mardi 3 décembre 2019

BOUCHARD FAIT DU BIEN À L’ÂME

SERGE BOUCHARD CONTINUE d’écrire tout en animant une émission à la radio de Radio-Canada. L’allume-cigarette de la Chrysler noire est un ensemble de textes qu’il a d’abord conçus pour C’est fou où il présente une réflexion sur le sujet du jour, une sorte d’éditorial sans prétention où il livre sa pensée en triant dans ses souvenirs, des lectures et des expériences. Ce sont souvent de petits bijoux qui nous laissent le sourire aux lèvres, dans un mieux-être, pour ne pas dire une forme de bonheur. L’écrivain et philosophe arrive à nous pousser sur la route pour découvrir le continent, nous plonge dans une forêt, nous arrête près d’une épinette plusieurs fois centenaire, aborde le vieillissement, la mort ou encore l’amour, cet élixir de vie. Il secoue gentiment des concepts, des clichés, fait prendre conscience des gestes que nous répétons dans la suite des jours sans souvent prendre la peine de réfléchir sur le pourquoi et le comment de nos agissements.

Serge Bouchard, anthropologue, homme de radio, conférencier recherché, parcourt le Québec même s’il a du mal à se déplacer depuis quelques années. Il aborde à peu près tous les sujets, est considéré comme un sage chez les Innus de la Côte-Nord qu’il a beaucoup fréquentés et écoutés. C’est ce qu’il est avec le temps, une référence avec ses voyages au long cours, ses rencontres, ses lectures et surtout les questions qu’il ne cesse de secouer pour en montrer toutes les facettes. Il se passionne autant pour l’histoire de l’Amérique française, les activités des autochtones, leurs façons d’envisager la vie, la mort et l’amour. Il a sorti de l’ombre des figures méconnues qui ont parcouru l’Amérique au temps du canot et de la rame, y faisant commerce, s’ensauvageant souvent, fondant des relais qui deviendront des villes importantes des États-Unis comme Saint-Louis ou Chicago. Des voyageurs inquiétants pour le clergé, des inventeurs de pays, de « grands oubliés » dans la galerie d’une nation en manque de héros et qui se gave des modèles américains formatés dans les studios d’Hollywood. Le fameux cowboy fait rêver et fantasmer, mais cache aussi une incroyable tragédie, celle de l’humain contemporain avalé par sa solitude. Jack Kerouac n’est peut-être que l’un de ces égarés qui couraient derrière son ombre.

Cet homme mythique est le symbole de la liberté. Il représente le détachement absolu. Il ne parle qu’à son cheval qui, lui, n’a pas grand-chose à lui dire. Voilà l’homme léger, le nomade qui voyage sans le moindre bagage, pas même une valise, pas même un parapluie. Est-il heureux ? Je ne voudrais pas avoir à répondre à cette question. Il fuit peut-être son passé, il fuit des ombres et des fantômes, sa liberté pourrait bien être une évasion pathétique. La nuit venue, seul auprès de son maigre feu, une couverture sur le dos, il allume une cigarette et se demande : j’ai libéré ces gens du joug des oppresseurs, mais qui me libérera, moi, de mes peines ? (p.67)

Il ne faut pas oublier non plus que Serge Bouchard a comblé un trou béant de notre passé en signant Le peuple rieur avec sa complice Marie-Christine Lévesque. L’histoire des Innus, ces grands effacés qui trouvent enfin une place dans nos mémoires. Ces nomades qui disparaissaient à l’intérieur des terres pendant la saison des neiges pour ressurgir au printemps quand les rivières se libèrent des glaces et de leur silence.
Les Français leur ont préféré les Hurons-Wendats, ces sédentaires plus près de leurs habitudes et de l’agriculture. 

SOUVENIRS

J’adore quand le conteur et conférencier s’attarde à son enfance, à son père, un chauffeur de taxi, amateur de boxe, un sage à sa manière, un original et un indépendant tout comme sa mère qui passait ses journées le nez dans les livres et enseignait la fierté et la liberté à ses fils.

Ma mère aurait dû résider dans une bibliothèque publique, à plafonds hauts, à grandes colonnes, se retrouver à demeure au sein de la maison des livres, dans son petit coin, à lire en silence à longueur de journée. Elle a lu jusqu’au dernier filet de lumière. À quatre-vingt-treize ans, elle a perdu la vue. Ne pouvait plus voyager dans ses gros livres, ses yeux ne lui servant à rien, elle les a fermés à tout le reste. Sur sa table de chevet, ses lunettes et un exemplaire de son livre préféré entre tous. La Mère de Pearl Buck. (p.107)

Le titre de ce livre vient d’une anecdote, d’un coup pendable des enfants qui illustre le caractère de son père, son regard sur l’éducation qui n’est pas sans évoquer la manière des Innus qui ne punissaient jamais les jeunes. Ils préféraient leur faire découvrir par eux-mêmes ce qui était bien ou mal pour la communauté.
Tout retient l’attention de ce lecteur curieux de son environnement et des livres des grands philosophes, cet amoureux de la forêt, des arbres, des épinettes en particulier, de la vie lente et tranquille au bord d’une rivière qui emporte le temps tout doucement, le ronronnement d’un moteur qui peut vous mener au bout du monde. Parce qu’un voyage est toujours un recommencement. Un nomade ne trouve jamais son lieu d’arrivée ou de départ. Il se repose dans ses déplacements et ses errances qui répondent à ses besoins et à ceux de son clan.
J’aime quand il se tourne vers les jeux de son enfance, s’approche de certains héros comme Maurice Richard, des écrivains qui l’ont secoué et qui sont des compagnons de réflexion. Je pense au philosophe Vladimir Jankélévitch qui est devenu un frère en quelque sorte.

Personne ne me l’avait recommandé, j’ignorais tout de l’auteur. Ce fut un choc, je fus séduit, renversé, bouleversé. Jamais je n’avais lu une écriture aussi musicale, aussi originale, aussi raffinée, aussi libre. C’était il y a bien des années, en 1985 peut-être. J’allais par la suite et pendant une décennie lire et étudier l’ensemble de l’œuvre du philosophe, en plus de relire L’Ironie à deux reprises. (p.116)

Il n’hésite pas à secouer Montaigne, Pascal, des écrivains qui ont encore beaucoup à nous révéler et à nous dire. J’aime aussi quand il déboulonne des faux héros comme Sir John A. Macdonald qui semble le plus méprisable des hommes sous sa plume.

La Confédération canadienne de 1867 fut au contraire le fait d’une assemblée de développeurs véreux qui cherchaient fortune dans des échafaudages de complots immobiliers et de fraudes économiques réalisés à une échelle qui dépasse l’imagination. (p.173)

Des textes qui nous font mesurer la place de l’humain dans un espace, l’art de vivre et de respirer tout en cherchant un sens à certains gestes, des rencontres, des amours et ce désir de perpétuer l’espèce, de s’occuper de ses proches et de ses enfants.

ENVIRONNEMENT

Je ne sais si Serge Bouchard se considère comme un écologiste, mais il l’est certainement à sa manière. J’aime quand il parle de la ville, de la beauté que nous avons perdue en consentant à l’industrialisation et aux maisons préfabriquées, à la laideur commerciale et entrepreneuriale. Un art sacrifié à l’efficacité en cours de route, en accélérant vers le vite fait, l’éphémère qui est contraire à la réflexion, aux choses essentielles de la vie.

La rupture s’est produite ainsi : l’humain a brisé l’unité du monde en même temps que sa poésie le jour où il a tracé une ligne entre la nature et la culture en s’inventant des dieux et en prétendant dominer l’univers. Allez, multipliez-vous, abattez ces forêts, mettez la nature à votre botte, c’est-à-dire en valeur, créez de la richesse en désacralisant tout ce qui existe au profit de la raison, du nombre, de la croissance, de l’économie. En s’inventant un dieu unique, l’humain a renié sa propre nature. (p.185)

Peut-être qu’en nous pliant à un savoir-faire commercial, en s’abandonnant à une logique qui nous plonge dans la plus terrible des irrationalités, nous avons perdu le sens du sacré et de la contemplation, oublié qu’un arbre au bout d’un stationnement est important et nécessaire, qu’une rivière qui dérive doucement peut tout nous apprendre. Il m’a rappelé un voisin de Jonquière qui m’avait horripilé en abattant un érable plus que centenaire qui étendait ses branches et sa fraîcheur au-dessus de notre maison. L’homme qui courait tout le temps était fatigué de ramasser les feuilles à l’automne. Une terrible blessure dans le secteur, ajoutant un peu plus de laideur à la rue Sainte-Gertrude qui était si attirante lors de notre arrivée avec ses magnifiques arbres. Tous s’y sont mis. Le quartier est devenu horrible et nous avons dû partir.
Où est passé le sens de la beauté, l’art de vivre en nous abandonnant à la frénésie de la consommation, en consentant à voir le monde sur un petit écran qui ne fait pas plus grand que la main.

La voix n’a plus de valeur dans ce monde métallique qui reflète des opinions et qui se divertit de tout. Trop de voix numériques et transformées. (p.192)

J’aime quand Serge Bouchard s’attarde au corps qui s’use et se fatigue dans les soubresauts des jours. Il écrit des pages magnifiques sur ce sujet qui me touche toujours. Ça calme, ça apaise, parce que nous oublions la beauté formatée des écrans de télévision, du consommateur halluciné qui prend le volant et devient enfin un héros.
Serge Bouchard est de ces hommes lestés d’expériences et de sagesse qui trouvent de moins en moins de place dans notre monde. Le mot « retraite » le dit si bien. Nous mettons des gens en touche pour qu’ils ne dérangent pas, on les isole souvent dans des maisons où ils perdent contact avec les agités du quotidien. Surtout, ils n’agaceront personne avec leurs questions. Un mot moderne implanté avec la Révolution tranquille. Personne ne prenait sa retraite dans mon enfance à moins de faire une « retraite fermée » chez les moines du Lac-Bouchette. Ils étaient partout les vieux, vaillants et agissants comme mes grands-pères qui travaillaient de temps en temps, se donnaient la permission de réfléchir sur la galerie en fumant leur pipe. Ou encore les grands-mères qui berçaient les petits et leurs offraient des gâteries.
Il y a beaucoup à écrire sur cet enfermement dans le présent, de la jeunesse valorisée à outrance, de ces beaux jeunes vieux qui voyagent de par le monde pour n’embarrasser personne.
De courts textes qui touchent l’intelligence. Un livre important qui fait nous attarder sur une phrase, une pensée qui brille comme une lueur qui indique la direction à prendre, la route qui disparaît entre les arbres. Des réflexions dont je ne me lasse pas même si je les ai connues à la radio, même si j’entends la belle voix de Serge Bouchard me les murmurer à l’oreille quand je tourne les pages. Des textes qui rendent meilleur. C’est peut-être parce que Serge Bouchard est une sorte de chaman qui fait du bien à l’âme.


BOUCHARD SERGE, L’ALLUME-CIGARETTE DE LA CHRYSLER NOIRE, Éditions du BORÉAL, 2019, 248 pages, 25,95 $.




https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/allume-cigarette-chrysler-noire-2696.html

mardi 26 novembre 2019

LES RÉVOLTÉS DU GRAND NORD

LE NORD DEMEURE PEUT-ÊTRE L’UN des rares territoires du Québec qui continue de fasciner ceux et celles qui souhaitent connaître l’envers de notre monde aseptisé. Les lecteurs sont familiers avec les écrits de Jean Désy, de Naomi Fontaine, Juliana Léveillé-Trudel, Joséphine Bacon et An Antane Kapesh qui viennent enrichir le récit du Nunavit. Rares sont ceux qui y ont vu le jour cependant ou qui y ont fait leurs premiers pas. C’est certainement pourquoi Élisapie Isaac, née à Salluit, touche comme chanteuse et fascine. Une rêverie qui remonte aux romans d’Yves Thériault qui a été l’un des premiers à nous convier à l’aventure, à idéaliser ces manières de vivre et de composer avec une nature souvent hostile. Un monde que les écrivains apprivoisent lentement. Un regard qui nous fait comprendre que l'aventure est encore possible.

Marie-Pier Poulin a grandi chez les Inuit. Après, dans les villages qui ont poussé près des barrages. Elle connaît les gens du Nord, a ressenti leurs élans, leurs peines et leur colère. C’est pourquoi j’ai lu Débâcles avec respect et beaucoup d’attention. L’écrivaine présente des lieux peu fréquentés, permet de voir avec d’autres yeux ces populations, leur vécu et leurs aspirations.
Les missionnaires, très tôt, ont trouvé dans le Nord québécois, un terrain propice à l’évangélisation. Bien plus, cet espace leur offrait l’aventure et une occasion d’éprouver leurs croyances et leur foi. La fréquentation des autochtones aura souvent eu des effets imprévus, contraires à leurs aspirations premières.
Beaucoup ont changé en vivant avec ces nomades qui se déplaçaient avec les migrations des grands troupeaux de caribous. Ils ont dû mettre de côté leurs prétentions et faire confiance à ceux qu’ils venaient évangéliser. Ils ont rapidement réalisé que, dans ce pays impitoyable, c’étaient les Inuit qui détenaient la vérité. « Nous les Dénés, nous étions trop spirituels pour être religieux », expliquait un vieillard de Bechoko, chasseur et chaman lors de son témoignage devant une commission d’enquête sur les autochtones.
Ils se sont moulés à leurs habitudes, subjugués souvent par des hommes qui étaient des chefs, des femmes parfaitement adaptées à une nature qui ne fait jamais de faveurs. Malheureusement, certains témoignages récents démasquent certains religieux, révèlent le côté agresseur et prédateur de « ces porteurs de vérités ». C’est aussi ça la réalité, l’exploitation dans ce qu’elle a de plus odieux. Les Blancs, depuis des décennies, imposent leur façon de vivre dans ces territoires, bouleversent un ordre qui perd sa raison d’être.

MISSION
 
Le père Arthur Benoît arrive dans une communauté inuite où un commis de la Baie d’Hudson fait la loi, établit des prix pour les fourrures qui laissent les chasseurs dans l’indigence. Personne n’ose lui tenir tête. Tous finissent par céder le fruit de leurs trappages, n’ayant aucun pouvoir de négocier. Le missionnaire est témoin de cette exploitation éhontée, sans jamais pouvoir s’interposer.

Le grand chasseur de la toundra avait traversé une multitude de kilomètres pour son dû. Il était fier. Tristement, impuissant devant l’homme blanc, il finissait immanquablement par plier. L’Inuk fixait alors l’Anglais d’un air mauvais, comme pour enregistrer dans sa mémoire le visage de l’ennemi, et s’en retournait, claquant la porte derrière lui. Wilson reprenait sa routine, mais ses mouvements nerveux trahissaient son effroi. Il ne devrait jamais se perdre dans cet arrière-pays, car ces êtres humiliés, telle une meute de loups blessés, l’attendraient au détour. (p.24)

Le jésuite observe comme un anthropologue, garde une certaine distance, tombe vite sous les charmes de ces courageux qui se plient aux caprices de la nature, des saisons, des animaux toujours en mouvement. Le père Benoît est fasciné par un homme en particulier, l’un des guides de son clan qui a réponse à tous les problèmes qui surgissent. Chaque jour, nourrir ses proches et les membres de sa communauté, est un défi. Arnasuk devient son ami, son mentor. Parti pour imposer ses croyances, le religieux est vite convaincu par ces gens qui affrontent des dangers et des épreuves terribles. Surtout, il aime leur regard sur la vie, la mort qui effarouche tant les chrétiens.

DRAME

Arnasuk et sa femme périssent lors de la montée des eaux au printemps, quand la glace cède brusquement et libère les rivières. La tragédie laisse Piari, leur jeune fils qui a été témoin de la mort de ses parents, traumatisé, incapable de reprendre contact avec les siens. Le père Benoît prend cet enfant sous son aile pour l’aider, lui faire oublier le drame qui a cassé sa vie.
Il réussit à le sortir de sa torpeur grâce aux livres. Le jeune garçon démontre un appétit d’apprendre qui fascine le jésuite. Après un certain temps, il décide de retourner avec lui à Montréal pour des études et des soins particuliers.

Après d’interminables discussions, Arthur leur fit entendre que Piari n’était pas Arnasuk, qu’il était fragile, sensible, et que l’état dépressif dans lequel il était depuis près de trois mois permettait d’envisager le pire pour sa santé. Il avait besoin de soins qu’on ne trouvait pas ici. Ce sont les aînés de la communauté qui finirent par accepter l’évidence. Ils pouvaient faire confiance au missionnaire et savaient qu’ils laisseraient Piari entre bonnes mains. (p.44)

L’adaptation en ville ne sera pas facile pour le jeune garçon qui sent rapidement sa différence, le racisme de ses collègues. Il vivra une solitude terrible, lui qui a été habitué à la communauté, au groupe où tout appartient à tous sans distinction. Il se heurte à un monde individualiste où chacun tente d’en profiter le plus possible. Il se réfugie dans les livres, devient un premier de classe, choisira la médecine au contact d’un juif qui a connu l’ostracisme et le racisme. Ces rencontres avec ce psychologue humaniste transforment sa vie.

MUTATION

Piari s’impose par son savoir et ses connaissances. Le voilà en voie de devenir un Blanc, de s’intégrer à la société d’Anna son amoureuse. Toujours sous le regard bienveillant du jésuite qui s’occupe de lui comme un père peut le faire d’un fils.
L’idée de renouer avec ses racines et son peuple fait son chemin. Piari décide de retourner dans sa communauté, de remplacer le médecin qui n’en peut plus après des années d’efforts. Comment ne pas penser aux récits de Jean Désy qui se fait un plaisir de partager ses expériences auprès des autochtones dans ses écrits. Anna pourra le rejoindre un peu plus tard, quand un poste d’enseignante deviendra libre.
Piari a oublié les manières de faire de son peuple. Même sa langue. Il doit réapprendre l’inuktitut de ses parents. Peu à peu, le médecin comprend les préoccupations de la communauté, le rôle des hommes et des femmes, la patience des sages, les agissements des Blancs qui sont là pour les ressources naturelles, de ces étrangers qui imposent leur vision des choses, ravagent de grands espaces, rendent des façons millénaires de faire obsolètes. Bien plus, ces intervenants de passage se réfugient dans leurs quartiers et ne se mêlent pas souvent aux Inuit. C’est presque l’apartheid.

AFFRONTEMENT

Les chefs tentent de faire front commun avec les Cris, leurs voisins, de faire connaître leurs revendications au gouvernement du Québec face aux grands projets hydro-électriques. Peine perdue ! Ils ne sont jamais entendus ou écoutés. Les travaux sont annoncés. Les barrages vont noyer une partie de leurs territoires, bouleverser le pays. Voilà le résultat d’une invasion qui s’est faite lentement au cours des années.

Après ton départ, le père Benoît a été remplacé... Puis les Blancs sont arrivés, toujours plus nombreux. Ils ont ouvert le Comptoir de la Baie d’Hudson. Ils nous ont fourni des maisons de bois, toutes faites, qui ne fondent pas. Pour nous, c’est devenu plus facile. On pouvait se procurer toute sorte de choses en échange de quelques peaux. Alors on a cessé de se déplacer à l’intérieur du territoire. Puis ils ont imposé leurs lois. Des familles ont été relocalisées plus au nord. Des policiers ont abattu nos chiens... (p.163)

On connaît la Paix des braves négociée par le gouvernement de Bernard Landry avec les Cris, signée le 2 février 2002. Cette entente ne concerne pas les Inuit qui ont été laissés pour contre. En dernier recours, ces peuplades prennent les grands moyens, chassent les Québécois de leur village pour marquer leur opposition au projet et être écoutés par les dirigeants de Québec. Les étrangers doivent tout laisser derrière eux et monter dans l’avion.

Sidérés, les otages échangent des regards inquiets. Malgré leur désir de comprendre, ils gardent le silence. Leurs ravisseurs d’aujourd’hui sont tous des amis ou des voisins d’hier. Ils savent qu’ils n’ont pas affaire à des êtres violents. Mais ce matin, manifestement, les liens sont rompus. Les qallunaat se résignent à patienter, tant bien que mal. Certains se dévêtent et s’installent sur des chaises ou des matelas mis à leur disposition. Lentement, les autres les imitent, et la tension s’estompe dans la grande pièce surchauffée. (p.213)

Piari met ses pas dans ceux de son père, découvre sa place auprès de Lisi. Il rompt avec Anna, celle qui l’attend, qui espère encore venir le rejoindre. Peu à peu, Pierre s’efface et Piari peut respirer.
Bien sûr, on commence à prendre conscience des ravages de l’alcool et des drogues, de l’exploitation des Blancs qui assujettissent ce peuple de toutes les manières imaginables, des milieux de vie détruits, des projets qui ne tiennent jamais compte des rythmes des saisons et des premiers occupants. Marie-Pier Poulin montre très bien la dureté de la nature, sa beauté aussi, les changements brusques et le blizzard dans cette toundra fascinante, la neige dans un territoire vaste comme le monde. Un espace de paix, qui permet aux humains qui y habitent d’apprivoiser la solitude, une forme de spiritualité ou de sagesse.
Une voix particulière que celle de Marie-Pier Poulin qui décrit les revendications des Inuit qui n’en peuvent plus de subir la loi du Sud, une révolte dont on trop peu parlée. Des personnages fascinants, un texte émouvant qui fait encore une fois mieux voir ce pays du Nord, les contacts si mal vécus entre les Blancs et ces populations nomades que l’on a sédentarisées de force. Une découverte que ce premier roman de Marie-Pier Poulin, une voix qui touche et s’impose.


POULIN MARIE-PIER, DÉBÂCLES, Éditions SÉMAPHORE, 2019, 224 pages, 26,95 $.




mercredi 20 novembre 2019

LA VIE DISCRÈTE D’ANNE HÉBERT

MARIE-ANDRÉE LAMONTAGNE aura mis une quinzaine d’années à explorer l’univers d’Anne Hébert, cette écrivaine exilée en France pendant trois décennies. Effacée, elle refusait la plupart du temps les feux de la rampe, travaillant beau temps mauvais temps jusqu’à la toute fin de sa vie en l’an 2000. La biographe tente de cerner une romancière et poète qui a marqué les lettres du Québec et peut-être servi de modèle à ses contemporaines qui ont choisi le dur métier de secouer les mots, de vivre par le péril de la phrase. Un livre que j’attendais avec beaucoup d’anxiété, de curiosité aussi, parce qu’Anne Hébert a accompagné toutes mes aventures de lecture et d’écriture.

François Ricard, dans La littérature malgré tout, affirme qu’il faut une vie pour compléter une biographie. Il l’a fait bellement avec l’auteure de Bonheur d’occasion. Gabrielle Roy, une vie reste un ouvrage incontournable et un modèle du genre. Marie-Andrée Lamontagne n’a pas lésiné sur les efforts pour  arriver à cerner une figure emblématique qui demeure énigmatique.
J’ai lu Anne Hébert dès mon arrivée en ville en 1965, pour étudier à l’Université de Montréal. Paul Chamberland, tout jeune professeur, avait mis Le torrent au programme. Je ne savais rien d’elle et ce contact m’a secoué, découragé presque. J’avais migré pour les livres, bien sûr, mais surtout pour devenir écrivain. Ce cours était une véritable exploration du texte de madame Hébert où l’on soupesait chaque phrase, multipliant les sens et les hypothèses. J’avais l’impression de défaire chaque mot comme une mécanique et de m’avancer dans un monde qui s’éloignait de plus en plus de l’univers de l'écrivaine et de ses personnages. Comme si on fouillait dans les entrailles d’un être vivant pour en étaler au grand jour les viscères et les organes. Découragé, parce que je me demandais comment un écrivain pouvait réussir un tel exploit, maîtriser autant d’éléments. J’ai compris depuis que des chercheurs et certains enseignants peuvent construire des cathédrales en s’appuyant sur la page d’un roman pour inventer un monde. Tous finissent par secouer le langage avant tout dans cette entreprise un peu singulière. J’ai encore mon exemplaire du livre paru en 1964, dans la collection L’arbre de HMH éditeur. Toutes les phrases sont soulignées dans cet ouvrage devenu rare. Je ressens une étrange émotion en le feuilletant, devant certains passages.

FASCINATION

Marie-Andrée Lamontagne a toujours été fascinée par Anne Hébert, la femme discrète, qui semblait connaître le succès en France, ce pays qui faisait rêver tout le monde à une certaine époque. Je suis de la génération qui a mis fin à cette vénération et qui a refusé de s’exiler ou de chercher à devenir un écrivain français. Il n’y a peut-être que Dany Laferrière pour avoir voulu récemment se faire adouber par l’Académie française.
Une femme discrète que madame Hébert, tout comme Gabrielle Roy et Marie-Claire Blais. Je savais qu’elle avait grandi dans une famille où la maladie était là comme une fatalité. La tuberculose a suivi son père qui a développé une véritable psychose, craignant de contaminer ses enfants. Résultats : il fera des séjours au sanatorium, surprotégera sa fille aînée, s’affolant à son moindre rhume ou malaise. Ce sera le drame quand le médecin croit déceler les symptômes de la maladie chez Anne Hébert et qu’elle doit prendre une décision terrible.

À la malade, le médecin donne le choix : une opération aux poumons ou le grand repos. Elle choisit le grand repos. En l’occurrence, deux ans complets à garder la chambre, suivis de trois autres confinée à la maison, à fuir les courants d’air, la fatigue, les nourritures lourdes ou épicées, les émotions fortes : administré à une jeune femme au début de la vingtaine, un tel remède n’est rien d’autre qu’une descente au tombeau. (p.96)

Comme si on lui avait enlevé sa jeunesse et ses plus belles années. Cet isolement explique peut-être pourquoi Anne Hébert restera la timide et la discrète malgré sa grande beauté qui attirait tous les regards, envoûtait presque ceux qui l’approchaient. Étrange que Marie-Claire Blais, une autre magnifique écrivaine qui mériterait certainement une biographie, soit également d’une retenue exemplaire. Elle aussi s’est toujours sentie mal dans le monde ou lors de ces rencontres où l’on s’attarde à son œuvre et ses publications. Tout comme Gabrielle Roy qui refusait de se présenter dans les salons du livre et les manifestations littéraires.

PUBLICATIONS

Très tôt, Anne Hébert est en contact avec l’écriture. Son père entretient des velléités de poète en plus de rédiger des critiques pour différentes revues de l’époque. Maurice Hébert est un nom connu dans le milieu littéraire alors et s’impose dans les médias tout en continuant son travail au gouvernement du Québec. La jeune Anne s’amuse d’abord à inventer des contes et de courtes saynètes qu’elle joue dans les rencontres familiales, des textes qui font applaudir son père qui ne rate jamais une occasion de vanter le talent de sa fille, qui fait tout pour qu’elle publie grâce à ses contacts.

Pendant ces mêmes années 1930, Anne Hébert commence à écrire, non pas des poèmes - les vers mièvres qu’elle lit dans les journaux et les revues ne lui donnent guère envie de pratiquer le genre -, plutôt des impressions, dira-t-elle. Les fleurs du jardin, les graines enfouies dans la terre, la beauté qui en sortira, ce genre de choses. Cependant, au sujet de ces « impressions », le père a tranché : ce sont bel et bien des poèmes. Avec une fierté légitime, comme d’autres montrent les photos de leurs enfants, il les sort de la poche de sa veste pour en faire la lecture à son interlocuteur du moment. (p.68)

Une chance, peut-être, un terrible fardeau aussi. Le père cherchant certainement à vivre par sa fille la carrière qu’il n’a pu avoir.
Une existence sur la pointe des pieds, une éducation scolaire en dents de scie. La jeune Anne est retirée souvent de l’école à cause de ses maux et ses maladies. Une vie en marge, de solitude, des étés à Sainte-Catherine, le domaine familial, la présence de Saint-Denys Garneau qui peint et écrit. Sa mort subite traumatisera tout le monde.
Certains chroniqueurs ont fantasmé sur les relations entre ces cousins qui étaient fascinés par la poésie et les mots. Marie-Andrée Lamontagne met rapidement les choses au clair. Ils se sont croisés, ont discuté parfois, mais la timidité d’Anne faisait qu’ils ont eu peu de contacts. L’amour de jeunesse romantique, la complicité des âmes sont de belles inventions. La différence d’âge a joué aussi, certainement.
Anne Hébert sera une autodidacte qui se forme l’esprit par la lecture, échappant ainsi aux balises du cours classique qui était à peu près la seule voie alors.
Elle s’éloignera de sa famille à la fin de la vingtaine, après sa longue réclusion. Il y aura d’abord un travail à l’Office national du film à Ottawa où elle écrit des textes qui accompagnent certains documentaires.
Son désir de partir en France n’est certainement pas étranger à la volonté d’échapper à l’étouffement du clan Hébert, à cette maladie obsédante qui coupe régulièrement les élans de son père. Sa mère aussi qui s’est enfermée dans la solitude de la maison familiale, peut-être déçue par sa vie difficile, elle qui venait d’un milieu qui n’avait pas trop à se préoccuper des contingences du quotidien.

LA FRANCE

Voici donc Anne Hébert en France, avec une bourse du gouvernement, devant organiser son quotidien, vivant dans des pensions où elle ne s’accorde que le nécessaire, écrivant, lisant en recluse. Ce sera l’histoire de sa vie. Il n’y aura pas d’écarts malgré les succès et une certaine aisance financière qui en résultera. Ce qui importe pour elle, c’est le travail au jour le jour, le roman en chantier ou le poème. La vie d’un écrivain, on l’oublie souvent, est constituée de gestes cent fois repris. Les prétentions de certains prestidigitateurs comme Jack Kerouac ont fait croire le contraire, créant de véritables mythes. Anne Hébert restera une femme discrète, frugale dans ses besoins, de peu d’éclats et de travail. Elle vivra dans le même quartier de Paris pendant une trentaine d’années, séjournera à Menton pour des vacances, profiter du soleil et se reposer dans une même pension. Sa vie tournera autour de certains lieux malgré les voyages, les allers et les retours entre le Québec et la France pour la famille et les exigences de son métier. Une vie simple, de petits bonheurs, de sourires et de rencontres avec des amies qui lui seront fidèles jusqu’à la fin.
Monique Bosco deviendra une véritable cerbère, faisant tout pour l’aider, la protéger et la mettre en évidence. Tout comme Jeanne Lapointe, cette battante féministe avant l’heure, enseignante à l’Université Laval qui lui ouvrira bien des portes, lui permettant d’avoir des bourses et des prix. Disons que l’auteure, malgré sa discrétion, a été bien entourée et protégée.
Elle aura eu de la chance malgré tout. Son père d’abord qui a tout fait pour propager ses publications, ses proches qui font des démarches pour qu’elle obtienne un travail à l’Office national du film. Des amitiés indéfectibles qui seront le ciment de la vie d’Anne Hébert. Sa correspondance avec son frère Pierre en témoigne. Des lettres qu’ils s’écriront pendant des décennies.

TRAVAIL

Anne Hébert vit pour écrire et toutes ses journées tournent autour de cette tâche. Le travail, les doutes, les hésitations, les recommencements, parce qu’elle n’est que rarement satisfaite. La forme recherchée ne se laisse pas facilement trouver. Ce sera une patiente et le texte n’arrive jamais en claquant des doigts. Marie-Andrée Lamontagne le démontre parfaitement dans son ouvrage respectueux.

Quand elle en a assez d’être à sa table de travail, elle va au théâtre ou au concert avec des connaissances et des amis canadiens ou encore elle retrouve sa nouvelle camarade Hélène Cimon, qu’elle voit une ou deux fois par semaine, depuis qu’elles ont fait connaissance, au bistrot, au sein d’un groupe d’expatriés canadiens. (p.204)

Un travail exigeant où elle se retrouve souvent au bord de l’épuisement. Heureusement, il y a l’amour qu’elle découvrira tardivement avec Roger Mame, un homme à qui elle sera fidèle malgré leurs différences. En amour comme en amitié, madame Hébert garde ses distances, protège sa vie personnelle, ses espaces pour mener à bien ses projets. L’écriture reste la seule et grande entreprise de sa vie, même si elle aurait aimé avoir des enfants.
Elle connaîtra un beau succès et deviendra une vedette de la littérature au Québec. En France, c’est autre chose. Malgré certaines récompenses importantes, ce sera toujours un nom un peu en marge des feux de l’actualité et des figures qui se disputent les prix convoités. Une existence simple, faite de bonheurs ordinaires, de grandes amitiés, de belles fidélités et de déceptions bien sûr. La vie est faite de tout ça.
Après avoir parcouru les centaines de pages de Marie-Andrée Lamontagne, avoir suivi l’écrivaine pas à pas comme le fait sa biographe qui nous entraîne dans son petit appartement un peu austère, près de ses chats qu’elle adore, je me sens un peu étrange. La grande préoccupation restera sa famille, la maladie de son père et de sa mère, la santé mentale de son frère Jean. Elle garde ses distances malgré tout parce qu’elle sait qu’elle peut être happée par ses proches.
Je n’éprouve pas l’excitation ressentie après avoir lu la biographie de Pierre Nepveu portant sur Gaston Miron ou encore le travail de François Ricard qui cerne si bien Gabrielle Roy. C’est certainement à cause de la charmante et séduisante Anne Hébert, sa discrétion et les distances qu’elle maintient avec tout le monde, sauf ses amies intimes. Pas de frasques, de grands bouleversements, de déchirements et d’amours qui retournent le corps et l’âme. C’était une évidence, dès l’enfance, que la petite Anne était fascinée par les mots, les histoires qu’elle inventait pour agrémenter les rencontres familiales et que ce sera ce qui donnera sens à sa vie.
Un travail impressionnant que celui de Marie-Andrée Lamontagne qui a dû souvent utiliser le piolet, j’imagine, pour se faufiler dans l’intimité de cette écrivaine, franchir les obstacles érigés par ses amies. Anne Hébert n’a cessé de se dérober et sa discrétion, sa présence silencieuse, ses confidences du bout des lèvres lors des entrevues, ont créé une muraille difficile à percer.
Il reste que Marie-Andrée Lamontagne dresse un formidable portrait d’une époque, d’une famille particulière, d’une vocation comme on disait alors. Cette figure importante de notre univers littéraire a donné des personnages romanesques inoubliables. Que ce soit dans Le Torrent, Kamouraska ou les Fous de Bassan, Anne Hébert a marqué notre imaginaire. Il fallait ce travail patient, acharné pour s’approcher sur la pointe des pieds de la femme farouche. Madame Lamontagne réussit cet exploit.


LAMONTAGNE MARIE-ANDRÉE, ANNE HÉBERT, VIVRE POUR ÉCRIRE, Éditions du BORÉAL, 2019, 504 pages, 39,95 $.




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