lundi 17 février 2020

LA BLESSURE QUI NE GUÉRIT PAS

COMMENT PEUT-ON SURVIVRE À L'INIMAGINABLE ? C’est la question que j’ai retournée à l’envers et à l’endroit en lisant Théo à jamais de Louise Dupré. Les massacres font de plus en plus souvent les manchettes dans nos médias. Un individu armé, un jeune garçon, se faufile dans une école ou un lieu très fréquenté, ouvre le feu et abat ceux et celles qui se trouvent devant lui comme s’il cherchait à exterminer l’humanité. Louise Dupré aborde ce sujet délicat, mais en s’attardant auprès des proches, des parents, des frères et des sœurs de ces désespérés qui semblent en vouloir à la vie. Théo a tiré sur son père lors d’une conférence en Floride. Il a été abattu par un gardien. Pourquoi ? Pensait-il se tourner vers la foule après pour décharger son arme ? Que s’est-il  passé dans la tête de ce petit garçon attachant qui est devenu hargneux et terriblement agressif ? Comment ne pas se sentir coupable, qu’auraient pu faire ses parents pour empêcher ce drame inqualifiable ?

Nous sommes malheureusement de plus en plus devant des massacres, des gestes sanglants difficiles à expliquer même quand on défend une cause. Attaquer des forces policières, l’armée ou des despotes peut toujours se comprendre, mais pourquoi s’en prendre à un proche ou à des gens qui vaquent à leurs activités et se trouvent par hasard devant ce kamikaze ? Écoles, marchés publics, promenades fréquentées deviennent le lieu privilégié où les victimes peuvent se multiplier. Quelle rage pousse ces désespérés vers ces gestes, comment en arrive-t-on à franchir ce mur et à basculer dans une dimension d’où il est impossible de faire marche arrière. On a pris l’habitude de maquiller ces manifestations de haine par les mots « terrorisme » et « radicalisme » qui donnent bonne conscience. Mais une fois que l’on a tiré le drap pour dissimuler les victimes, que vivent les proches de ces perdus qui ont ignoré les limites de l’entendement ?
Des attentats comme celui de L’École polytechnique de Montréal en décembre 1989 ont traumatisé le Québec. Marc Lépine tuait quatorze femmes et en blessait d’autres dans un véritable carnage. Denis Lortie, le 8 mai 1984, à l’Assemblée nationale, faisait trois victimes. L’hécatombe a été évitée de justesse. Le caporal de l’Armée canadienne voulait éliminer les membres du gouvernement de René Lévesque. Que dire de l’attentat au Métropolis, le soir de l’élection de Pauline Marois, en septembre 2012 ?
Des attaques spectaculaires, à caractère politique ou antiféministe dont on a du mal à parler. Souvent, il faut des années avant de pouvoir jeter un regard lucide sur de tels événements. Il y a aussi les drames plus intimes, je dirais. C’est ce à quoi s’attarde Louise Dupré. Théo a tiré sur son père et a été abattu. Karl s’en remettra, mais pas le fils qui semblait possédé par la haine et la rage depuis un moment et avait bien du mal à contrôler sa fureur.

Notre bonheur venait de s’effondrer à cause d’un fou. Mais, contrairement à la femme assise à côté de moi, je ne ressentais aucune colère contre l’assassin, plutôt de la surprise, une sorte d’hébétement. La colère surgirait plus tard sans doute, pour m’empêcher de sombrer. (p.17)

Béatrice, la narratrice, l’épouse de Karl, la belle-mère de Théo et d’Elsa, sa sœur (des jeunes qu’elle a élevés comme s’ils étaient ses enfants) essaie de survivre. Travaillant dans le domaine du cinéma, sur un documentaire où il est question de ces attentats, la spécialiste tente de cerner sa douleur, de comprendre ce qui s’est produit, de prendre conscience de sa réalité, de ce drame qui n’arrive qu’ailleurs et aux autres. Comment respirer après un tel désastre ?

LA MORT

Il y a l’attentat, la mort de Théo, un événement épouvantable. Mais il y a l’après, les jours qui suivent, la terrible solitude. Peut-on comprendre et accepter ce geste désespéré ? Béatrice est touchée au cœur et à l’âme. L’impression de se retrouver dans le film sur lequel elle travaillait et qui tente de cerner ces phénomènes devenus sociaux et trop fréquents. Bien sûr, certaines réactions sont prévisibles et connues. La culpabilité de ne pas avoir su lire les signes de la détresse de Théo, d’avoir fermé les yeux sur ses rages, ses colères, des propos et des comportements inacceptables.

Oui, nous en avions discuté avec Monika, nous avions consulté un psychologue nous aussi, une amie psychiatre, des spécialistes d’un centre de jeunes en difficulté. Non, nous n’avions pas averti la police, ce n’était pas parce que Théo insultait son père qu’il allait passer à l’acte, il ne fallait pas exagérer. Nous avions été bien naïfs. Je m’en suis tenue à la vision de Karl. Je n’ai pas dit à John Matthews que j’avais parfois eu peur. Comme souvent, j’étais celle qui voit des drames là où Karl ne voit que l’ordinaire. Je n’avais pas su me faire confiance. Si j’avais insisté, Théo serait encore parmi nous et Karl, dans son laboratoire. Ce n’est pas votre faute. (p.37)

Béatrice écrit, discute avec ses proches, rencontre une femme qui a vécu un drame similaire et qui après avoir connu l’anéantissement, s’accroche et refait surface. Toutes ces raisons qui font que l’on se sent coupable, responsable d’un geste que nul ne parviendra à expliquer ou à comprendre. Il reste toujours un doute, une hésitation, un silence, un bout de réponse qui ne tombe jamais à la bonne place, des propos qui hantent,  la honte de ne pas avoir dit le mot qui aurait pu tout éviter. C’est impossible de comprendre, d’expliquer avec sa tête et sa raison un acte semblable. Il faut apprendre à survivre parce que ce moment ne s’effacera pas. Tout comme les parents d’un enfant qui se suicide n’arrivent jamais à oublier ce cauchemar. Ils respirent, ils continuent, mais ça reste là, dans un coin de leur cerveau avec une douleur qui peut ressurgir au moment où ils s’y attendent le moins.

LONGUE QUÊTE

Karl reste longtemps dans une sorte de torpeur, devant le mur du salon. C’est sa manière de survivre. Il retourne au travail pour ne plus penser, se tourne vers sa fille Elsa qui est terriblement perturbée par la mort de son frère, tout comme sa tante Monika qui semble d’une solidité à toute épreuve. Une famille touchée par les horreurs de l’Holocauste, avec l’oncle Heinrich indestructible qui a survécu à Dachau. Il y a ces drames collectifs qui ont marqué les esprits, mais également les tragédies personnelles et intimes qui font autant de ravages. Les effets collatéraux sont toujours difficiles à cerner.
 
Monika m’a caressé le dos, je lui ai souri, un sourire qui ressemblait à une grimace, mais je souriais, elle m’a souri elle aussi, et j’ai vu dans son regard celui de l’oncle Heinrich. Elle adorait son parrain, allait le voir tous les ans, l’écoutais parler durant des heures. Je le savais, il avait eu une grande influence sur elle, comme sur Karl. Un oncle qui a survécu à Dachau, c’est tout un exemple pour des jeunes. Moi, mon enfance, je l’avais vécue à l’abri de l’horreur, dans l’enthousiasme de la Révolution tranquille, est-ce pour cette raison que je me sentais fragile ? (p.52)

La cinéaste tente de reconstituer le fil de ce drame comme elle le fait dans sa salle de montage. Béatrice rencontre un professeur de Théo, des amies, son amoureuse. Tous se sentent coupables, un peu lâches d’avoir fermé les yeux et de ne pas avoir su réagir devant un jeune homme qui s’enfonçait de plus en plus dans la rage, coupant tous les liens autour de lui.
Un roman tout en nuances, d’empathie qui nous entraîne dans des espaces que les médias n’abordent jamais ou si mal. La longue et terrible marche des survivants se fait dans le silence et loin du racolage des caméras. Certains parviennent à se refaire une vie, j’imagine, d’autres n’y arriveront jamais. Ils vivent la culpabilité, la honte, le poids de ce geste qu’ils auraient pu prévenir, ils en sont convaincus. Ils s’accusent d’avoir manqué de lucidité. Peut-être qu’ils pensent avoir été irresponsables. Le mot est fort, mais que dire d’autre ? Qui n’a pas tendance à tourner la tête lorsqu’il surprend la détresse d’un proche, à chercher des raisons pour ne pas intervenir, pour ne pas affronter un drame qui nous dépasse souvent. Tous, nous misons sur le temps qui arrange tout très mal quand la colère et la rage explosent.
Un roman qui nous convainc tout doucement que la vie est toujours possible après un cauchemar, la violence la plus terrible. Louise Dupré montre bien que les survivants sont marqués à jamais et n’oublieront pas même s’ils travaillent, aiment et semblent avoir refait surface. Les cicatrices restent profondes et souvent invisibles. Ces blessures sont les plus terribles et ne guérissent jamais.
L’écrivaine nous entraîne dans des couloirs que nous ne voulons pas fréquenter, dans les environs de ces drames qui prennent des proportions terrifiantes dans notre société et qui témoignent certainement de la désespérance de notre époque, de ce vide qui pousse des êtres fragiles, surtout des hommes, à semer la mort autour d’eux pour en finir une fois pour toutes. Une sorte de goût de fin du monde qui semble s’imposer dans nos villes où nous avons de plus en plus l’impression d’être des victimes et des impuissants. Louise Dupré secoue nos certitudes et nous laisse avec un doute terrible qu’il est impossible d’oublier, un malaise devant la folie qui peut se faufiler dans nos vies à la moindre distraction. C’est bien cela le plus inquiétant !


DUPRÉ LOUISE ; THÉO À JAMAIS, ÉDITIONS HÉLIOTROPE, 240 pages, 24,95 $.

jeudi 6 février 2020

QUE PEUVENT CACHER LES MOTS

L’ENFANCE SE NICHE AU COEUR de l’écriture de Guy Lalancette. Je pense au narrateur de son terrible roman Les yeux du père, aux adolescents d’Un amour empoulaillé et même à la voix de La conscience d’Eliah. Des frères et des sœurs qui empruntent des chemins qui leur sont propres et qui finissent toujours par se croiser. L’absence du père, encore une fois, qui est parti pour on ne sait quelle raison dans le septième ouvrage de cet auteur. J’aime la solidarité entre les membres de la famille, la présence de la mère qui s'impose comme le pivot d’une histoire qui permet aux jeunes de guérir des blessures profondes, de confronter des secrets qui marquent pour la vie. Des « cachettes » un peu partout dans la maison, mais surtout dans la tête de Claude Kérouac, une petite fille de huit ans écrianchée dans un quotidien qu’elle tente de transformer.

J’avais très hâte de mettre la main sur Les cachettes de Guy Lalancette. Parce qu’il s’est fait désirer un peu. Sa dernière publication remonte à 2012. Huit ans dans la vie d’un écrivain, c’est l’éternité avec des bouts qui dépassent, surtout dans notre monde où les romanciers doivent se débattre pour demeurer dans l’actualité et chatouiller la curiosité des lectrices et des lecteurs de moins en moins nombreux. Heureusement, il y a encore des Guy Lalancette qui restent fidèles à l’oeuvre et au travail patient qu’exige l’art de la phrase.
J’ai refermé ce beau livre au soir d'un dimanche plutôt gris et doux de février. Ce jour, toujours une accalmie, me permet de longs moments de lecture et souvent de terminer un roman qui m’a bousculé toute la semaine. Un parcours un peu chaotique cette fois, parce que j’ai eu du mal à me faufiler dans cette histoire polyphonique. Même qu’après une trentaine de pages, j’ai repris mon souffle pour faire marche arrière, pour revenir au début et tout recommencer. J’avais l’impression d’avoir raté une porte, d’être passé tout droit dans une courbe et de courir derrière mon ombre.
Un peu mélangeant ces voix qui s’intercalent dans le récit d’une enquête policière. Les limiers doivent résoudre la disparition de la jeune Claude Kérouac. L’événement devrait ameuter les frères et les sœurs, mais on ne s’en fait guère parce que la fillette a l’habitude de devenir invisible pendant des heures. Elle se réfugie dans des endroits que tous oublient ou ignorent. Particulièrement sous l’escalier qui monte au premier où, dans le noir, elle peut convoquer des personnages, inventer des dialogues et refaire le monde à sa façon.
La part de l’enfant est belle dans la littérature québécoise. Certaines figures sont devenues emblématiques. Je pense à Bérénice Steinberg de Réjean Ducharme, la narratrice de L’avalée des avalés qui a marqué notre imaginaire. Monsieur Émile a séduit tout le monde dans Le matou d’Yves Beauchemin. Nicole Houde, l’écrivaine saguenéenne, a fait une belle place aux personnages de l’enfance dans son œuvre. Cette avenue permet de secouer le langage, de le retourner pour ainsi dire et de bousculer des questions essentielles, profondes, sans avoir l’air d’y toucher.
Fanny signale la disparition de sa sœur à la police et l’enquête débute. Il faut démêler tous les fils et reconstituer la suite des événements.

ENQUÊTE

J’ai compris au bout d’une phrase, à la page trente-cinq (vous allez dire que j’ai pris du temps) que l’écrivain plaçait son lecteur dans la situation de la policière qui avance en tâtonnant, interrogeant les membres de cette famille où tout le monde fait sa vie sans se soucier des autres. Des sœurs et des frères qui partagent des secrets, protègent leur espace personnel et vivent comme ils le souhaitent. Et les confidences de Claude en plus qui brisent le fil, racontent des séances avec une psychologue, tentent de mettre les pendules à l’heure. La petite dernière de la famille est une fouineuse qui entend tout, sait tout, connaît des endroits où personne ne  peut la trouver, du moins, elle aime bien le croire. Une fillette qui ne va plus à l’école, particulièrement intelligente et qui a la manie de jongler avec les mots qu’elle ne comprend pas et de chercher leur signification dans le dictionnaire.
 
J’aime bien les poèmes, ceux que maman garde dans la petite bibliothèque de sa chambre. Elle dit que je m’autorise avec du reproche dans la voix mais elle ne m’empêche pas. Il y a tellement de mots que je ne connais pas dans ses livres, c’est comme un casse-tête. Mais je les dénonce avec le dictionnaire. Maman me trouve aberrante (c’est ce qu’elle dit) quand je parle de dénoncer les mots. Moi, je sais que j’ai raison, il y a toujours des cachettes, des tromperies et des déguisements dans les mots et encore plus dans les poèmes. (p.19)

Le dictionnaire est comme une armoire, une garde-robe où l’on range les mots et que Claude ouvre sans jamais hésiter, au moindre nouveau terme qui s'infiltre dans son monde. La petite devrait connaître tout du gros livre, elle le sait, pour comprendre ce qui lui arrive, ce que les autres ne veulent pas lui dire et qu’elle réinvente dans ses cachettes et ses monologues. Elle aime bien son frère Théo, un scénariste. Elle lui emprunte souvent des phrases et les copie sous les marches de l’escalier pour mieux s’en souvenir. Un garçon qui croit que tout passe par les mots et les idées, qui vit un peu à côté de ses penchants sexuels.
L’écriture, toujours omniprésente dans l’œuvre de Guy Lalancette, permet de transcender la douleur et de se maintenir à la surface. Je pense au travail de Jérémie qui se penche sur le drame de Simon et Élisabeth dans Un amour empoulaillé. Jérémie raconte l’histoire de son frère qui fréquente les mots et qui « engraisse ses textes avec le dictionnaire ». Il y a tout ça dans ce récit étrange qui nous entraîne dans les fantasmes d’une fillette qui s’invente des personnages, surtout Rose qui la bouscule et à qui elle peut tout confier. Elle peut aussi convoquer ses frères et sœurs, sa mère souvent, pour les faire agir comme elle le souhaiterait dans la vraie vie.

Quand je me cache dans le noir, sous le grand escalier, dans le caveau à légumes du sous-sol ou dans n’importe quel autre refuge, ce que je  préfère, c’est que je ne vois rien. Même les yeux ouverts, j’ai beau regarder, c’est noir partout et c’est grand parce qu’il n’y a plus de mur. Le noir c’est parfait pour agrandir. (p.153)

RECHERCHE

Les policiers ne savent trop sur quel pied danser devant une certaine indifférence des membres de la famille Kérouac. Tous protègent leur petite sœur, ne veulent pas dévoiler certains secrets peut-être. La mère, un peu distante, dirige sa barque avec l’aide des plus grands, menant des études en littérature, consacrant beaucoup de temps à ces livres que Claude lit même si elle a du mal à comprendre.
Peu à peu, le nœud se resserre et on apprivoise les méandres de cette aventure qui passent des faits et de la démarche des policiers à la voix de Claude qui tente de mettre le doigt sur ce qui va tout de travers dans sa vie. Des confidences qui permettent de nous risquer dans la tête de l’enfant qui défait le monde à sa manière et qui a des idées sur tout. Des textes fascinants qu’il faut savourer comme on le ferait des barres tendres.

Quand je suis avec Théo, je lui demande s’il peut m’écrire un rôle pour jouer dans un de ses films. Dans le noir, il me dit toujours oui. Il dit : « Rien de plus facile, jeune fille. » J’aime bien quand il m’appelle « jeune fille » parce que c’est seulement entre nous. Une nuit, il m’a dit sous le grand escalier : « Je vais réécrire le rôle d’Alice pour toi. Tu vivrais dans un dictionnaire, dans les mots du dictionnaire comme dans un labyrinthe, des mots en escaliers de toutes sortes qui seraient aimables ou méchants ou frivoles, et d’autres mots en spirales dans des toboggans pour les vérités et les mensonges. Un grand dictionnaire avec des pages en accordéon qui feraient de la musique et où tu pourrais danser avec toutes les lettres de l’alphabet. » (p.157)

Bien sûr, il y a un secret, un drame qui couve. J’ai pensé un moment que tout venait du père qui est parti comme ça, abandonnant ses enfants et sa femme pour on ne sait quelle raison. Il vit quelque part et certains semblent avoir des contacts avec lui. Il paie religieusement une pension et reste une figure vague qui n’occupe guère de place dans leur vie.

IMAGINAIRE

Je me suis laissé happé par cette histoire, l’enquête policière qui tourne en rond pendant un bon moment et les propos de Claude qui se font de plus en plus discrets à mesure que les faits s’accumulent. Et comment ne pas être fasciné par l’écriture un peu hallucinée de Guy Lalancette, cette manière d’en découdre avec la réalité pour la montrer sous un nouvel éclairage ? Claude questionne, déstabilise et cherche un équilibre, s’appuie sur les mots qui lui échappent souvent et demeurent difficile à maîtriser. Elle tente de mettre un baume sur un événement, une douleur qui s’enracine en elle comme une plante et qu’elle arrive mal à débusquer.
Toutes les histoires de Guy Lalancette nous entraînent dans les méandres de l’esprit et de l’amour, dans des drames terribles que tous doivent surmonter pour prendre pied dans la réalité. Il faut toujours secouer les liens familiaux chez lui, brasser des questions que l’on ne veut pas effleurer et qui hantent tout le monde. Un clan qui tient par un secret qui unit frères, sœurs et mère.
Un texte encore une fois fascinant qui m’a arrêté souvent pour savourer la beauté d’une phrase qui pousse la réalité dans une autre dimension. Pas mal inquiétant de prendre les yeux d’une petite fille qui se débat avec des questions existentielles et de terribles cauchemars. L’enfance n’est pas un monde paisible chez Lalancette. C’est toujours un gouffre de peurs et d’angoisse, de drames que les adultes tentent désespérément de dissimuler. Cette fois encore, la famille en sort plus forte grâce au secret partagé. Le pire qui arrive dans les fictions de cet écrivain, c’est de s’enfermer dans le silence qui étouffe les personnages. Les mots ont une valeur salvatrice. Ils consolent, guérissent et peuvent permettre d’apprivoiser la réalité. Et il faut secouer les phrases pour tout dire, pour vivre peut-être et s’installer en claudiquant dans sa vie, connaître le bonheur de raconter. Un magnifique récit, un travail qui déroute et charme encore une fois. Voilà un texte qui ne déparait pas l’œuvre de cet écrivain qui s’invente des parcours fascinants et peu connus.


LALANCETTE GUY ; LES CACHETTES, ÉDITIONS VLB ÉDITEUR, 264 pages, 26,95 $.
http://www.edvlb.com/cachettes/guy-lalancette/livre/9782896498123

jeudi 30 janvier 2020

PEUT-ON CROIRE EN L’HUMAIN

LA SOCIÉTÉ DU FEU DE L’ENFER de Rawi Hage est un ouvrage saisissant qui m’a perturbé à chaque page. Plus que jamais les écrivains se préoccupent des dérives de la guerre, ce goût de la mort qui colle à nos lèvres et qui s’incruste dans nos cerveaux. Encore une fois, le romancier nous pousse dans l’enfer quotidien d’un affrontement qui a déchiré le Liban pendant des années. À Beyrouth, les bombes pleuvent et choisissent leurs cibles pour faire le plus de victimes possible. Partout, les gens doivent se terrer comme des bêtes. Une vie barbare, sauvage où l’humanisme et l’empathie ne peuvent s’exprimer que dans les soins que l’on apporte aux morts et par le travail des embaumeurs. L’avenir s’éparpille dans les éclats des bombes et les mares de sang. Un récit de la démesure et de la démence. Voilà un portrait saisissant de la guerre qui n’épargne personne. Ces affrontements font ressortir les pires côtés des hommes et des femmes, suscitent des vengeances et des gestes que personne ne peut prévoir.    

Rawi Hage, un écrivain d’origine libanaise, installé à Montréal depuis 1992, étonne encore une fois en nous ramenant dans son pays. Cette voix particulière, marquée par l’enfance, la rage de la destruction et l’aveuglement des milices, bouscule. Beyrouth était alors un champ de carnage où les bombes éclataient jour et nuit, où des militaires se tiraient dessus pour des raisons souvent difficiles à comprendre. Les quartiers, les rues sont des territoires que des factions défendent farouchement. La mort rôde partout, sur les murs et les trottoirs. Elle est là, toujours possible à la moindre distraction, surtout quand, comme Pavlov, on s’occupe des trépassés.
Son père, un fossoyeur, un embaumeur a initié son garçon à ce travail difficile en temps de guerre. Homme de principes et de rituels, il a révélé à son fils qu’il entretient des contacts avec une société qui refuse les croyances catholiques, l’enfouissement des corps. Ces originaux préfèrent l’incinération et la dispersion des cendres. Un cérémonial interdit par l’Église et les curés. Ces libres penseurs profitent de la vie, du moment présent de toutes les façons imaginables en se livrant aux plaisirs et en recherchant frénétiquement la transgression dans une sexualité débridée.  

Cher Pavlov, la nuit où Florence a prononcé le nom du marquis de Sade (c’est de lui que vient mon nom d’emprunt, mais d’après moi, vous l’avez déjà deviné. Votre père vous décrivait comme un grand lecteur, peut-être même un petit érudit laconique et discret…), ce fut pour moi une véritable révélation. Dès que fut évoqué ce divin nom, notre relation a pris un tour radicalement différent. La transgression sexuelle est devenue notre rempart contre l’ennui si répandu dans notre société traditionnelle avec sa guerre omniprésente, sa religiosité soumise. Notre nation nichée dans une culture de honte et d’humiliation, nous avons décidé de la défier en commettant les actes de sacrilège les plus audacieux (p.51)

Pavlov a toujours été en contact avec la mort. Son père en a fait un art marqué par des rites, des danses et des dialogues qui préparent le défunt à la grande séparation et au dernier des voyages. Surtout qu’il les rend présentables à leurs proches, ce qui relève parfois de l’exploit quand la victime a été fauchée par une bombe ou criblée de balles.
La famille vit près du cimetière catholique et la principale activité de Pavlov est de s’installer sur son balcon, de fumer en regardant les pierres tombales, d’assister en spectateur attentif aux défilés qui finissent toujours devant un trou où son père attend avec la plus grande des dignités. Souvent, il l’aide à creuser la fosse, à ensevelir le défunt, à consoler les proches éplorés. On pourrait croire que le fossoyeur est intouchable, que la mort ne peut rien sur lui parce qu’il est immunisé par ce travail.

MÉCRÉANTS

Le père de Pavlov l’entraîne dans la montagne où il brûle les corps des marginaux, des homosexuels qui sont bannis par l’Église. Il doit agir dans la plus grande discrétion pour ne pas attirer les regards et attiser la colère des croyants. Le fils devra continuer à incinérer certains défunts après la mort de celui qui lui a vanté les vertus du feu et des flammes qui purifient tout. Il rencontre d’étranges hédonistes qui se confient et lui donnent des directives. Tous savent que le grand saut approche. Ils entendent échapper aux ficelles de la religion et inventer des bacchanales ou des orgies. El-Marquis a usé de tous les plaisirs, défié les tabous de la société, séduisant ses étudiantes, abusant de l’alcool et des drogues pour vivre toutes les jouissances possibles. Il entraîne ses conquêtes dans un appartement situé sur la ligne de feu pour braver la mort, se prouver qu’il est invulnérable et peut tout oser.

De toute façon, quelles que soient les tragédies dont j’ai pu être la cause, le repentir ne m’apparaît pas comme une solution envisageable. Je reste persuadé que seul le vice permet d’ébranler ce bas monde, mais à mon âge, force m’est de constater que la Nature a atteint la perfection en matière d’indifférence et d’immoralité. Que le monde finit toujours par venir à bout de nous. On ne peut que l’imiter, sans jamais l’ébranler. Ou bien le refuser et se convaincre qu’on parvient à bâtir ou à imaginer d’autres possibles, à l’instar de votre dévot père. (p.60)

SOLITUDE

Pavlov assiste à la mort en direct de son père. Une bombe souffle le cortège funéraire, s’écrase dans le cimetière, comme si elles n’en avaient jamais assez du sang et des larmes. Il doit reprendre les gestes et les rituels, venir en aide à ceux et celles qui subissent les coups de la fatalité dans un pays où les pires pulsions s’expriment. Il tente de préserver une forme de décorum, de respecter un code d’éthique dans une ville où tout éclate. Voilà l’espoir dans ce roman de chair écartelée, de sang, de viscères et de folies. Comment demeurer humain dans un monde qui ne l’est plus, dans une société où toutes les notions d’éthique s’effritent, où la mort frappe aveuglément et n’est jamais rassasiée ?
Rawi Hage se lance avec Pavlov dans une forme de méditation sur la vie et la mort, tente de cerner ce qu’est l’humain, juste, bon et beau. Un texte époustouflant ! Pavlov est ballotté par les folies de ses contemporains et demeure le témoin des turpitudes qui mènent au cimetière les innocents comme les mécréants.
Qu’est-ce qu’un individu peut faire pour rester attentif aux autres ? S’engager, prendre parti comme l’artiste qui après avoir voulu photographier la mort devient tueur d’élite. Plonger comme El-Marquis dans tous les vices pour trouver une issue à la vie ? Ou encore, être de ces croyants qui oublient son voisin pour respecter des codes qui étouffent et engendrent la violence ?
Pavlov doit accomplir des gestes qui auront des conséquences terribles. Personne ne peut rester spectateur devant la méchanceté des vivants, se contenter d’être le serviteur de la mort, celui qui accueille les victimes et les accompagne dans ce que l’on dit être un repos. Le jeune homme marche sur un fil pendant un certain temps, doit faire face à ses gestes et à la violence.
Et nous devant la folie des guerres, qui sommes-nous ? Des complices, des indifférents, des témoins qui se tiennent en marge, qui acceptent cette démence ? Que faisons-nous devant les despotes, les illuminés, les tireurs qui s’abreuvent du sang des autres ?
Voilà un portrait terrible de la guerre, du délire des milices qui prennent plaisir à se haïr et à se tuer. Le secret serait peut-être de tout brûler, de réduire tout en cendres pour connaître une certaine forme de paix et de tranquillité. Le feu de l’enfer pour régénérer l’humanité et la faire repartir sur le bon pied. Je veux bien être optimiste, mais…

Ce qu’ils veulent, c’est faire leurs adieux dans la dignité, répondit Nadja. Les morts se fichent de la dignité. Les cérémonies ne sont utiles qu’aux vivants. Les réconforter au moment du départ, c’est un acte d’amour, conclut-elle. (p.138)

Une grande quête que celle de Rawi Hage qui cherche à comprendre la démence de ses contemporains, les lubies qui aveuglent quand les balises sociales s’écroulent. On arrive à la fin de ce roman l’esprit en charpie, déstabilisé après avoir empoigné les passions et les dérives humaines, après avoir pris conscience que nous pouvons tous être des bourreaux et des victimes. Que dire d’autres sinon accompagner la prose terrible de cet écrivain qui nous ouvre la porte de l’enfer et se penche sur la beauté de la vie, malgré toutes les folies et les dérives.


HAGE RAWI ; LA SOCIÉTÉ DU FEU DE L’ENFER, ÉDITIONS ALTO, 320 pages, 27,95 $.

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