mardi 26 novembre 2019

LES RÉVOLTÉS DU GRAND NORD

LE NORD DEMEURE PEUT-ÊTRE L’UN des rares territoires du Québec qui continue de fasciner ceux et celles qui souhaitent connaître l’envers de notre monde aseptisé. Les lecteurs sont familiers avec les écrits de Jean Désy, de Naomi Fontaine, Juliana Léveillé-Trudel, Joséphine Bacon et An Antane Kapesh qui viennent enrichir le récit du Nunavit. Rares sont ceux qui y ont vu le jour cependant ou qui y ont fait leurs premiers pas. C’est certainement pourquoi Élisapie Isaac, née à Salluit, touche comme chanteuse et fascine. Une rêverie qui remonte aux romans d’Yves Thériault qui a été l’un des premiers à nous convier à l’aventure, à idéaliser ces manières de vivre et de composer avec une nature souvent hostile. Un monde que les écrivains apprivoisent lentement. Un regard qui nous fait comprendre que l'aventure est encore possible.

Marie-Pier Poulin a grandi chez les Inuit. Après, dans les villages qui ont poussé près des barrages. Elle connaît les gens du Nord, a ressenti leurs élans, leurs peines et leur colère. C’est pourquoi j’ai lu Débâcles avec respect et beaucoup d’attention. L’écrivaine présente des lieux peu fréquentés, permet de voir avec d’autres yeux ces populations, leur vécu et leurs aspirations.
Les missionnaires, très tôt, ont trouvé dans le Nord québécois, un terrain propice à l’évangélisation. Bien plus, cet espace leur offrait l’aventure et une occasion d’éprouver leurs croyances et leur foi. La fréquentation des autochtones aura souvent eu des effets imprévus, contraires à leurs aspirations premières.
Beaucoup ont changé en vivant avec ces nomades qui se déplaçaient avec les migrations des grands troupeaux de caribous. Ils ont dû mettre de côté leurs prétentions et faire confiance à ceux qu’ils venaient évangéliser. Ils ont rapidement réalisé que, dans ce pays impitoyable, c’étaient les Inuit qui détenaient la vérité. « Nous les Dénés, nous étions trop spirituels pour être religieux », expliquait un vieillard de Bechoko, chasseur et chaman lors de son témoignage devant une commission d’enquête sur les autochtones.
Ils se sont moulés à leurs habitudes, subjugués souvent par des hommes qui étaient des chefs, des femmes parfaitement adaptées à une nature qui ne fait jamais de faveurs. Malheureusement, certains témoignages récents démasquent certains religieux, révèlent le côté agresseur et prédateur de « ces porteurs de vérités ». C’est aussi ça la réalité, l’exploitation dans ce qu’elle a de plus odieux. Les Blancs, depuis des décennies, imposent leur façon de vivre dans ces territoires, bouleversent un ordre qui perd sa raison d’être.

MISSION
 
Le père Arthur Benoît arrive dans une communauté inuite où un commis de la Baie d’Hudson fait la loi, établit des prix pour les fourrures qui laissent les chasseurs dans l’indigence. Personne n’ose lui tenir tête. Tous finissent par céder le fruit de leurs trappages, n’ayant aucun pouvoir de négocier. Le missionnaire est témoin de cette exploitation éhontée, sans jamais pouvoir s’interposer.

Le grand chasseur de la toundra avait traversé une multitude de kilomètres pour son dû. Il était fier. Tristement, impuissant devant l’homme blanc, il finissait immanquablement par plier. L’Inuk fixait alors l’Anglais d’un air mauvais, comme pour enregistrer dans sa mémoire le visage de l’ennemi, et s’en retournait, claquant la porte derrière lui. Wilson reprenait sa routine, mais ses mouvements nerveux trahissaient son effroi. Il ne devrait jamais se perdre dans cet arrière-pays, car ces êtres humiliés, telle une meute de loups blessés, l’attendraient au détour. (p.24)

Le jésuite observe comme un anthropologue, garde une certaine distance, tombe vite sous les charmes de ces courageux qui se plient aux caprices de la nature, des saisons, des animaux toujours en mouvement. Le père Benoît est fasciné par un homme en particulier, l’un des guides de son clan qui a réponse à tous les problèmes qui surgissent. Chaque jour, nourrir ses proches et les membres de sa communauté, est un défi. Arnasuk devient son ami, son mentor. Parti pour imposer ses croyances, le religieux est vite convaincu par ces gens qui affrontent des dangers et des épreuves terribles. Surtout, il aime leur regard sur la vie, la mort qui effarouche tant les chrétiens.

DRAME

Arnasuk et sa femme périssent lors de la montée des eaux au printemps, quand la glace cède brusquement et libère les rivières. La tragédie laisse Piari, leur jeune fils qui a été témoin de la mort de ses parents, traumatisé, incapable de reprendre contact avec les siens. Le père Benoît prend cet enfant sous son aile pour l’aider, lui faire oublier le drame qui a cassé sa vie.
Il réussit à le sortir de sa torpeur grâce aux livres. Le jeune garçon démontre un appétit d’apprendre qui fascine le jésuite. Après un certain temps, il décide de retourner avec lui à Montréal pour des études et des soins particuliers.

Après d’interminables discussions, Arthur leur fit entendre que Piari n’était pas Arnasuk, qu’il était fragile, sensible, et que l’état dépressif dans lequel il était depuis près de trois mois permettait d’envisager le pire pour sa santé. Il avait besoin de soins qu’on ne trouvait pas ici. Ce sont les aînés de la communauté qui finirent par accepter l’évidence. Ils pouvaient faire confiance au missionnaire et savaient qu’ils laisseraient Piari entre bonnes mains. (p.44)

L’adaptation en ville ne sera pas facile pour le jeune garçon qui sent rapidement sa différence, le racisme de ses collègues. Il vivra une solitude terrible, lui qui a été habitué à la communauté, au groupe où tout appartient à tous sans distinction. Il se heurte à un monde individualiste où chacun tente d’en profiter le plus possible. Il se réfugie dans les livres, devient un premier de classe, choisira la médecine au contact d’un juif qui a connu l’ostracisme et le racisme. Ces rencontres avec ce psychologue humaniste transforment sa vie.

MUTATION

Piari s’impose par son savoir et ses connaissances. Le voilà en voie de devenir un Blanc, de s’intégrer à la société d’Anna son amoureuse. Toujours sous le regard bienveillant du jésuite qui s’occupe de lui comme un père peut le faire d’un fils.
L’idée de renouer avec ses racines et son peuple fait son chemin. Piari décide de retourner dans sa communauté, de remplacer le médecin qui n’en peut plus après des années d’efforts. Comment ne pas penser aux récits de Jean Désy qui se fait un plaisir de partager ses expériences auprès des autochtones dans ses écrits. Anna pourra le rejoindre un peu plus tard, quand un poste d’enseignante deviendra libre.
Piari a oublié les manières de faire de son peuple. Même sa langue. Il doit réapprendre l’inuktitut de ses parents. Peu à peu, le médecin comprend les préoccupations de la communauté, le rôle des hommes et des femmes, la patience des sages, les agissements des Blancs qui sont là pour les ressources naturelles, de ces étrangers qui imposent leur vision des choses, ravagent de grands espaces, rendent des façons millénaires de faire obsolètes. Bien plus, ces intervenants de passage se réfugient dans leurs quartiers et ne se mêlent pas souvent aux Inuit. C’est presque l’apartheid.

AFFRONTEMENT

Les chefs tentent de faire front commun avec les Cris, leurs voisins, de faire connaître leurs revendications au gouvernement du Québec face aux grands projets hydro-électriques. Peine perdue ! Ils ne sont jamais entendus ou écoutés. Les travaux sont annoncés. Les barrages vont noyer une partie de leurs territoires, bouleverser le pays. Voilà le résultat d’une invasion qui s’est faite lentement au cours des années.

Après ton départ, le père Benoît a été remplacé... Puis les Blancs sont arrivés, toujours plus nombreux. Ils ont ouvert le Comptoir de la Baie d’Hudson. Ils nous ont fourni des maisons de bois, toutes faites, qui ne fondent pas. Pour nous, c’est devenu plus facile. On pouvait se procurer toute sorte de choses en échange de quelques peaux. Alors on a cessé de se déplacer à l’intérieur du territoire. Puis ils ont imposé leurs lois. Des familles ont été relocalisées plus au nord. Des policiers ont abattu nos chiens... (p.163)

On connaît la Paix des braves négociée par le gouvernement de Bernard Landry avec les Cris, signée le 2 février 2002. Cette entente ne concerne pas les Inuit qui ont été laissés pour contre. En dernier recours, ces peuplades prennent les grands moyens, chassent les Québécois de leur village pour marquer leur opposition au projet et être écoutés par les dirigeants de Québec. Les étrangers doivent tout laisser derrière eux et monter dans l’avion.

Sidérés, les otages échangent des regards inquiets. Malgré leur désir de comprendre, ils gardent le silence. Leurs ravisseurs d’aujourd’hui sont tous des amis ou des voisins d’hier. Ils savent qu’ils n’ont pas affaire à des êtres violents. Mais ce matin, manifestement, les liens sont rompus. Les qallunaat se résignent à patienter, tant bien que mal. Certains se dévêtent et s’installent sur des chaises ou des matelas mis à leur disposition. Lentement, les autres les imitent, et la tension s’estompe dans la grande pièce surchauffée. (p.213)

Piari met ses pas dans ceux de son père, découvre sa place auprès de Lisi. Il rompt avec Anna, celle qui l’attend, qui espère encore venir le rejoindre. Peu à peu, Pierre s’efface et Piari peut respirer.
Bien sûr, on commence à prendre conscience des ravages de l’alcool et des drogues, de l’exploitation des Blancs qui assujettissent ce peuple de toutes les manières imaginables, des milieux de vie détruits, des projets qui ne tiennent jamais compte des rythmes des saisons et des premiers occupants. Marie-Pier Poulin montre très bien la dureté de la nature, sa beauté aussi, les changements brusques et le blizzard dans cette toundra fascinante, la neige dans un territoire vaste comme le monde. Un espace de paix, qui permet aux humains qui y habitent d’apprivoiser la solitude, une forme de spiritualité ou de sagesse.
Une voix particulière que celle de Marie-Pier Poulin qui décrit les revendications des Inuit qui n’en peuvent plus de subir la loi du Sud, une révolte dont on trop peu parlée. Des personnages fascinants, un texte émouvant qui fait encore une fois mieux voir ce pays du Nord, les contacts si mal vécus entre les Blancs et ces populations nomades que l’on a sédentarisées de force. Une découverte que ce premier roman de Marie-Pier Poulin, une voix qui touche et s’impose.


POULIN MARIE-PIER, DÉBÂCLES, Éditions SÉMAPHORE, 2019, 224 pages, 26,95 $.




mercredi 20 novembre 2019

LA VIE DISCRÈTE D’ANNE HÉBERT

MARIE-ANDRÉE LAMONTAGNE aura mis une quinzaine d’années à explorer l’univers d’Anne Hébert, cette écrivaine exilée en France pendant trois décennies. Effacée, elle refusait la plupart du temps les feux de la rampe, travaillant beau temps mauvais temps jusqu’à la toute fin de sa vie en l’an 2000. La biographe tente de cerner une romancière et poète qui a marqué les lettres du Québec et peut-être servi de modèle à ses contemporaines qui ont choisi le dur métier de secouer les mots, de vivre par le péril de la phrase. Un livre que j’attendais avec beaucoup d’anxiété, de curiosité aussi, parce qu’Anne Hébert a accompagné toutes mes aventures de lecture et d’écriture.

François Ricard, dans La littérature malgré tout, affirme qu’il faut une vie pour compléter une biographie. Il l’a fait bellement avec l’auteure de Bonheur d’occasion. Gabrielle Roy, une vie reste un ouvrage incontournable et un modèle du genre. Marie-Andrée Lamontagne n’a pas lésiné sur les efforts pour  arriver à cerner une figure emblématique qui demeure énigmatique.
J’ai lu Anne Hébert dès mon arrivée en ville en 1965, pour étudier à l’Université de Montréal. Paul Chamberland, tout jeune professeur, avait mis Le torrent au programme. Je ne savais rien d’elle et ce contact m’a secoué, découragé presque. J’avais migré pour les livres, bien sûr, mais surtout pour devenir écrivain. Ce cours était une véritable exploration du texte de madame Hébert où l’on soupesait chaque phrase, multipliant les sens et les hypothèses. J’avais l’impression de défaire chaque mot comme une mécanique et de m’avancer dans un monde qui s’éloignait de plus en plus de l’univers de l'écrivaine et de ses personnages. Comme si on fouillait dans les entrailles d’un être vivant pour en étaler au grand jour les viscères et les organes. Découragé, parce que je me demandais comment un écrivain pouvait réussir un tel exploit, maîtriser autant d’éléments. J’ai compris depuis que des chercheurs et certains enseignants peuvent construire des cathédrales en s’appuyant sur la page d’un roman pour inventer un monde. Tous finissent par secouer le langage avant tout dans cette entreprise un peu singulière. J’ai encore mon exemplaire du livre paru en 1964, dans la collection L’arbre de HMH éditeur. Toutes les phrases sont soulignées dans cet ouvrage devenu rare. Je ressens une étrange émotion en le feuilletant, devant certains passages.

FASCINATION

Marie-Andrée Lamontagne a toujours été fascinée par Anne Hébert, la femme discrète, qui semblait connaître le succès en France, ce pays qui faisait rêver tout le monde à une certaine époque. Je suis de la génération qui a mis fin à cette vénération et qui a refusé de s’exiler ou de chercher à devenir un écrivain français. Il n’y a peut-être que Dany Laferrière pour avoir voulu récemment se faire adouber par l’Académie française.
Une femme discrète que madame Hébert, tout comme Gabrielle Roy et Marie-Claire Blais. Je savais qu’elle avait grandi dans une famille où la maladie était là comme une fatalité. La tuberculose a suivi son père qui a développé une véritable psychose, craignant de contaminer ses enfants. Résultats : il fera des séjours au sanatorium, surprotégera sa fille aînée, s’affolant à son moindre rhume ou malaise. Ce sera le drame quand le médecin croit déceler les symptômes de la maladie chez Anne Hébert et qu’elle doit prendre une décision terrible.

À la malade, le médecin donne le choix : une opération aux poumons ou le grand repos. Elle choisit le grand repos. En l’occurrence, deux ans complets à garder la chambre, suivis de trois autres confinée à la maison, à fuir les courants d’air, la fatigue, les nourritures lourdes ou épicées, les émotions fortes : administré à une jeune femme au début de la vingtaine, un tel remède n’est rien d’autre qu’une descente au tombeau. (p.96)

Comme si on lui avait enlevé sa jeunesse et ses plus belles années. Cet isolement explique peut-être pourquoi Anne Hébert restera la timide et la discrète malgré sa grande beauté qui attirait tous les regards, envoûtait presque ceux qui l’approchaient. Étrange que Marie-Claire Blais, une autre magnifique écrivaine qui mériterait certainement une biographie, soit également d’une retenue exemplaire. Elle aussi s’est toujours sentie mal dans le monde ou lors de ces rencontres où l’on s’attarde à son œuvre et ses publications. Tout comme Gabrielle Roy qui refusait de se présenter dans les salons du livre et les manifestations littéraires.

PUBLICATIONS

Très tôt, Anne Hébert est en contact avec l’écriture. Son père entretient des velléités de poète en plus de rédiger des critiques pour différentes revues de l’époque. Maurice Hébert est un nom connu dans le milieu littéraire alors et s’impose dans les médias tout en continuant son travail au gouvernement du Québec. La jeune Anne s’amuse d’abord à inventer des contes et de courtes saynètes qu’elle joue dans les rencontres familiales, des textes qui font applaudir son père qui ne rate jamais une occasion de vanter le talent de sa fille, qui fait tout pour qu’elle publie grâce à ses contacts.

Pendant ces mêmes années 1930, Anne Hébert commence à écrire, non pas des poèmes - les vers mièvres qu’elle lit dans les journaux et les revues ne lui donnent guère envie de pratiquer le genre -, plutôt des impressions, dira-t-elle. Les fleurs du jardin, les graines enfouies dans la terre, la beauté qui en sortira, ce genre de choses. Cependant, au sujet de ces « impressions », le père a tranché : ce sont bel et bien des poèmes. Avec une fierté légitime, comme d’autres montrent les photos de leurs enfants, il les sort de la poche de sa veste pour en faire la lecture à son interlocuteur du moment. (p.68)

Une chance, peut-être, un terrible fardeau aussi. Le père cherchant certainement à vivre par sa fille la carrière qu’il n’a pu avoir.
Une existence sur la pointe des pieds, une éducation scolaire en dents de scie. La jeune Anne est retirée souvent de l’école à cause de ses maux et ses maladies. Une vie en marge, de solitude, des étés à Sainte-Catherine, le domaine familial, la présence de Saint-Denys Garneau qui peint et écrit. Sa mort subite traumatisera tout le monde.
Certains chroniqueurs ont fantasmé sur les relations entre ces cousins qui étaient fascinés par la poésie et les mots. Marie-Andrée Lamontagne met rapidement les choses au clair. Ils se sont croisés, ont discuté parfois, mais la timidité d’Anne faisait qu’ils ont eu peu de contacts. L’amour de jeunesse romantique, la complicité des âmes sont de belles inventions. La différence d’âge a joué aussi, certainement.
Anne Hébert sera une autodidacte qui se forme l’esprit par la lecture, échappant ainsi aux balises du cours classique qui était à peu près la seule voie alors.
Elle s’éloignera de sa famille à la fin de la vingtaine, après sa longue réclusion. Il y aura d’abord un travail à l’Office national du film à Ottawa où elle écrit des textes qui accompagnent certains documentaires.
Son désir de partir en France n’est certainement pas étranger à la volonté d’échapper à l’étouffement du clan Hébert, à cette maladie obsédante qui coupe régulièrement les élans de son père. Sa mère aussi qui s’est enfermée dans la solitude de la maison familiale, peut-être déçue par sa vie difficile, elle qui venait d’un milieu qui n’avait pas trop à se préoccuper des contingences du quotidien.

LA FRANCE

Voici donc Anne Hébert en France, avec une bourse du gouvernement, devant organiser son quotidien, vivant dans des pensions où elle ne s’accorde que le nécessaire, écrivant, lisant en recluse. Ce sera l’histoire de sa vie. Il n’y aura pas d’écarts malgré les succès et une certaine aisance financière qui en résultera. Ce qui importe pour elle, c’est le travail au jour le jour, le roman en chantier ou le poème. La vie d’un écrivain, on l’oublie souvent, est constituée de gestes cent fois repris. Les prétentions de certains prestidigitateurs comme Jack Kerouac ont fait croire le contraire, créant de véritables mythes. Anne Hébert restera une femme discrète, frugale dans ses besoins, de peu d’éclats et de travail. Elle vivra dans le même quartier de Paris pendant une trentaine d’années, séjournera à Menton pour des vacances, profiter du soleil et se reposer dans une même pension. Sa vie tournera autour de certains lieux malgré les voyages, les allers et les retours entre le Québec et la France pour la famille et les exigences de son métier. Une vie simple, de petits bonheurs, de sourires et de rencontres avec des amies qui lui seront fidèles jusqu’à la fin.
Monique Bosco deviendra une véritable cerbère, faisant tout pour l’aider, la protéger et la mettre en évidence. Tout comme Jeanne Lapointe, cette battante féministe avant l’heure, enseignante à l’Université Laval qui lui ouvrira bien des portes, lui permettant d’avoir des bourses et des prix. Disons que l’auteure, malgré sa discrétion, a été bien entourée et protégée.
Elle aura eu de la chance malgré tout. Son père d’abord qui a tout fait pour propager ses publications, ses proches qui font des démarches pour qu’elle obtienne un travail à l’Office national du film. Des amitiés indéfectibles qui seront le ciment de la vie d’Anne Hébert. Sa correspondance avec son frère Pierre en témoigne. Des lettres qu’ils s’écriront pendant des décennies.

TRAVAIL

Anne Hébert vit pour écrire et toutes ses journées tournent autour de cette tâche. Le travail, les doutes, les hésitations, les recommencements, parce qu’elle n’est que rarement satisfaite. La forme recherchée ne se laisse pas facilement trouver. Ce sera une patiente et le texte n’arrive jamais en claquant des doigts. Marie-Andrée Lamontagne le démontre parfaitement dans son ouvrage respectueux.

Quand elle en a assez d’être à sa table de travail, elle va au théâtre ou au concert avec des connaissances et des amis canadiens ou encore elle retrouve sa nouvelle camarade Hélène Cimon, qu’elle voit une ou deux fois par semaine, depuis qu’elles ont fait connaissance, au bistrot, au sein d’un groupe d’expatriés canadiens. (p.204)

Un travail exigeant où elle se retrouve souvent au bord de l’épuisement. Heureusement, il y a l’amour qu’elle découvrira tardivement avec Roger Mame, un homme à qui elle sera fidèle malgré leurs différences. En amour comme en amitié, madame Hébert garde ses distances, protège sa vie personnelle, ses espaces pour mener à bien ses projets. L’écriture reste la seule et grande entreprise de sa vie, même si elle aurait aimé avoir des enfants.
Elle connaîtra un beau succès et deviendra une vedette de la littérature au Québec. En France, c’est autre chose. Malgré certaines récompenses importantes, ce sera toujours un nom un peu en marge des feux de l’actualité et des figures qui se disputent les prix convoités. Une existence simple, faite de bonheurs ordinaires, de grandes amitiés, de belles fidélités et de déceptions bien sûr. La vie est faite de tout ça.
Après avoir parcouru les centaines de pages de Marie-Andrée Lamontagne, avoir suivi l’écrivaine pas à pas comme le fait sa biographe qui nous entraîne dans son petit appartement un peu austère, près de ses chats qu’elle adore, je me sens un peu étrange. La grande préoccupation restera sa famille, la maladie de son père et de sa mère, la santé mentale de son frère Jean. Elle garde ses distances malgré tout parce qu’elle sait qu’elle peut être happée par ses proches.
Je n’éprouve pas l’excitation ressentie après avoir lu la biographie de Pierre Nepveu portant sur Gaston Miron ou encore le travail de François Ricard qui cerne si bien Gabrielle Roy. C’est certainement à cause de la charmante et séduisante Anne Hébert, sa discrétion et les distances qu’elle maintient avec tout le monde, sauf ses amies intimes. Pas de frasques, de grands bouleversements, de déchirements et d’amours qui retournent le corps et l’âme. C’était une évidence, dès l’enfance, que la petite Anne était fascinée par les mots, les histoires qu’elle inventait pour agrémenter les rencontres familiales et que ce sera ce qui donnera sens à sa vie.
Un travail impressionnant que celui de Marie-Andrée Lamontagne qui a dû souvent utiliser le piolet, j’imagine, pour se faufiler dans l’intimité de cette écrivaine, franchir les obstacles érigés par ses amies. Anne Hébert n’a cessé de se dérober et sa discrétion, sa présence silencieuse, ses confidences du bout des lèvres lors des entrevues, ont créé une muraille difficile à percer.
Il reste que Marie-Andrée Lamontagne dresse un formidable portrait d’une époque, d’une famille particulière, d’une vocation comme on disait alors. Cette figure importante de notre univers littéraire a donné des personnages romanesques inoubliables. Que ce soit dans Le Torrent, Kamouraska ou les Fous de Bassan, Anne Hébert a marqué notre imaginaire. Il fallait ce travail patient, acharné pour s’approcher sur la pointe des pieds de la femme farouche. Madame Lamontagne réussit cet exploit.


LAMONTAGNE MARIE-ANDRÉE, ANNE HÉBERT, VIVRE POUR ÉCRIRE, Éditions du BORÉAL, 2019, 504 pages, 39,95 $.




https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/anne-hebert-vivre-pour-ecrire-2692.html

lundi 11 novembre 2019

MICHAËL LA CHANCE CHANGE DE VIE

« LE MARDI 30 OCTOBRE 2017, il m’est arrivé un accident : l’éclosion brutale d’une fleur de sang dans mon cerveau. » Que voilà une belle manière de dire, pour l’écrivain et enseignant Michaël La Chance, qu’il a vécu un accident cérébral, un AVC autrement dit. Un peu de sang et toutes les fonctions cognitives s’enrayent. Comme si le cerveau perdait ses balises et n’arrivait plus à se situer dans l’espace, à composer avec une certaine réalité. J’imagine que pas un cas n’est semblable et que chaque individu réagit différemment après un accident vasculaire cérébral. Michaël La Chance a vécu ce « dérèglement de tous les sens » et pour un intellectuel, c’est la pire chose qu’il puisse ressentir dans son corps et son esprit. Dans Une épine empourprée, l’écrivain témoigne de cette expérience cognitive et sensitive unique.

Un poète, par réflexe, devant une maladie ou un traumatisme crânien, tente de se guérir par les mots. Un sportif le fera en bougeant et en se lançant dans des exercices où le corps trouve des repères. Le penseur, le philosophe, après un AVC, ne peut que s’aventurer sur la glace mince des idées pour retrouver son regard et son entente avec le monde qui l'entoure.
La vision n’est plus la même. Les mots font le dos rond, pire, deviennent des corps opaques ou transparents. Les gens autour bougent dans une autre dimension, surtout au moment où Michaël La Chance fait son entrée à l’hôpital de Chicoutimi. Étrangement, il a la sensation physique de respirer dans le poème de Parménide, comme s’il était le texte, ou qu’il plongeait dans un tableau qu’il a examiné des centaines de fois.

Soudain je regardais les choses comme une énigme, les êtres naturels comme des prodiges. J’étais devenu ma propre énigme, plus précisément, j’entrevoyais mes facultés, pour peu qu’elles me permettaient de respirer et de penser, de parler et de marcher, comme des mécanismes précieux et fragiles. (p.5)

Le monde de l’artiste, ses amours littéraires et picturales prennent corps dans cet environnement qui lui échappe et le pousse dans une sorte de bulle où il est le commencement et la fin.

Autre remarque : j’ai vu l’enfer, c’est un champ de fleurs dont les têtes oscillent dans la brise, mais dont des racines s’agitent dans une pulsation douloureuse. Vu rétrospectivement, c’est un miracle que je n’aie pas cédé. Je me suis tourné vers la peinture de la Renaissance, je me suis appuyé sur le poème de Parménide, comme nous le verrons, sans doute pour me préserver de l’angoisse. J’ai pu halluciner que j’entrais dans l’énigme du monde, qu’une révélation métaphysique (de l’Un) m’était accordée - tout cela pour nier que j’étais diminué, peut-être handicapé. (p.23)

Expérience singulière que celle-là. Il s’avance dans l’écrit de Parménide, ce philosophe et poète grec né six siècles avant Jésus-Christ, le vit de l’intérieur. Le choc est terrible. Des images le hantent. L’Annonciation de Sandro Botticelli et le tableau de La Vierge annoncée de Gérard David. Il plonge dans cette révélation, vit peut-être un retournement du monde qui le bouscule et le transforme, ce que sentait et cherchait l’artiste.

Le sens des mots est miné d’incertitudes et pourtant il n’y a de sens que dans le vertige hypnotique dans lequel nous entraînent les mots. (p.8)

Tout se mélange. Son entrée à l’hôpital, les tests, les interventions des infirmières, la présence de la neurologue. Les scènes se superposent avec ce qu’il a vu des centaines de fois dans les musées. La vie de Michaël La Chance a toujours été une aventure dans « le chantier des mots » et des épiphanies devant certaines œuvres d’art.

Ce que fit la neurologue, la Dre Théodore, qui a pris ma main droite, et qui s’est assise à côté de moi. J’ai été surpris par la proximité entre son visage et le mien, comme si elle devait rentrer dans ma bulle pour me rejoindre, son front devait presque toucher le mien pour me parler, tant j’avais, à ce moment-là, régressé en moi-même. (p.27)
 
L’espace est envahi, comme si le passé, le présent et peut-être bien l’avenir se télescopaient dans une ronde étrange où les frontières deviennent poreuses. Il est à l’hôpital et certainement sous le soleil de la Méditerranée, encore l’enfant qui s’amusait dans l’eau. Peut-être aussi qu’il est un compagnon de Parménide ou l’ange qui se courbe devant la madone qui attendait cet instant depuis toujours.

PERCEPTION

Son ouverture au monde est perturbée et le cerveau cherche à se situer dans l’espace. Tout le faisceau des connaissances et des facultés cognitives se mobilise pour saisir une réalité semblable et différente. Il voit double et arrive mal à garder son équilibre quand il se redresse. Il tente de suivre une ligne droite, mais il est aspiré par la courbure du temps.

Mon accident vasculaire me laisse désorienté, en recherche d’un chemin ; il me laisse disloqué, mais j’apprends à naviguer ma vie. Je recherche une affirmation plus fondamentale, jusqu’au moment où j’aperçois que la parole qui dit l’être participe déjà à ce dernier d’une façon plus profonde et intime qu’elle le soupçonne. La parole porte une affirmation fondamentale dans son fondement, une affirmation qui précède toutes les affirmations. (p.51)

Le voilà naufragé vulnérable et dépendant, conscient qu’il dérive peut-être dans un texte ancien et dans certaines peintures de la Renaissance. Il vit l’acte de la connaissance dans toutes les dimensions de son corps, la révélation au moment où l’ange vient bousculer la vie de la madone. Témoin d’un moment de grâce, vivant le dévoilement, la mutation, la communion qui happe la conscience et va bien au-delà des mots.

ÉCOUTE

Michaël La Chance, pendant ces jours, reste prisonnier de son corps. Il perçoit autrement ce qui a été conception abstraite et connaissance objective jusqu’à maintenant. Il s’accroche à des mots pour ne pas être aspiré par le trou noir de sa pensée.
Le poète et philosophe pénètre les couleurs, entend les conversations des infirmières comme des messages codés peut-être. Tout prend un autre sens et se dévoile.

Dans l’état halluciné qui était le mien, que ce soit mes proches ou des soignants, des personnages historiques, anges ou démons, tous étaient reliés à moi par des degrés de bienveillance. Les spectres du passé veillaient sur moi autant que les vraies personnes. (p.28)

Il y a quelque chose de l’ordre de la « vision » dans ce que Michaël La Chance expérimente, dans ce moment de conscience où la pensée devient palpable. Il est peut-être l’ange annonciateur ou la madone qui comprend que sa vie se transforme. Il surprend un état qui l’emporte au-delà des mots et des concepts, du langage et des couloirs de la connaissance. Voilà que l’AVC devient une expérience passionnante que j’oserais qualifier de quasi mystique.

Après un accident de cette nature, la mécanique prend du retard, l’esprit va de l’avant quand le moral est bon. « Ça ira ! », se dit-on, mais le corps ne suit pas vraiment. On dit « ça va », mais on corrige sa trajectoire, on dissimule ses défaillances. Je pose mes pieds au sol autrement, parce que l’esprit n’est plus un ciel d’idées. J’abandonne une part de moi-même, une autre part fait preuve d’audace et pourtant s’effraie de rien. Il y a une part de soi qui a abdiqué, une autre partie se veut triomphante. (p.72)

Un texte qui bouscule nos façons de voir et de sentir notre environnement, de respirer et de s’approcher de l’humain dans ses gestes et ses quêtes. Une occasion de « dévoiler le langage » et des concepts qui deviennent souvent des « pierres creuses » avec le temps. Surtout, il trouve une dimension autre aux mots, saisit des tableaux et perçoit les pulsions des artistes qui vivent une forme de transe dans leur travail.
Un texte physique qui sollicite la vue, l’ouïe, le toucher et qui fait sauter les verrous de la conscience. Un récit parfois un peu difficile, mais terriblement émouvant et surtout, un état d’être qui m’a particulièrement remué. Je suis convaincu que Michaël La Chance ne sera plus tout à fait l’homme qu’il était après cette expérience. Il a connu une forme d’illumination et pendant un certain laps de temps, il a pu respirer de l’autre côté des mots et s’aventurer dans la texture d’un tableau.

Le cerveau, créature bienveillante, m’a protégé tout au long de ma vie, je lui sais gré, de ne pas m’avoir trop amoché. Une gratitude que je dois à ceux qui sont dans ma vie, et aussi ceux qui veillent en moi, car notre vie actuelle nous est prêtée par des morts. Nos petits dieux bienveillants nous donnent des chances, sans attendre en retour d’être remerciés. Ils ne demandent que cela, que nous saisissions les chances qu’ils mettent à notre portée. (p.90)

À lire et relire certainement. Un récit qui peut devenir un compagnon, comme ces bréviaires qui accompagnaient quotidiennement les religieux, il n’y a pas si longtemps.


LA CHANCE MICHAËL, UNE ÉPINE EMPOURPRÉE, Éditions du TRIPTYQUE, 2019, 158 pages, 16,95 $.