jeudi 12 décembre 2019

THÉRIAULT, MAGE ET PROPHÈTE

YVES THÉRIAULT OCCUPE UNE place importante dans notre littérature et pourtant peu de spécialistes s’y attardent. Ce pionnier a inventé pour ainsi dire le métier d’écrivain professionnel au Québec, vivant de sa plume, dépensant sa grande énergie dans de nombreux médias, multipliant des textes qui ont été diffusés au Canada anglais et au Québec. Auteurs de livres à succès, il est aussi l’un des premiers à rêver le Nord, un territoire qui continue de fasciner nombre de romanciers contemporains. Un précurseur également en faisant une place aux autochtones dans ses récits, ouvrant le chemin aux Innus et Inuit qui s’imposent depuis quelques années. Autodidacte, cet original a encore beaucoup à nous dire et c’est pourquoi il faut retourner à ses écrits les plus marquants. Sa fille Marie José Thériault, avec les Éditions Le dernier havre, met en valeur l’œuvre de son père avec l’aide de quelques collaborateurs, dont Renald Bérubé. Yves Thériault mériterait amplement d’avoir une biographie fouillée qui prolongerait le travail de Victor-Lévy Beaulieu qui lui a consacré un essai en 1999 avec Un loup nommé Yves Thériault.

J’ai croisé Yves Thériault une fois, au Salon du livre de Montréal. Il venait de publier L’herbe de tendresse chez VLB Éditeur. J’y présentais La mort d’Alexandre. C’était en 1982. L’écrivain m’impressionnait. J’avais connu alors un redoutable vendeur qui m’avait accueilli dans le stand comme si nous nous avions vécu dans le même village depuis toujours. Il interpellait les visiteurs, discutait avec tout le monde, me présentait à tous, me montrant qu’un auteur devait se démener pour qu’un livre trouve son lecteur. Je ne pouvais que demeurer un peu en retrait, pas du tout convaincu de pouvoir en faire autant.
J’ai parcouru Agaguk il y a bien longtemps et il y a encore bien des romans et des récits de cet écrivain qui m’attendent. Et pour signaler mes carences, Renald Bérubé, ça ne peut venir que de lui, m’a fait parvenir Cahiers Yves Thériault 2 et la réédition de Contes pour homme seul. Grand savant et connaisseur des textes courts (Bérubé a publié une remarquable synthèse de la nouvelle et de la « short story » aux États-Unis), l’enseignant dirige cette deuxième mouture des cahiers où des écrivains et des chercheurs se penchent sur le travail de Thériault, démontrant la place particulière qu’il occupe dans notre monde de la fiction.
Les universitaires arpentent la littérature (du moins ceux qui lisent) et arrivent à ranimer des œuvres qui sombrent dans l’oubli malgré leurs qualités. 
L’occasion est bonne pour s’attarder à Yves Thériault. L’année 2019 marque le 75e anniversaire de la parution de Contes pour un homme seul publié en 1944 aux Éditions de l’Arbre, la maison qui offrira aussi Le torrent d’Anne Hébert
Un groupe dirigé par Renald Bérubé remet dans l’actualité des ouvrages que l’on a tendance à oublier, happés que nous sommes par les publications contemporaines qui se multiplient comme les pains d’un boulanger qui a perdu le sens de la mesure. Pourtant, une littérature ne peut exister sans les fictions qui ont ouvert des pistes et secoué des problématiques qui sont toujours bien présentes dans notre société. Il faut connaître les chemins des écrivains pour mieux saisir les romans de maintenant.
Les études de Cahiers Yves Thériault 2 présentent la géographie des textes, quelques personnages qui traversent ses histoires et donnent une forme d’ossature à une œuvre qui prend des directions souvent étonnantes.
Conteur avant tout, c’est lui qui l’a répété, Contes pour un homme seul, le titre le dit bien, est marqué par le genre. Rarement dans la tradition orale on s’attarde aux lieux et à l’époque. « Il était une fois » et nous voilà dans un monde rêvé et plus vrai que le réel. Thériault a gardé cette habitude. Le Nord, la Gaspésie, la Côte-Nord, la mer, le fleuve. Juste assez pour ne pas avoir le vertige, pour s’inventer une topographie personnelle du conte et ne pas perdre pied.

TÂCHE IMMENSE

Pas une tâche facile que de traverser la production de Thériault. Ses textes courts et ses contes pour la radio font environ 7000 pages selon les spécialistes. Et, ce qui est moins su du grand public, une partie de son travail a été écrit en anglais et reste à découvrir par les lecteurs francophones.
Comment aborder une œuvre aussi foisonnante qui a secoué le Québec, une littérature qui a enfoncé ses racines en cette terre d’Amérique qu’il fallait montrer et inventer par les mots ? Les participants à ce deuxième cahier, une douzaine en tout, décrivent l’importance des autochtones dans ses récits, la présence du Nord, la nature obsédante qui devient souvent un personnage terrifiant, les « invasions barbares » des Blancs qui bouleversent l’espace physique et humain des Innus et des Inuit.
La dernière campagne électorale fédérale a placé l’environnement et les changements climatiques parmi les priorités des politiciens, donnant ainsi raison à Yves Thériault qui était sensible à cette question il y a 70 ans. 
Avec Agaguk en 1958, il met en scène la vie de ces nomades que les contacts avec les Blancs bousculent et altèrent à jamais. On connaît les difficultés que vivent ces femmes et ces hommes. Chaque nouvelle publication qui nous entraîne dans les pays du Grand Nord ajoute une page à la tragédie sans nom. Je signale le dernier roman de Felicia Mihali, Le tarot de Cheffersville qui donne froid dans le dos.
Thériault a été l’un des premiers à s’éloigner des villes pour plonger dans le vertige et la perte de sens, une nature que l’on saccage, à s’intéresser à ces populations que l’on a déboussolées et désorientées. En ce sens, Audrée Wilhelmy avec Blanc Résine, renoue avec le grand-père spirituel qu’est l’auteur du Dompteur d’ours en confrontant le nomadisme et le sédentarisme, en décrivant les ravages effectués par une exploitation minière qui s’installe dans ce milieu fragile.
Plusieurs romanciers sont les héritiers de ce grand conteur et homme de paroles qu’a été Yves Thériault. Je pense à Jean Désy, Paul Bussières, Isabelle Larouche, Marie-Pier Poulin et Juliana Léveillée-Trudel. La liste peut s’allonger comme ces rivières qui baignent le Nunavut et font saliver Hydro-Québec. Une manière de passer la parole aux écrivaines autochtones qui savent si bien décrire leur réalité. Il faut lire Naomie Fontaine, Natasha Kanapée Fontaine, Joséphine Bacon et Marie-André Gill qui sont de plus en plus entendues ici comme ailleurs.
Les textes de Thériault font comprendre que la littérature, la nécessaire, se moque du temps, des balises et des enfermements. Tout comme le grand rire de Renald Bérubé secoue les rives du Saint-Laurent et devient contagieux quand il aborde l’univers de ses écrivains préférés.

CONTES POUR…

N’ayant pas parcouru Contes pour un homme seul ou ne me souvenant pas l’avoir fait, je devais remédier à cette carence. Que de trous dans ma culture, étant un lecteur sauvage qui se laisse entraîner souvent dans des sentiers que je n’avais pas remarqués ! Je me suis avancé sur la pointe des pieds, un soir de lune, alors que le vent dormait dans la dune.
J’aime les contes, tout le monde le sait. Je me suis souvent risqué dans des histoires traditionnelles ou personnelles devant des gens qui ne demandaient qu’à croire mes menteries. Je ne suis pas Fred Pellerin, mais je connais deux ou trois récits qui ont fait frémir bien des spectateurs, surtout quand je m’attarde aux premiers bâillements de mon village de La Doré.
Cette parole qui se faufile entre l’oralité et l’écrit dans Contes pour un homme seul m’a saisi dès les premières pages. Thériault manipule la langue et la pousse dans des dimensions étonnantes. C’est plus encore : des battements des tambours qui vous emportent au loin, dans un monde où le réel et l’imaginaire cohabitent et donnent une autre dimension à la vie.
Quel plaisir de suivre le Troublé, ce marginal qui se tient loin des villageois, ce prophète que certains croient idiot et qui se montre un mage. Un héros qui migrera dans la littérature de Thériault, mais qui s’imposera aussi dans nombre d’oeuvres au Québec. Chez Thériault, la folie est une forme de conscience aiguë de l’existence et des épreuves que nous devons traverser.
L’écrivain confronte cette fatalité qui broie ses personnages, les maintient entre la vie et la mort, provoque des drames qui dépassent l’entendement. Certaines réalités s’accrochent aux épaules des hommes et des femmes même s’ils se croient immunisés et capables de tout.

TRAVAIL IMPORTANT

Renald Bérubé et Marie José Thériault nous offrent une mémoire et un passé toujours vivants et signifiants. Ils permettent ainsi de suivre la démarche d’un créateur dans toutes ses dimensions et surtout, de comprendre comment la pensée et les thèmes porteurs de notre société s’enracinent dans les œuvres de certains précurseurs. Thériault a été un capteur de rêves et un sourcier.
Cet écrivain a marqué son époque et il est important qu’on lui donne sa place. Surtout qu’on signale son originalité. L’homme a échappé à toutes les théories de la littérature pour créer son propre chemin, s’appuyant sur une oralité qui a nourri notre imaginaire pendant des siècles. Nous avons tous le devoir de nous arrêter pour voir et entendre ceux qui ont élevé la voix il n’y a pas si longtemps. Cahiers Yves Thériault 1 et 2 comblent en partie cette carence. Il reste beaucoup à faire, on le comprend parce qu’Yves Thériault a su cerner notre appartenance au territoire américain comme pas un, le métissage et les grands problèmes qui se sont accentués depuis la publication de ses œuvres phares. Il est plus contemporain que jamais, toujours là, au cœur de l’actualité.


UNE VERSION DE CETTE CHRONIQUE EST PARUE DANS LETTRES QUÉBÉCOISES, DÉCEMBRE 2019.

CAHIERS YVES THÉRIAULT 2, sous la direction de RENALD BÉRUBÉ, Éditions LE DERNIER HAVRE, 286 pages, 14,95 $.
CONTES POUR UN HOMME SEUL, YVES THÉRIAULT, Éditions LE DERNIER HAVRE, 174 pages, 12,95 $.
BRÈVE HISTOIRE DE LA NOUVELLE (SHORT STORY) AUX ÉTATS-UNIS, RENALD BÉRUBÉ, Éditions LÉVESQUE ÉDITEUR, 2015, 232 pages, 27,00 $.

mardi 3 décembre 2019

BOUCHARD FAIT DU BIEN À L’ÂME

SERGE BOUCHARD CONTINUE d’écrire tout en animant une émission à la radio de Radio-Canada. L’allume-cigarette de la Chrysler noire est un ensemble de textes qu’il a d’abord conçus pour C’est fou où il présente une réflexion sur le sujet du jour, une sorte d’éditorial sans prétention où il livre sa pensée en triant dans ses souvenirs, des lectures et des expériences. Ce sont souvent de petits bijoux qui nous laissent le sourire aux lèvres, dans un mieux-être, pour ne pas dire une forme de bonheur. L’écrivain et philosophe arrive à nous pousser sur la route pour découvrir le continent, nous plonge dans une forêt, nous arrête près d’une épinette plusieurs fois centenaire, aborde le vieillissement, la mort ou encore l’amour, cet élixir de vie. Il secoue gentiment des concepts, des clichés, fait prendre conscience des gestes que nous répétons dans la suite des jours sans souvent prendre la peine de réfléchir sur le pourquoi et le comment de nos agissements.

Serge Bouchard, anthropologue, homme de radio, conférencier recherché, parcourt le Québec même s’il a du mal à se déplacer depuis quelques années. Il aborde à peu près tous les sujets, est considéré comme un sage chez les Innus de la Côte-Nord qu’il a beaucoup fréquentés et écoutés. C’est ce qu’il est avec le temps, une référence avec ses voyages au long cours, ses rencontres, ses lectures et surtout les questions qu’il ne cesse de secouer pour en montrer toutes les facettes. Il se passionne autant pour l’histoire de l’Amérique française, les activités des autochtones, leurs façons d’envisager la vie, la mort et l’amour. Il a sorti de l’ombre des figures méconnues qui ont parcouru l’Amérique au temps du canot et de la rame, y faisant commerce, s’ensauvageant souvent, fondant des relais qui deviendront des villes importantes des États-Unis comme Saint-Louis ou Chicago. Des voyageurs inquiétants pour le clergé, des inventeurs de pays, de « grands oubliés » dans la galerie d’une nation en manque de héros et qui se gave des modèles américains formatés dans les studios d’Hollywood. Le fameux cowboy fait rêver et fantasmer, mais cache aussi une incroyable tragédie, celle de l’humain contemporain avalé par sa solitude. Jack Kerouac n’est peut-être que l’un de ces égarés qui couraient derrière son ombre.

Cet homme mythique est le symbole de la liberté. Il représente le détachement absolu. Il ne parle qu’à son cheval qui, lui, n’a pas grand-chose à lui dire. Voilà l’homme léger, le nomade qui voyage sans le moindre bagage, pas même une valise, pas même un parapluie. Est-il heureux ? Je ne voudrais pas avoir à répondre à cette question. Il fuit peut-être son passé, il fuit des ombres et des fantômes, sa liberté pourrait bien être une évasion pathétique. La nuit venue, seul auprès de son maigre feu, une couverture sur le dos, il allume une cigarette et se demande : j’ai libéré ces gens du joug des oppresseurs, mais qui me libérera, moi, de mes peines ? (p.67)

Il ne faut pas oublier non plus que Serge Bouchard a comblé un trou béant de notre passé en signant Le peuple rieur avec sa complice Marie-Christine Lévesque. L’histoire des Innus, ces grands effacés qui trouvent enfin une place dans nos mémoires. Ces nomades qui disparaissaient à l’intérieur des terres pendant la saison des neiges pour ressurgir au printemps quand les rivières se libèrent des glaces et de leur silence.
Les Français leur ont préféré les Hurons-Wendats, ces sédentaires plus près de leurs habitudes et de l’agriculture. 

SOUVENIRS

J’adore quand le conteur et conférencier s’attarde à son enfance, à son père, un chauffeur de taxi, amateur de boxe, un sage à sa manière, un original et un indépendant tout comme sa mère qui passait ses journées le nez dans les livres et enseignait la fierté et la liberté à ses fils.

Ma mère aurait dû résider dans une bibliothèque publique, à plafonds hauts, à grandes colonnes, se retrouver à demeure au sein de la maison des livres, dans son petit coin, à lire en silence à longueur de journée. Elle a lu jusqu’au dernier filet de lumière. À quatre-vingt-treize ans, elle a perdu la vue. Ne pouvait plus voyager dans ses gros livres, ses yeux ne lui servant à rien, elle les a fermés à tout le reste. Sur sa table de chevet, ses lunettes et un exemplaire de son livre préféré entre tous. La Mère de Pearl Buck. (p.107)

Le titre de ce livre vient d’une anecdote, d’un coup pendable des enfants qui illustre le caractère de son père, son regard sur l’éducation qui n’est pas sans évoquer la manière des Innus qui ne punissaient jamais les jeunes. Ils préféraient leur faire découvrir par eux-mêmes ce qui était bien ou mal pour la communauté.
Tout retient l’attention de ce lecteur curieux de son environnement et des livres des grands philosophes, cet amoureux de la forêt, des arbres, des épinettes en particulier, de la vie lente et tranquille au bord d’une rivière qui emporte le temps tout doucement, le ronronnement d’un moteur qui peut vous mener au bout du monde. Parce qu’un voyage est toujours un recommencement. Un nomade ne trouve jamais son lieu d’arrivée ou de départ. Il se repose dans ses déplacements et ses errances qui répondent à ses besoins et à ceux de son clan.
J’aime quand il se tourne vers les jeux de son enfance, s’approche de certains héros comme Maurice Richard, des écrivains qui l’ont secoué et qui sont des compagnons de réflexion. Je pense au philosophe Vladimir Jankélévitch qui est devenu un frère en quelque sorte.

Personne ne me l’avait recommandé, j’ignorais tout de l’auteur. Ce fut un choc, je fus séduit, renversé, bouleversé. Jamais je n’avais lu une écriture aussi musicale, aussi originale, aussi raffinée, aussi libre. C’était il y a bien des années, en 1985 peut-être. J’allais par la suite et pendant une décennie lire et étudier l’ensemble de l’œuvre du philosophe, en plus de relire L’Ironie à deux reprises. (p.116)

Il n’hésite pas à secouer Montaigne, Pascal, des écrivains qui ont encore beaucoup à nous révéler et à nous dire. J’aime aussi quand il déboulonne des faux héros comme Sir John A. Macdonald qui semble le plus méprisable des hommes sous sa plume.

La Confédération canadienne de 1867 fut au contraire le fait d’une assemblée de développeurs véreux qui cherchaient fortune dans des échafaudages de complots immobiliers et de fraudes économiques réalisés à une échelle qui dépasse l’imagination. (p.173)

Des textes qui nous font mesurer la place de l’humain dans un espace, l’art de vivre et de respirer tout en cherchant un sens à certains gestes, des rencontres, des amours et ce désir de perpétuer l’espèce, de s’occuper de ses proches et de ses enfants.

ENVIRONNEMENT

Je ne sais si Serge Bouchard se considère comme un écologiste, mais il l’est certainement à sa manière. J’aime quand il parle de la ville, de la beauté que nous avons perdue en consentant à l’industrialisation et aux maisons préfabriquées, à la laideur commerciale et entrepreneuriale. Un art sacrifié à l’efficacité en cours de route, en accélérant vers le vite fait, l’éphémère qui est contraire à la réflexion, aux choses essentielles de la vie.

La rupture s’est produite ainsi : l’humain a brisé l’unité du monde en même temps que sa poésie le jour où il a tracé une ligne entre la nature et la culture en s’inventant des dieux et en prétendant dominer l’univers. Allez, multipliez-vous, abattez ces forêts, mettez la nature à votre botte, c’est-à-dire en valeur, créez de la richesse en désacralisant tout ce qui existe au profit de la raison, du nombre, de la croissance, de l’économie. En s’inventant un dieu unique, l’humain a renié sa propre nature. (p.185)

Peut-être qu’en nous pliant à un savoir-faire commercial, en s’abandonnant à une logique qui nous plonge dans la plus terrible des irrationalités, nous avons perdu le sens du sacré et de la contemplation, oublié qu’un arbre au bout d’un stationnement est important et nécessaire, qu’une rivière qui dérive doucement peut tout nous apprendre. Il m’a rappelé un voisin de Jonquière qui m’avait horripilé en abattant un érable plus que centenaire qui étendait ses branches et sa fraîcheur au-dessus de notre maison. L’homme qui courait tout le temps était fatigué de ramasser les feuilles à l’automne. Une terrible blessure dans le secteur, ajoutant un peu plus de laideur à la rue Sainte-Gertrude qui était si attirante lors de notre arrivée avec ses magnifiques arbres. Tous s’y sont mis. Le quartier est devenu horrible et nous avons dû partir.
Où est passé le sens de la beauté, l’art de vivre en nous abandonnant à la frénésie de la consommation, en consentant à voir le monde sur un petit écran qui ne fait pas plus grand que la main.

La voix n’a plus de valeur dans ce monde métallique qui reflète des opinions et qui se divertit de tout. Trop de voix numériques et transformées. (p.192)

J’aime quand Serge Bouchard s’attarde au corps qui s’use et se fatigue dans les soubresauts des jours. Il écrit des pages magnifiques sur ce sujet qui me touche toujours. Ça calme, ça apaise, parce que nous oublions la beauté formatée des écrans de télévision, du consommateur halluciné qui prend le volant et devient enfin un héros.
Serge Bouchard est de ces hommes lestés d’expériences et de sagesse qui trouvent de moins en moins de place dans notre monde. Le mot « retraite » le dit si bien. Nous mettons des gens en touche pour qu’ils ne dérangent pas, on les isole souvent dans des maisons où ils perdent contact avec les agités du quotidien. Surtout, ils n’agaceront personne avec leurs questions. Un mot moderne implanté avec la Révolution tranquille. Personne ne prenait sa retraite dans mon enfance à moins de faire une « retraite fermée » chez les moines du Lac-Bouchette. Ils étaient partout les vieux, vaillants et agissants comme mes grands-pères qui travaillaient de temps en temps, se donnaient la permission de réfléchir sur la galerie en fumant leur pipe. Ou encore les grands-mères qui berçaient les petits et leurs offraient des gâteries.
Il y a beaucoup à écrire sur cet enfermement dans le présent, de la jeunesse valorisée à outrance, de ces beaux jeunes vieux qui voyagent de par le monde pour n’embarrasser personne.
De courts textes qui touchent l’intelligence. Un livre important qui fait nous attarder sur une phrase, une pensée qui brille comme une lueur qui indique la direction à prendre, la route qui disparaît entre les arbres. Des réflexions dont je ne me lasse pas même si je les ai connues à la radio, même si j’entends la belle voix de Serge Bouchard me les murmurer à l’oreille quand je tourne les pages. Des textes qui rendent meilleur. C’est peut-être parce que Serge Bouchard est une sorte de chaman qui fait du bien à l’âme.


BOUCHARD SERGE, L’ALLUME-CIGARETTE DE LA CHRYSLER NOIRE, Éditions du BORÉAL, 2019, 248 pages, 25,95 $.




https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/allume-cigarette-chrysler-noire-2696.html

mardi 26 novembre 2019

LES RÉVOLTÉS DU GRAND NORD

LE NORD DEMEURE PEUT-ÊTRE L’UN des rares territoires du Québec qui continue de fasciner ceux et celles qui souhaitent connaître l’envers de notre monde aseptisé. Les lecteurs sont familiers avec les écrits de Jean Désy, de Naomi Fontaine, Juliana Léveillé-Trudel, Joséphine Bacon et An Antane Kapesh qui viennent enrichir le récit du Nunavit. Rares sont ceux qui y ont vu le jour cependant ou qui y ont fait leurs premiers pas. C’est certainement pourquoi Élisapie Isaac, née à Salluit, touche comme chanteuse et fascine. Une rêverie qui remonte aux romans d’Yves Thériault qui a été l’un des premiers à nous convier à l’aventure, à idéaliser ces manières de vivre et de composer avec une nature souvent hostile. Un monde que les écrivains apprivoisent lentement. Un regard qui nous fait comprendre que l'aventure est encore possible.

Marie-Pier Poulin a grandi chez les Inuit. Après, dans les villages qui ont poussé près des barrages. Elle connaît les gens du Nord, a ressenti leurs élans, leurs peines et leur colère. C’est pourquoi j’ai lu Débâcles avec respect et beaucoup d’attention. L’écrivaine présente des lieux peu fréquentés, permet de voir avec d’autres yeux ces populations, leur vécu et leurs aspirations.
Les missionnaires, très tôt, ont trouvé dans le Nord québécois, un terrain propice à l’évangélisation. Bien plus, cet espace leur offrait l’aventure et une occasion d’éprouver leurs croyances et leur foi. La fréquentation des autochtones aura souvent eu des effets imprévus, contraires à leurs aspirations premières.
Beaucoup ont changé en vivant avec ces nomades qui se déplaçaient avec les migrations des grands troupeaux de caribous. Ils ont dû mettre de côté leurs prétentions et faire confiance à ceux qu’ils venaient évangéliser. Ils ont rapidement réalisé que, dans ce pays impitoyable, c’étaient les Inuit qui détenaient la vérité. « Nous les Dénés, nous étions trop spirituels pour être religieux », expliquait un vieillard de Bechoko, chasseur et chaman lors de son témoignage devant une commission d’enquête sur les autochtones.
Ils se sont moulés à leurs habitudes, subjugués souvent par des hommes qui étaient des chefs, des femmes parfaitement adaptées à une nature qui ne fait jamais de faveurs. Malheureusement, certains témoignages récents démasquent certains religieux, révèlent le côté agresseur et prédateur de « ces porteurs de vérités ». C’est aussi ça la réalité, l’exploitation dans ce qu’elle a de plus odieux. Les Blancs, depuis des décennies, imposent leur façon de vivre dans ces territoires, bouleversent un ordre qui perd sa raison d’être.

MISSION
 
Le père Arthur Benoît arrive dans une communauté inuite où un commis de la Baie d’Hudson fait la loi, établit des prix pour les fourrures qui laissent les chasseurs dans l’indigence. Personne n’ose lui tenir tête. Tous finissent par céder le fruit de leurs trappages, n’ayant aucun pouvoir de négocier. Le missionnaire est témoin de cette exploitation éhontée, sans jamais pouvoir s’interposer.

Le grand chasseur de la toundra avait traversé une multitude de kilomètres pour son dû. Il était fier. Tristement, impuissant devant l’homme blanc, il finissait immanquablement par plier. L’Inuk fixait alors l’Anglais d’un air mauvais, comme pour enregistrer dans sa mémoire le visage de l’ennemi, et s’en retournait, claquant la porte derrière lui. Wilson reprenait sa routine, mais ses mouvements nerveux trahissaient son effroi. Il ne devrait jamais se perdre dans cet arrière-pays, car ces êtres humiliés, telle une meute de loups blessés, l’attendraient au détour. (p.24)

Le jésuite observe comme un anthropologue, garde une certaine distance, tombe vite sous les charmes de ces courageux qui se plient aux caprices de la nature, des saisons, des animaux toujours en mouvement. Le père Benoît est fasciné par un homme en particulier, l’un des guides de son clan qui a réponse à tous les problèmes qui surgissent. Chaque jour, nourrir ses proches et les membres de sa communauté, est un défi. Arnasuk devient son ami, son mentor. Parti pour imposer ses croyances, le religieux est vite convaincu par ces gens qui affrontent des dangers et des épreuves terribles. Surtout, il aime leur regard sur la vie, la mort qui effarouche tant les chrétiens.

DRAME

Arnasuk et sa femme périssent lors de la montée des eaux au printemps, quand la glace cède brusquement et libère les rivières. La tragédie laisse Piari, leur jeune fils qui a été témoin de la mort de ses parents, traumatisé, incapable de reprendre contact avec les siens. Le père Benoît prend cet enfant sous son aile pour l’aider, lui faire oublier le drame qui a cassé sa vie.
Il réussit à le sortir de sa torpeur grâce aux livres. Le jeune garçon démontre un appétit d’apprendre qui fascine le jésuite. Après un certain temps, il décide de retourner avec lui à Montréal pour des études et des soins particuliers.

Après d’interminables discussions, Arthur leur fit entendre que Piari n’était pas Arnasuk, qu’il était fragile, sensible, et que l’état dépressif dans lequel il était depuis près de trois mois permettait d’envisager le pire pour sa santé. Il avait besoin de soins qu’on ne trouvait pas ici. Ce sont les aînés de la communauté qui finirent par accepter l’évidence. Ils pouvaient faire confiance au missionnaire et savaient qu’ils laisseraient Piari entre bonnes mains. (p.44)

L’adaptation en ville ne sera pas facile pour le jeune garçon qui sent rapidement sa différence, le racisme de ses collègues. Il vivra une solitude terrible, lui qui a été habitué à la communauté, au groupe où tout appartient à tous sans distinction. Il se heurte à un monde individualiste où chacun tente d’en profiter le plus possible. Il se réfugie dans les livres, devient un premier de classe, choisira la médecine au contact d’un juif qui a connu l’ostracisme et le racisme. Ces rencontres avec ce psychologue humaniste transforment sa vie.

MUTATION

Piari s’impose par son savoir et ses connaissances. Le voilà en voie de devenir un Blanc, de s’intégrer à la société d’Anna son amoureuse. Toujours sous le regard bienveillant du jésuite qui s’occupe de lui comme un père peut le faire d’un fils.
L’idée de renouer avec ses racines et son peuple fait son chemin. Piari décide de retourner dans sa communauté, de remplacer le médecin qui n’en peut plus après des années d’efforts. Comment ne pas penser aux récits de Jean Désy qui se fait un plaisir de partager ses expériences auprès des autochtones dans ses écrits. Anna pourra le rejoindre un peu plus tard, quand un poste d’enseignante deviendra libre.
Piari a oublié les manières de faire de son peuple. Même sa langue. Il doit réapprendre l’inuktitut de ses parents. Peu à peu, le médecin comprend les préoccupations de la communauté, le rôle des hommes et des femmes, la patience des sages, les agissements des Blancs qui sont là pour les ressources naturelles, de ces étrangers qui imposent leur vision des choses, ravagent de grands espaces, rendent des façons millénaires de faire obsolètes. Bien plus, ces intervenants de passage se réfugient dans leurs quartiers et ne se mêlent pas souvent aux Inuit. C’est presque l’apartheid.

AFFRONTEMENT

Les chefs tentent de faire front commun avec les Cris, leurs voisins, de faire connaître leurs revendications au gouvernement du Québec face aux grands projets hydro-électriques. Peine perdue ! Ils ne sont jamais entendus ou écoutés. Les travaux sont annoncés. Les barrages vont noyer une partie de leurs territoires, bouleverser le pays. Voilà le résultat d’une invasion qui s’est faite lentement au cours des années.

Après ton départ, le père Benoît a été remplacé... Puis les Blancs sont arrivés, toujours plus nombreux. Ils ont ouvert le Comptoir de la Baie d’Hudson. Ils nous ont fourni des maisons de bois, toutes faites, qui ne fondent pas. Pour nous, c’est devenu plus facile. On pouvait se procurer toute sorte de choses en échange de quelques peaux. Alors on a cessé de se déplacer à l’intérieur du territoire. Puis ils ont imposé leurs lois. Des familles ont été relocalisées plus au nord. Des policiers ont abattu nos chiens... (p.163)

On connaît la Paix des braves négociée par le gouvernement de Bernard Landry avec les Cris, signée le 2 février 2002. Cette entente ne concerne pas les Inuit qui ont été laissés pour contre. En dernier recours, ces peuplades prennent les grands moyens, chassent les Québécois de leur village pour marquer leur opposition au projet et être écoutés par les dirigeants de Québec. Les étrangers doivent tout laisser derrière eux et monter dans l’avion.

Sidérés, les otages échangent des regards inquiets. Malgré leur désir de comprendre, ils gardent le silence. Leurs ravisseurs d’aujourd’hui sont tous des amis ou des voisins d’hier. Ils savent qu’ils n’ont pas affaire à des êtres violents. Mais ce matin, manifestement, les liens sont rompus. Les qallunaat se résignent à patienter, tant bien que mal. Certains se dévêtent et s’installent sur des chaises ou des matelas mis à leur disposition. Lentement, les autres les imitent, et la tension s’estompe dans la grande pièce surchauffée. (p.213)

Piari met ses pas dans ceux de son père, découvre sa place auprès de Lisi. Il rompt avec Anna, celle qui l’attend, qui espère encore venir le rejoindre. Peu à peu, Pierre s’efface et Piari peut respirer.
Bien sûr, on commence à prendre conscience des ravages de l’alcool et des drogues, de l’exploitation des Blancs qui assujettissent ce peuple de toutes les manières imaginables, des milieux de vie détruits, des projets qui ne tiennent jamais compte des rythmes des saisons et des premiers occupants. Marie-Pier Poulin montre très bien la dureté de la nature, sa beauté aussi, les changements brusques et le blizzard dans cette toundra fascinante, la neige dans un territoire vaste comme le monde. Un espace de paix, qui permet aux humains qui y habitent d’apprivoiser la solitude, une forme de spiritualité ou de sagesse.
Une voix particulière que celle de Marie-Pier Poulin qui décrit les revendications des Inuit qui n’en peuvent plus de subir la loi du Sud, une révolte dont on trop peu parlée. Des personnages fascinants, un texte émouvant qui fait encore une fois mieux voir ce pays du Nord, les contacts si mal vécus entre les Blancs et ces populations nomades que l’on a sédentarisées de force. Une découverte que ce premier roman de Marie-Pier Poulin, une voix qui touche et s’impose.


POULIN MARIE-PIER, DÉBÂCLES, Éditions SÉMAPHORE, 2019, 224 pages, 26,95 $.