vendredi 19 juillet 2019

HEATHER O’NEILL ÉTONNE ENCORE


QUEL ROMAN QUE Mademoiselle Samedi soir d’Heather O’Neill ! Une quête d’identité dans un Québec qui n’arrive pas à trouver ses assises, un Montréal où des rêveurs, des illuminés, des éclopés tentent de survivre plutôt mal que bien. Une fable sur Montréal, le Québec par ricochet, une formidable entreprise qui m’a rappelé souvent le magnifique roman de Marie-Claire Blais : Un Joualonais sa Joualonie. C’est saisissant et il y a du Réjean Ducharme dans les aventures des jumeaux Tremblay qui parviennent difficilement à échapper à leur enfance et qui restent coincés dans leur adolescence, même quand ils sont devenus des parents et qu’ils doivent faire face à l’âge adulte.

Les écrivains peuvent tout oser pour mon plus grand bonheur. Madame O’Neill étonne en misant sur des personnages francophones (les Tremblay) qui hantent un quartier populaire de Montréal. De purs Québécois comme on dit maintenant en baissant la voix parce que ce n’est pas très bien vu dans une certaine société. Nous avons « la souche chambranlante » et les fourmis charpentières s’amusent à y pratiquer des couloirs où tous « les vents mauvais » s’engouffrent.
Encore une fois, la rue Saint-Laurent est l’artère vitale de Montréal avec ses clubs, ses danseuses, les truands et les éclopés qui survivent de larcins et de petites fraudes. Ce monde fascine l’écrivaine et elle y revient dans toutes ses publications. Un milieu de rescapés, de perdants et de drogués qui se débattent pour rester à la surface.

JUMEAUX

Loulou s’est occupé des jumeaux, de ces prodiges de la télévision que tous les spectateurs connaissaient et adoraient au Québec. Les deux sont scotchés l’un à l’autre, imaginant que le monde va leur glisser entre les doigts s’ils s’aventurent seuls sur un trottoir. Comme si leur passé ne pouvait que les ramener en arrière pour les empêcher de devenir des adultes. Ils sont emprisonnés dans des images qui les étouffent et les protègent d’une certaine façon.
Nicolas est père d’un petit Pierrot qu’il ne voit jamais. Sa mère mène une véritable guérilla avec lui, tentant par tous les moyens de lui soutirer de l’argent en utilisant l’enfant comme outil de chantage. Nouschka va d’un homme à l’autre pour trouver un peu d’amour et peut-être une paix qu’elle n’a jamais connue. Partout, on la reconnaît et l’image de la gentille fillette que l’on idolâtrait à la télévision finit par être un fardeau terrible. 
Depuis, la Révolution tranquille au Québec est révolue et l’idée de l’indépendance en a pris pour son rhume en 1980. Le Québec bascule dans la nostalgie et la déprime.

Chaque soir était une triste fête d’adieu, un party de départ à la retraite, les dernières heures d’une noce. On était tout le temps en train de se dire adieu. La frontière qui séparait le fait de coucher ensemble du fait de ne pas coucher ensemble était beaucoup plus mince qu’à n’importe quelle époque, en n’importe quel lieu de l’Histoire. (p.35)

Tous s’accrochent à l’instant dans ces temps mouvementés où il est question d’un deuxième référendum sur la souveraineté du Québec. Étienne, le père des jumeaux, a été un chantre de l’indépendance en 1980 comme presque tous les artistes québécois. C’est assez étonnant qu’une écrivaine d’origine anglophone aborde ce sujet. Surtout que ses personnages sont des souverainistes convaincus et qu’ils cherchent désespérément une identité individuelle et nationale.

QUÊTE

Nouschka et Nicolas tentent de surmonter leur quotidien et de trouver une raison de vivre et d’exister, tout comme le peuple du Québec qui hésite entre son être francophone et ce Canada multiculturel et nébuleux. Les jumeaux sont déchirés entre ce que l’on a voulu qu’ils soient à la télévision et ce qu’ils sont dans la vie de maintenant.
Étienne Tremblay, leur père, a perdu ses ancrages avec l’échec du premier référendum de 1980. Il a pris son envol dans la mouvance des années 70, l’élection du Parti québécois qui devait mener le Québec vers la souveraineté. Il est l’auteur et l’interprète de chansons un peu étranges qui m’ont fait penser à certains textes irrévérencieux de Plume Latraverse. Tous tentent de garder le moral et de reconstituer une famille personnelle et étatique.

AMOUR

Nouschka s’amourache d’un patineur artistique qui a tout gâché en tentant de se suicider pour échapper à la férule d’un père qui avait tout misé sur lui et rêvait d’en faire une vedette. Elle épouse Raphaël  et ce couple improbable ne peut que vaciller quand elle se retrouve enceinte.

Je savais que j’étais jeune pour me marier. Les Québécois faisaient tout tellement jeunes. Notre beauté avait tôt fait de disparaître. Les gens mouraient à quarante-neuf ans d’avoir trop bu, ou du cancer du poumon, ou de s’être nourris de pain blanc et de Jos Louis. Se marier si jeune, c’était dévaliser une banque ou se faire tatouer. (p.207)

Schizophrène, obsédé, capable du pire et du meilleur, Raphaël basculera quand Nouschka devient mère. Il perd les pédales malgré ses bonnes intentions, son travail de préposé aux bénéficiaires dans un hôpital.
Nicolas, pendant ce temps, amputé de sa sœur, ne trouve rien de mieux que de planifier un vol de banque qui tourne à la catastrophe. La prison le forcera à se redresser et le retour de sa mère lui fait le plus grand bien.
Cette formidable histoire m’a poussé dans les labyrinthes de l’inconscient des Québécois, des gens d’ici qui ne savent pas qui ils sont dans ces pays qui fêtent leur identité à deux semaines d’intervalles, ces jumeaux qui ne peuvent se quitter tout comme ils ne peuvent vivre ensemble.
Le deuxième référendum de 1995 arrive et Nouschka écrit le discours de son père Étienne. Il prend la parole lors d’un grand rassemblement où il se retrouve aux côtés de Gilles Vigneault. Un texte étonnant qui dérape avec ce chanteur qui incarne l’impuissance des Québécois à agir avec cohérence.

DÉFAITE

Le référendum est perdu de justesse. Nicolas se fait arrêter après le vol de banque, mais Nouschka, jeune maman, réussit à s’arracher à cette fatalité qui s’accroche à elle depuis sa naissance. Les études lui permettront de se forger une nouvelle vie et surtout de trouver les mots pour se dire. C’est la clef du succès.

Une des raisons pour lesquelles je souhaitais étudier la littérature, c’est qu’elle expose tout. Les écrivains cherchent des secrets qui n’ont pas encore été exploités. Chaque écrivain doit inventer sa propre langue magique afin de décrire l’indescriptible. Ils ont peut-être l’air d’écrire en anglais, en français ou en espagnol, mais en réalité, ils écrivent dans la langue des papillons, des corbeaux et des pendus. (p.400)

Heather O’Neill propose une aventure incroyable avec Mademoiselle Samedi soir. Ses personnages m’ont étonné et fasciné, dans des aventures qui vous tiennent en haleine. Bien sûr, comme tous les écrivains, elle a ses lieux de prédilection, un milieu social qu’elle explore d’une publication à l’autre pour en montrer toutes les facettes. Le manieur de mots se débat avec des images, des préoccupations et des repères physiques qui le hantent souvent toute une vie. Chez madame O’Neill, les  enfants abandonnés par leurs parents sont une constance et ils doivent se défendre contre la violence et la folie de leurs géniteurs. Je pense à Baby qui doit affronter les rages de son père Jules dans La ballade de Baby. Un roman d'une cruauté terrible.

À notre naissance, quand on nous pose dans notre berceau, le monde entier passe la tête au-dessus des barreaux. On nous donne un nom, et tout le monde a toutes sortes d’idées à notre sujet. Ce sont d’étranges contes de fées. Quand les gens nous disent ce qu’on pourrait être une fois adulte, ils pourraient aussi bien nous conter des histoires de fripons et de chats bottés. Mais notre tâche, c’est de devenir quelque chose de bien plus unique et de bien plus étonnant que tout ce que nos parents pouvaient imaginer. Il faut savoir que notre vie nous appartient complètement. (p.482)

Tout est là. À chacun de mettre la main sur l’avenir. Le reste est peut-être une suite d’événements qui fait haleter les écrivains et les lecteurs qui en demandent toujours un peu plus.
J’ai aimé ce roman du début à la fin et Heather O’Neill est une magicienne qui sait nous plonger dans les situations les plus folles et les plus simples de la vie. Ce qui importe, c’est cette quête de sens, cette volonté de toucher le bonheur et la paix, d’arriver à trouver son espace pour respirer avec tous les vents du monde. Vous avez là votre lecture d’été. Ne cherchez pas ailleurs !


O’NEIL HEATHER, MADEMOISELLE SAMEDI SOIR,  Éditions Alto, 2019, 488 pages, 29,95 S.


https://editionsalto.com/catalogue/mademoiselle-samedi-soir/

mardi 25 juin 2019

LE MONDE FASCINANT DE L’ÉDITION

RAOUL DUGUAY
C’était en1984, non pas dans la pensée de Georges Orwell, mais dans l’euphorie des premiers soubresauts de Sagamie/Québec, une coopérative d’édition un peu délirante au Saguenay qui voulait changer nos regards sur la société, l’écriture et l’environnement. Pas que les directeurs littéraires nous regardaient de haut, mais nous avions envie de voir ce qui se tramait entre les lignes, de nous faufiler dans les méandres de la fiction, nous lancer à la conquête de la galaxie avec des amis qui ne parlaient que de leurs découvertes de lecture quand nous nous retrouvions autour d’une table, avec un verre de bière. Inventer un livre est relativement facile, présenter un ouvrage excellent devient un exploit. Maintenant, avec l’informatique, un peu tout le monde peut s’improviser écrivain et avoir son nom sur un objet qui ressemble à un roman ou un recueil de poésie. Mais toucher l’amoureux des mots, le vrai, l’accompagner sur l’espace d’un texte est une tâche parfois aussi difficile que d’aller faire des bonds sur la lune.

Une vingtaine de téméraires ont d’abord puisé dans leurs économies pour les premières publications, un montant qui nous a permis de payer l’imprimeur. Après, nous avions une grande boîte d’idées pour rejoindre ceux que la fiction fascine. Première équipée : Traces, un collectif de nouvelles d’une quinzaine d’auteurs du Saguenay-Lac-Saint-Jean. Simultanément, la poésie de Carol Lebel et Maurice Cadet, un Haïtien devenu bleuet foncé qui enseignait à Alma. Bien plus, nous avons lancé Ultimacolor de Gilbert Langevin en 1988. Tout allait bien et l’avenir ouvrait ses portes devant nous. Tous portions fièrement le T-shirt de la relève qui s’était imposée un peu partout et surtout nous voulions démontrer qu’il était possible d’éditer des livres, de faire connaître de bons écrivains hors de Montréal. J’envisageais même une succursale à New York pour faire un clin d’oeil à Paul Auster qui venait d’offrir sa Trilogie new-yorkaise et à San Francisco en souvenir de Jack Kerouac et Lawrence Ferlinghetti. Tout devenait réalisable. À nous l’avenir, le monde et ses dépendances !

LA FUITE

Notre directeur général, après l’obtention d’une importante aide financière du Conseil régional de développement (CRD) pour une collection de biographies d’artistes (il était question de Daniel Lavoie si je me souviens bien) a eu la bonne idée de prendre la route du parc des Laurentides avec la caisse dans le coffre de sa minoune. Disparu sans laisser d’adresse dans Montréal en 1990, un refuge parfait pour le filou qui veut changer de vie. Plus de traces, plus de nouvelles, plus de projets, plus un sou, obligation de fermer les portes, de payer certaines factures. Notre arnaqueur avait emporté bien plus que l’argent des subventions, il avait décampé avec notre rêve le plus fou et le plus extravagant. L’aventure avait pourtant eu de beaux moments au Salon du livre du Saguenay-Lac-Saint-Jean. Le lancement d’Ultimacolor de Gilbert Langevin avait eu du succès et un hommage bien senti lui avait fait essuyer quelques larmes sur la grande scène, surtout pendant le court témoignage de Gaston Miron. Notre poète, qui avait le sens des affaires ayant été lui même éditeur, donnait son recueil à tous les visiteurs qui approchaient du stand. Un peu plus et il écoulait notre premier tirage en une seule soirée.

MUTATION

À mon entrée en littérature, le monde de l’imprimé était en effervescence. Il y avait le Cercle du livre de France qui était là depuis la venue de Jacques Cartier, il me semble, et Fides qui m’avait enchanté avec cette belle collection Nénuphar dont je parle si souvent.
La maison dont rêvaient tous les auteurs, ceux qui portaient fièrement le dossard de la jeunesse, était Les éditions du Jour de Jacques Hébert. J’ai eu la chance de m’y faufiler. Pour tout dire, c’est arrivé encore une fois par Gilbert Langevin, je l’ai appris des années plus tard. Il avait exigé de Victor-Lévy Beaulieu qu’il publie L’Octobre des Indiens en même temps que Ouvrir le feu et Stress. Sinon, il menaçait de planter sa poésie dans un autre terreau. Ça s’appelle entrer par la porte d’en arrière dans le monde de la célébrité. J’y ai rencontré Victor-Lévy Beaulieu et cela changea ma vie de futur écrivain. Je le suivrais dans ses multiples migrations. VLB Éditeur et Les Éditions Trois-Pistoles surtout.
Tous les lancements du Jour avaient lieu rue Saint-Denis, à Montréal. J’y ai croisé Jacques Ferron, Pauline Julien et Gérald Godin, plusieurs romanciers aujourd’hui inconnus. Une parution de Marie-Claire Blais faisait courir les foules et même les journalistes. Avec madame Blais, il y avait des lecteurs jusque sur le trottoir et impossible d’avoir accès au buffet. Je ne ratais jamais un de ces événements arrosés. Gilbert et moi étions des participants enthousiastes et il était particulièrement difficile de nous éloigner du bar.
Semaine après semaine, Gilbert devait me présenter à Jacques Hébert. Il ne se souvenait jamais de moi et c’est alors que j’ai commencé à avoir des doutes. Monsieur Hébert n’avait certainement pas regardé mon chef-d’oeuvre. L’impression d’être un écrivain invisible chez son éditeur a quelque chose de désagréable et de frustrant. « Être et ne pas être », voilà la question qui me hantait et qui me taraude toujours.

SIGNATURE

Comment oublier le jour où je suis devenu écrivain professionnel, ce moment où j’ai signé un contrat d’édition avec Victor-Lévy Beaulieu qui fumait sa pipe dans son petit bureau en secouant sa grosse barbe qui me faisait envie. La mienne était plutôt courte et refusait de dépasser une certaine longueur. J’étais fébrile, nerveux, comme si j’allais dire oui à cette fille qui m’étourdissait et me retournait l’âme devant le curé Gaudiose, dans l’église de La Doré. Par hasard, je me suis retrouvé avec Raoul Duguay dans l’antre du directeur littéraire. Il publiait L’apokalypsô si je me souviens bien. J’étais prêt à tout accepter sans me pencher sur une ligne, à vendre mon corps au diable et à VLB pour voir mon nom sur la page d’une plaquette de poèmes. Duguay étudiait chaque article, posait des questions, évaluait le pour et le contre, soupesait encore chaque bout de phrases pour en trouver toutes les interprétations possibles. Ce qui aurait dû se régler en quelques minutes avait pris des heures. J’avais eu ma leçon : ne jamais signer un contrat sans l’avoir examiné à la loupe.

MIGRATION

Et puis Victor-Lévy Beaulieu a quitté la rue Saint-Denis pour faire un détour par L’Aurore, avant de fonder VLB Éditeur. Je l’ai retrouvé avec La mort d’Alexandre qu’il accepta avec enthousiasme. Je lui avais été infidèle pour Le violoneux, m’égarant au Cercle du livre de France à cause de Guy-Marc Fournier, un ami journaliste et écrivain du Lac-Saint-Jean, le grand responsable de mon entrée dans le monde de la presse.
Il était arrivé comme ça pour me surprendre dans ma vaste demeure de La Doré où je m’étais réfugié pour apprivoiser les phrases. Je venais de publier Anna-Belle. Il voulait une entrevue parce qu’il collaborerait avec le journal Le Quotidien. Je ne sais comment il avait appris que j’étais là. Il faut dire que Guy-Marc savait tout ce qui se passait au Lac-Saint-Jean. Après des heures à discuter et à vider des bières, l’idée de changer de métier nous est apparue comme allant de soi. Lui s’installerait dans ma grande maison du bout du rang et je déménagerais à Roberval pour emprunter son veston de correspondant et piégeur de nouvelles. Ce fut fait. C’est comme ça que je suis devenu journaliste. Le hasard fait toujours bien les choses, surtout dans mon cas. L’auteur de Ma nuit et Les ouvriers m’avait incité à envoyer mon manuscrit chez son éditeur. Une aventure décevante. Je n’ai jamais rencontré Pierre Tisseyre, jamais mis les pieds dans les bureaux de cette entreprise qui avait fait d’Alice Parizeau une vedette, jamais dit mon mot pour la jaquette qui aurait pu inspirer Stephen King. Le roman le plus laid au Québec en 1979, j’en suis convaincu. J’aurais pu remporter le prix Horreur s’il avait existé. Monsieur Tisseyre m’avait laissé entendre qu’il me publiait parce qu’il avait reçu une subvention d’Ottawa. Ma prose ne semblait guère l’édifier et je ne crois pas qu’il se soit attardé aux aventures de Philippe Laforge, un personnage qu’aurait pu imaginer Jacques Ferron ou Yves Thériault. Ce fut pourtant mon best-seller.

ANDRÉ VANASSE

Un peu plus tard, je me suis retrouvé chez Québec-Amérique avec André Vanasse pour Les oiseaux de glace. Une autre rencontre qui allait bouleverser ma vie. Vanasse devait lancer XYZ Éditeur peu après, devenant le mentor de plusieurs de mes livres, un ami et un confident. Cet homme généreux lit encore mes manuscrits. Je suis le plus grand des chanceux parce que c’est un redoutable pisteur et un œil de lynx. Sans lui, Le voyage d’Ulysse n’aurait jamais vu le jour. Ce fut lui aussi qui a pris le risque de publier nos pérégrinations à l’étranger et au Québec quand tous boudaient le récit de voyage. Il a fait de Un été en Provence, écrit en collaboration avec Danielle Dubé, un succès.
Depuis, j’ai compris que les maisons d’édition au Québec ont la vie brève et durent le temps que le fondateur s’y épuise. Des entreprises que j’imaginais indestructibles ont disparu lors d’une vente, d’une transaction ou encore pour des raisons obscures. Un monde fascinant qui ne cesse de muter.
J’aurais adoré devenir directeur littéraire, pour l’amour du texte, les discussions avec les ouvreurs de mots et le plaisir de concevoir un objet attirant. La joie de pousser un récit « dans ses grosseurs » comme dit l’ami Victor-Lévy. J’ai fait une incursion dans cet univers avec Jean-Claude Larouche. Une expérience qui m’a fait surtout connaître l’étrange vie des manuscrits et le contact avec certains auteurs qui tentaient de me convaincre qu’ils étaient des génies et que leur histoire serait un triomphe international. Bien plus, Hollywood les attendait. C’était l’époque des Filles de Caleb d’Arlette Cousture et j’ai lu des dizaines de pâles copies de ce très beau roman. Tous avaient une tante dans le grenier ou une mère sans peur et sans reproches. J’ai compris depuis que nombre de gens qui veulent entrer en écriture suivent la courbe des succès du jour.

ÉPOPÉE

Le monde de l’édition au Québec est une véritable épopée avec ses hauts et ses bas, ses exploits et aussi de magnifiques échecs. Qui va nous offrir un essai sur les remous de l’aventure littéraire au Québec à partir des années 70, où les entreprises se sont laïcisées (c’est malheureusement encore d’actualité), diversifiées et même spécialisées avec La courte échelle qui a rejoint des milliers de jeunes. Tous ont réussi avec plus ou moins de facilité à se frayer un chemin vers la modernité et à faire un travail professionnel. Beaucoup de petits artisans surgissent chaque décennie pour s’imposer ou vivre le temps de quelques livres comme nous l’avons fait avec Sagamie/Québec.
Je regarde souvent le recueil de mon ami Carol Lebel, son si beau titre qui me fait toujours rêver : Difficile de respirer dans les yeux des autres. Juste cette phrase méritait la publication.
Et que dire d’un poème qui vient me hanter comme l'appel d’un gong.
« Toute la matière à peser
   dans l’idée du territoire d’autrui
   ça inquiète ça blesse l’équilibre de la lumière » [1]
Des aventures où beaucoup des écrivains ont tout perdu, un monde qui ne cesse de se régénérer pourtant. Le plus intéressant a été de voir naître des petites maisons qui ont su se démarquer en travaillant hors Montréal, ce qui semblait impossible dans les années 70. Chose certaine, il y a toujours quelqu’un pour ouvrir une fenêtre, faire un pas vers ces inventeurs d’histoires qui me fascinent depuis que j’ai lu mon premier livre. C’est le plus important. Et j’applaudis quand de nouvelles figures s’imposent sur le plan international. Que d’aventures après Traces, la folle décision de mes amis rêveurs qui croyaient aux mots et aux phrases. Peu ont continué sur les chemins de l’écriture dans ce groupe d’audacieux, mais ce qui compte, c’est d’avoir osé, de concrétiser une idée même si elle est devenue un splendide désastre.


Une version de cette chronique est parue dans LETTRES QUÉBÉCOISES, Numéro 174, juin 2019.




[1] Lebel Carol, Difficile de respirer dans les yeux des autres, poésies, Sagamie/Québec, 1984.

vendredi 21 juin 2019

LA VIE EST UNE BELLE MUTATION

PATRICK LAFONTAINE s’attarde dans Roman à Patrick, l’écrivain qui se met en scène, un enseignant en littérature au cégep et grand lecteur de Paul-Marie Lapointe. Je le comprends parce que j’aime beaucoup ce poète né à Saint-Félicien, le jeune débarquant à Montréal en 1948 pour secouer le monde du Québec avec Le vierge incendié. Patrick obtient un congé de deux ans et part rejoindre son amoureuse à San Francisco, avec son chien PaulMa, (baptisé ainsi en l’honneur du poète) emportant une partie de sa bibliothèque dans une remorque. Une sorte de chemin de Damas qui transforme le narrateur et lui permet d’effleurer certaines vérités.

Bien sûr, quitter Montréal et traverser l’Amérique d’est en ouest est une aventure qui marque les esprits et que l’on a explorée à plusieurs reprises dans notre littérature. Je pense particulièrement à Jacques Poulin qui, dans Volkswagen Blues, emprunte la route des pionniers pour retrouver son frère, un genre de Jack Kerouac, qui s’est perdu à San Francisco. 
Un périple qui fascine, une direction que l’on prend pour s’arracher à sa vie et trouver le nouvel homme qui étouffe en soi. Le plus difficile est peut-être de franchir la frontière. Après, c’est l’Amérique des États-Unis, les autoroutes sans fin qui semblent aller partout et nulle part, un monde à part avec ses hôtels miteux et semblables qui attendent le solitaire pressé et fatigué. Et les McDonald’s qui poussent comme des pissenlits et offrent toujours les mêmes plats. Partir sans avoir l’impression de bouger, comme si on restait sur place tout en fonçant vers l’horizon.

La three o four invite au suicide : des rideaux beiges faits en nappes de plastique, des murs en préfini beige, un tapis beige troué par les cigarettes… oh mon amour, comment tant d’écart est-il possible ? en passant devant le miroir, je vois un être seul, cerné par un long voyage à venir qui a le goût du bonheur mais aussi celui de l’amertume : à quarante-deux ans, je suis devenu un homme qui a besoin des autres - la preuve en est que je m’apitoie sur mon sort, que je m’ennuie, que je souffre… Ce quelqu’un que je suis devenu te laissera-t-il tomber ? Que suis-je pourtant si je ne t’aime ? (p.25)


Les heures derrière le volant permettent à Patrick de méditer, de ressasser ce qu’a été son existence, son amour pour Diane, une femme qui a tout abandonné pour aller obtenir un doctorat en Californie. Qu’est la vie sinon un rêve que l’on chasse sans reprendre son souffle, la passion et des petites conquêtes personnelles ou encore certains échecs à digérer ? Patrick a l’impression de dériver dans ses habitudes depuis un temps, de tourner dans une impasse et il veut tout bousculer, s’accrocher à du solide pour aborder le dernier versant de son parcours.
Il vient d’avoir quarante ans.
Traverser le continent avec plein de livres dans une remorque, avec un chien à ses côtés, pour s’inventer un avenir, mais tenter aussi de toucher ce qui a été essentiel dans son aventure de lecteur et d’enseignant. Des heures à fixer la ligne blanche, à voir défiler des bouts de son passé dans le rétroviseur. Rouler pour échapper aux pièges de son histoire et parvenir peut-être à trouver un soi que l’on connaît mal. La vie permet rarement de revenir en arrière, de corriger des gestes, effacer certaines paroles ou encore prendre d’autres directions. La seule manière de fuir les embardées de ses choix est de circuler en regardant le paysage venir vers soi, foncer vers l’horizon qui ne cesse de s’éloigner.

Rien ne peut nous sauver, je veux dire la route n’a besoin de personne pour filer vers San Francisco, pas plus qu’aucune phrase des romans empaquetés dans le trailer n’a besoin de lecteur pour agir : il n’y a qu’un sujet, faible je aux prises avec des verbes - tout le reste est accessoire : on se rencontre, on s’aime, on baise ; on se dévore de l’intérieur pour rapiécer nos fictions approximatives perdues par inattention au détour d’un virage. (p.32)

Le chien vit difficilement ces heures toutes pareilles et monotones. Il reste là, un peu impatient, ramène Patrick dans le présent, lui qui ressasse des moments qui ont fait l’homme qu’il n’aime plus tellement, celui qu’il cherche à fuir.
Il y a Roman, un étudiant qui a abandonné son cours, sa mère Ivanna, une femme étrange qui squattait les condos de luxe où elle avait accès comme agente immobilière. Une aventure sans suite pour l’enseignant, mais vous avez le titre de ce livre qui joue à la fois sur un personnage et l’écrit. Une belle confusion que l’auteur se plaît à maintenir tout au long du récit.
Ivanna confie son fils à Patrick et retourne en Russie, pour faire le point avec son ex-mari. C’est ce que souhaite Patrick en traversant les États-Unis. Il veut savoir, comprendre le premier versant de sa vie, ce qu’il a fait et ce qui le tient vivant. Rejoindre Diane, c’est peut-être retrouver le fil qui s’est cassé au cours des années.

ROMAN

Au milieu de son périple, un mal l’empêche de se lever et le cloue dans un motel. Il n’arrive plus à sortir de son lit et devient totalement dépendant de Juliana, une femme un peu étrange, une Roumaine d’origine qui lui donne des pilules pour soulager sa douleur. La drogue le plonge dans un état où le réel et l’imaginaire se bousculent.

Au petit matin, rien ne va plus : notre longue ride d’hier, mon genou qui n’a pas vraiment désenflé, la fatigue et que sais-je de plus pernicieux encore crispent mon dos dans d’épouvantables spasmes dès que je bouge. Pas moyen de me tourner, de me lever - je ne peux même pas regarder ma montre sur la table de chevet sans être rejeté en torpeur dans ma position initiale. Voilà une heure que j’essaie de me convaincre que ce n’est rien, que je serai assis dans l’auto d’ici peu et que ce sera facile de conduire sans bouger, mais c’est inutile d’y penser - même PaulMa qui voudrait tant sortir devra attendre. (p.81)

Les pilules de Juliana le font planer et j’ai eu du mal à saisir l’aventure que Patrick a eue avec son étudiant, ne sachant trop si tout ce qui défile dans sa tête s’est bel et bien passé. Est-ce que la mort du jeune homme est vraie, cette passion qui a fait qu’il a dévoré son amant. Tout bascule ! Sommes-nous dans le réel ou la métaphore ?

J’ignore où se trouve la poudre de ses os, mais depuis que PaulMa la mange, depuis que je le perds et qu’il court en toute liberté, j’ai de plus en plus l’impression que je n’ai pas mangé Roman, mais qu’il s’est carrément jeté en moi comme l’enfant carencé qu’il était d’amour / PaulMa m’a trahi : je suis trop maître pour avoir libéré Roman. On ne naît pas un homme, on le meurt. (p.114)

Il refait surface comme Icare s’arrache à ses cendres après quelques jours, une rencontre avec le neveu de Juliana, un sorcier ou un chaman. Son chien a disparu et il doit reprendre la route, se délestant de sa bibliothèque qu’il pense venir chercher plus tard, abandonnant PaulMa qui reste introuvable. Il file vers San Francisco, retrouve Diane, accepte enfin de devenir père, humain et peut-être oublier certaines chimères.

MUTATION

Voilà qui reprend des thèmes souvent visités dans la littérature. L’obsession de Kerouac pour l’Ouest américain où il croyait que tout pouvait changer dans sa vie, où il pouvait devenir un meilleur homme qui vivrait la paix et se contenterait de méditer dans la solitude. Patrick meurt et renaît dans ce motel miteux où il délire entre le passé et le présent, se déleste du  poids de son existence qu’il transporte dans sa remorque.
Une histoire qui vous pousse entre le vécu et le fantasme, le rêve et la réalité, l’écriture et le voyage. J’ai suivi Patrick dans cette dimension où je ne savais plus trop à quoi m’accrocher. J’aime qu’on me laisse dans le brouillard, sur une question qui ne trouve pas de réponse, comme dans un entre-deux et que je doive tirer mes conclusions même si elles sont erronées. Plonger dans un livre est toujours un risque et ne donne que rarement des certitudes.
Patrick Lafontaine nous prive de nos repères et je ne demande que ça. Une histoire qui déboussole, mais peut-il en être autrement quand on veut échapper à son vécu ? Ce périple m’a rappelé mon premier roman Anna-Belle où je me maintiens entre le réel et le fantasme, entre un retour au village de l’enfance et le délire de la lecture et de l’écriture. Le narrateur doit se dépouiller de tout pour basculer dans l’œuvre, s’approcher d’Anna-Belle, la femme imaginée et inaccessible. Il y a de ça dans l’aventure de Patrick Lafontaine et c’est certainement pourquoi son récit m’a particulièrement touché.
J’aime surtout cette phrase dense, qui parvient si bien à vous étourdir, oscillant entre la poésie et la prose, vous poussant dans une sorte de rêve qui se matérialise dans une courbe de la route, se transforme selon les instants de la journée. Les étapes du parcours perdent de leur signification et sont autant de séquences d’un chemin de Croix où le personnage meurt et ressuscite, avant d’échouer à San Francisco. Il est maintenant un être capable de s’ouvrir et surtout d’entendre ce que dit sa compagne.
Une belle aventure de lecture qui m’a touché. Parce qu’il faut souvent changer de peau pour être un humain responsable qui se préoccupe des autres et accepte qu’il ne soit pas le centre de l’univers. C’est pourquoi une entreprise comme celle de Patrick Lafontaine devient importante. La littérature sert à transformer le réel et à l’améliorer. Sans cela, ça ne vaudrait plus la peine de vivre et de s’attarder à des tâches terriblement futiles. La vie est une mutation et l’écrivain cherche de toutes les manières possibles à se mettre au monde. Patrick Lafontaine y arrive parfaitement en brouillant les pistes.


ROMAN de PATRICK LAFONTAINE vient de paraître aux ÉDITIONS LA PLEINE LUNE, 2019, 128 pages, 20,95 $.


jeudi 13 juin 2019

L’UTOPIE RESTE BIEN VIVANTE

Photo Journal Métro
JE NE SAIS TROP comment aborder le roman de Simon Leduc, une fresque au titre un peu étrange : L’évasion d’Arthur ou la commune d’Hochelaga. Un ouvrage qui déstabilise, fascine, peut éloigner certains lecteurs avec ses multiples personnages qui vont dans toutes les directions et qui s’expriment souvent dans une langue rugeuse. Des enfants, des éclopés, des perdus, des marginaux, des déviants qui bousculent un quotidien qui étouffe. Tous demandent une autre manière de respirer et tentent de s’en sortir. Nous voici dans une société réelle et merveilleuse qui m’a fait songer aux exclus et aux sans-abri qui se regroupaient au Moyen Âge pour vivre selon leur volonté et leurs propres lois.
  
Tout tourne autour d’Arthur (le même prénom que le fameux chevalier de la Table ronde), un petit garçon qui subit l’intimidation à l’école, vit la séparation de ses parents qui se disputent à son sujet et qui ont des idées bien différentes en ce qui concerne son éducation et son avenir. Il a l’impression d’être une boule de billard qui rebondit partout et qui ne contrôle rien de sa jeune vie. Il ne lui reste qu’à prendre la fuite dans son monde personnel. Autrement dit à se réfugier dans sa bulle.
Le père, préposé aux patients dans un hôpital, roule à vélo hiver comme été. Un écologiste avant l’heure qui recycle tout ce qu’il trouve sur les trottoirs, refuse la société de consommation et ne se préoccupe pas trop des écarts de conduite de son fils. Sa mère Anne, une intervenante de rue, est anxieuse et craintive parce qu’elle a vécu avec les éclopés et ces jeunes qui ont décroché. Elle a un emploi plus stable, mais doit affronter le stress et se sent terriblement seule devant un garçon qu’elle a du mal à comprendre. Elle finira par accepter qu’Arthur prenne le fameux Ritalin (la panacée de tous les malaises) pour le calmer et mieux l’intégrer à l’école. Les médicaments, il faudrait lire les drogues, sont la solution maintenant pour faire disparaître toutes les difficultés que l’on rencontre. Anne elle-même utilisera certaines petites pilules pour triompher de la fatigue qu’elle transporte d’un jour à l’autre. Il y a toujours une dragée de couleur vive pour combattre le stress ou encore endormir ses craintes devant une vie de plus en plus exigeante.

Rien pour arranger les affaires avec Arthur. Il s’enfonce en lui-même. Ni Pierre ni elle n’arrivent à autre chose que de lui pousser davantage le crâne entre les épaules. Regarde le marcher, voûté comme un punk qui a DROP OUT tatoué en grosses lettres sur le front. C’est certainement pas son père qui va le sortir de cette attitude-là. Mais elle, est-elle capable de mieux ? Est-elle un modèle positif pour lui ? (p.25)

Simon Leduc brasse toutes les cartes dans un secteur de la ville de Montréal, le quartier Hochelaga, où des éclopés s’affrontent et survivent en prenant souvent des décisions qui étonnent. Tout se cristallise autour d’une école désaffectée qui devient peu à peu un refuge pour les sans-abri, ceux qui souffrent de problèmes de santé mentale, n’arrivent pas à avoir le pas que la société impose. Arthur y trouve un milieu où respirer, rêver et être soi, y retrouve son père qui travaille avec certains décrocheurs. Tous imaginent une autre manière de dompter les jours, de faire face à leurs difficultés. Arthur s’épanouit dans ce groupe de marginaux où on lui demande juste d’être lui tout comme Pierre qui peut enfin croire qu’il peut aider ses semblables en les écoutant et les faisant écrire. Tout ces survivants transforment l’école, améliorent leurs conditions de vie et inventent une forteresse dans la ville. C’est le meilleur des mondes.

JEUNESSE

Je n’ai pu m’empêcher de penser aux communes qui avaient la cote dans les années 70 et qui fleurissaient le temps d’une saison pour disparaître presque aussi rapidement qu’elles étaient nées. Le roman de Simon Leduc n’est pas daté, mais on retrouve des idées qui circulaient au Québec et qui fascinaient des hommes et des femmes, souvent des scolarisés qui sortaient des facultés de philosophie ou de sociologie, des enseignants qui voulaient culbuter la société en s’accrochant à des théories politiques connues. J’ai côtoyé ces « missionnaires » qui jonglaient avec des slogans quand j’ai milité à la CSN comme président de mon syndicat. Des marxistes, des léninistes et des trotskystes. Il y en avait pour tous les goûts. Ces obsédés prenaient un malin plaisir à mettre des grains de sable dans les engrenages de notre organisme. Des gens qui vivaient dans une autre réalité et qui rêvaient d’un grand soir où tout basculerait. Ils étaient tellement prévisibles. Tous savaient exactement ce qu’ils allaient dire avant même qu’ils ne se lèvent et « partent leur cassette ».

Il faut lutter, décrète le gars du Comité du fuck toute est politique. Son nom, c’est Olivier Martel. Le poing levé, il repart sa cassette : il faut détruire ce monde de marde, foutre le bordel solide. Peut-être bien, lui répond-on, mais on n’est pas prêts à lancer une offensive frontale non plus. Faut s’intégrer davantage au milieu, en faire le noyau solide et indispensable de la communauté. (p.154)

Ce genre de discours, je l’ai entendu des centaines de fois et ces croisés avaient souvent l’art de faire perdre patience à bien des militants. Je me souviens des envolées de Michel Chartrand contre ces convertis de la dernière heure qui tentaient de se servir du mouvement syndical pour arriver à leur fin.

MONDE PARALLÈLE

Ces marginaux se débrouillent avec les moyens du bord, deviennent inventifs et créatifs. Et si une communauté différente était possible, si une autre façon de faire permettait de bousculer les choses. Je suis incorrigible. J’aime le rêve et peut-être l’utopie, croire que le poids de la vie n’est pas immuable. La littérature est là pour secouer cette réalité, ouvrir des portes et des fenêtres, faire entrevoir autre chose. Alors, pourquoi ne pas suivre ces éclopés qui cherchent par tous les moyens à transformer leur sort et à se dessiner une nouvelle existence ?

Tout le monde n’a-t-il pas envie d’appartenir à une histoire ? Arthur ne connaît pas encore la cruauté des histoires que racontent les autres. Histoires de docteurs, de psychiatres, de travailleurs sociaux, histoires de malades, de fous, d’immigrants, de musulmans, de journalistes, de chauffeurs d’autobus et de taxi. Histoires de cellules, de pilules, histoires de vie et de mort. Barbe bleue en a assez des histoires. Mais quand un enfant lui en conte une, il essayer de changer de ton. (p.130)

La commune d’Hochelaga devient un refuge pour Arthur et un endroit où il peut oublier le  poids de sa vie, l’intimidation et les exigences des dominants. Le rêve est beau pour lui et plusieurs autres. Demain peut prendre une couleur différente. Même Barbe bleue qui faisait si peur à Arthur au début se transforme en une sorte de guide dans sa folie et ses obsessions, ses fantasmes et ses visions. Tous peuvent espérer dans ce milieu où l’entraide, le partage, l’amitié imposent ses lois. Tout pourrait aller, mais la nouvelle société repose sur des bases gangrenées, les purs et durs, les militants aveugles refusent tous les compromis et cherchent la confrontation qui ne peut que se retourner contre eux.
 
UTOPIE

Notre société est capable de tout absorber, même la belle colère qui a fait sortir les carrés rouges. Le gouvernement de Jean Charest a su les manipuler et est parvenu à les épuiser. Un refus s’est transformé peu à peu en défoulement collectif qui se grisait au son des casseroles. L’étincelle du départ a vite été oubliée. Comment survivre à toutes ces tentatives de récupération ?

La bourgeoisie essaye de nous contrôler pis de nous neutraliser depuis des siècles. Elle assomme le prolétariat avec le travail, pis ceux qui arrivent pas à se trouver de job, elle les endort avec de la télé, de la bière pis des pilules. Pendant que le bourge moyen fait son frais en mangeant bio pis en se payant des psys pour se plaindre du vide de son existence, nous autres, ici, on souffre pour de vrai. (p.195)

L’affrontement est inévitable. Une véritable guerre de tranchées, sans pitié, une insurrection où le quartier Hochelaga devient une forteresse dans la ville. On sait qui va l’emporter, mais j’ai aimé croire que tout pouvait être autrement. Des péripéties, des hommes et des femmes qui se révèlent, des preuves d’amitié qui donnent des frissons. Il est si rare qu’un écrivain confronte ces sujets, décrive une expérience de vie différente et mette en scène nos tares et nos claudications. Les auteurs ont plutôt tendance à s’enfermer dans l’individuel et se contentent de suivre un gars ou une fille en abordant la dimension politique et sociale par ricochet.
Simon Leduc présente des personnages attachants, joue de tous les accords de la langue pour nous entraîner dans un milieu qui ne fait que des victimes. L’écrivain plonge dans des fresques, des mouvements de foule et arrive fort habilement à nous emporter. Une épopée qui vous sort de votre confort et qui m’a rappelé ma volonté de changer le monde par l’écriture, il y a si longtemps. C’est ce qui m’avait poussé à m’installer dans une grande maison de ferme à La Doré, mon village d’origine, au bout d’un rang quasi abandonné après mes études universitaires. Nous étions quelques-uns à secouer les obligations quotidiennes et à transformer nos jours en fête continue. Certains se prenaient pour des missionnaires et d’autres, comme moi, voulaient juste la paix, la nature tout autour, digérer cette enfance que j’avais perdu en m’exilant en ville pour l’amour des livres. Le petit groupe s’est vite disloqué, parce que nous étions tous contaminés par la société. C’est ce qui arrive dans la fresque de Leduc.
Un vrai bonheur que cette histoire qui repose sur une tornade langagière et idéologique. Parce qu’on le sait, la langue est un outil formidable de domination et d’exploitation. Chacun doit s’installer dans son propre vocabulaire pour survivre. 
Simon Leduc m’a fait connaître des moments magiques et surtout m’a rappelé que l’utopie, malgré tous les échecs, reste bien vivante. Il faut y croire et la littérature est là pour nous l’illustrer. L’impossible est toujours possible. Un roman à lire, une aventure qui ne nous laisse pas indemne. Un souffle inquiétant et fascinant.


L’ÉVASION D’ARTHUR OU LA COMMUNE D’HOCHELAGA de SIMON LEDUC vient de paraître aux ÉDITIONS LE QUARTANIER, 2019, 342 pages, 26,95 $.