jeudi 16 janvier 2020

COURAGEUSE VIRGINIE FRANCOEUR

VIRGINIE FRANCOEUR A DÉCIDÉ de bousculer des manières de faire dans le monde de l’éducation. Les universités oublient de plus en plus leur rôle, soit de permettre à des étudiants d’acquérir des connaissances qui en feront des êtres responsables, conscients des enjeux de la société, et ce pendant toute leur vie. En un mot, éduquer de meilleurs citoyens qui peuvent agir pour le mieux de leurs semblables. De plus en plus, les institutions de haut savoir, on peut aussi englober les cégeps, se transforment en établissements technologiques. Que ce soit en art ou en science, tous forment des spécialistes dans un domaine précis et limité. Ces diplômés ignorent la littérature et la philosophie qui remettent en question notre rôle et notre responsabilité de vivant dans l’univers.

Certains livres arrivent dans ma boîte aux lettres et je me demande s’ils s’adressent véritablement à moi. C’est le cas de Sciences et arts de Virginie Francoeur, la romancière que j’ai aimée dans Jelly Bean, une fiction qui secoue l’humain dans des dimensions étonnantes. Et surtout, avec en sous-titre : Transversalité des connaissances. Autrement dit ces savoirs qui se partagent et peuvent devenir un bien commun. Je l’ai placé dans la rangée des livres à lire. Il y en a plusieurs comme ça qui attendent depuis longtemps et qui ne retiendront jamais mon attention, seront oubliés avec l’arrivée de nouvelles publications.
La période des Fêtes étant un moment de rattrapage, je me suis risqué dans cet ouvrage que l’auteure a eu la gentillesse de me dédicacer. Je souligne un segment de sa grande écriture qui occupe tout l’espace d’une page : « … le même objectif de se questionner sur les paradigmes dominants et de se rebeller ! » Je suis toujours prêt à emprunter les chemins de cette contestation et surtout de découvrir les couleurs qu’elle peut prendre.
Voilà un travail bien présenté avec préface d’Isabelle Hudon et postface de Bernard Voyer qui a fait parler de lui lors de ses terribles expéditions. Très rapidement, madame Hudon a su titiller ma curiosité. Les cours à l’université sont de plus en plus spécialisés et techniques, oubliant la dimension humaine. Virginie Francoeur se fait plus précise dans son introduction.

L’université, comme institution, a subi une transformation radicale depuis le siècle des Lumières. On s’éloigne paradoxalement de la mission essentielle de l’éducation telle que l’envisageait le philosophe Jean-Jacques Rousseau : enseigner à vivre. Les programmes universitaires offerts sont de plus en plus spécialisés. (p.1)

Un peu plus loin, l’écrivaine et chercheure se montre encore plus incisive et critique.

À ce titre, je réalise que plusieurs universités se sont transformées en « cafétérias du savoir » où l’étudiant devenu « client » se sert à même le buffet ; il choisit au menu ce qu’il juge plus « rentable », répondant ainsi à un besoin à court terme. La division du travail inspirée par Frederick Taylor était censée rendre l’ouvrier plus efficace et plus productif ; chaque ouvrier, en n’effectuant qu’une seule tâche, devait finir par acquérir une dextérité améliorant son rendement. (p.2)

Les gros mots sont lâchés. Choix, buffet, rendement et efficacité pour plus de profits et plus de déchets aussi. L’homme mécanique qui répète le même geste pendant des heures dans ces usines qui ont bouleversé les manières de faire et ont décuplé la capacité de production. Un travail fragmenté, partagé entre plusieurs individus, des employés qui n’ont plus à réfléchir et se questionner. Ils se concentrent sur une tâche précise, oublient l’ensemble ou l’objet dans sa totalité. Avec dans un avenir tout proche, le remplacement de tous par des robots plus performants et plus fiables. L’humain est en train de devenir obsolète dans ce monde de productivité et de rentabilité à tout prix.

QUESTION

Virginie Francoeur, devant ce détournement de l’éducation et du rôle de l’université, tente une expérience inusitée. Comment faire travailler des spécialistes de la gestion avec des créateurs dans les domaines de la littérature et des arts visuels ? Ces « spécialistes » ne se fréquentent jamais même s’ils se côtoient au jour le jour et, bien plus, se méfient les uns des autres quand ils ne se méprisent pas. Autant dire que les scientifiques considèrent les littéraires comme des individus qui n’ont pas les pieds sur terre et qui sont incapables de résoudre des problèmes concrets. L’inverse est tout aussi vrai.

Cette méthode créative découle de la philosophie de l’enseignement du sociologue Edgar Morin. Ce dernier invite constamment à relier les connaissances entre elles en favorisant l’induction et les associations d’idées dans l’art de comprendre et d’analyser. (p.4)

Nous sommes bien loin de l’époque de Michel-Ange qui était à la fois sculpteur, écrivain, peintre, mathématicien et dessinateur d’étranges machines. L’homme complet, encyclopédique qui pouvait se réinventer par l’ensemble de ses connaissances. Ou encore d’Albert Einstein qui évoquait constamment la poésie et la musique dans sa démarche de physicien. Tout cela pour dire qu’il y a un tronc commun entre les sciences et la littérature qu’il faut explorer et partager.
La modernité a fait en sorte de tout fragmenter et d’isoler les gens dans des spécialités, des travaux répétitifs et souvent peu valorisants, des langages que seuls des initiés comprennent.

EXPÉRIENCE

Des spécialistes de la gestion ont accepté de confier leurs documents à des étudiants qui devaient s’en inspirer pour écrire un court texte et donner l’occasion à des participants en arts visuels de s’exprimer. L’idée de monter une exposition a vite été retenue. Les constats des chercheurs se sont retrouvés dans une prose littéraire et ont été vus sur de grandes affiches. Une manifestation fort intéressante qui a connu un beau succès à l’Université Laval, permis à des individus qui s’ignorent la plupart du temps de se croiser et de fraterniser pendant la durée de cet événement qui sortait des normes habituelles.
Il faut bien constater cependant que ce n’est là qu’une étape. Chacun des intervenants, dans leurs disciplines respectives, a agi à l’intérieur de ses balises et nul n’avait le droit de communiquer avec l’autre. Ce qui fait que la véritable discussion de personne à individu ne s’est jamais faite. Chacun demeurant dans ses concepts et ses manières de s’exprimer, utilisant son langage, ses codes et ses référents.
Il n’y a qu’à lire un extrait du projet de recherche portant sur les préposés aux malades dans les hôpitaux pour comprendre ce que je nomme « le jargon des spécialistes ». On le trouve aussi ce jargon chez les littéraires et dans le domaine des arts visuels. Les hommes et les femmes qui s’occupent de ceux qui ont perdu leur autonomie, les changent de vêtements, ramassent leurs excréments ne se retrouveraient guère dans ce langage que seuls les spécialistes arrivent à décortiquer.

L’article examine les stratégies défensives mises en place pour résister au dégoût et subvertir la souffrance en plaisir dans une clinique du toucher et de la conversation qui fait advenir les résidents en sujets désirants. Néanmoins, le dégoût ne peut être totalement suspendu, car il contient une efficace dont les préposées ne peuvent se passer dans les aspects hygiéniste, compassionnel et coopératif de leur travail. (p.79)

Les littéraires rétorquent en utilisant leur « langue » tout comme ceux en arts visuels.

Entre le Nous comme une broderie d’égoïsmes l’attrait du vide circulaire des révolutions inachevables par essence Toi et Je Il n’y a que cela une pitance caoutchouc pour l’altruisme sa mort à même le geste du don au moment où il y a conscience de recevoir. (p.48)

Ce contact si nécessaire et si convoité a-t-il eu lieu ? Il faut parler d’un apprivoisement plutôt, d’une première étape qu’a franchie Virginie Francoeur. Je suis convaincu qu’elle en est parfaitement consciente. Maintenant, le défi serait que ces intervenants participent à toutes les phases de la recherche, de la création et de la représentation. Peut-être que les scientifiques seraient obligés d’abandonner leurs jargons et que les littéraires devraient être moins abstrait. Pour parvenir à cette « transversalité » ou cette communication horizontale, il faut déboulonner les codes et le langage hermétique. Ça demanderait pas mal d’efforts et surtout une approche que rien ne valorise dans notre société et dans les maisons d’enseignement.
Yvon Rivard, dans son magnifique Le chemin de l’école explique bellement ce que la courageuse Virginie Francoeur tente de secouer et de bousculer dans le monde universitaire. Comment oublier les codes, les démarches dites rationnelles et scientifiques pour s’ouvrir et se laisser aller simplement au plaisir d’être et de créer, de s’exprimer et de montrer des humains dans leurs occupations quotidiennes.
Virginie Francoeur est particulièrement audacieuse pour s’attaquer à ces mondes scellés comme les fameux produits présentés sous vide dans nos épiceries qui sont aménagées pour titiller notre instinct de glouton et de gaspilleur. Elle a réussi un exploit en ouvrant des fenêtres et quelques portes. Un travail qui nous fait réaliser tout le chemin qu’il reste à parcourir pour que les connaissances se partagent et soient un outil qui permet aux femmes et aux hommes de mieux être dans leur tête et leur corps.
J’ai hâte de voir si Virginie Francoeur parviendra à redonner tout son sens à un apprentissage qui cherchera moins à former des spécialistes ou des techniciens, que des êtres qui réfléchissent et sont capables d’évaluer une situation, de comprendre les phénomènes complexes du réchauffement climatique et de la faim dans le monde. Mais pour arriver à cette révolution, il faudra domestiquer le capitalisme sauvage et mettre au pas les grandes entreprises qui dictent leurs besoins aux gouvernements et s’approprient de plus en plus le savoir des enseignants en devenant des bailleurs de fonds qui imposent leurs exigences au détriment de la pensée et de l’existence humaine.


FRANCOEUR VIRGINIE ; SCIENCES ET ARTS, TRANSVERSALITÉ DES CONNAISSANCES, PRESSES DE L’UNIVERSITÉ LAVAL, 140 pages, 24,95 $.

https://www.pulaval.com/produit/sciences-et-arts-transversalite-des-connaissances

jeudi 9 janvier 2020

THIERRY DIMANCHE VA TRÈS LOIN

Photo Justine Latour, LE DEVOIR
TROIS AMIS PRENNENT la parole tour à tour dans Cercles de feu de Thierry Dimanche. Le trio nous plonge dans un monde fascinant où le meilleur et le pire s’imposent. Ce suspense m’a entraîné dans les brûlés, les cendres et la suie, une chaleur étouffante, les délires de la coke et de l'alcool, la solitude et la fièvre avec ces petits champignons qui jaillissent du sol comme des pépites d’or dans la forêt boréale. Un retour dans des territoires que j’ai fréquentés une grande partie de ma vie, mais que cet écrivain me révèle sous un autre jour. Plonger dans l’odyssée des cueilleurs de morilles n’est pas sans danger. Personne n’en sort indemne.

Certains romans surprennent parce qu’ils nous poussent dans des univers que nous pensons bien connaître. Cercles de feu de Thierry Dimanche me ramène dans des lieux où les incendies de forêt font rage au nord du Lac-Saint-Jean. Des sites que j’ai sillonnés pendant des années. Même que certains protagonistes font escale dans mon village de La Doré, s’arrêtent pour faire la fête à Dolbeau-Mistassini et s’installent à Péribonka, lieu mythique de la littérature québécoise. Comme quoi les endroits les plus connus peuvent garder leurs secrets et les écrivains, ces chercheurs de trésors, arrivent toujours à vous surprendre. Une réalité que je n’avais pas imaginée et des événements qui se déroulent dans ma cour pour ainsi dire.
Thomas Thériault traverse le Québec par l’Abitibi pour retrouver des amis au Lac-Saint-Jean. Les trois vont partir en territoire inconnu, chercher les lieux brûlés, les feux qui marquent l’actualité tous les printemps, quand la pluie tarde à venir. Il y a une saison des incendies de forêt au Lac-Saint-Jean et rares sont les années où je n’ai pas vu les avions jaunes de la SOPFEU dans le ciel de mon coin de pays.
J’ai même vécu « mon feu de forêt », il y a longtemps, pas très loin de Chibougamau. Tous les travailleurs avaient été mobilisés comme sapeurs. Je n’ai pas connu souvent des moments aussi impressionnants dans ma vie. Voir des épinettes flamber comme des allumettes est inoubliable. J’imagine l’enfer que vivent les Australiens depuis des jours. Un feu de forêt, c’est l’horreur et comme une vengeance de Dieu. L’impression que l’air s’enflamme et que le moindre coup du vent va vous cerner et devenir fatal. Je pense aussi à cette déflagration qui a soufflé la région du Lac-Saint-Jean en 1870, faisant plusieurs victimes et détruisant des villages entiers avant d'aller mourir aux abords du fjord du Saguenay. Cet événement a bousculé notre imaginaire. Tout comme ces immenses incendies qui constituent la trame de Il pleuvait des oiseaux, le si beau roman de Jocelyne Saucier. Ces catastrophes marquent le vécu du Québec.
J’ignorais pourtant que l’année suivant un brasier assez intense, les morilles poussent en abondance. Particulièrement la morille de feu, une variété qui apparaît dans les terrains sablonneux, les pinières rasées par les flammes. Un délice pour les gastronomes qui vient directement de l’enfer.

La saison des morilles communes était déjà bien avancée, mais je ne pouvais m’empêcher de l’étirer. La période de fructification des morilles communes - morille conique, morille blonde, etc. - se termine début juin, moment où les morilles de feu apparaissent en plus grand nombre, comme si les espèces se passaient le relais. Les cueilleurs d’agrément se concentrent sur les premières. Mais l’avènement de la morille de feu ouvre une seconde saison qui, si la nature se montrer favorable, accapare les junkies de la cueillette et les entrepreneurs de brousse jusqu’en juillet. (p.23)

Thomas, Paul-Marie et Claude ont des cartes, des GPS, tout l’équipement pour traquer la morille qui attirent des marginaux qui se disputent les brûlés. Un peu comme les cueilleurs de bleuets faisaient avant l’arrivée des immenses bleuetières commerciales. La ramasse en forêt a perdu beaucoup de son importance. Rares sont ceux maintenant qui s’exilent dans les montagnes pour chasser ce petit fruit bleu pendant des semaines.
Les trois empruntent des chemins à peine tracés, traversent des rivières et des cours d’eau pour trouver le site idéal, là où les morilles surgissent comme par magie après un orage. Ils ont l’équipement pour faire sécher leur cueillette et la préserver avant de croiser l’acheteur. Autrement dit, il faut certaines connaissances pour amasser un pécule intéressant. Ce serait même fort rentable quand la saison est bonne. Et il y a le bonheur de se retrouver en forêt, au milieu du monde, tout seul et vivant.

Les outardes volaient en carrousel à cinq mètres au-dessus de ma tête. Leurs ombres mouvantes découpaient les nappes de soleil qui filtraient dans la clairière, où de rares arbres avaient en partie survécu à l’incendie. Trois hauts pins blancs bordés de quelques peupliers avaient conservé leurs cimes vertes. Je répondais aux cris des outardes en tournant sur moi-même, hilare et finalement très heureux de me trouver seul. (p.347)

Étrangement, je ne savais rien de cette activité, encore moins l’existence de Morille Québec qui commercialise ce champignon et qui a son siège social à Chicoutimi.
Thierry Dimanche emboîte le pas de ces chercheurs d'eucaryotes pluricellulaires qui se dispersent au nord du Lac-Saint-Jean, travaillent de l’aube à la brunante et cueillent la petite perle convoitée. Tous pensent y faire fortune, du moins amasser un bon magot s’ils ont un peu de chance. Tout dépend de la saison, de la chaleur, de la pluie et de l’intensité des feux.

AVENTURE

Il faut bien connaître le terrain pour trouver le lieu parfait où les morilles surgissent un matin comme par magie.

Depuis deux ans que je m’intéressais aux champignons sauvages québécois. J’étais tombé sur quelques cèpes  et autres bolets, de même que sur un bon petit secteur de chanterelles, mais la découverte des morilles blondes était d’un autre ordre. J’avais l’impression d’avoir trouvé des météorites vivantes, juchées sur des pieds blanchâtres musculeux, ou des organismes issus des fonds marins. (p.36)

Les amis vivent des années de vaches maigres, jurent de ne plus se laisser prendre, reviennent la saison suivante et cherchent l’endroit où la morille jaillit des plis du sol et se multiplie à une vitesse effarante.
Tous sont happés par une véritable fièvre, une passion qui rend aveugle et sourd. Ils ne pensent qu’à trouver les plus beaux spécimens, perdent toute prudence et risquent des blessures ou encore de s’égarer quand le fameux GPS s’éteint et qu’ils ne savent plus où aller. Tous oublient le temps et l’espace pour cueillir dans une sorte de frénésie qui les laisse au bord de l’épuisement.

Je fumais ma dernière cigarette en regardant le feu mourir. J’écoutais couler la rivière Trenche pis je revoyais mes casiers, pis plein d’autres casiers pleins de morilles partout, à terre, dans les arbres, jusque dans le ciel. Sur le dos dans la roulotte, les yeux fermés, je continuais à les voir. Un tapis d’alvéoles défilait sans fin à l’intérieur de mes paupières. Comme quand tu reviens du parc d’attractions pis que tu continues à descendre les montagnes russes. Comme quand tu passes la journée à jouer à Tetris pis que les morceaux continuent à s’emboîter, les lignes à disparaître, le score à augmenter. Je m’efforçais de susciter d’autres images mentales, et des séries de nappes à carreaux et de paires de seins m’accompagnaient dans le sommeil. (p.308)

Une folie, une passion, une obsession, un délire que les excès d’alcool et de substances hallucinogènes aggravent. Tous deviennent irascibles, paranoïaques, se méfient de tout le monde et tentent de tirer profit de la manne. Il vient enfin le « grand kaboum » comme dit Paul-Marie, l’année d’abondance où la cueillette dépasse tout ce qu’ils avaient pu imaginer. Ce dernier s’égare, avec son mal de dos, sa mauvaise humeur, Thomas se fait une entorse. Les deux n’arrivent plus à s’orienter et à rentrer au campement. Paul-Marie passera quelques nuits dans le brûlé, respirant la cendre et la suie. Claude, happé par la fièvre de la morille ne fera rien pour le retrouver.
Un roman d’obsessions, d’amitiés trahies qui pousse certains hommes à commettre les pires gestes, à s’abandonner au délire où le réel et l’imaginaire se confondent. Thierry Dimanche m’a fait vivre une épopée formidable qui m’a rappelé mes étés en forêt à cueillir des bleuets. Il nous entraîne dans les territoires d’une passion qui permet de tout oublier et qui titille des pulsions inavouables. La fièvre de l’or, on connaît, mais il faudra parler maintenant de celle de la morille de feu après ce roman où la nature, sa dureté, son immensité et sa fascinante beauté pousse des hommes et des femmes dans les dimensions les plus sombres de  leur individualité. Surtout dans des gestes où ils risquent leur vie. Un récit époustouflant, une langue riche et touffue qui jaillit comme ces champignons dans les grands espaces que les incendies de forêt dessinent chaque printemps. Une révélation.


DIMANCHE THIERRY ; CERCLES DE FEU, ÉDITIONS LE QUARTANIER, 444 pages, 28,95 $.

https://www.lequartanier.com/catalogue/cercles.htm

mardi 31 décembre 2019

UN CRI D’ALARME INSOUTENABLE

FELICIA MIHALI POURSUIT sa vie d’écrivaine malgré un travail d’éditrice et ne rate pas une occasion de faire des découvertes. Elle m’a surpris avec Le tarot de Cheffersville, un roman inspiré de son séjour dans le Grand Nord québécois où elle a enseigné pendant une saison où le soleil ne se lève plus. J’avoue avoir été déstabilisé par cette narration où la réalité la plus crue, les légendes et les personnages de fiction se côtoient. Un monde où les mythes se faufilent dans le quotidien des jeunes autochtones qui n’arrivent plus à terminer leurs études secondaires. Tous se perdent dans les turpitudes de leur existence, des obsessions et des songes où ils s’enfoncent dans les pires excès. C’est peut-être le début de la fin pour ce pays incroyable que l’on commence à mieux cerner grâce à la littérature, là où la vie et le rêve se lovent dans des jours inextricables.

Augusta, un personnage de Sweet, Sweet China paru en 2007, nous entraîne dans le Nord. Cette femme, j’ai eu le bonheur de la suivre lors de son séjour en Chine, un roman qui mélangeait la réalité et les fantasmes. Il semble que pour Felicia Mihali, l’exil et la plongée dans une autre culture soient un terreau où toutes les dimensions de la connaissance et de l’imaginaire se bousculent.
Augusta, toujours à la recherche de ses points d’ancrage, débarque comme enseignante dans le Nord-du-Québec, à Cheffesville. Pas besoin de chercher longtemps pour comprendre qu’il s’agit de cette ville minière qui se présentait comme le futur du Nord, une ville abandonnée en 1982 par presque tous ses résidents, faute de travail. Il semble y avoir un regain d’espoir depuis 2011 avec de nouvelles entreprises qui s’intéressent aux richesses de ce coin du Québec.
L’émouvante chanson de Michel Rivard me revient en tête. Elle décrit parfaitement bien le drame de ces hommes et de ces femmes forcés de partir vers le Sud. Tous sont des réfugiés, des déracinés qui perdent leurs points d’ancrage et resteront des immigrés dans les grandes villes.

Parmi eux se trouve Augusta, une figure familière pour certains. Pour d’autres, elle n’est qu’un personnage quelconque qui démarre difficilement son histoire. Dans la jeune quarantaine, cette femme est toujours plongée dans une quête identitaire. Voilà pourquoi elle atterrit aujourd’hui dans le subarctique québécois, au beau milieu de la taïga. Sa déesse protectrice l’a abandonnée à Sept-Îles, alors qu’elle s’est embarquée dans le petit appareil d’Air Inuit. À partir d’ici, Augusta s’apprête à entrer dans la Terre des Hommes, de Dieu le père. Elle a renoncé à la compagnie rassurante de Sakiné pour se fier à Tshakapesh, cet ancêtre innu, espiègle et misogyne. (p.22)

Des autochtones s’y sont réfugiés, tentant de s’accrocher à une vie mouvante et de trouver une direction à leur existence. La même quête qui hante Augusta depuis des années, le propre de la plupart des enseignants de ce curieux roman qui oscille entre la réalité la plus rude et la fuite dans les fantasmes, les légendes ou les effluves de l’alcool et des drogues.
Tous les pédagogues sont des Blancs instables qui croient trouver dans ce pays tout neuf l’occasion de se refaire une santé mentale et physique. Tous sont perçus comme des envahisseurs par les Autochtones, ce qu’ils sont avec leur approche, les valeurs qu’ils transportent dans leurs valises et qu’ils tentent plus ou moins d’imposer aux Innus. Pour une rare fois dans ce genre de récit, j’en ai lu plusieurs jusqu’à maintenant, les jeunes refusent ce colonialisme et rejettent tout aveuglément. Les étudiants arrivent à l’école, quand ils viennent, dans des états souvent pitoyables. Le mur de Cheffersville est bien là pour ces professeurs qui sont ignorés par la direction qui ne sait comment intervenir. Plusieurs ne peuvent affronter cette réalité et abandonnent.

La communauté tient l’école en très mauvaise estime, ce qui explique le comportement des enfants. Cette institution conçue selon le modèle des Blancs les rend irascibles, voire agressifs. Des enseignants autochtones feraient sans doute un meilleur travail auprès d’eux, sauf que la jeunesse des réserves ne réussit pas à finir le secondaire. Des éducateurs issus du même milieu sauraient leur parler un langage qu’ils comprennent. Face à des enseignants venus d’ailleurs, les élèves se vengent du chagrin qu’éprouvaient leurs parents lorsque les mines étaient encore ouvertes et qu’ils se faisaient humilier à l’école par les enfants des boss blancs. (p.117)

Ce rejet total contribue encore plus à garder les Innus dans leur isolement, la négation de leur être. Jamais je n’ai lu dans un roman du Nord, cette désespérance, ce refus de contact avec les Blancs, cette volonté de s’enfoncer dans les fantasmes de la drogue et de l’alcool. Tous piégés par la taïga qui cerne les protagonistes. Felicia Mihali emprunte des sentiers que peu d’écrivains ont parcourus jusqu’à maintenant.

CARTES DU TAROT

En plus de flirter avec les mythes et de s’enfoncer dans une réalité intolérable, ce « documentaire-fiction » est parsemé par quelques figures du Tarot, ce jeu aux propriétés divinatoires. Je m’avance un peu là, parce que je ne suis nullement un connaisseur, étant même tout à fait allergique aux cartes. Ça donne un aspect ésotérique au récit, permettant l’arrivée des tziganes qui s’acoquinent avec Tshakapesh, le chasseur emblématique des Innus, le fondateur de l’univers, tout comme certains personnages des romans antérieurs de Felicia Mihali qui reprennent pour ainsi dire du service. Vraiment étonnant. Comme si tous ces héros avaient suivi l’écrivaine pour s’installer dans ce monde de lumière et de ténèbres, de légendes et de rêves où tout devient possible.

Le rayon de soleil de ses jours était Dina, qui traversait le pont vers son travail sur le bord serbe du fleuve. La petite coiffeuse roumaine cherchait toujours à passer la douane en son absence pour échapper aux fouilles corporelles. Cela n’arrivait pas souvent, car Dragan se trouvait toujours dans sa guérite lorsque Dina se dépêchait vers le salon de coiffure de Radka. Et le douanier tenait à être là pour lui rappeler qu’elle était, elle aussi, une profiteuse de guerre, qu’elle prenait l’argent de se concitoyennes en échange de coiffures farfelues. Elle aussi spéculait sur la pénurie de main-d’œuvre causée par la guerre civile qui avait déchiré son pays en morceaux. (p.214)

Folle rencontre des tziganes, de certains héros roumains, de jeunes prostituées, de Paris le brigand légendaire. Tous autour de Tshakapesh dans un rêve du monde et d’une existence autre, s’inventant et se donnant une histoire qui s’épuise aussi rapidement que la neige quand le vent râpe la toundra, quand une carte du Tarot s’abat et sème la confusion dans la réalité.

DÉROUTANT

J’aime ces romans baroques où le réel et l’imaginaire se mélangent, ces fictions qui témoignent de la vie des Innus ou des Inuit du Nord qui ne savent plus à quoi s’accrocher. Ces peuples ont perdu leur âme (on pourrait en dire autant des Québécois francophones du Sud) et ils cherchent par tous les moyens de trouver une raison d’être en brandissant le refus, une rébellion suicidaire.
La réalité des professeurs cohabite avec un monde magique où les motoneiges survolent la taïga, où les chevaux traversent le ciel à la vitesse des satellites. Univers de fantasmes qui bouscule ces enseignants qui tentent de survivre, n’arrivent pas à fuir leurs lubies et qui se heurtent à une tâche terriblement cruelle. Felicia Mihali, en faisant appel à plusieurs de ses personnages, démontre que tout se mélange quand son être se délite et est en manque de balises. Nous sommes tous les héritiers d’un passé et d’une culture, tributaires de nos parents et de nos proches, de notre lieu de naissance et des principes que nous avons intégrés ou rejetés pour nous imposer dans la vie.

Tshakapesh la laisse faire ; lorsqu’elle finit, il lui touche légèrement une tresse, le seul geste qu’il sache faire en guise d’adieux. Cerise lui sourit, compréhensive et, avant de monter la dernière marche du traîneau, elle lui tend une dernière carte. Les étalons célestes hésitent encore un moment avant de se mettre en marche, le temps que Cerise dise au vieux chasseur d’en faire lui-même la lecture. (p.235)

Un roman qui amalgame bien le terrible réel et l’imaginaire, nous laisse devant un mur que les Inuit ou les Innus parviendront difficilement à abattre. Le rêve peut permettre de retrouver un certain équilibre, de se réconcilier avec des ancêtres et la vie de maintenant, mais il peut aussi être une forme d’abandon, pire, un suicide.
Le tarot de Cherffersville est un cri terrible, un appel peut-être pour ces filles et ces garçons qui se perdent dans ce magnifique pays du Nord, s’enfoncent dans une révolte sans fin et s’égarent dans les mirages des drogues et de l’alcool. Tout comme les errants qui traversent les oeuvres de Felicia Mihali tentent de trouver une vie qui leur glisse constamment entre les doigts. L’avenir est fait de beaucoup d’arrêts et d’hésitations, de réconciliation avec ses mythes personnels et ceux de son peuple, d’acceptation du rêve et de la dureté quotidienne, des légendes et de la fiction.
Un roman qui montre notre impuissance devant la réalité du Nord que Felicia Mihali secoue comme des drapeaux rouges que l’on agite devant le danger.


MIHALI FELICIA ; LE TAROT DE CHEFFERSVILLE, ÉDITIONS HASHTAG, 248 pages, 26,00 $.

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