jeudi 19 décembre 2019

UN LIVRE QUI FAIT DU BIEN À L'ÂME

Rafaële Germain
DOMINIQUE FORTIER ET RAFAËLE GERMAIN proposent un livre à quatre mains inclassable et fascinant. Les amies ont décidé de s’arrêter, de trouver le temps d’écrire quelques phrases pendant le jour, un paragraphe peut-être, pour saisir un moment particulier et le sauvegarder. Comme on peut le faire en prenant une photo, en glissant une feuille d’un arbre entre les pages d’un dictionnaire qui ne sert plus qu’à ça maintenant avec Internet. Des fulgurances où elles prennent conscience d’être dans leur corps et leur tête, dans un souffle ou un battement des paupières. Tant de beauté peut nous toucher : un mariage d’oiseaux dans un midi de septembre, un coucher de soleil ou encore la montée des outardes dans une promesse d’éternité, un chat qui s’avance dans le jardin, les propos d’un enfant qui se faufile entre deux secondes pour mordre dans la vie. 
Dominique Fortier

Le titre de ce magnifique livre (je mentionne l’édition et la facture) en dit long : Pour mémoire et en sous-titre, entre parenthèses : Petits miracles et cailloux blancs. Je ne trouve pas d’autres mots. Ce récit fait du bien, propose des bonheurs qui vous font frissonner dans un jour qui ne devrait jamais prendre fin ou quand la nostalgie s’installe, vous repousse dans l’enfance, dans un champ de trèfle avec des milliards d’insectes. Je pense à ces après-midi de décembre où la neige bleue s’étire autour de la maison et porte les arbres comme des offrandes. Je ferme les yeux et des moments reviennent, les pierres du granite rose de la rivière Ashuapmushuan de La Doré où nous avons passé des étés près des bassins et des cascades, avec les ouananiches qui nous surveillaient. Ces instants qui font croire que le paradis existe et que nous y respirons un mot à la main. Parce que l’éden, c’est bien connu, est une grande bibliothèque lumineuse où tous les livres des écrivains attendent avec un sourire.
Les pages de notre aventure se froissent lentement, effacent des bouts de phrases ou, au contraire, se gravent dans notre esprit. Ces moments d’éternité dans les yeux d’une mésange ou dans le creux d’un roman qui ne cessent de m’émerveiller.
Fortier et Germain se laissent emporter par le quotidien, s’appliquent à l’art de vivre et d’être. La vie dans sa banalité. Un caillou parfaitement rond trouvé sur une plage ou encore un bout de bois sculpté par l’eau et les saisons qui rappellent un animal étrange ou la triste figure de Don Quichotte. Une parole qui touche là où ça fait du bien. Je viens de vivre l’un de ces moments de grâce en écoutant la dernière entrevue de Monique Leyrac à la radio. Elle y parlait de ses chansons, des rencontres qui ont bousculé sa vie. J’en avais les larmes aux yeux. Une femme magnifique, surtout dans son grand âge.

SOUVENIRS

Faire durer le bonheur et lui donner du poids. Un peu comme on faisait avec les photos avant l’arrivée du numérique et de l’anarchie des selfies. Combien de temps j’ai passé devant un album qui marquait des moments vécus par ma famille. Des clichés mal classés qui ont fini par glisser dans l’oubli. Des hommes et des femmes, des parents certainement, des oncles et des tantes qui sont devenus des étrangers. Les jours les ont effacés de mes souvenirs. Le temps avale tout. Le travail de Dominique Fortier et Rafaële Germain protège ces moments de ce terrible naufrage.

C’est ainsi que nous avons cueilli au fil de deux saisons, tantôt dans la pénombre et tantôt dans la grisaille, une petite lumière qui scintille : phare, étoile ou mouche à feu, l’œil d’un grand héron, la nacre d’un coquillage, les paillettes sur la jupe d’une fillette de quatre ans-bientôt-cinq pour qui le monde entier est encore brillant comme un sou neuf. Cet ouvrage est un répertoire de miracles fragiles et minuscules que nous avons choisi de garder comme on conserve les fleurs entre les pages d’un livre pour pouvoir continuer à les admirer en hiver - une manière d’antidote au cynisme, à l’absurde, au découragement qui nous assaillent du dedans comme du dehors. Un tout petit acte de résistance. (p.7)

Pour laisser une trace, garder l’ombre d’un geste, un regard, un soupir qui se répand comme une grosse pivoine dans l’extravagance d’une fin de juin. Ces moments où le merle s’égosille dans un matin qui se transforme en boîte à musique, où une famille de canards s’installe près de la maison, les vagues de la mer qui poussent sur la côte les jours de beaux vents, un coquillage sur le sable comme un bijou oublié, le sourire d’une petite fille qui cherche une direction à la vie. Ces instants qui confirment que vous êtes là, dans un temps à nul autre pareil.
Ce peut aussi être une lecture, la question d’un ami qui arrive sans prévenir, une catastrophe. Il faut regarder aller Rafaële Germain, quand l’eau s’en prend à son quartier, lorsque la rivière s’invite dans son sous-sol. La famille monte dans une embarcation et circule dans les rues. Le désastre se transforme en jeu et en aventure. C’est ce qui s’appelle voir les choses autrement. Tout dans la vie a un bon côté.

Un rail de chemin de fer est constitué de trois parties : le patin, qui repose sur les traverses ; le champignon, sur lequel viennent s’installer les roues des trains ; enfin l’âme, le fil vertical qui relie les deux. Selon cette acception, le mot âme n’est pas un principe transcendant, ascendant et désincarné, mais plutôt une sorte de pont, un trait d’union reliant deux choses de nature différente - bois et métal ; terre et mouvement ; corps et rêve ; paysage et souvenir. (p.26)

Les deux amies s’échangent des réflexions, répondent parfois, pas tellement souvent, préférant s’avancer tout doucement dans le midi, s’inventer des chemins, rêver des sentiers d’écriture où il fait bon s’attarder.
Dominique Fortier fréquente la mer, ramasse des pierres étonnantes qui finissent par encombrer la maison j’en suis certain, recouvrir le bord des fenêtres ou encore le haut d’une armoire. Vivre près d’un lac ou d’une rivière, nous transforme en collectionneur de cailloux ou de morceaux de bois travaillés par l’eau et les saisons. Danielle, ma compagne, ne cesse de trouver des sculptures lors de ses promenades. Animaux étranges, oiseaux, reptiles et dernièrement, un Christ en croix d’une maigreur affolante.

CHEMINEMENT

Et voilà les amies qui vont dans leur monde, s’envoient des missives, comme des petits cadeaux que l’on s’offre comme ça, sans demander de retour. Un art de vivre peut-être. La joie que l’on surprend dans le regard d’une enfant qui découvre le bonheur de bouger et de respirer. Dominique Fortier, toujours un peu plus grave, et Rafaële Germain plus solaire dans les jours sombres, les nuits où tout semble nous glisser entre les doigts. Des recueillements pour réfléchir à l’amour, à la vie d’une mère, aux moments précieux avec les filles qui deviennent des adultes si rapidement, l’écriture bien sûr, la mort aussi qui finit par faire sa place parmi nos proches.

On ressemble plus aux arbres qu’on veut bien le croire. Il me semble que, comme eux, nous continuons de porter celui ou celle que nous étions à quatre, onze, trente ans. En nous sciant en deux, on verrait toutes ces personnes imbriquées, de la plus petite à la plus grande, comme des poupées russes. (p.91)

Un livre que j’ai lu en m’arrêtant à chaque phrase, pour soupeser chaque mot et en mesurer tout le poids et la saveur. Ces riens qui font la beauté de la vie et des jours, ces instants que nous éloignons trop souvent d’un mouvement de la main ou d'un signe de la tête.
Un voyage au pays du quotidien, des rencontres, un sourire dans une éternité qui se recroqueville dans le coucher du soleil, un débordement d’existence qui nous fait prendre conscience que l’on est certainement immortel, les pieds dans le sable, dans un été que l’on traverse à bicyclette, suivant une petite fille qui pédale vaillamment vers l’avenir.

La joie est un luxe - nous sommes en train d’écrire un catalogue de luxe. (p.79)

Pour mémoire est un livre précieux comme je les aime. Ces fragments portent à la réflexion, à cette lenteur si chère à Serge Bouchard, à voir le monde et la nature autrement, à retrouver l’enfant qui se recroqueville en soi quand on a l’impression que tout nous échappe. J’aime les échafaudages du quotidien, les matins arrêtés et silencieux, les fins de jour comme des sourires dans un ciel où les mouettes tournent inlassablement, ces plages de froidure qui vous font vous attarder au coin du feu, avec un chat qui ronronne sur vos genoux pour vous rappeler que ne rien faire est déjà tout un travail. Et après, vous vous faufilez dans une histoire ou un récit pour vous échapper tout doucement. Depuis ma première lecture, je rouvre souvent le coffre à souvenirs de Rafaële Germain et Dominique Fortier pour en savourer chaque mot comme un chocolat fondant. Oui, ce livre rend plus vivant et fait du bien à l’âme.


FORTIER DOMINIQUE, GERMAIN RAFAËLE ; POUR MÉMOIRE (Petits miracles et cailloux blancs), ÉDITIONS ALTO, 177 pages, 23,95 $.
https://editionsalto.com/catalogue/pour-memoire/

jeudi 12 décembre 2019

THÉRIAULT, MAGE ET PROPHÈTE

YVES THÉRIAULT OCCUPE UNE place importante dans notre littérature et pourtant peu de spécialistes s’y attardent. Ce pionnier a inventé pour ainsi dire le métier d’écrivain professionnel au Québec, vivant de sa plume, dépensant sa grande énergie dans de nombreux médias, multipliant des textes qui ont été diffusés au Canada anglais et au Québec. Auteurs de livres à succès, il est aussi l’un des premiers à rêver le Nord, un territoire qui continue de fasciner nombre de romanciers contemporains. Un précurseur également en faisant une place aux autochtones dans ses récits, ouvrant le chemin aux Innus et Inuit qui s’imposent depuis quelques années. Autodidacte, cet original a encore beaucoup à nous dire et c’est pourquoi il faut retourner à ses écrits les plus marquants. Sa fille Marie José Thériault, avec les Éditions Le dernier havre, met en valeur l’œuvre de son père avec l’aide de quelques collaborateurs, dont Renald Bérubé. Yves Thériault mériterait amplement d’avoir une biographie fouillée qui prolongerait le travail de Victor-Lévy Beaulieu qui lui a consacré un essai en 1999 avec Un loup nommé Yves Thériault.

J’ai croisé Yves Thériault une fois, au Salon du livre de Montréal. Il venait de publier L’herbe de tendresse chez VLB Éditeur. J’y présentais La mort d’Alexandre. C’était en 1982. L’écrivain m’impressionnait. J’avais connu alors un redoutable vendeur qui m’avait accueilli dans le stand comme si nous nous avions vécu dans le même village depuis toujours. Il interpellait les visiteurs, discutait avec tout le monde, me présentait à tous, me montrant qu’un auteur devait se démener pour qu’un livre trouve son lecteur. Je ne pouvais que demeurer un peu en retrait, pas du tout convaincu de pouvoir en faire autant.
J’ai parcouru Agaguk il y a bien longtemps et il y a encore bien des romans et des récits de cet écrivain qui m’attendent. Et pour signaler mes carences, Renald Bérubé, ça ne peut venir que de lui, m’a fait parvenir Cahiers Yves Thériault 2 et la réédition de Contes pour homme seul. Grand savant et connaisseur des textes courts (Bérubé a publié une remarquable synthèse de la nouvelle et de la « short story » aux États-Unis), l’enseignant dirige cette deuxième mouture des cahiers où des écrivains et des chercheurs se penchent sur le travail de Thériault, démontrant la place particulière qu’il occupe dans notre monde de la fiction.
Les universitaires arpentent la littérature (du moins ceux qui lisent) et arrivent à ranimer des œuvres qui sombrent dans l’oubli malgré leurs qualités. 
L’occasion est bonne pour s’attarder à Yves Thériault. L’année 2019 marque le 75e anniversaire de la parution de Contes pour un homme seul publié en 1944 aux Éditions de l’Arbre, la maison qui offrira aussi Le torrent d’Anne Hébert
Un groupe dirigé par Renald Bérubé remet dans l’actualité des ouvrages que l’on a tendance à oublier, happés que nous sommes par les publications contemporaines qui se multiplient comme les pains d’un boulanger qui a perdu le sens de la mesure. Pourtant, une littérature ne peut exister sans les fictions qui ont ouvert des pistes et secoué des problématiques qui sont toujours bien présentes dans notre société. Il faut connaître les chemins des écrivains pour mieux saisir les romans de maintenant.
Les études de Cahiers Yves Thériault 2 présentent la géographie des textes, quelques personnages qui traversent ses histoires et donnent une forme d’ossature à une œuvre qui prend des directions souvent étonnantes.
Conteur avant tout, c’est lui qui l’a répété, Contes pour un homme seul, le titre le dit bien, est marqué par le genre. Rarement dans la tradition orale on s’attarde aux lieux et à l’époque. « Il était une fois » et nous voilà dans un monde rêvé et plus vrai que le réel. Thériault a gardé cette habitude. Le Nord, la Gaspésie, la Côte-Nord, la mer, le fleuve. Juste assez pour ne pas avoir le vertige, pour s’inventer une topographie personnelle du conte et ne pas perdre pied.

TÂCHE IMMENSE

Pas une tâche facile que de traverser la production de Thériault. Ses textes courts et ses contes pour la radio font environ 7000 pages selon les spécialistes. Et, ce qui est moins su du grand public, une partie de son travail a été écrit en anglais et reste à découvrir par les lecteurs francophones.
Comment aborder une œuvre aussi foisonnante qui a secoué le Québec, une littérature qui a enfoncé ses racines en cette terre d’Amérique qu’il fallait montrer et inventer par les mots ? Les participants à ce deuxième cahier, une douzaine en tout, décrivent l’importance des autochtones dans ses récits, la présence du Nord, la nature obsédante qui devient souvent un personnage terrifiant, les « invasions barbares » des Blancs qui bouleversent l’espace physique et humain des Innus et des Inuit.
La dernière campagne électorale fédérale a placé l’environnement et les changements climatiques parmi les priorités des politiciens, donnant ainsi raison à Yves Thériault qui était sensible à cette question il y a 70 ans. 
Avec Agaguk en 1958, il met en scène la vie de ces nomades que les contacts avec les Blancs bousculent et altèrent à jamais. On connaît les difficultés que vivent ces femmes et ces hommes. Chaque nouvelle publication qui nous entraîne dans les pays du Grand Nord ajoute une page à la tragédie sans nom. Je signale le dernier roman de Felicia Mihali, Le tarot de Cheffersville qui donne froid dans le dos.
Thériault a été l’un des premiers à s’éloigner des villes pour plonger dans le vertige et la perte de sens, une nature que l’on saccage, à s’intéresser à ces populations que l’on a déboussolées et désorientées. En ce sens, Audrée Wilhelmy avec Blanc Résine, renoue avec le grand-père spirituel qu’est l’auteur du Dompteur d’ours en confrontant le nomadisme et le sédentarisme, en décrivant les ravages effectués par une exploitation minière qui s’installe dans ce milieu fragile.
Plusieurs romanciers sont les héritiers de ce grand conteur et homme de paroles qu’a été Yves Thériault. Je pense à Jean Désy, Paul Bussières, Isabelle Larouche, Marie-Pier Poulin et Juliana Léveillée-Trudel. La liste peut s’allonger comme ces rivières qui baignent le Nunavut et font saliver Hydro-Québec. Une manière de passer la parole aux écrivaines autochtones qui savent si bien décrire leur réalité. Il faut lire Naomie Fontaine, Natasha Kanapée Fontaine, Joséphine Bacon et Marie-André Gill qui sont de plus en plus entendues ici comme ailleurs.
Les textes de Thériault font comprendre que la littérature, la nécessaire, se moque du temps, des balises et des enfermements. Tout comme le grand rire de Renald Bérubé secoue les rives du Saint-Laurent et devient contagieux quand il aborde l’univers de ses écrivains préférés.

CONTES POUR…

N’ayant pas parcouru Contes pour un homme seul ou ne me souvenant pas l’avoir fait, je devais remédier à cette carence. Que de trous dans ma culture, étant un lecteur sauvage qui se laisse entraîner souvent dans des sentiers que je n’avais pas remarqués ! Je me suis avancé sur la pointe des pieds, un soir de lune, alors que le vent dormait dans la dune.
J’aime les contes, tout le monde le sait. Je me suis souvent risqué dans des histoires traditionnelles ou personnelles devant des gens qui ne demandaient qu’à croire mes menteries. Je ne suis pas Fred Pellerin, mais je connais deux ou trois récits qui ont fait frémir bien des spectateurs, surtout quand je m’attarde aux premiers bâillements de mon village de La Doré.
Cette parole qui se faufile entre l’oralité et l’écrit dans Contes pour un homme seul m’a saisi dès les premières pages. Thériault manipule la langue et la pousse dans des dimensions étonnantes. C’est plus encore : des battements des tambours qui vous emportent au loin, dans un monde où le réel et l’imaginaire cohabitent et donnent une autre dimension à la vie.
Quel plaisir de suivre le Troublé, ce marginal qui se tient loin des villageois, ce prophète que certains croient idiot et qui se montre un mage. Un héros qui migrera dans la littérature de Thériault, mais qui s’imposera aussi dans nombre d’oeuvres au Québec. Chez Thériault, la folie est une forme de conscience aiguë de l’existence et des épreuves que nous devons traverser.
L’écrivain confronte cette fatalité qui broie ses personnages, les maintient entre la vie et la mort, provoque des drames qui dépassent l’entendement. Certaines réalités s’accrochent aux épaules des hommes et des femmes même s’ils se croient immunisés et capables de tout.

TRAVAIL IMPORTANT

Renald Bérubé et Marie José Thériault nous offrent une mémoire et un passé toujours vivants et signifiants. Ils permettent ainsi de suivre la démarche d’un créateur dans toutes ses dimensions et surtout, de comprendre comment la pensée et les thèmes porteurs de notre société s’enracinent dans les œuvres de certains précurseurs. Thériault a été un capteur de rêves et un sourcier.
Cet écrivain a marqué son époque et il est important qu’on lui donne sa place. Surtout qu’on signale son originalité. L’homme a échappé à toutes les théories de la littérature pour créer son propre chemin, s’appuyant sur une oralité qui a nourri notre imaginaire pendant des siècles. Nous avons tous le devoir de nous arrêter pour voir et entendre ceux qui ont élevé la voix il n’y a pas si longtemps. Cahiers Yves Thériault 1 et 2 comblent en partie cette carence. Il reste beaucoup à faire, on le comprend parce qu’Yves Thériault a su cerner notre appartenance au territoire américain comme pas un, le métissage et les grands problèmes qui se sont accentués depuis la publication de ses œuvres phares. Il est plus contemporain que jamais, toujours là, au cœur de l’actualité.


UNE VERSION DE CETTE CHRONIQUE EST PARUE DANS LETTRES QUÉBÉCOISES, DÉCEMBRE 2019.

CAHIERS YVES THÉRIAULT 2, sous la direction de RENALD BÉRUBÉ, Éditions LE DERNIER HAVRE, 286 pages, 14,95 $.
CONTES POUR UN HOMME SEUL, YVES THÉRIAULT, Éditions LE DERNIER HAVRE, 174 pages, 12,95 $.
BRÈVE HISTOIRE DE LA NOUVELLE (SHORT STORY) AUX ÉTATS-UNIS, RENALD BÉRUBÉ, Éditions LÉVESQUE ÉDITEUR, 2015, 232 pages, 27,00 $.

mardi 3 décembre 2019

BOUCHARD FAIT DU BIEN À L’ÂME

SERGE BOUCHARD CONTINUE d’écrire tout en animant une émission à la radio de Radio-Canada. L’allume-cigarette de la Chrysler noire est un ensemble de textes qu’il a d’abord conçus pour C’est fou où il présente une réflexion sur le sujet du jour, une sorte d’éditorial sans prétention où il livre sa pensée en triant dans ses souvenirs, des lectures et des expériences. Ce sont souvent de petits bijoux qui nous laissent le sourire aux lèvres, dans un mieux-être, pour ne pas dire une forme de bonheur. L’écrivain et philosophe arrive à nous pousser sur la route pour découvrir le continent, nous plonge dans une forêt, nous arrête près d’une épinette plusieurs fois centenaire, aborde le vieillissement, la mort ou encore l’amour, cet élixir de vie. Il secoue gentiment des concepts, des clichés, fait prendre conscience des gestes que nous répétons dans la suite des jours sans souvent prendre la peine de réfléchir sur le pourquoi et le comment de nos agissements.

Serge Bouchard, anthropologue, homme de radio, conférencier recherché, parcourt le Québec même s’il a du mal à se déplacer depuis quelques années. Il aborde à peu près tous les sujets, est considéré comme un sage chez les Innus de la Côte-Nord qu’il a beaucoup fréquentés et écoutés. C’est ce qu’il est avec le temps, une référence avec ses voyages au long cours, ses rencontres, ses lectures et surtout les questions qu’il ne cesse de secouer pour en montrer toutes les facettes. Il se passionne autant pour l’histoire de l’Amérique française, les activités des autochtones, leurs façons d’envisager la vie, la mort et l’amour. Il a sorti de l’ombre des figures méconnues qui ont parcouru l’Amérique au temps du canot et de la rame, y faisant commerce, s’ensauvageant souvent, fondant des relais qui deviendront des villes importantes des États-Unis comme Saint-Louis ou Chicago. Des voyageurs inquiétants pour le clergé, des inventeurs de pays, de « grands oubliés » dans la galerie d’une nation en manque de héros et qui se gave des modèles américains formatés dans les studios d’Hollywood. Le fameux cowboy fait rêver et fantasmer, mais cache aussi une incroyable tragédie, celle de l’humain contemporain avalé par sa solitude. Jack Kerouac n’est peut-être que l’un de ces égarés qui couraient derrière son ombre.

Cet homme mythique est le symbole de la liberté. Il représente le détachement absolu. Il ne parle qu’à son cheval qui, lui, n’a pas grand-chose à lui dire. Voilà l’homme léger, le nomade qui voyage sans le moindre bagage, pas même une valise, pas même un parapluie. Est-il heureux ? Je ne voudrais pas avoir à répondre à cette question. Il fuit peut-être son passé, il fuit des ombres et des fantômes, sa liberté pourrait bien être une évasion pathétique. La nuit venue, seul auprès de son maigre feu, une couverture sur le dos, il allume une cigarette et se demande : j’ai libéré ces gens du joug des oppresseurs, mais qui me libérera, moi, de mes peines ? (p.67)

Il ne faut pas oublier non plus que Serge Bouchard a comblé un trou béant de notre passé en signant Le peuple rieur avec sa complice Marie-Christine Lévesque. L’histoire des Innus, ces grands effacés qui trouvent enfin une place dans nos mémoires. Ces nomades qui disparaissaient à l’intérieur des terres pendant la saison des neiges pour ressurgir au printemps quand les rivières se libèrent des glaces et de leur silence.
Les Français leur ont préféré les Hurons-Wendats, ces sédentaires plus près de leurs habitudes et de l’agriculture. 

SOUVENIRS

J’adore quand le conteur et conférencier s’attarde à son enfance, à son père, un chauffeur de taxi, amateur de boxe, un sage à sa manière, un original et un indépendant tout comme sa mère qui passait ses journées le nez dans les livres et enseignait la fierté et la liberté à ses fils.

Ma mère aurait dû résider dans une bibliothèque publique, à plafonds hauts, à grandes colonnes, se retrouver à demeure au sein de la maison des livres, dans son petit coin, à lire en silence à longueur de journée. Elle a lu jusqu’au dernier filet de lumière. À quatre-vingt-treize ans, elle a perdu la vue. Ne pouvait plus voyager dans ses gros livres, ses yeux ne lui servant à rien, elle les a fermés à tout le reste. Sur sa table de chevet, ses lunettes et un exemplaire de son livre préféré entre tous. La Mère de Pearl Buck. (p.107)

Le titre de ce livre vient d’une anecdote, d’un coup pendable des enfants qui illustre le caractère de son père, son regard sur l’éducation qui n’est pas sans évoquer la manière des Innus qui ne punissaient jamais les jeunes. Ils préféraient leur faire découvrir par eux-mêmes ce qui était bien ou mal pour la communauté.
Tout retient l’attention de ce lecteur curieux de son environnement et des livres des grands philosophes, cet amoureux de la forêt, des arbres, des épinettes en particulier, de la vie lente et tranquille au bord d’une rivière qui emporte le temps tout doucement, le ronronnement d’un moteur qui peut vous mener au bout du monde. Parce qu’un voyage est toujours un recommencement. Un nomade ne trouve jamais son lieu d’arrivée ou de départ. Il se repose dans ses déplacements et ses errances qui répondent à ses besoins et à ceux de son clan.
J’aime quand il se tourne vers les jeux de son enfance, s’approche de certains héros comme Maurice Richard, des écrivains qui l’ont secoué et qui sont des compagnons de réflexion. Je pense au philosophe Vladimir Jankélévitch qui est devenu un frère en quelque sorte.

Personne ne me l’avait recommandé, j’ignorais tout de l’auteur. Ce fut un choc, je fus séduit, renversé, bouleversé. Jamais je n’avais lu une écriture aussi musicale, aussi originale, aussi raffinée, aussi libre. C’était il y a bien des années, en 1985 peut-être. J’allais par la suite et pendant une décennie lire et étudier l’ensemble de l’œuvre du philosophe, en plus de relire L’Ironie à deux reprises. (p.116)

Il n’hésite pas à secouer Montaigne, Pascal, des écrivains qui ont encore beaucoup à nous révéler et à nous dire. J’aime aussi quand il déboulonne des faux héros comme Sir John A. Macdonald qui semble le plus méprisable des hommes sous sa plume.

La Confédération canadienne de 1867 fut au contraire le fait d’une assemblée de développeurs véreux qui cherchaient fortune dans des échafaudages de complots immobiliers et de fraudes économiques réalisés à une échelle qui dépasse l’imagination. (p.173)

Des textes qui nous font mesurer la place de l’humain dans un espace, l’art de vivre et de respirer tout en cherchant un sens à certains gestes, des rencontres, des amours et ce désir de perpétuer l’espèce, de s’occuper de ses proches et de ses enfants.

ENVIRONNEMENT

Je ne sais si Serge Bouchard se considère comme un écologiste, mais il l’est certainement à sa manière. J’aime quand il parle de la ville, de la beauté que nous avons perdue en consentant à l’industrialisation et aux maisons préfabriquées, à la laideur commerciale et entrepreneuriale. Un art sacrifié à l’efficacité en cours de route, en accélérant vers le vite fait, l’éphémère qui est contraire à la réflexion, aux choses essentielles de la vie.

La rupture s’est produite ainsi : l’humain a brisé l’unité du monde en même temps que sa poésie le jour où il a tracé une ligne entre la nature et la culture en s’inventant des dieux et en prétendant dominer l’univers. Allez, multipliez-vous, abattez ces forêts, mettez la nature à votre botte, c’est-à-dire en valeur, créez de la richesse en désacralisant tout ce qui existe au profit de la raison, du nombre, de la croissance, de l’économie. En s’inventant un dieu unique, l’humain a renié sa propre nature. (p.185)

Peut-être qu’en nous pliant à un savoir-faire commercial, en s’abandonnant à une logique qui nous plonge dans la plus terrible des irrationalités, nous avons perdu le sens du sacré et de la contemplation, oublié qu’un arbre au bout d’un stationnement est important et nécessaire, qu’une rivière qui dérive doucement peut tout nous apprendre. Il m’a rappelé un voisin de Jonquière qui m’avait horripilé en abattant un érable plus que centenaire qui étendait ses branches et sa fraîcheur au-dessus de notre maison. L’homme qui courait tout le temps était fatigué de ramasser les feuilles à l’automne. Une terrible blessure dans le secteur, ajoutant un peu plus de laideur à la rue Sainte-Gertrude qui était si attirante lors de notre arrivée avec ses magnifiques arbres. Tous s’y sont mis. Le quartier est devenu horrible et nous avons dû partir.
Où est passé le sens de la beauté, l’art de vivre en nous abandonnant à la frénésie de la consommation, en consentant à voir le monde sur un petit écran qui ne fait pas plus grand que la main.

La voix n’a plus de valeur dans ce monde métallique qui reflète des opinions et qui se divertit de tout. Trop de voix numériques et transformées. (p.192)

J’aime quand Serge Bouchard s’attarde au corps qui s’use et se fatigue dans les soubresauts des jours. Il écrit des pages magnifiques sur ce sujet qui me touche toujours. Ça calme, ça apaise, parce que nous oublions la beauté formatée des écrans de télévision, du consommateur halluciné qui prend le volant et devient enfin un héros.
Serge Bouchard est de ces hommes lestés d’expériences et de sagesse qui trouvent de moins en moins de place dans notre monde. Le mot « retraite » le dit si bien. Nous mettons des gens en touche pour qu’ils ne dérangent pas, on les isole souvent dans des maisons où ils perdent contact avec les agités du quotidien. Surtout, ils n’agaceront personne avec leurs questions. Un mot moderne implanté avec la Révolution tranquille. Personne ne prenait sa retraite dans mon enfance à moins de faire une « retraite fermée » chez les moines du Lac-Bouchette. Ils étaient partout les vieux, vaillants et agissants comme mes grands-pères qui travaillaient de temps en temps, se donnaient la permission de réfléchir sur la galerie en fumant leur pipe. Ou encore les grands-mères qui berçaient les petits et leurs offraient des gâteries.
Il y a beaucoup à écrire sur cet enfermement dans le présent, de la jeunesse valorisée à outrance, de ces beaux jeunes vieux qui voyagent de par le monde pour n’embarrasser personne.
De courts textes qui touchent l’intelligence. Un livre important qui fait nous attarder sur une phrase, une pensée qui brille comme une lueur qui indique la direction à prendre, la route qui disparaît entre les arbres. Des réflexions dont je ne me lasse pas même si je les ai connues à la radio, même si j’entends la belle voix de Serge Bouchard me les murmurer à l’oreille quand je tourne les pages. Des textes qui rendent meilleur. C’est peut-être parce que Serge Bouchard est une sorte de chaman qui fait du bien à l’âme.


BOUCHARD SERGE, L’ALLUME-CIGARETTE DE LA CHRYSLER NOIRE, Éditions du BORÉAL, 2019, 248 pages, 25,95 $.




https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/allume-cigarette-chrysler-noire-2696.html