jeudi 30 mai 2019

LE SAGUENAY-LAC-SAINT-JEAN


MICHEL MARC BOUCHARD
LA LITTÉRATURE DU SAGUENAY ET DU LAC-SAINT-JEAN prend son envol au début des années 1980 avec des noms qui se démarquent dès leur toute première publication. 
Nicole Houde sonne la charge avec un récit percutant, tout près de son vécu, avec La Malentendue, et remporte le Prix des jeunes écrivains du Journal de Montréal en 1983. Une carrière remarquable est lancée. Danielle Dubé fait une entrée fracassante avec Les olives noires, prix Robert-Cliche en 1984. Elle signe un succès populaire qui entraîne le lecteur en Espagne pendant la crise d’Octobre de 1970. Elle indique la route à Jean-Alain Tremblay, lauréat en 1989, avec La nuit des Perséides, puis à André Girard en 1991 avec Deux semaines en septembre. Arlette Fortin suit avec C’est la faute au bonheur en 2001. Enfin Reine-Aimée Côté, avec Les bruits en 2004, confirme une main mise presque sur cette distinction qui signale une première publication au Québec.

Alain Gagnon présente Le gardien des glaces en 1984, une histoire fascinante qui nous pousse sur la surface gelée du lac Saint-Jean en hiver, dans un monde de blancheur, d'écriture, de rêves et de fantasmes.. Une intrigue forte, dense, singulière qui joue entre le réel et le fantastique, convoque des personnages inquiétants, même un certain Louis Hémon. Un texte charnière dans le parcours de cet auteur prolifique qui sera ignoré totalement par la critique. Originaire de Saint-Félicien, il cherche sa voix depuis 1970 et explore la poésie, la nouvelle (l’un des premiers au Saguenay-Lac-Saint-Jean à se risquer dans le genre) et le roman. Dix ans plus tard, Sud (1995), déborde des frontières du Québec. Ses héros entraînent le lecteur dans les univers troubles de William Faulkner et Erskine Caldwell. Il retiendra l’attention des médias nationaux pour une fois. Thomas K, en 1997, démontre toutes les facettes de son talent dans une saga forestière où Thomas s’aventure au-delà du bien et du mal pour arriver à ses fins.
Élisabeth Vonarburg délaisse la chanson et fait paraître L’œil de la nuit en 1980. Elle se consacrera désormais à l’écriture et Chroniques du pays des mères, en 1991, la propulse sur la scène mondiale. Cette oeuvre originale et particulière (le langage est féminisé) sera traduite en plusieurs langues et madame Vonarburg devient une grande figure de la science-fiction. Là aussi, c’est le début d’une carrière exceptionnelle.
Du côté dramatique, Michel Marc Bouchard est un inconnu en 1980. Les feluettes sont jouées pour une première fois par le Théâtre Petit à Petit (Montréal) en 1987. Un succès immédiat. Ce travail unique se faufile dans l’inconscient des Québécois et surtout dévoile certains secrets des collèges classiques. Je me souviens d’une représentation à Roberval tout à fait remarquable avec Jean-Louis Millette.
Daniel Danis étonne en 1992 avec Cendres de cailloux. Lors de la première, à Jonquière, la salle était plongée dans le noir pendant tout le spectacle. Une expérience sensorielle difficile pour nombre de personnes. Plusieurs sortent ne pouvant tolérer cette aventure et ces voix qui vous encerclaient. Un an plus tard, Larry Tremblay se démarque avec The Dragonfly of Chicoutimi. Jean-Louis Millette y est criant de vérité et y jouera son ultime rôle. Jean-Rock Gaudreault écrit pour le théâtre à la fin des années 1990 et rafle de nombreux prix. Je pense surtout à Une maison face au nord (1993). Lui aussi impose un univers singulier et devient une présence incontournable dans plusieurs pays. La scène fascine les auteurs de la région et tous y excellent.

JEUNESSE

Plusieurs débutantes s’aventurent du côté des nouveaux lecteurs. Marjolaine Bouchard, avec Le cheval du Nord (1999), s’attarde à la légende d’Alexis le Trotteur. Un personnage fétiche pour cette écrivaine et elle y reviendra en en 2011 avec une biographie du héros mythique particulièrement touchante et sensible. Isabelle Larouche publie une première fois en 2003 et Sylvie Marcoux remporte le Prix Tamarac de la jeunesse en 2011.
Enfin, dans les années 2000, Hervé Bouchard s’impose sur la scène nationale avec Mailloux (2002) et Parents et amis sont invités à y assister (2006). Ces textes attirent toutes les louanges. Guy Lalancette brise le silence avec des œuvres bouleversantes. Les yeux du père en 2001 et Un amour empoulaillé en 2005 deviennent des incontournables pour plusieurs distinctions. La conscience d'Eliah ne cède pas sa place non plus. 
Samuel Archibald connaît un succès spontané avec Arvida (2011) et Geneviève Pettersen dans La déesse des mouches à feu (2014) étonne par son langage et la dureté du milieu chicoutimien qu’elle décrit. Un regard qui nous entraîne jusqu’au déluge qui frappera la région en 1996, signe peut-être pour l’écrivaine d’une société qui se défait de l’intérieur.

DES NOMS

Au fil du temps, des carrières remarquables se dessinent au Québec. Plusieurs oeuvres vivront un grand succès à l’étranger, particulièrement du côté de la scène. Larry Tremblay se montre un chef de file. Ses pièces sont traduites en une dizaine de langues et sont jouées un peu partout. Écrivain polyvalent, il fait sa marque autant dans le récit que le roman avec Le mangeur de bicyclette et Le Christ obèse. L’orangeraie connaît une popularité phénoménale et le court ouvrage sera adapté pour le théâtre et deviendra même un opéra. Michel Marc Bouchard s’impose au cinéma avec Les feluettes dès 1996 et L’histoire de l’oie en 1998. Ses textes  pour le théâtre sont joués partout et en fait l'un des dramaturges les plus joués dans le monde. Christine, la reine-garçon sera un succès au grand écran en 2014 tout comme sur la scène. Lui aussi s’est aventuré du côté de la tragédie lyrique avec son drame qui se situe à Roberval. Il reçoit l’Ordre national du Québec en 2012. Daniel Danis s’installe en France et est nommé Chevalier des arts et des lettres de la République française en 2000. Il est le seul écrivain du Saguenay-Lac-Saint-Jean à avoir remporté trois fois le prix du Gouverneur général du Canada.

ASSOCIATION

Cette production remarquable s’amorce avec quelques auteurs qui décident de fonder Sagamie/Québec, une coopérative d’édition en 1984. Le recueil Traces regroupe des nouvelles de figures connues : Gil Bluteau, Alain Gagnon, Élisabeth Vonarburg, Danielle Dubé, Guy-Marc Fournier, prix Jean-Béraud en 1973 avec L’aube. J'y serai bien sûr. D’autres jeunes y font là leur premier pas et s’effaceront rapidement de la scène par la suite. La maison s’attarde au travail de Carol Lebel, au poète d’origine haïtienne Maurice Cadet. Elle réussira un bon coup avec Ultimacolor de Gilbert Langevin en 1988. Des dissensions mettent fin à un projet qui aura au moins profité à tous et fait naître certaines vocations, permis de comprendre la nécessité d’oeuvrer ensemble pour promouvoir la littérature et les artisans de la région.
L’Association professionnelle des écrivains de la Sagamie prend le relais. L’APES rejoint tous ceux qui vivent au Saguenay-Lac-Saint-Jean et ceux qui ont migré un peu partout au Québec et même à l’étranger. Alain Gagnon en sera le premier président. Le regroupement publie le collectif Un lac, un fjord pendant une quinzaine d’années aux Éditions JCL. Plus de 200 textes courts y voient le jour. Trois numéros de XYZ, la revue de la nouvelle seront consacrés au Saguenay-Lac-Saint-Jean pendant ces années. Par ailleurs, l’APES multiplie les événements. Suzanne Jacob, Denise Desautels, Victor-Lévy Beaulieu, Louise Desjardins, Hélène Pedneault, Louise Dupré, John Saul et Nancy Huston participent à des lectures publiques avec des auteurs de la région lors de certaines manifestations qui deviennent des rendez-vous annuels. La gastronomie et le récit de voyage font bon ménage dans le Festival des mets et des mots pendant plus de cinq ans.
Le Salon du livre du Saguenay-Lac-Saint-Jean, au début des années 1990, crée ses prix littéraires. Les premières lauréates sont Lise Tremblay avec L’hiver de pluie et Nicole Houde avec Lettres à cher Alain. De la même manière, le grand rassemblent de fin septembre permet de reconnaître le travail de certains écrivains connus et renommés comme le père Georges-Henri Lévesque, Gilbert Langevin, Paul-Marie Lapointe, Nicole Houde, Hélène Pedneault et Gérard Bouchard.

RAYONNEMENT

Au Québec et ailleurs, Larry Tremblay, Hervé Bouchard, Danielle Dubé, André Girard, Alain Gagnon, Élisabeth Vonarburg et Nicole Houde mettent la main sur des récompenses prestigieuses. Marie-Christine Bernard s’offre le prix France-Québec en 2009 avec Mademoiselle Personne, un livre tout à fait remarquable. Le Gouverneur général est remporté par Nicole Houde avec Les Oiseaux de Saint-John Perse (1994) et à Lise Tremblay pour La danse juive (1999). Pierre Gobeil reçoit le Grand prix de la ville de Montréal avec Dessins et cartes du territoire en 1993. La région s’enorgueillit de trois Ringuet (honneur attribué par l’Académie des lettres du Québec) consécutifs. J’ouvre la marche avec mon roman Le voyage d’Ulysse (2014), Épisodies (2015) de Michaël Lachance suit. Tas d’roches (2016) de Gabriel Marcoux-Chabot complète la trilogie.
Comment caractériser la littérature du Saguenay-Lac-Saint-Jean ? Est-ce possible ? Bien sûr, la géographie et l’espace jouent un rôle de premier plan. Le premier à faire ressentir l’aspect inquiétant du fjord du Saguenay est Gil Bluteau avec Meurent les alouettes en 1978. Un homme veut en finir avec la vie et descend le Saguenay en canot jusqu’à Tadoussac, où son aventure doit s’arrêter. Un climat présent chez André Girard, particulièrement dans Zone portuaire (1997), Lise Tremblay dans La pêche blanche (1994) et La sœur de Judith (2007), et Nicole Houde dans La Maison du remous (1986) et Je pense à toi (2008). Tout comme nous retrouverons cette malédiction dans le grand succès de Gérard Bouchard. Mistouk, une épopée jeannoise et saguenéenne qui connaîtra un très beau rayonnement au Québec et ralliera nombre d’amateurs de fresques historiques. L’enseignant universitaire s’y révèle un conteur remarquable.
Le lac Saint-Jean joue un rôle tout à fait autre dans l’imaginaire des écrivains. Il suffit de s’éloigner de la rive, d’aborder un refuge ou encore de s’installer au milieu de l’hiver comme dans Le gardien des glaces (1984) d’Alain Gagnon pour échapper aux vengeances humaines et à leurs mesquineries. Guy-Marc Fournier évoque cette présence rassurante dès 1973 dans Ma nuit.
Dans Les Feluettes, Vallier trouve le repos en disparaissant dans sa longue embarcation pour oublier toutes les intrigues, au large. Loin de tous, son âme s’apaise. Pierre Gobeil reprend le thème dans Tout un été dans une cabane à bateau (1988). Gérard Bouchard, dans Mistouk, permet à Méo de fuir les fureurs de ses ennemis en s’isolant sur un îlot du lac Saint-Jean. La violence se déclenche dès qu’il revient sur la terre ferme. Il se noie dans les rapides qui se dressent comme une frontière entre le bassin du lac Saint-Jean et la rivière Saguenay. Son grand corps de géant dérive (un crucifix sur le fjord) jusqu’à une anse tout près de Tadoussac où ses os blanchiront.
La nature et l’espace sont des présences qui bousculent les individus dans les œuvres fortes d’Alain Gagnon, de Gérard Bouchard, Michel Marc Bouchard et Guy Lalancette. Dans Le voyage d’Ulysse, le lac devient le centre de l’univers connu et imaginé. Mon personnage découvre la vie en longeant les rives du Grand Lac sans fin ni commencement pendant plus de vingt ans. Le clin d’œil à Homère est évident. Un roman d’initiation au monde magique, réel et une quête d’identité à travers les publications marquantes de certains écrivains. Je pense à Alain Gagnon, Louis Hémon, Michel Marc Bouchard, Gérard Bouchard et Guy Lalancette.

SCÈNE UNIQUE

Que serait le théâtre québécois sans Larry Tremblay, Michel Marc Bouchard, Daniel Danis et Jean-Rock Gaudreault ? Dany Boudreault s’impose comme comédien et auteur. Il écrit et joue dans Je suis Cobain (peu importe). Meilleur texte Cartes premières en 2010 et signe avec Maxime Carbonneau Descendance, une publication de L'Instant scène et sera récipiendaire du prix du Salon du Livre du Saguenay-Lac- Saint-Jean en 2014. Il propose également des recueils de poésie aux Herbes rouges.
De nouveaux romanciers se font remarquer dans l’effervescence annuelle. Marie-Christine Bernard, Richard Dallaire, Geneviève Pettersen, Samuel Archibald. Marie-Paule et Marité Villeneuve offrent des œuvres solides et singulières. Je pense encore à Hélène Lebeau et     Janik Tremblay, tout comme à Nicolas Tremblay et son travail si particulier. Marjolaine Bouchard et Hervé Gagnon mélangent l’histoire, l’action et le suspense. Le travail de Tony Tremblay, Kim Doré, Marie-Andrée Gill et Charles Sagalane retient encore l’attention du côté poétique.
Pendant des années, les Éditions JCL animeront le monde régional et après l’expérience de Sagamie-Québec, il faut mentionner l’arrivée de La Peuplade qui se démarque par son approche. À sa façon, elle réalise le rêve de la petite coopérative en s’imposant sur la scène internationale, particulièrement du côté des pays nordiques. Mylène Bouchard et Simon-Philippe Turcot révèlent des figures du Québec et d’ailleurs. Marie-Andrée Gill, entre autres, apporte une couleur autochtone à une littérature qui ne cesse de se ramifier.
Le Saguenay-Lac-Saint-Jean offre des œuvres étonnantes, se distinguant par des thèmes particuliers et uniques. La région bouscule les créateurs du Québec et leur ouvre souvent de nouvelles voies. Un univers en soi. Une production assez riche et singulière pour devenir l’objet d’études à l’Université du Québec à Chicoutimi et dans les quatre cégeps de la région. Cette étape s’avère importante et impossible à ignorer. Après avoir fait sa marque un peu partout dans le monde, il ne serait que normal que les étudiants de la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean prennent conscience de ce trésor bien caché et souvent ignoré du grand public.



UNE VERSION DE CE TEXTE EST PARUE DANS NUIT BLANCHE, Numéro 150, printemps 2018.



vendredi 24 mai 2019

DÉRIVE DES CORPS À L’ÉTRANGER

LES HUIT NOUVELLES de Préparation au combat de Mattia Scarpulla nous poussent dans l’univers de nomades, de ceux et celles qui ont quitté l’Italie pour vivre un moment à Montréal ou à Québec. Des jeunes qui veulent changer de peau ou viennent pour une autre vie au Québec tout en ayant l’œil sur le pays d’origine. Des garçons et des filles entre deux langues, deux territoires, un peu perdus, qui pensent repartir, se replient sur eux pour le meilleur et le pire. Certains retourneront dans la ville des commencements après leur escapade et rêveront encore d’exil. Comme si le goût de la migration faisait partie de leur génétique dorénavant et qu’ils ne trouveront la paix nulle part. Le mythe du Nouveau Monde n’est pas mort. Tous le recherchent d’une façon ou d’une autre.

Ces textes nous entraînent dans une réalité peu connue, du moins que je n’ai pas souvent croisé dans mes expéditions de lecture même si je m’efforce, le plus souvent possible, d’emprunter des sentiers peu fréquentés. Des jeunes d’origine italienne se retrouvent au Québec, particulièrement dans la Vieille Capitale, boivent, se défoncent et deviennent une sorte de société hermétique. Ils parlent d’un retour au pays, d’une ville sans pour autant monter dans l’avion. L’entre-deux les avale, ce non-espace où toutes les règles s’effritent. Tous basculent et on ne sait où ces personnages, comme des électrons libres, peuvent se retrouver. J’ai eu du mal à m’accrocher à ces garçons et ces filles qui perdent peu à peu contact avec le quotidien, se noient dans leurs excès. Des déracinés, des indécis dans leur sexualité, des amours qui les entraînent dans des culbutes de l’esprit et du corps. C’est bouleversant. Les comportements de ces jeunes qui flirtent avec  la mort m’ont fait souvent frissonner et hésiter. Comme si c’était possible, de s’abandonner dans cette poussée hors de soi où se confronte le plaisir et la souffrance.

L’inquiétude vit en Éric, brûle et se mêle à la rage. Non. Je ne veux pas avoir peur. Éric ferme les yeux. La langue de Barbara recommence son voyage, explore les joues imberbes d’Éric, traverse ses lèvres, lutte contre les dents serrées, atteint sa langue. Éric cède à la douceur, puis embrasse violemment chaque parcelle de son merveilleux visage recouvert d’eau. (p.33)

Des ébats sexuels, je l’ai dit, des colères, des ruptures, des dépendances affectives, beaucoup d’alcool surtout pour s’étourdir. Tous perdent peu à peu contact avec leur réalité, se heurtent, se blessent et se retrouvent comme des corps qui ne peuvent échapper à l’attraction terrestre.

AVENTURE

Voilà une expérience de lecture assez singulière et difficile. Mattia Scarpulla utilise la répétition à outrance, scande les prénoms de ses personnages qui retentissent comme des gongs et nous entraîne dans les situations les plus folles et les plus irraisonnées. Une musique qui hypnotise. Les contacts entre ces garçons et ces filles (je ne sais pas si on peut parler vraiment d’amour) deviennent des confrontations qui justifient le titre qui coiffe l’ensemble du recueil. Un affrontement.
L’écrivain suit une spirale qui donne un peu de cohésion à ces textes où les jeunes circulent dans des fêtes particulièrement arrosées. Ils perdent souvent tout contrôle, planent dans une dimension où tout prend un autre sens. Ils combattent l’envie de vomir, comme s’ils cherchaient à sortir d’eux pour oublier leur dégoût. Et nous voilà au milieu de corps en mouvement, de planètes à la dérive. Comment s’accrocher aux fantasmes de ces explorateurs qui s’enfoncent dans une forme d’inconscience. Comment dire ? Nous sommes dans un espace où l’identité devient éphémère et où les pulsions dictent tout.

Depuis son arrivée à Sillery, elle a échappé au regard de sa famille. Elle a pu choisir ses musiques, ses livres et ses amours. Elle a découvert qu’elle pouvait commander. Sa Gênes et son Éric, pendant deux mois, ont fait ce qu’elle voulait. Elle leur a enseigné le sexe, la cigarette, la beuverie. Ici, au Québec, elle a découvert un pouvoir d’action qu’elle espère utiliser à son retour à Venise. (p.48)

La liberté de tous les excès, les trahisons, les corps comme des territoires que l’on s’approprie. La tête en Italie ou ailleurs, l’esprit en transit dans une gare où toutes les directions sont là.

LECTURE

J’ai eu l’impression de lire une même nouvelle où les personnages sont interchangeables. Peut-être est-ce le cas quand on s’abandonne aux diktats de tous les sens et que l’on cherche à voir jusqu’où on peut aller dans la consommation d’alcool et de substances illicites. L’apprentissage de tous les dérèglements est exigeant et rares sont ceux qui réussissent ce parcours en demeurant indemnes.
L’écrivain suit quelques figures, mais c’est la fête qui retient son attention, les nuits folles, un milieu qu’il décrit avec une précision étrange. Des petites touches d’abord pour finir par occuper un tableau impressionniste où les personnages glissent les uns dans les autres pour se confondre. Nous sommes dans une toile de Jérome Bosch où les corps bougent, s’égarent malgré les grandes scènes de vie évoquées. Chacun se replie sur soi, bascule dans une solitude terrible.

AVENTURE

L’écriture de Scapulla étourdit et cette spirale, ce typhon je dirais ne peut que repousser bien des curieux. Les personnages se défont dans des chapelets de gestes, une sorte de transe où les identités se confondent. Le je ou le soi en prend pour son rhume.
Tous deviennent malgré eux de terribles prédateurs ou des victimes plus ou moins consentantes. Surtout les femmes qui se servent et qui s’éloignent quand elles ont obtenu une forme de plaisir ou qu’elles ont testé leur pouvoir de séduction.

Je nous regarde. Nous formons un cercle, des corps impatients entre la quarantaine et la cinquantaine. Nous avons besoin de nous remplir d’alcool et de nous blottir contre une chair inconnue. Nous avons besoin aussi d’étonnements et de découvertes. Si mon mari et mes enfants me voyaient. Je suis devenue une autre, cela me fait du bien. (p.111)

C’est ce qui se produit quand on oublie les balises pour se laisser aller aux élans et aux pulsions du corps. Tout bascule et dans le cas de cette nouvelle, une femme très sérieuse et respectée dans son milieu se retrouve dans un colloque qui devient un prétexte. Elle secoue des instincts qu’elle refoule dans son quotidien. Comme si convoquer le diable qui sommeille en nous était une entreprise nécessaire et libératrice.
Un portrait de société assez déprimant. Difficile ! Je n’ai pas rencontré de personnages qui m’auraient permis de les accompagner un certain temps pour me faufiler dans le texte. Est-ce dû à la phrase distante, haletante et totalement neutre même quand il emprunte la voie du je. Scarpulla n’hésite pas à se tourner vers le fantastique avec des enfants qui disparaissent pour se regrouper et attaquer les adultes, les responsables du chaos. Parce qu’ils en ont assez du monde qu’on leur impose, de cet univers pourri de l’intérieur.
Reste que cet écrivain nous entraîne dans un milieu étrange et décrit des gens qui cherchent, pensent se libérer dans la danse des corps, mais qui n’arrivent qu’à se faire mal. Comme si l’ailleurs, la mise en retrait de son quotidien donnaient la permission de tout oser et de tout expérimenter. Tous ainsi échappent aux règles pour se livrer à des gestes qu’ils seraient les premiers à condamner dans leur vie professionnelle et familiale. Je n'ai pu que songer à ces hommes et ces femmes qui vont en vacances à l'étranger pour se permettre tout ce qui est interdit dans leur vie de tous les jours. Ça fait réfléchir.


PRÉPARATION AU COMBAT de MATTIA SCARPULLA vient de paraître aux ÉDITIONS HASHTAG, 2019, 168 pages, 20,00 $.
  

http://www.editionshashtag.com/livres_194

jeudi 16 mai 2019

LA MORT VOLONTAIRE D’UNE MÈRE

UN GESTE DICTÉ PAR L’AMOUR de Lawrence Hill nous place devant une situation que peu de gens ont l’occasion de vivre. L’auteur bien connu des romans Aminata et Le Sans Papiers a accompagné sa mère de quatre-vingt-dix ans, alors qu’elle avait décidé lucidement, avec toutes ses facultés, qu’elle en avait assez. La loi portant sur l’aide médicale à mourir au Canada ne lui permettait pas d’avoir recours aux services existants dans nos établissements. (Son décès n’était pas prévisible à court terme.) Après trois tentatives de suicide, différents problèmes liés à son grand âge, la dame a choisi d’aller en Suisse pour mettre fin à ses jours en compagnie de son fils et de sa petite-fille.


Assister un proche, dans ses derniers instants de vie, à peu près tout le monde connaît cela un jour ou l’autre. La fin du père, d’un frère ou d’une sœur, voilà une rencontre inévitable quand on est né dans une famille nombreuse. Un moment normal de votre aventure et peu à peu, ceux qui ont habité votre enfance et ont fait ce que vous êtes socialement, tous ceux qui étaient si importants pour vous, disparaissent après de longues maladies, un accident bête ou à bout de temps. Je me suis retrouvé plusieurs fois devant quelqu’un qui en entreprenait l’ultime virage. La mort la plus marquante reste celle de ma mère. Je suis arrivé à l’hôpital de Roberval quelques minutes après son dernier souffle. « Ça vient de se passer », m’a dit l’infirmière en sortant de la chambre. Je me suis avancé sur la pointe des pieds en retenant mes larmes. Aline reposait sur le lit, entre l’un de mes frères et ma sœur. Son visage alors, je ne n’oublierai jamais. Ma mère qui avait toujours résisté à tout venait d’abdiquer. Cette paix, son regard tourné vers une autre réalité, une forme d’extase ou de vision, comment dire. Comme si elle avait surpris une chose que l’on peut voir qu’une seule fois dans son existence. Ce n’était plus celle que je connaissais, mais une femme qui avait trouvé la sérénité.

DÉCISION

La mère de Lawrence Hill, Donna, avait un âge respectable. Quatre-vingt-dix ans. Aline en avait quatre-vingt-quatorze lors de son décès. Une étape où le corps connaît des ratés et des problèmes de fonctionnement plus ou moins grands. Tout se dérègle un peu avec le temps et ce que l’on accomplissait sans y penser devient une corvée. Comme si la mécanique était rendue à bout.
Donna était parfaitement lucide, capable de discuter, de comprendre la portée et les conséquences de son geste. Mettre un terme à ses jours, écrire le mot fin en grosses lettres carrées et sauter dans son dernier souffle, sans retour possible, n’est pas une décision que l’on prend comme ça en sortant de son lit un matin. Il faut des raisons, surtout une réflexion avec ses proches, j’imagine.

Elle est morte ce jour-là. Elle s’appelait Donna Mae Hill. À 90 ans, elle a mis fin à ses jours elle-même. J’étais à ses côtés, tout comme sa petite-fille de 29 ans, ma nièce Malaika ; pour la soutenir dans cette démarche, nous l’avions accompagnée en Suisse. (p.12)

Un geste soupesé et volontaire, devant ses proches, un simple petit bouton qu’elle actionne elle-même pour s’injecter « la substance », expirer tout doucement dans les secondes qui suivent. Un peu difficile à imaginer ce qui se passe dans la tête du fils et de la petite-fille qui sont là, témoins, qui l’ont accompagnée au cours des derniers jours de ce voyage sans retour. Ce n’est pas comme la mort après une longue maladie, des jours de souffrance, une fin médicamentée et un peu brumeuse. Ici, c’est un aboutissement attendu, prévisible. Autrement, c’est souvent une forme de délivrance après des douleurs et des jours pénibles malgré les drogues et les solutés.
Lawrence Hill nous plonge dans un autre scénario. Sa mère avait pleinement mûri sa décision, soupesé et discuté ce geste avec sa famille et sa volonté était irrévocable. Elle avait choisi que sa vie avait assez duré et qu’il était temps de partir.

ÉVÉNEMENT

Voilà un moment précieux et extraordinaire pour Lawrence Hill et sa nièce. Les jours qui ont précédé ont été intenses pendant ce court voyage, des heures fabuleuses avant le grand départ, des confidences où tout peut se dire et où les barrières tombent. Comment jouer alors ? Plus de mensonges, de représentations. L’occasion unique de toucher le vrai, de parler en toute franchise et en toute liberté. Peut-être la chance de s’avancer dans des zones d’ombres que la vie empêche souvent d’effleurer et de partager. Il n’y a plus de maquillage, les scénarios n’existent plus quand lucidement on envisage sa fin et que le rendez vous est prévu à l’agenda.

Elle a redit à Malaika et à moi combien elle nous aimait. Elle a ensuite tourné le bouton d’un petit dispositif manuel qui a libéré le barbiturique fatal dans ses veines. « Je m’en vais maintenant », ont été ses dernières paroles. À l’instant ultime, maman n’a pas frémi, ni tremblé, ni bougé. Assis près d’elle, ma main sur sa hanche, je l’ai regardée attentivement pousser ses derniers soupirs. Je n’ai vu aucun signe d’inconfort ou de souffrance. (p.52)

Une mort presque parfaite si je peux utiliser cette expression. Un départ tout en douceur, comme un soupir ou une sieste. Ce calme, cette paix et la sérénité que décrit Lawrence Hill touchent au coeur. Oui, l’abandon, l’attention et surtout la volonté de cette femme de « s’en aller » comme elle dit avant le dernier geste, de franchir une porte qui ne se refermera jamais.

ÉVOCATION

Bien sûr, Lawrence Hill évoque la femme qu’était sa mère, son parcours sans pour autant trop s’attarder. On le fait tous devant la mort d’un proche. Comme si c’était l’occasion de faire le point et d’esquisser les grands moments d’une histoire trop courte ou qui s’est développée dans de nombreux chapitres plus ou moins mouvementés. Donna Hill était une militante pour les droits civiques, une rare Blanche à épouser un Noir à l’époque. Elle a connu la discrimination aux États-Unis, les luttes pour l’égalité. Les parents ont migré au Canada pour y faire leur vie, devenir des Canadiens.

Ma mère et mon père quittèrent les États-Unis le lendemain de leur mariage et partirent en voiture pour le Canada, où mon père avait été admis dans un programme de doctorat à la School of Social Work de l’Université de Toronto. Parce qu’ils formaient un couple interracial, ils ne purent trouver de propriétaire disposé à leur louer un appartement dans la ville. Ma mère demanda alors  un ami blanc de l’accompagner pour louer un appartement et, dès qu’ils s’y furent installés, l’ami le quitta et mon père y entra. (p.25)

Les couples interraciaux n’ont pas le quotidien facile dans une société blanche comme était celle de Toronto alors. Cela aurait été probablement la même chose à Montréal ou encore pire dans une ville de moindre importance. Nous avons beau être au Canada, au pays de la Charte des droits de la personne, la discrimination et le racisme ne sont pas qu’une image. Hill ne s’y attarde pas, mais fait bien ressentir cette situation et les difficultés qu’ils ont dû surmonter jour après jour.
Il évoque certains épisodes de la vie de ses parents pour bien décrire le caractère de sa mère, sa pensée face aux événements et aux épreuves, ses combats pour le respect et l’égalité entre les individus. Une femme courageuse et admirable.
Le fils fait preuve d’une très grande pudeur, explique juste assez pour saisir ses luttes et pourquoi cette décision de partir volontairement était un aboutissement normal dans son cas. Rien de spectaculaire, mais nous comprenons et acceptons ce geste. Tout se passe dans l’harmonie et surtout avec beaucoup d’amour. Il secoue, bien malgré lui peut-être, des certitudes ou des idées que la société nous impose sur le droit à mettre fin à son existence et que nous hésitons à discuter froidement et sans préjugés. Des propos bouleversants.

Le Canada a refusé à ma mère le droit de mourir dans la dignité dans son propre pays… …J’espère que sa mort mettra en branle les changements nécessaires pour que d’autres personnes dans sa situation ne soient pas forcées de traverser un océan, de s’éloigner de leur foyer et de leurs proches, pour concrétiser le plus personnel des choix. (p.59)

Tout est dit. Un témoignage qui ne prend jamais de détours, particulièrement dense, des phrases trempées dans le senti et l’émotion. Un hommage certainement, un appel à faire preuve de plus d’empathie et de compréhension envers ces gens qui font un choix difficile, lucidement, mais que les méandres de la loi sur l’aide médicale à mourir n’écoute pas. Deux Québécois ont fait les manchettes dernièrement avec leur vie devenue un enfer et qui doivent se battre devant les tribunaux pour mettre fin à leur calvaire.
Lawrence Hill se montre ici dans toute sa vulnérabilité et la tendresse qu’il éprouvait pour sa mère, une femme admirable, un modèle de probité et d’intelligence.


UN GESTE DICTÉ PAR L’AMOUR de LAWRENCE HILL vient de paraître aux ÉDITIONS de LA PLEINE LUNE, 2019, 64 pages, 11,95 $.