomie des provinces, particulièrement en éducation. Le dominicain croit qu’Ottawa doit investir dans les institutions de haut savoir. Ce sera la fracture. François-Albert Angers ira jusqu’à traiter le père Lévesque de traite. Duplessis coupe les subventions à l’Université Laval. Le religieux est honni dans plusieurs milieux québécois et applaudit partout au Canada. Il s’éloigne définitivement des nationalistes québécois et se rapproche des libéraux d’Ottawa. Surtout, il partage le concept du multiculturalisme que prônera Pierre Elliott Trudeau pendant les années où il détiendra le pouvoir. 
Ce livre fort intéressant, bien documenté, illustre les grands débats qui ont animé la Révolution tranquille. Le travail considérable de Jules Racine St-Jacques fera plaisir à ceux et celles qui se passionnent pour l’évolution du Québec et le développement des idées. Un essai qui illustre nos hésitations, le bourbier politique dans lequel les Québécois s’enfoncent depuis la Révolution tranquille qui secouait tous les espoirs. Jacques Bauchemin parle de démission tranquille. Le Robervalois d’origine a fait sa marque dans le monde et l’époque contemporaine. 
J’aurai eu le bonheur de le croiser brièvement alors que le Salon du livre du Saguenay–Lac-Saint-Jean lui a rendu hommage peu avant son décès en l’an 2000. Des retrouvailles émouvantes pour plusieurs qui retrouvaient leur enseignant, le maître qui a été un guide dans leur vie et leur carrière.

RACINE ST-JACQUES JULES, Georges-Henri Lévesque, Un clerc dans la modernité, BORÉAL ÉDITEUR, 492 pages, 32,95 $.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/georges-henri-levesque-clerc-dans-modernite-2734.html

vendredi 29 mai 2020

L’AVENTURE DE LA VIE ORDINAIRE

FRANCINE NOËL COMPLÈTE un cycle biographique qui s’est amorcé en 2005 avec La femme de ma vie. L’écrivaine s’attardait alors à sa mère, Jeanne Pelletier, une femme remarquable qui a dû tracer son chemin et subvenir à ses besoins seule. Elle récidivait en 2012 avec Le jardin de ton enfance où elle s’adressait à son petit-fils qui devenait la continuation du monde. Dans L’usage de mes jours, elle tente de s’approcher de ce père qu’elle a si mal connu. Paul Noël est demeuré un véritable fantôme dans la vie de celle qui s’imposera comme enseignante et romancière. 

Le paternel de Francine Noël n’a jamais été présent, restant un étranger qui surgissait de temps en temps, une énigme, un personnage fuyant. Les premières années de la jeune fille se sont construites autour de sa mère, une combative qui a dû jouer tous les rôles, travaillant pour subvenir aux besoins de son enfant unique. Le père s’étant rapidement disqualifié pour ce rôle. 
Si vous ne l’avez pas encore fait, découvrez La femme de ma vie. Jeanne Pelletier est une figure fascinante, un modèle de courage et d’indépendance.
Encore une fois, l’écrivaine revient sur les étapes de ses premières années, les directions qu’elle a prises. Madame Noël s’attarde à certains moments du primaire et après, au fameux cours classique qui était la seule voie pour celui ou celle qui voulaient parfaire ses connaissances à une certaine époque. 
Née en 1945, Francine Noël a vécu la fin d’un Québec où l’église surveillait tous les gestes des femmes et des hommes, guidait les enfants dans l’apprentissage de la vie. Même quand on ne prenait pas très au sérieux les admonestations du clergé, on ne pouvait échapper aux diktats des curés qui se faufilaient dans tous les aspects du quotidien. La distanciation était difficile à respecter à cette époque révolue.
La mère de Francine Noël n’était pas une bigote, mais elle devait se conformer à certaines exigences pour ne pas attirer l’attention. Jeanne ne pouvait compter que sur elle, mère célibataire avant le temps. Paul Noël, le père était occupé à ne rien faire, n’ayant aucun métier à part une certaine passion pour le cinéma. Et la famille Noël semblait cultiver la différence en vivant à l’écart d’un peu tout le monde.

AVENTURE

La fillette se débrouille au primaire malgré certains problèmes de socialisation et après, elle sera pensionnaire, ce qui faisait certainement l’affaire de sa mère qui travaillait du matin au soir. La jeune Francine entreprend sa scolarité chez les sœurs de Sainte-Anne, dans un couvent de Lachine. Une institution marquée par le catholicisme (comment pouvait-il en être autrement), des rituels, des fêtes religieuses, l’éveil aux arts et à la vie de groupe. Un beau vent de liberté surtout, beaucoup de place pour la curiosité et l’expérimentation.

On a dénoncé les mauvais traitements infligés dans les pensionnats à des milliers d’enfants au cours du XXe siècle. Parmi eux, des orphelins et des Autochtones, victimes de sévices corporels et de viols à répétition. Je n’ai rien vu de tel à Lachine. Des vexations morales à l’occasion, jamais de châtiments corporels, pas de harcèlement sexuel et de nombreuses dérogations aux règlements. Des échappées. Des répits. (p.40)


Pas de violences, de gestes déplacés avec ces religieuses. On connaît les débordements de certains ordres d’enseignants avec les jeunes. On l’oublie souvent, mais des sœurs et des frères ont effectué parfaitement leur travail sans être des prédateurs et des agresseurs. J’ai étudié dans un collège dirigé par les frères Maristes et jamais je n’ai eu à me défendre ou à me plaindre de leurs agissements.

LA SCÈNE

La jeune fille s’impose dans les matières qu’elle aime, négligeant ce qui l’intéresse moins, les sciences et les mathématiques, on le devine. Ce sera surtout le théâtre et la littérature qui retiendront son attention. 
Après son cours classique, elle sera comédienne, jouant dans des productions importantes et remarquées. Certaines circonstances feront qu’elle poursuivra sa formation et deviendra enseignante à la nouvelle Université du Québec à Montréal, la tête de pont des constituantes qui transformeront les régions du Québec. 

Notre université s’ouvrait à tous et toutes, de tous les âges et de toutes les strates de la société, y compris les moins nantis et les travailleurs. C’était le mythe de Prométhée à l’œuvre, le savoir serait répandu dans la population et partagé, les étudiants cesseraient d’être de simples consommateurs, ils, elles auraient voix au chapitre sur les contenus des cours et les processus d’apprentissage, il y aurait dialogue, liberté de paroles, liberté. Nous avions l’élan des bâtisseurs et l’optimisme de notre génération de Nord-Américains. (p.132)

Un passage à Paris pour un doctorat, une réflexion portant sur l’œuvre de Samuel Beckett, un homme de théâtre remarquable et un romancier percutant. Un peu étrange comme coïncidence. Beckett me fascinait quand j’ai amorcé des études à l’Université de Montréal où j’ai croisé Francine Noël. Nous étions dans les mêmes salles de cours, c’est certain. Ce qu’elle raconte, je l’ai vécu. Une belle occasion ratée. Je me tenais loin de tous alors et ne fréquentais personne. Beckett me hantait pourtant et j’ai longtemps rêvé d’incarner Vladimir ou Estragon, d’En attendant Godot, ces désespérés de la vie. C’est par le théâtre que je suis arrivé à la littérature tout comme Francine Noël. 
ENSEIGNEMENT

Elle enseignera pendant plus de trente ans, trouvant le moyen de se démarquer avec des publications qui la font connaître d’un large public et en fait une figure importante de la littérature du Québec. Dans Maryse, elle esquisse des personnages attachants que nombre de lecteurs adopteront et reconnaîtront comme des membres de leur famille. Des héroïnes ordinaires qui empruntent le pas des femmes d’alors, vivent une révolution sexuelle, le féminisme qui modifie tous les rapports. 
Francine Noël raconte simplement sa vie, ses études, ses découvertes, ses aventures fort nombreuses, ses ruptures aussi, et des colères qu’elle a du mal à contrôler. Pas question de céder non plus devant les mâles de l’UQAM qui semblent toujours en chasse. 

Tout s’ouvrait devant moi, sauf l’amour. Ce n’était pas faute d’hommes dans mon entourage, le corps professoral étant majoritairement masculin et hétérosexuel. Le Peace and Love triomphait et ces messieurs profs se bousculaient à ma porte, convaincus que je n’attendais que ça, qu’ils me baisent, le mot baise était surutilisé, ils confondaient l’amour libre, la libération des peuples colonisés, le recours aux psychotropes et la révolution culturelle, toutes les révolutions, dont ils se faisaient des hérauts. (p.134)

Le féminisme, elle y a adhéré naturellement et spontanément. Sa mère Jeanne lui avait démontré qu’elle ne devait compter que sur elle pour subvenir à ses besoins et réaliser ses rêves. 
Impulsive, imprévisible souvent, colérique et n’en faisant qu’à sa tête, elle deviendra maman d’un garçon tout en continuant d’enseigner.

Pourtant, je n’aimais pas les enfants, je n’étais pas censée les aimer. Adolescente, j’avais gardé quelquefois des garçonnets gavés de télé et de bonbons, et j’avais hâte qu’ils s’endorment pour retourner à mes livres. Je n’avais jamais pris un bébé dans mes bras et jamais eu la pulsion de le faire, ils étaient de petits paquets hurlants et puants. (p.191)

Son succès suscite l’envie de bien des écrivains connus qui se montrent méprisants, condescendants, cruels même. Elle ne nomme personne, mais j’ai reconnu une figure importante du monde de la littérature. Écrivain, éditeur, il savait être terrible de méchanceté à ses heures. (Il a eu la même attitude avec Danielle Dubé, ma compagne, quand elle a remporté le prix Robert-Cliche avec Les olives noires.
Un témoignage fascinant qui fait revivre le glissement du Québec vers la modernité, nos hésitations identitaires et les abandons des années 2000. Francine Noël nous raconte le parcours d’une résistante, d’une créatrice passionnée qui n’accepte jamais les conventions et les moules. Je n’ai pu lâcher ce gros livre, retrouvant une partie de mon cheminement, suivant cette femme remarquable de la vie ordinaire. 
Et j’émets un regret en terminant. La conjuration des bâtards est un grand roman qui n’a pas connu le succès qu’il aurait dû avoir. Une vision de l’Amérique, des préoccupations écologiques plus importantes que jamais, le Québec d’après les deux référendums et la fuite vers la mondialisation. Une œuvre percutante à retrouver et à méditer, le meilleur peut-être et le plus ambitieux de cette écrivaine qui a marqué l’imaginaire de toute une génération. Un roman mal lu et qui garde toute sa pertinence.

NOËL FRANCINE, L’usage de mes jours, LEMÉAC ÉDITEUR, 400 pages, 34,95 $.

http://www.lemeac.com/auteurs/263-francine-noel.html

vendredi 22 mai 2020

L’INTRÉPIDE SIMONE DE BEAUVOIR

YAN HAMEL ADORE la marche au long cours dans les lieux isolés. Il aime vivre la lenteur, le contact avec soi dans des «rêveries de promeneur solitaire» comme l’a dit un certain monsieur Rousseau. Je ne savais pas cependant que Simone de Beauvoir s’enfonçait dans les montagnes, se lançait dans des excursions éprouvantes, difficiles même, prenant des risques inquiétants. Elle était une randonneuse redoutable qui allait au bout de ses forces et parvenait souvent à épuiser la plupart de ceux qui osaient lui emboîter le pas.  

Je ne connais pas beaucoup l’œuvre de Simone de Beauvoir, ses livres et ses réflexions. Pourquoi je suis passé à côté de cette grande écrivaine ? Mystère. Tout lecteur dissimule des carences et je me rassure en répétant que je vais m’y mettre un jour. J’ai fini par rattraper des noms importants en chemin. Don Quichotte de la Manche de Cervantès par exemple que j’ai lu il y a seulement deux ou trois ans. 
Pourtant, j’ai effleuré les œuvres de Jean-Paul Sartre à l’université que l’on associe à Simone de Beauvoir. Suis-je victime d’un certain machisme ? La question se pose. J’ai lu La nausée et tenté de traverser l’Être et le néant de Jean-Paul. Je ne suis jamais parvenu à aller au bout. Le sentier était trop abrupt. Et il y a James Joyce qui fait saliver bien des intellectuels. Ma seule incursion chez cet écrivain reste Gens de Dublin. Jamais je n’ai réussi à dompter son Ulysse malgré de nombreux efforts. Oui, j’ai parcouru James Joyce, l’Irlande, le Québec, les mots de Victor-Lévy Beaulieu avec un immense bonheur, y consacrant plus d’un mois. Bon! Cessons ces jérémiades! De quoi il est question dans En randonnée avec Simone de Beauvoir ?

LA GRANDE SIMONE

Simone de Beauvoir a eu beaucoup d’importance pour nombre de féministes. Hélène Pedneault parlait de sa rencontre avec cette célébrité comme d’une épiphanie et répétait que c’était l’un des beaux moments de sa trop courte vie. Ces heures en compagnie de l’auteure du Deuxième sexe ont conforté sa démarche et sa carrière de journaliste. 
Yan Hamel adopte un point de vue original pour s’approcher de la philosophe. Il suit la marcheuse, la téméraire et l’audacieuse. Je n’aurais jamais pu associer l’effort physique à Simone de Beauvoir que la rumeur confine aux cafés de Paris, aux séances d’écriture et de discussions dans la fumée des cigarettes, devant un verre de vin rouge. Je suis même allé m’asseoir à sa table au Café de Flore.
Simone de Beauvoir disparaissait régulièrement, sans planifier ses longues évasions, sans l’accoutrement adéquat qui accompagne normalement les marcheurs. Sartre l’a suivi au début, mais il préférait s’arrêter en chemin pour noircir les pages d’un carnet. L’écriture était toujours plus forte que tout chez ce philosophe. Madame Simone s’enfonçait dans les montagnes pour aller au bout d’elle comme si c’était une question de vie ou de mort.

Elle aurait fait preuve d’une invincible opiniâtreté, aurait abusé d’une énergie apparemment inépuisable. Dans un mélange d’admiration et d’incrédulité, le lecteur l’aurait vue franchir à plusieurs reprises, entre le levant et le couchant, plus de quarante kilomètres en des itinéraires déraisonnables où le difficile aurait maintes fois cédé la place au périlleux. (p.32)

Yan Hamel en s’intéressant à la marcheuse, fait découvrir l’écrivaine, la philosophe, celle qui réfléchissait et qui a rédigé ses mémoires. Une entreprise particulière où elle corrige sa vie et la montre peut-être comme elle aurait souhaité qu’elle soit.

L’auteure avait écrit les trois premiers tomes de ses mémoires pour reprendre le contrôle de son image publique, mais rien n’y fit. On voulait qu’elle fût un pot de chambre du sartrisme : Pour une morale de l’ambiguïté et ses autres livres avaient été écrits par Sartre; en femme docile et passive, Simone de Beauvoir avait reçu ses affligeantes convictions de son gourou existentialiste. (p.11)

Madame de Beauvoir cherchait peut-être à reconquérir son identité que Sartre a toujours obscurcie. Une femme pleine de contradictions. Qui n’en a pas ? Et des comportements avec ses étudiantes qui feraient scandale de nos jours. Yan Hamel ne dissimule rien, mais reste fasciné par la randonneuse, lui le marcheur impénitent qui a emprunté certains de ses parcours, a eu le courage et l’audace de suivre les sentiers qui happaient l’écrivaine.

CASSE-COU

Il fallait une bonne dose de témérité et être casse-cou pour s’aventurer comme elle le faisait sur les sentiers de montagne, de partir sans bagages, se fiant au hasard et aux gens qu’elle rencontrait. Yan Hamel croit qu’elle a pu être agressée sexuellement lors de ces excursions. Beaucoup de ses textes effleurent le sujet même si elle n’insiste jamais sur les dangers de la promenade en solitaire.

Tandis que les mémoires montrent une femme qui a su, par la randonnée, prendre le contrôle de sa propre vie, ils montrent aussi une écrivaine qui n’a pas su, dans ses récits de randonnée, dénoncer ce qui est aujourd’hui connu sous le nom de culture du viol. Il faudra attendre encore quelques décennies pour qu’une intellectuelle-randonneuse comme Rebecca Solnit puisse confier sans ambages que, à l’instar de la grande majorité des femmes, elle a rencontré trop de prédateurs pour ne pas avoir appris à penser comme une proie. (p.142)

Cela ne l’a jamais empêché de faire comme les hommes qui peuvent flâner, voyager sans risquer leur peau. Le mâle prédateur est toujours aux aguets devant une marcheuse solitaire qui devient une proie facile ou consentante. 

UNE PASSION

 J’ai vécu une expérience assez difficile quand, en voyage avec ma compagne, nous avons descendu le Grand Cayon et l’avons remonté en une journée. La Angel Trail. Nous avons croisé des imprudents au bord de l’épuisement. Et nous n’en menions pas large lorsque nous avons réussi à atteindre le point de départ. Un coup de tête, un risque fou, une belle insouciance. Le lendemain, j’avais l’impression d’avoir couru le marathon.
La marche peut devenir terriblement exigeante quand on se lance sans préparation comme le faisait madame de Beauvoir, quand elle fonçait pour passer à travers son corps. Elle a failli y laisser sa peau à quelques reprises.

Bien qu’elle ait frôlé la mort à quelques notables reprises, Simone de Beauvoir est toujours parvenue à reprendre son sac et à repartir vers quelque route où une voiture salvatrice se trouvait à passer… Après avoir cherché refuge dans un chalet, dans une auberge, elle pansait ses plaies, écrivait une lettre à Sartre en se disant sombrement qu’elle avait perdu une journée! Les plus durs coups du sort ne furent, pour elle, que désagréments légers. (p.188)

Un contact physique avec le pays, une région, une montagne, soi-même. Madame de Beauvoir n’était pas une pèlerine qui ressasse sa vie sur les chemins de Compostelle. Elle allait au bout de ses forces pour se prouver qu’elle pouvait tout, pour dompter son corps comme les hommes ont appris à le faire. 

ÉCRITURE

Comme on s’en doute, l’écrivaine suivait la marcheuse. Yan Hamel s’attarde à des textes où elle décrit un coin de pays, son contact intime avec la nature. Des pages magnifiques où elle s’abandonne au plaisir de voir, de sentir avec son corps et à être là. 
Simone de Beauvoir ne pourra plus partir seule à la fin de sa vie pour vivre l’aventure. Elle se contentera de voyages organisés, de ressasser des clichés dans Les mandarins par exemple, de reprendre la propagande des gouvernements quand elle ira en Chine et en Union soviétique.
Il y a aussi ces jours atroces dans un hôpital, ce que l’on nomme un CHSLD au Québec, le lot de misère et de pertes de soi qu’apporte la vieillesse.
Yan Hamel imagine plutôt une fin grandiose sur une crête ou encore dans un coin à l’ombre d’un gros rocher, dans l’une de ces randonnées où elle a cru être invincible. Une mort dans un col, un ravin, près d’une montagne qu’elle adorait. 
Un livre passionnant. 
J’ai emboîté le pas, suivi Yan Hamel et madame de Beauvoir et me suis familiarisé un peu avec une œuvre foisonnante et intrigante, contradictoire et souvent étonnante selon l’essayiste. Chose certaine, Hamel m’a donné l’envie de lire cette écrivaine originale et aventureuse. Une humaine qui allait au bout de soi, affrontait ses peurs et ses craintes, même quand le prix à payer était peut-être une agression et le viol. Une femme remarquable et fascinante.

HAMEL YAN, En randonnée avec Simone de Beauvoir, BORÉAL ÉDITEUR, 222 pages, 25,95 $.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/randonnee-avec-simone-beauvoir-2708.html

vendredi 15 mai 2020

LA CERTITUDE D’ÊTRE IMMORTEL

L’IDÉE DE LA SOUVERAINETÉ du Québec bat de l’aile et ne semble plus avoir la ferveur des Québécois. Du moins, c’est ce que l’on répète dans les médias, même si un bon trente pour cent des Québécois, selon les sondages, y tiennent beau temps mauvais temps, pandémie ou pas. Il est vrai que l’échec de deux référendums en a échaudé plusieurs. Tout convergeait pourtant vers cette affirmation nationale depuis les années 60 et le début de la Révolution tranquille. L’idée stagne depuis un certain temps et les formations politiques qui prônent la souveraineté sont moins populaires que cette solution qui changerait tout, surtout depuis que l’on a vu François Legault et la Coalition avenir Québec prendre le pouvoir et étonner bien des citoyens.

Les élections du premier octobre 2018 ont provoqué une onde de choc dans le monde québécois. On assiste alors à un recul important, dramatique même du Parti libéral du Québec et du Parti québécois. Et la succession de Philippe Couillard et Jean-François Lysée dans les mois suivants n’a guère stimulé les militants de ces formations et encore moins le grand public. Les prétendants à ces titres prestigieux ne se sont pas bousculés. Sylvain Gaudreault est la figure la plus connue chez les péquistes et Dominique Anglade, avec les libéraux, devient la première femme à la direction de ce parti faute de combattants. Le plus étonnant est certes l’arrivée de l’humoriste Guy Nantel qui cartonnait dans les sondages avant la pandémie. Comment le PQ et le PLQ peuvent-ils se refaire une santé après cette catastrophe qui a mis le Québec sur pause et le débat idéologique au neutre ?
L’idée d’un Québec souverain a tiraillé le Canada au cours des cinquante dernières années, nul ne peut le contester. Qu’en sera-t-il au sortir de cette période où le gouvernement Legault se comporte en véritable État, prenant des décisions courageuses et pertinentes, montrant souvent la voie à l’hésitant et imprévisible Justin Trudeau.
Que se passe-t-il au Québec au-delà de l’apparition d’un virus indésirable qui masque tout depuis plusieurs semaines ? Pourquoi les Québécois semblent incapables de faire le pas qui leur permettrait de devenir un pays ? 
Jacques Beauchemin, dans Une démission tranquille, un essai paru avant la « grande retraite fermée » se penche sur « La dépolitisation de l’identité québécoise ». Qu’est-ce que le professeur de sociologie de l’Université du Québec à Montréal a constaté chez ses contemporains qui explique cette indécision chronique.  

HÉSITATION

L’idée du pays, d’une nation typiquement québécoise au sens le plus large, est-elle surannée ou s’il faut imiter François Legault qui parle et agit comme si nous étions souverains. Voilà qui est un peu étrange, même par temps de pandémie, même si on fait tout pour amoindrir le tiraillage systémique engendré par la fédération canadienne. Ottawa agit sans consulter, bouscule les décisions des provinces. Trudeau menace même de mettre en tutelle les Centres hospitaliers des soins de longue durée au Québec. 
Certains politiciens répètent que les gens en ont assez des vieilles chicanes. Pourtant, c’est là autre chose qu’une querelle de voisins ou un caprice. Nous parlons de la démarche des survivants de la Nouvelle-France, de la Conquête de 1760, des patriotes de 1837 et de la Grande noirceur. Pourquoi cette incapacité à concrétiser une logique qui s’est imposée au début des années 70 ?

VÉRITÉ

Jacques Beauchemin cherche des réponses. Comment expliquer ce qui se passe dans la tête des Québécois ? Pourquoi le Québec est incapable de devenir un état quand on se gargarise d’épithètes qui donnent l’impression que nous sommes un pays dans le pays, une société distincte avec ses institutions uniques en Amérique. Pas facile de séparer le vrai du faux, le clinquant du réel dans cette démarche étonnante et singulière qui tourne le dos peu à peu à l’élan des cinquante dernières années. 
Il est certain que le résultat des élections de 2018 au Québec peut faire illusion. Les formations politiques qui ont promu ou combattu l’idée de souveraineté depuis les années 70 sont maintenant en fort mauvaise situation. Plus, le Québec est scindé en deux. Le Parti québécois survit dans les régions et le Parti libéral du Québec est confiné à Montréal plus que jamais. Mais comment interpréter la poussée du Bloc québécois aux élections fédérales de 2019 ? Que dire de cette percée spectaculaire ? Faut-il y voir un dernier spasme identitaire ?
Au-delà de la politique au quotidien, peut-on déceler une manière de penser, trouver une explication à ce comportement un peu étrange du Québécois, cette propension qu'il a à faire du sur-place depuis tant d’années ?

IDÉE

Il n’y a pas si longtemps, la religion encadrait la population francophone d’Amérique et dictait la plupart de ses gestes. Il faut lire la biographie intellectuelle du père Georges-Henri Lévesque pour comprendre les déchirements qui ont précédé la Révolution tranquille, la  laïcité et le religieux qui ont donné naissance aux deux pôles irréconciliables que sont la souveraineté et le fédéralisme. 
Comment sortir de l’impasse ? Est-ce possible ? Quelques-uns imaginent un voyage dans le passé, le retour du Canada français afin de retrouver le souffle, la volonté de s’affirmer et de s’imposer dans une tentative de la seconde chance. Le Canada français s’ancrait pourtant sur la religion, la langue française et un passé glorieux.
Ce recours aux années cinquante prôné par certains me semble une belle utopie, une façon de réfuter la réalité. Trop de choses séparent les francophones du Canada et les Québécois de maintenant. Et un peuple ou une nation ne fait que rarement marche arrière. Il n’y a jamais de deuxième chance. Cette approche est une manière de fuir une question qui reste au cœur de la problématique du Québec. Pourquoi les Québécois n’acceptent pas la logique qui s’impose dans les soubresauts de leur histoire ancienne et récente ?
Est-ce que l’idée de souveraineté est indissociable de certains partis politiques ? Les conseillers indépendantistes ont concocté bien des stratégies pour amoindrir la portée de cette décision, ne voulant jamais la confronter. Que penser des entourloupettes autour de la question lors du premier référendum de 1980, de l’étapisme, de la souveraineté-association, du beau risque, de la société distincte ? Comment a-t-on pu imaginer par exemple que le Canada dirait oui à un Québec nouveau et croire que ce serait ce même Québec qui imposerait un tel bouleversement politique ? Le Parti québécois s’est buté élection après élection sur le jour du référendum, la question, une date qu’il n’a cessé de repousser. Il n’a su que proposer la nébuleuse des conditions gagnantes, le bon gouvernement et l’attente du moment jugé favorable, le vent qui souffle dans la direction voulue.

SURVIVANCE

Il semble que les Québécois ont la certitude de pouvoir survivre envers et contre tous. Ils se croient capables de résister à toutes les avanies politiques et sociales. « Nous sommes un peuple qui ne sait pas mourir ».  Les voix de Maria Chapdelaine retentissent dans un rapt pas si lointain. Il suffirait de faire le dos rond quand pleuvent les attaques et de faire comme si de rien n’était. On avale la pilule, plie l’échine, secoue la poussière sur ses vêtements et on continue de vaquer à ses occupations. C’est peut-être ce qu’a choisi de faire la Coalition avenir Québec. Faire comme si on était un pays, donner l’illusion d’être une nation quand nous ne le sommes pas. Cette idée d’être là pour toujours, malgré les menaces de l’anglicisation, la perte de pouvoirs, l’appropriation des fleurons économiques du Québec par des entreprises étrangères est-elle raisonnable ? Pourquoi sommes-nous convaincus d’être immortels ? Un vieux fond religieux certainement qui refuse de s’effacer et qui explique ce comportement étrange qui va au-delà du politique et du social. 
Jacques Beauchemin met le doigt sur nos contradictions, un fatalisme qui empêche le Québec de prendre une décision logique et cela malgré des efforts considérables pour s’éduquer, se développer et faire sa place avec sa culture. Sommes-nous un peuple « sans roman d’aventures » qui ne ressent jamais l’urgence de l’avenir? Une forme de résignation laisse entendre que tout va bien aller dans le meilleur des mondes ? Nous serions tous des Pangloss, le personnage heureux de Voltaire. Sommes-nous destinés à un paradis qui n’est pas de ce monde comme on nous l’enseignait quand j’étais enfant ? 
Jacques Beauchemin effleure ce qu’autrefois on nommait l’âme des Québécois. Sa réflexion va au-delà de la question du politique. Un état d’être qui mine l’esprit et fait perdre peut-être contact avec une certaine réalité. Chose certaine, il semble que pas un parti politique n’a trouvé la manière de concrétiser le pays, ce que la logique esquisse depuis des décennies. 
Voilà une réflexion nécessaire, même par temps de virus indésirable et de confinement. Parce que la vie continue, malgré la pandémie dans les CHSLD, le port du masque et les prochaines vacances.  Cette question va s’imposer encore longtemps, provoquer des vagues et des comportements étranges. Ce choix va toujours être là à moins de consentir à devenir une simple province comme les autres, de faire comme si nous étions invulnérables.

BEAUCHEMIN JACQUES, Une démission tranquille, BORÉAL ÉDITEUR, 216 pages, 24,95 $.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/jacques-beauchemin-13506.html

vendredi 8 mai 2020

ÉCRIRE ET SE METTRE AU MONDE

HANNA AURAIT AIMÉ partir avec Simone, sa mère, pour longer le fleuve Saint-Laurent jusqu’à Kamouraska, lieu de naissance de cette dernière. Prendre le temps de ressasser des événements, de se faire des confidences, de tisser les liens peut-être qui n’ont jamais existé entre elles. Simone a dit non. Elle refuse de voyager à rebours, de raviver la douleur. Parce que la souffrance était encore trop vive. Le passé, elle ne l’a jamais vraiment quitté, comme si elle était restée accrochée à une bouée toute sa vie.

Les parents demeurent des inconnus pour les enfants. La question m’a hanté après avoir refermé le magnifique roman d’Hélène Dorion. Hanna ignore tout de Simone, une femme silencieuse et toujours un peu ailleurs. Que sais-je de mes parents ? Du jeune homme de La Doré, chef de famille à vingt ans ? Ce vaillant qui disparaissait pendant des mois dans la forêt et qui, les dernières années, combattait la maladie de Parkinson, muet dans sa berçante, en retrait du village. Et ma mère, cette révoltée, toujours à apostropher le monde et ses environs, à combattre la modernité avec un entêtement inquiétant. 
Simone a aimé Antoine, un navigateur qui partait souvent sur le fleuve pour calmer des craintes et des souvenirs. Il retournait immanquablement au large de Rimouski, là où L’Empress of Ireland a fait naufrage en 1914. L’enfant était à bord de ce navire avec son père. Il l’a vu mourir, happé par une vague. La culpabilité du survivant, la certitude d’avoir volé la vie de son père en étant l’un des rescapés ne le quitte pas. 

Nous ne sommes que cinq à avoir survécu… Je devrais être reconnaissant de ces années qui me sont offertes en sursis, comblé d’avoir été adopté, entouré d’amis, et lorsque j’enlace Simone, je devrais être le plus heureux des hommes de n’avoir pas sombré. Mais je ne peux me libérer de l’étreinte de mon père juste avant qu’il ne me lance dans le corridor, happé au même moment par une lame qui défonce la porte de la cabine voisine de la nôtre. (p.144)

Simone s’est accrochée à cet amour, même si elle a fini par dire oui à Adrien, l’époux à qui elle a résisté pendant des années. Fidèle à Antoine disparu sur le fleuve, devant Rimouski, sur les lieux du naufrage qui a marqué l’imaginaire. Elle a surnagé, entre un mari et une fille, restant l’étrangère qu’elle était pour tout le monde, sauf peut-être pour quelques amies, quand elle prenait un verre et s’évadait un peu.

Simone s’efforçait seulement de survivre, de traverser les jours en accomplissant ses obligations de mère de famille, ses devoirs d’épouse, et en assumant ses responsabilités de fille et de sœur. Aujourd’hui je crois qu’elle n’avait qu’une hâte : rejoindre le bout de sa route. Mais je ne me le disais pas. Je ne pouvais ni ne voulais le voir. (p.23)

Hanna a toujours su que Simone camouflait un terrible secret en s’évadant dans les livres ou en écrivant dans ses carnets. Ces fameux cahiers qu’elle peut lire à la mort de sa mère pour saisir enfin celle qui fuyait, découvrir aussi les ratés de sa propre vie. 

L’ART

Connaître l’événement qui a fait plier les genoux de ses proches, les a emportés dans le rêve et dans des rencontres impossibles. Hanna trouve des explications en parcourant les notes de sa mère. Cette écriture la bouscule, lui permet de comprendre. Est-ce que la poésie et le roman peuvent devenir des substituts à la douleur qui empêche de regarder vers l’avenir ?

La vie d’un artiste se construit avec le chaos, on ne fait que parler d’ombre et de lumière qui s’interpellent, de choses vivantes et inertes, réelles et imaginaires qui se répondent. Ça semble plutôt curieux de dédier sa vie à l’art, surtout dans une société qui incite à la performance et au divertissement, mais c’est ce qui chaque jour donne sens à la mienne. (p.44)

Écrire, « laisser sa trace » comme chante Richard Séguin dans Retour à Walden. Hanna pose le doigt sur un amour que Simone a ressassé obstinément après l’avoir perdu à jamais au fond de l’eau. Un homme qui s’est toujours faufilé entre la mère et la fille. Tout comme cette grand-mère qui n’a pu oublier le jeune militaire parti à la guerre et qui n’est jamais revenu. Les morts laissent des cicatrices profondes dans l’âme des vivants. Surtout que la mémoire a la fâcheuse habitude de sublimer les gens et les épreuves. C’est certainement ce qui pousse les écrivains à vouloir faire le tri, à secouer le passé pour respirer dans un présent dégagé.

À travers le personnage d’une petite fille dont la mère est morte, et qui n’occupait aucune place dans sa famille amputée de ses racines, j’expulsais ma détresse d’enfant. Persuadée que quelque chose s’était figé là, j’ai glissé dans ce roman ce que je n’avais pu dire à cette femme qui n’a jamais incarné pour moi la figure maternelle. Je reprenais possession de moi-même dans un autre récit, imaginant une histoire qui comblait les failles de la mienne. (p.49)

Une sorte d’atavisme marque les femmes de la famille. Hanna comprend pourquoi elle aime les mots et pourquoi Julie, sa grande amie, reconstitue sa vie avec les couleurs et ses pinceaux. L’art est-il un essai désespéré de se réconcilier avec le monde, de secouer les tragédies personnelles, de se creuser un nid dans le présent ?
Hélène Dorion se penche sur l’écriture, la poésie, la peinture et certainement la musique qui sont autant de tentatives, souvent pathétiques, de guérir d’une blessure existentielle. Est-ce possible de muter en modifiant la réalité, de se donner d’autres yeux, de vivre et de rire dans le chaos qui nous cerne ? 

PÈLERINAGE

Hanna effectue un pèlerinage à Kamouraska et à Rimouski. Elle s’arrête à Pointe-au-Père et visite le musée qui rappelle la tragédie de L’Empress of Ireland. Elle respire dans les lieux qui lui ont volé sa mère, devant ce fleuve où l’homme qui aurait pu être son père a coulé. 
Les écrivains travaillent obstinément à repasser les mots, à cerner ce qui les fait claudiquer. Nous sommes tordus par les douleurs et les obsessions de nos parents. Le silence de Simone, sa dérive a poussé Hanna vers les phrases, à dessiner le vrai visage de cette étrangère et à tenter de replâtrer sa vie. Qu’est-ce qui m’a incité à prendre la plume, moi, le neuvième d’une tribu de garçons qui se tenaient loin des livres ? De quelles blessures suis-je né ? 
L’art est une chance de se remettre au monde, de s’affranchir des coups ou des malheurs que l’existence nous inflige. Victor-Lévy Beaulieu n’a jamais oublié l’arrachement à son Trois-Pistoles et sa migration à Montréal, comme Anne Hébert n’a jamais su effacer son confinement pour échapper à la tuberculose. Comment survivre à des drames collectifs qui finissent par devenir des tragédies personnelles. La vie est un fleuve calme ou agité qui emporte les morts et les douleurs. Sommes-nous des rescapés d’une catastrophe plus ou moins connue ? Des épaves à la dérive ?

LECTURE

Hanna a le bonheur de comprendre en se penchant sur les carnets de Simone. Elle peut enfin respirer avec elle, briser son silence. Les mots sont souvent un baume sur les ecchymoses de l’âme. Elle apprend les naufrages qui ont avalé sa grand-mère et sa mère, le drame qui la guette et qui peut encore la happer. 

Aujourd’hui je tourne autour d’elle comme autour de ma naissance, je tends l’oreille pour savoir de quel secret je suis née, et quelle est cette part manquante qui a répandu de l’ombre dans toutes les pièces de la maison. (p.139)

Qu’est-ce que j’ai voulu faire en publiant ? Témoigner en parcourant les lieux de mon enfance, en sillonnant les espaces que ma mère et mon père ont marqués par leurs regards. Est-ce que j’ai cherché à les habiller de phrases, à les faire respirer dans mes souvenirs ? L’écriture est-elle toujours un effort désespéré de réparation et de résilience ?
Peut-être que l’art est la médecine de l’âme. 
En retournant les mots, des gestes, les empreintes de ceux qui sont passés avant, nous tentons de cerner la place qui est la nôtre. Parvient-on à reconstituer des vies qui se sont recroquevillées dans le silence des cimetières ? Nous sommes peut-être tous des naufragés, victimes d’un fleuve qui va son chemin, indifférent aux morts et aux tragédies qui ont gâché l’existence de ceux qui sont restés sur la berge. 
Quel magnifique roman de tendresse et de compassion que celui d’Hélène Dorion. La poète et romancière effleure l’âme, les blessures qui ne guérissent jamais, bousculent ces inquiets du monde que sont les créateurs. Pas même le bruit d’un fleuve permet de nous arrêter dans un matin tranquille pour comprendre ce qui a constitué nos vies, de suivre les méandres qui habitent notre aventure, sans trop savoir comment survivre. Un livre qui aide à mieux respirer, une méditation sur l’art, la vie, la douleur et la résilience.

DORION HÉLÈNE, Pas même le bruit d’un fleuve, ALTO ÉDITEUR, 184 pages, 22,95 $.

https://editionsalto.com/catalogue/meme-bruit-dun-fleuve/