lundi 22 avril 2019

INÉDIT DE MON AMI ALAIN GAGNON

C’EST AVEC BEAUCOUP d’émotion que j’ai reçu Gloomy Sunday d’Alain Gagnon. Comme si Alain revenait me faire un clin d’œil et me saluer. L’écrivain est décédé en 2017. Un compagnon avec qui j’ai cheminé depuis ses premières publications. Tout le monde le sait, nous étions voisins. Lui, de Saint-Félicien et moi, de La Doré. Il a lancé son premier livre en 1970 et j’en faisais autant en 1971. Il amorçait l’aventure avec des nouvelles et je me risquais dans la poésie. Il aura été beaucoup plus prolifique que moi cependant, explorant le roman, le récit, des carnets, enfin toutes les manières de secouer les mots dans plus de trente-cinq ouvrages. Une œuvre impressionnante, touffue, diversifiée et inachevée. C’était un boulimique, un travailleur acharné que mon « pays » Alain.

Dans Gloomy Sunday, des légendes contemporaines précise l’éditeur, Alain (je me permets de l’appeler par son prénom) revient dans une forme d’écriture qu’il affectionnait, soit l’histoire brève, mais aussi le fantastique qui se glisse un peu partout dans ses publications, souvent de façon subtile. Je pense à Thomas K. ou encore Le gardien des glaces.
Bertrand Bergeron, grand connaisseur devant l’éternel, définit le genre comme suit : « La légende mord à pleines dents dans la réalité, car elle s’enracine dans un événement fondateur… … Elle raconte, de plus, une situation qui met en scène un être humain dans ses rapports avec un être surnaturel. »[1]
L’écrivain, ici, crée des légendes pour démontrer que le merveilleux, le surnaturel est toujours là, même si nous nous vantons de vivre dans un monde rationnel et que la science peut tout expliquer. Plus rien de mystérieux n’existe. Tout s'analyse, du moins nous le croyons, quand nous nageons allègrement dans les mythes du développement continu, de la démocratie et d’un meilleur avenir alors que nous mettons la planète en danger avec l’exploitation démente des ressources.

LE FANTÔME DU PARC

Il lance ce beau livre avec un événement qui a fait les manchettes, il n’y a pas si longtemps, dans le Progrès-Dimanche, journal où je travaillais en 1992. Cette nouvelle avait fait rigoler bien des collègues, surtout qu’on se moquait de l’auteur du reportage qui s’était laissé convaincre par les lubies d’un farfelu et des faits que personne ne pouvait vérifier. Les médias n’aiment pas les manifestations des revenants, à moins que ce soit eux qui les inventent et les répètent du matin au soir.
Alain reprend cette histoire et la pousse plus loin avec son personnage qui tente de faire la lumière et ne réussit qu’à embrouiller les pistes. Le propre de la légende est de ne jamais pouvoir trouver d’explication rationnelle. Plus on creuse, plus le mystère s’épaissit. Nous basculons dans des phénomènes qui échappent à l’analyse exacte ou à la logique cartésienne.

Rémi roule, se gare, marche longtemps dans la rue Saint-Jean. Il s’arrête au cimetière derrière l’église Saint-Matthew. Le crachin a cessé. Un vent doux du sud a chassé les nuages. Au-dessus du fleuve et du toit en pente brillent les étoiles. Il voudrait les interroger, mais il sait que, toutes belles qu’elles soient, elles ne répondront pas. C’est à l’intérieur de lui-même, pense-t-il, qu’il devrait s’adresser pour obtenir des réponses. Mais il ne saurait comment faire. (p.71)

Rémi a bien raison. C’est en nous qu’il faut chercher les réponses à ces histoires et elles ne seront jamais claires et nettes. Jamais nous ne pourrons tourner la page.

EXPLORATION

Alain nous convie encore une fois dans son pays littéraire, le territoire d’Euxémie, celui de Saint-Félicien pour ceux qui connaissent le secteur, avec la Bleue et la Louve. Je m’y sens chez moi. Un territoire qu’il a inventé pour mieux l’explorer dans toutes ses caractéristiques géographiques et en donnant toute la place à son imaginaire. Parce que, pour l’écrivain de Saint-Félicien, le concret comprend le monde que nous pouvons appréhender et parcourir et cette vérité invisible, peuplée de créatures malfaisantes, tout aussi palpables et maléfiques.
 
Et surtout toutes ces autres dimensions du réel, plus proches de nous que notre propre cœur. Des êtres plus ou moins intelligents y vivent, y grouillent partout ; nous entourent, nous veulent du bien, nous veulent du mal ; s’amusent à nos dépens parfois. (p.153)

L’œuvre d’Alain s’est toujours appliquée à explorer ces deux univers, à les faire entrer en contact l’un avec l’autre, ce qui provoque immanquablement des catastrophes. Mais pourquoi s’aventurer dans un territoire que personne ne prend au sérieux. Il faut lire attentivement la citation tout au début du recueil.
« Tous les pays du monde qui n’ont plus de légendes seront condamnés à mourir de froid. » L’assertion est du poète français Patrice de La Tour du Pin.
Voilà qui est fort intéressant. Tourner le dos aux contes et aux légendes, c’est comme si on s’amputait d’une partie de son cerveau et se condamnait à la disparition. Alain tente-t-il de sauver son pays, de lui redonner toutes ses dimensions ? Je suis porté à le croire parce qu’il misait plus que tout sur les plus hautes vertus de la littérature et des mots. Il répétait souvent que l’écrit éloigne la barbarie.

AVENTURE

Maisons hantées, disparitions, fantômes, animaux qui nagent dans les profondeurs des lacs, imaginaires inspirés des autochtones, Alain ne se prive de rien. Nous retrouvons des personnages familiers comme le chef de police de Saint-Euxème, Olaf Bégon, qui lui aussi a une histoire qu’il n’a jamais osé raconter, même s’il s’est fait un devoir toute sa vie, avec son métier, de voir l’envers des choses pour les rendre claires et précises. Il n’y a pas réussi souvent comme vous pouvez le constater en suivant ses aventures et ses enquêtes. Saint-Euxème est le pays par excellence pour les événements étranges où des êtres fantastiques entrent en contact avec le monde connu. Il peut y avoir des lieux, comme des points d’acupuncture, qui témoignent de cette réalité invisible et hasardeuse à fréquenter. On y risque toujours son équilibre mental. On peut y faire des rencontres qui marquent de manière indélébile ceux qui ont l’audace de s’y frotter.

Puis j’ai regretté de l’avoir fait. Étouffer les histoires anciennes par de nouvelles histoires, par plus d’histoires, n’est-ce pas la meilleure façon de se protéger contre les miasmes, les effets délétères des récits passés ? (p.223)

En plongeant dans les légendes et les histoires à dormir debout comme on répétait dans mon enfance, Alain témoigne d’une vie de plus en plus fragmentée. Une tentative de réconciliation avec un monde qui tourne le dos aux mythes pour s’enfermer dans des rêves économiques tout aussi dangereux.
Voilà, tout est dit. Qu’on le croie ou non, Alain réussit à nous guider dans des territoires qui font appel à des peurs, des craintes ataviques et secoue cette partie de notre cerveau où des désirs étranges se dissimulent. L’époque contemporaine regorge d’événements, de guerres, d’affrontements qui viennent du fond des âges et qui nous entraînent dans les plus horribles catastrophes. Toutes ces barbaries tribales, ces invasions pour l’appropriation des ressources naturelles, les tortures, les lubies militaires ne sont que des manifestations de ces pulsions qui montent d’un univers glauque qui ne demande qu’à se montrer au grand jour. Et pas un mur, si haut soit-il, ne peut nous protéger.
Alain se restreint aux frontières de son pays littéraire, mais réussit à ébranler certaines croyances, des certitudes en créant des êtres fascinants, des décors inquiétants, des phénomènes qui bafouent toute logique. C’est le propre du travail de mon ami qui encore une fois embrasse tout le vivant.
Voilà un humaniste qui me touche, qui m’émeut, me donne des frissons et m’entraîne dans une dimension que j’ai du mal à accepter même si je peux facilement me laisser séduire par le monde merveilleux de Ti-Jean et de ses contes. Il faut mon compagnon Alain pour me pousser dans cet univers que j’aime désamorcer par le rire quand je me trouve devant un public qui est prêt à toutes les histoires invraisemblables. Mon ami Alain s’y enfonce avec toute la vigueur qui était la sienne et difficile d’en sortir avec des certitudes. Un aspect de son œuvre à explorer et à découvrir. Du Alain pure laine, une écriture tellement bien maîtrisée.


GLOOMY SUNDAY, NOUVELLES d’ALAIN GAGNON publié chez Triptyque Éditeur, 2019, 330 pages, 23,95 $.




[1] Bergeron Bertrand, Contes, légendes et récits du Saguenay-Lac-Saint-Jean, Éditions Trois-Pistoles, Trois-Pistoles, 2004.
http://www.groupenotabene.com/publication/gloomy-sunday

mercredi 17 avril 2019

CES BRÈCHES QUI MARQUENT LA VIE


« J’AVANCE EN SAUTILLANT pour éviter les fentes de trottoir sur le chemin périlleux de l’école. Je sens le froid sous les pieds quand je traverse les fissures qui filent et s’entrecroisent, ruisseau, fleuves, deltas lilliputiens. Il faut être habile pour ne pas marcher sur les brèches qui risquent de s’élargir. »

Charlotte Gingras n’a pas su éviter ces fissures qui se sont élargies sous ses pieds. Elle s’y enfonce dans un carnet troublant, une réflexion patiente, comme le jour qui s'étire du matin au soir. Elle bascule dans les trous de son enfance et cherche à comprendre pourquoi elle était si seule, toujours. Ses sœurs sont parties tôt avec les oiseaux migrateurs, ne sont pas revenues. Seule avec une mère absente et distante, un père musicien et professeur de piano qu’elle ne voyait jamais. Seule avec le souvenir de sa grande sœur bien-aimée, danseuse, disparue si jeune dans ce pays d’Europe.
Pas étonnant que Charlotte Gingras ait emprunté le chemin de l’écriture pour donner une direction à sa vie, à cette longue dérive que semble avoir été son existence. La petite dernière de la famille n’a pas eu droit aux rires, aux jeux et aux courses folles dans un parc avec des voisines pour secouer des secrets. Pas de belles amitiés non plus pour inventer le monde et ses environs. Elle savait peut-être, devinait qu’elle était un malentendu ou le fruit d’une conspiration étrange. Elle a compris très tôt qu’elle n’était pas la fille désirée de l’amour. Elle a été une sorte de médicament qui devait donner du poids aux jours de sa mère, lui faire oublier sa mélancolie et son refus d’emboîter le pas. Autrement dit, de se mouler à la norme et de suivre toutes celles qui s’occupaient des enfants, baissaient la tête devant un mari, un curé comme l’exigeait une certaine société.

Je les imagine, lui et le médecin, en train de réfléchir ensemble, évaluer les options, décider entre hommes du sort de cette femme qui souffre de son époque, l’époque de l’épouse obéissante à l’époux, au curé. Une femme impossible à vivre, disent-ils, frigide, parfois délirante, qui ne veut voir personne, déserte le lit conjugal, passe ses nuits avec sa machine à coudre, qui vient à peine d’avoir le droit de vote et qui ne vote pas du bon bord. Une femme, surtout, qui éteint toutes les lumières. Les décideurs tranchent. On lui fera un enfant. (p.121)

Le résultat, cette panacée plutôt étonnante, ce sera Charlotte. Un bébé pour occuper Irène, la rebelle, celle qui ne fait rien comme les autres et que son mari Roland a songé à faire interner. Il n’y a pas si longtemps, au Québec, les hommes avaient le droit d’envoyer leur femme à l’asile pour s’en débarrasser quand elle refusait d’obéir ou de se soumettre.
Alors, imaginons les jours de cette fillette, la lourdeur qui pesait sur elle, la solitude et surtout l’indifférence. Prisonnière, condamnée pour une faute qu’elle n’a jamais commise. Il fallait qu’elle marche sur la pointe des pieds, ne jamais trop respirer, jamais rire à tue-tête pour libérer la folie et découvrir le monde. Ne pas parler, se taire. Elle était méfiante, jamais à la bonne place, en marge à l’école où elle ne comprenait rien. Toujours en maque d’attention et d’affection, perdue dans des gestes qui ne sont jamais ceux que l’on exige d’elle.

Remonte la bile acide, je te crache dessus, tu m’as volé mon enfance, tu m’as fait avaler tes frayeurs comme une nourriture viciée, tu m’as attachée à toi de force, à ce jour mes poignets ne supportent pas la présence d’un bracelet. Tu t’offusquais du peu d’amour que je te témoignais. Tu me trouvais égoïste, sans-cœur, c’est vrai que je n’ai pas pleuré quand ta mère est morte parce que je ne la connaissais pas, ta sage-femme de mère, jamais tu n’as pensé qu’une grand-mère pouvait avoir de l’importance pour une enfant esseulée. (p.103)

CHEMIN

Après plusieurs publications, elle se sent coincée dans ses jours et comme ailleurs. Elle a inventé des histoires pour les jeunes, peut-être pour se bercer dans une enfance qu’elle n’a jamais eue, dans cette grisaille où elle n’avait que les livres pour oublier le monde et faire en sorte que personne ne puisse l’atteindre. Maintenant, c’est autre chose. Elle se surprend dans le reflet des miroirs et c’est douloureux. Les mots ne veulent plus dire la même chose.

La séduction a foutu le camp, envolés les héros et leurs actions entraînantes, par de merveilleux dialogues que j’aimais élaguer jusqu’au squelette. Reste la présence, la marche hésitante. Est-ce que, par cette écriture du rien, j’apprivoise la mort ? Et, par ricochet, le désir de vivre vivant ? (p.89)

Sa vie avec un compagnon n’a pas duré. Il lui reste des phrases qui font la sourde oreille, quelques plantes qu’elle fait pousser sur sa galerie et un carré près de la rue, un morceau de campagne au pied d’un arbre qu’elle entretient minutieusement pour la beauté dans le quartier, laisser sa marque peut-être dans son coin de ville.

SOLITUDE

Charlotte Gingras se demande si l’écriture peut l’avoir abandonnée ou si ce carnet peut répondre à ses questions. Ce texte, elle l’arrache en elle, mot après mot, comme elle le fait pour les mauvaises herbes dans son coin de beauté. Ça ne coule jamais, ça exige tant d’efforts et de patience. De l’obstination même.
Elle rêve encore et cherche une maison à la campagne, face au fleuve pour voir le plus loin possible, d’arbres partout et de fleurs qui s’ouvrent pour la saluer dans le commencement du jour. Toujours à visiter des sites sur le web pour trouver le refuge qui l’attend et qu’elle pourra faire respirer.
L’écriture, ce travail qui lui a permis d’avoir des balises, devient souffrance. Pourquoi passe-t-on des heures à arranger les phrases comme on le fait d’un potager ou d’un carré de verdure ? Pas étonnant que les écrivains soient souvent des jardiniers qui ne comptent pas les heures pour désherber et surveiller des plantes éphémères. J’ai l’impression en juillet, quand je m’occupe des pivoines et des rosiers, de secouer la Terre et de me brancher à l’univers. Je pense à Victor-Lévy Beaulieu qui rôde au milieu des plates-bandes et des arbres dans son immense domaine de Trois-Pistoles pendant tout un mois d’été avant de retrouver les chemins des mots dans son bureau qui s’ouvre sur le fleuve tout en bas, de l’autre côté de la voie ferrée, sur les montagnes du Saguenay plus loin encore, dans l’autre versant du monde.
Toujours là à surveiller son carré comme si c’était la chose la plus précieuse, à regarder les oiseaux qui s’en donnent à cœur joie dans le bain qu’elle nettoie, à tourner dans un appartement, à se chercher un peu partout.

Cette écriture-ci tient par le mouvement des jours, des éclats de mémoire, l’apprentissage sans fin du tai-chi, le temps que ça prend, écrire, la présence. (p.78)

Et il y a le tai-chi comme une musique ou un leitmotiv. Elle suit des cours pour savoir les mouvements, plonger dans les territoires de son corps. Toute dans un geste de la main, dans une façon de se tenir debout, dans une seconde ou quand elle déplie la jambe.
L’écrivaine cherche peut-être dans cette discipline à secouer une histoire qui colle à sa peau, à retrouver une présence qui a toujours été négligée. Non pas se défaire, parce qu’on n’y arrive jamais, mais se calmer, s’apprivoiser certainement et vivre en paix avec son passé. Repousser les jours tristes et s’ancrer dans l’instant pour respirer la largeur du fleuve dont elle rêve.

RECHERCHE

Toute une vie à chercher un lieu où ancrer son être, s’installer dans des habitudes, pour enfoncer ses racines dans la terre avec les fleurs et les tomates, appeler les oiseaux et s’émerveiller de leurs vols et de leurs excitations dans les arbres. Être chez soi en soi.
La plupart des écrivains parcourent le chemin des souvenirs et de l’enfance. On n’y échappe pas. Je suis retourné si souvent dans mon village pour tenter de comprendre pourquoi j’ai ressenti si tôt l’obligation de m’éloigner même si tout m’accrochait à ce pays où j’avais mes aises. Je savais. Je ne pourrais jamais marcher vers moi si je restais à hanter les forêts avec mes frères. Je devais partir, sortir de mon corps pour être un autre. Moi aussi j’ai fouillé les boîtes de photos pour m’imbiber du passé de ma famille, celle que je connais si mal. Tout ça pour bouger dans le présent et respirer large comme le lac Saint-Jean.
Et me voilà maintenant dans une maison du bord de l’eau avec des arbres qui se dressent dans les jours de vents ou de calme plât. Pas une demeure, mais un capteur de lumière où j’ai l’impression de toucher les mésanges en tendant le doigt ou ce Grand Pic qui sonde patiemment l’écorce des pins.
Charlotte Gingras dans Brèches est terrible de vérité et de franchise. Ses « brèches » m’ont souvent bouleversé. Je me suis tellement retrouvé dans cette quête, ce désir d’être dans les gestes les plus simples, dans certains regards, des rêves qui coulent dans le versant des mots et des phrases. Un carnet incroyable de justesse et de lucidité à lire avec précaution. Ça bouscule l’être, la vie dans ce qu’elle a d’essentiel et de nécessaire. Des mots qui touchent l'âme.


BRÈCHES, CARNET de CHARLOTTE GINGRAS publié chez LÉVESQUE ÉDITEUR, 2019, 138 pages, 18,00 $.


http://www.levesqueediteur.com/breches.php

vendredi 12 avril 2019

LE BEAU GRAND VOYAGE D’ETTA

J’ARRIVE À LA FIN du roman d’Emma Hooper et traîne sur les pages d’Otto et Etta. J’aurais aimé que cette histoire ne s’arrête jamais, j’aurais voulu accompagner la vieille femme près de la mer, au bout de sa traversée du continent et me bercer dans les vagues avec elle. Il y a des livres comme ça qui vous hantent pour de bonnes ou de mauvaises raisons. La route du lilas d’Éric Dupont par exemple avec ses histoires épormyables. À la toute fin, je ne savais plus où j’en étais, ayant perdu l’odeur de ces fleurs pour me noyer dans des digressions qui sont autant de romans dans le roman. Une sorte de cube Rubrik qui vous laisse avec le sentiment d’avoir tout raté d’une aventure qui aurait pu être grandiose. Je me sentais, après avoir refermé La route du lilas, comme le Petit Poucet qui ne reconnaît plus les cailloux qui devaient le guider.

Dans Les chants du large, Emma Hooper permettait à ses personnages de voyager entre l’Ouest canadien et la Nouvelle-Écosse. Les parents devaient abandonner leurs enfants pour s’exiler pendant des semaines pour gagner des sous. Un va-et-vient constant qui porte l’intrigue et devient les pulsations de cette aventure fascinante.
Cette écrivaine semble séduite par l’espace canadien et les deux romans que j’ai lus d’elle sont de véritables tentatives d’appropriation de cet immense territoire. Le déplacement est une manière d’effleurer le bout de soi et de ce qui marque son existence.
Etta décide d’aller voir la mer qu’elle n’a pu qu’imaginer. La vieille femme a vécu dans un pays où la poussière s’infiltre partout et peut même vous faire perdre la voix. Ce lieu où l’eau et la terre se rencontrent lui a volé sa sœur qui est partie chez les religieuses pour dissimuler son état de fille enceinte. Les personnages d’Emma Hooper sont souvent secoués par d’étranges obsessions ou lubies. Ils agissent de façon toujours étonnante et inattendue. Je pense à la jeune Cora, dans Les chants du large, qui squatte les maisons abandonnées des voisins pour recréer les pays lointains, ces contrées qu’elle a étudiées dans les livres et dont elle rêve. Une manière de plonger dans les pages des encyclopédies pour vivre autrement une réalité désolante et échapper à un quotidien qui ne cesse de se détériorer.

MARCHE

Etta, avec ses 83 ans, n’est plus une jeunesse, mais elle a du ressort et surtout une volonté à toute épreuve. Certainement qu’elle a atteint une étape de sa vie où l’on peut se permettre toutes les folies. Elle plonge dans l’envers de l’aventure des découvreurs, de ceux et celles qui sont partis dans les grandes plaines pour s’installer dans un coin de paradis disait-on, inventer le monde et peut-être secouer la paix et l’amour. « Elle veut voir la mer » comme chante Michel Rivard, ce pays du bord de l’eau, remonter l’histoire en marchant vers l’Atlantique. C’est la seule direction qu’elle pouvait prendre, Otto le sait.

Si elle choisissait l’est, Etta aurait trois mille deux cent trente-deux kilomètres à parcourir. Si c’était l’ouest, vers Vancouver, mille deux cent un kilomètres. Mais elle irait à l’est, Otto le savait. Il sentait la peau sur sa poitrine se tendre de ce côté. Il remarqua que son fusil avait disparu du placard de l’entrée. Il restait une heure environ avant le lever du soleil. (p.8)

Elle se tient loin des routes et des villages, encore plus des grandes villes. Elle ne quitte pas le monde sauvage qu’elle connaît et qu’elle a côtoyé toute sa vie dans ces terres arides où il faut mettre des gouttes dans les yeux des vaches jour après jour pour qu’elles ne deviennent pas aveugles. Ce pays de poussière qui colle à la peau, s’infiltre partout. Marcher dans les champs et la forêt pour éviter de se retrouver devant un autre et des questions qui exigent des réponses quand il n’y en a peut-être pas.

Elle marchait à l’écart des routes, à travers les champs précoces. Elle savait que les fermiers n’aimeraient pas ça, mais sur la route les camions voudraient s’arrêter, la saluer, lui demander où elle allait et ce qu’elle faisait, alors elle marchait à travers les champs en essayant de ne pas trop écraser les pousses. (p.25)

Nous suivons cette femme courageuse et fort sympathique qui chante à tue-tête, dévoile peu à peu des épisodes de sa vie, parce qu’elle a le temps pendant ces journées de marche de ressasser des moments importants et surtout tout ce qu’elle n’a pas vécu avec son voisin Russell, un garçon qui a fait partie de la famille d’Otto, tout en demeurant un étranger. Une histoire familière, mais racontée de façon si singulière. Un triangle amoureux qui m’a tenu en haleine. Je me suis surpris à imiter la démarche un peu difficile d’Etta, l’accompagnant dans les collines, près d’un ruisseau où elle se rafraîchit, lui souhaitant tout le bien possible et imaginable quand elle s’installe sous un arbre pour dormir.

VIE RUDE

Elle a eu une vie particulièrement exigeante, faite de travaux toujours répétés et de tâches qui permettent de traverser le jour, des semaines, des mois et des années. Des gens sympathiques, ça semble une caractéristique d’Emma Hooper. Jamais méchant, formidablement patient, capables de dureté, mais jamais insensible ou revanchard. Tous habités d’un formidable don de résilience et de retenue, d’une empathie et d’une bonté plutôt étonnante.
Etta est arrivée dans ce pays pour y enseigner. Elle a connu la famille Vogel, Otto qui avait à peu près son âge et venait à l’école un jour sur deux. Tout comme Russell. Les deux sont attirés par la jeune femme, on s’en doute, mais ils possèdent peu de mots et surtout, ils ont tant à faire. Et il y a la guerre où tous les garçons rêvent d’aller. Partir pour revenir différent certainement.

ÉCRITURE

Étrangement ou je devrais dire heureusement, tout repose sur le papier et l’écriture dans cette histoire même si nous n’avons pas affaire à des gens qui ont hanté les couloirs des écoles. Etta apprend l’alphabet à Otto et sa correspondance, pendant qu’il est à la guerre, devient des leçons. Elle corrige les fautes de son ami et lui retourne ses missives tout en lui racontant sa vie. Une bien belle façon de se rapprocher, de se découvrir l’un l’autre. De véritables bijoux avec la censure que l’armée exerce dans les propos d’Otto pour ne pas livrer d’informations qui auraient pu nuire aux militaires et les mettre en danger.
Et comme dans les contes, Etta rencontre un coyote après quelques jours de marche qui va l’accompagner tout en discutant avec elle et la prévenant de certains dangers. C’est peut-être le même qui a causé l’accident de tracteur qui a fait que Russell est boiteux maintenant.

Et bien, fit Etta, je ne sais pas si tu me veux comme animal de compagnie ou si tu attends de me dévorer pendant mon sommeil, mais puisque tu es encore là, je peux aussi bien te donner un nom. Le coyote suivait deux pas derrière elle. Elle l’entendait sans le voir. On t’appellera James. Ils poursuivirent leur route. (p.68)

La marcheuse fait les manchettes  parce que les médias et les journalistes s’emparent de son histoire et la livrent à tout le monde, elle qui ne voulait déranger personne et passer inaperçue. C’est comme ça de nos jours. Comment réaliser certaines choses sans avoir la présence des caméras et des photographes ? Le privé devient de plus en plus public.
Elle fait la Une et une foule de curieux la suivent et l’attendent. Otto achète des centaines d’exemplaires de ces journaux et commence à bricoler des animaux avec du papier et de la colle. Comme s’il se servait de l’aventure de sa femme pour inventer une animalerie qui attire les familles des alentours et fait de lui une vedette que les gens veulent rencontrer et aider. Otto se hisse ainsi au rang d’Etta pour être digne d’elle et de son retour.

Et Otto ne dormait pas et créait, créait. Une chouette, un moineau, un narval, un gaufre brun, deux ratons laveurs, un renard, une oie, un écureuil, un serpent à sonnette, un bison qui lui des nuits et des nuits, un lynx, une poule, un coyote, un loup, une ribambelle de toutes petites et délicates sauterelles. (p.244)

J’ai retrouvé dans ce roman la fraîcheur et le merveilleux des contes qui vous happent complètement et vous subjuguent.
Impossible non plus de s’éloigner de ce monde qu’Emma Hooper crée dans des dialogues qui semblent échapper à l’histoire pour avoir une vie autonome et vous pousser dans une autre dimension. C’est ravissant. Une sorte de partition qui fait songer à un air de violon ou de piano qui vous fait sourire et être parfaitement bien. Emma Hooper nous entraîne dans une symphonie minimale, une musique à la Philip Glass qui finit par vous subjuguer. Je suis maintenant un lecteur inconditionnel de cette jeune écrivaine et je suis prêt à la suivre dans toutes les inventions de son imaginaire, même à traverser le Canada à pied pour l’écouter me raconter la plus folle des histoires.  


ETTA ET OTTO (et Russel et James), ROMAN de EMMA HOOPER publié aux ÉDITIONS ALTO, 2019, 408 pages, 17,95 $.




mardi 2 avril 2019

LA MORT NOUS COUPE DE TOUT

JOSÉE BILODEAU, dans Au milieu des vivants, aborde un sujet qui nous touche tous, qu’on le veuille ou non. La mort. Pas la sienne qu’on tente de repousser le plus loin possible et de biffer de nos pensées, mais celle d’un compagnon qui était le soleil autour duquel la narratrice gravitait. Un coup de vent, une neige nouvelle, un claquement des doigts et l’homme de tous ses désirs flanche à l’urgence, à l’hôpital où on est censé sauver tout le monde. Le cœur. Véritable coup de couteau entre les omoplates, la femme n’arrive pas à comprendre, foudroyée par la douleur. Comment peut-elle respirer encore, habiter un corps qui ne sait plus rien de la vie ?

Peut-on s’habituer à l’absence de l’être aimé ? J’allais écrire à la réalité de la tragédie qu’est la mort. Il faut certainement parler du vide terrible que creuse cette disparition, de l’hébétude qui se niche dans la tête quand cela vous heurte, de façon subite ou après une longue maladie. Cet autre, cette présence, ce regard qui vous permet d’avancer à peu près correctement dans les rues du jour, n’est plus. La mort d’un frère, d’une sœur, du père ou de la mère, c’est être amputé d’un grand bout de son histoire, de sa propre conscience. Tous ces amis qui vous accompagnent pendant des années et qui brusquement, un matin, sont aspirés hors du temps. Et l’après, ce proche devenu un corps étranger flottant dans l’indifférence.
J’ai affronté souvent la mort. L’impression qu’une fatalité frappait aveuglément à gauche et à droite dans ma famille. Comme si elle m’arrachait un pan de mon âme et que j’étais privé d’une partie de mon vécu, éloigné des chemins que je fréquentais.
La mort, on peut arriver à l’apprivoiser quand la maladie pousse vers ce saut inéluctable, mais il y a la fin que personne ne prévoit. Cet homme si présent il y a quelques heures à peine et qui disparaît dans le claquement d’une porte.

BASCULE

Une seconde, le temps d’un soupir et l’univers bascule. L’amoureux n’est plus, ne reviendra jamais et c’est la dérive sans aucune chance de s’accrocher à quoi que ce soit.

J’apprends sa mort brutale un soir de décembre. La première tempête de l’hiver a transformé le paysage, les voitures ensevelies. Pas un chien ne traîne dans la rue, les bruits de la ville sont étouffés par la neige dans la nuit qui tombe. Tout est si blanc déjà. (p.13)

Tout s’arrête dans la ville et c’est comme si la narratrice était poussée à l’écart. La Terre cesse de tourner et l’air manque. Le jour, lui enlève son homme et ces instants privilégiés, la prive de ses regards, de ses gestes et de ses mots. Pas un cri ne peut changer cette réalité, pas une larme ne peut provoquer le retour en arrière. Le monde s’écroule. Comment respirer encore, demeurer debout dans les abîmes du jour ? Un trou noir l’aspire, lui arrache la peau du cœur et de l’âme.
Que faire avec son corps, cette mécanique souffrante, cette apparence de femme qui va au bout de son souffle ? Celui qui l’animait, la réveillait, la stimulait, la caressait et la faisait se sentir si vivante n’est plus, ne reviendra pas, ne lui montrera plus jamais qu’elle est belle quand il la découvrait avec ses mains.

Le monde, désormais, n’a plus la même texture. Les gens, les repas, les heures sont de papier sablé. Une guerre éclate et je frémis à peine. Je ne sais plus lire ; tout m’est opaque. Les jours passent sans me toucher. L’hiver, le printemps n’arrivent plus à m’émouvoir. (p.17)

Comment s’accrocher à des mots et avancer sur les chemins du quotidien ? Quels bouts de phrases peuvent apaiser la douleur, l’absence, l’amputation de l’être ? Comment écrire ce qui étouffe, broie la poitrine, vous abandonne dans les murmures d’une résidence mortuaire où la famille ne sait plus où se tenir. Que faire devant ce corps fossilisé, cet étranger maquillé et méconnaissable ? Quelle mutation les responsables ont imposée à cet homme si proche et si présent il y a quelques heures à peine ?

SITUATION

Elle était l’étrangère, celle qui menaçait l’équilibre de cette famille, celle qu’il abandonnait souvent, celle du deuxième paragraphe, de l’autre chapitre. Il était le compagnon de cette épouse et le père de ces enfants, elle attendait sa présence, ces éclaircies qui permettaient un bout de chemin ensemble. La maîtresse est privée de tout, même de sa douleur et de ses larmes dans ce lieu funéraire où elle est un fantôme que tous évitent.
Quelques semaines après cette tragédie, n’en pouvant plus, elle s’éloigne de ce décor qui la pousse seconde après seconde vers ce qui ne peut plus être. Elle s’exile pour retrouver son corps, mettre une distance, respirer mieux peut-être.

Il existe au Mexique des fils apparents et des passeurs pour l’autre rive. La mort, là-bas, a quelques visages auxquels on peut s’adresser, la Catrina, la Santa Muerte, la Pelona. Les Mexicains célèbrent leurs morts — avec respect, avec excès, avec joie. Ils leur dressent des autels magnifiques pour partager encore un repas, boire un autre verre avec eux. (p.21)

Une réfugiée de l’amour, une convalescence pour donner du temps à son corps et peut-être apprivoiser ce moment qui l’a foudroyée. Revenir en elle, se tenir la tête hors de la douleur, respirer dans le chaud du monde.

IMPUISSANCE

Nous sommes si gauches avec nos disparus, ne savons plus comment nous en séparer, quoi dire depuis que les rites de la religion catholique sont devenus désuets. Et quand on les sort des boules à mites, ces formules, elles sonnent si creux. Je l’ai vécu récemment lors du décès de mon neveu. Des textes répétés machinalement, des mots qui roulent comme des billes sur un plancher de bois franc. Des phrases qui ne touchent plus personne. Et que faire de celui qui entreprend le voyage sans retour ? Les cendres dispersées à tous les vents pour ne plus jamais y penser, annihiler une présence dérangeante. Ou encore ces salons dans les funérariums, ce mur qui ressemble aux casiers de la poste que jamais personne ne viendra ouvrir. Tout pour éviter les cimetières, le recueillement, la méditation devant une pierre tombale où un nom résiste aux intempéries, entre deux dates qui coincent une existence, compresse une vie longue ou courte.
Les heures font leur chemin. Le corps se faufile dans les méandres du jour. Peu à peu, la narratrice retrouve le petit espace de son être et peut se tenir droite après un séjour dans ce pays du Mexique où la mort est une fête, où l’on invite « les morts à table » pour paraphraser Léo Ferré. Il faut bien revenir à soi un jour, rentrer à la maison, reprendre sa place, parcourir sa rue et retourner au travail.

Je pense à la vie qui m’attend, aux espérances si élevées des gens, aux souvenirs partagés qui forment la texture du temps. Je pense à ses cendres qui virevoltent quelque part loin d’ici, mêlées aux feuilles mortes, aux tourbillons de poussière, éparpillées dans le bruissement des arbres et le chant des oiseaux. Nos secrets n’habitent qu’en moi. D’en être la seule dépositaire les rend moins réels et plus blessants. Je ne sais pas où vont les sentiments des morts, ni leur mémoire, s’ils n’existent que dans l’esprit de ceux qui restent derrière, déformés et grotesques. Je suis fatiguée. (p.113)

Josée Bilodeau nous fait vivre un voyage dans le pays du deuil et de la perte, d’un amour kidnappé en plein jour, dans la beauté d’une première neige. Que dire devant un tel récit, sinon se recueillir et baisser la tête. Les mots peuvent si peu quand la mort frappe autour de vous. Réfugiée du silence, l’écrivaine retrouve le souffle pour continuer son métier de femme. La vie est plus forte que tout, nous le savons et nous devons secouer des souvenirs qui deviennent flous, hésitants avant de n’être plus qu’une photo ou une lettre qui jaunit. Nous semons des artéfacts qui s’éloignent peu à peu de leur signification et il faut certainement cela pour s’avancer à son tour vers le dernier rendez-vous.

Je fais toujours ce rêve. Il vente à écorner les bœufs. Je marche en tenant fermement contre moi son urne funéraire. Arrivée au bord d’une falaise, j’ouvre l’urne et l’offre au vent. Nos secrets s’éparpillent, se transforment en flocons fous dans lesquels les oiseaux se perdent. Ils vont un à un s’écraser sur le roc de la falaise. (p.139)

Une bourrasque, un souffle, des souvenirs qui s’effacent peu à peu et le chemin se replie derrière et devant. C’est la vie, le temps des terribles expériences. Nous ne pourrons jamais gagner sur cet adversaire qui vous guette dans l’ombre. C’est la tragédie du vivant et sa fascinante beauté. Josée Bilodeau est poignante dans ces pages lues tout doucement, avec dévotion pour communier je dirais avec cette douleur, ce courage patient qui la pousse à réinventer ses jours. Elle m’a fait me retourner vers mes morts si nombreux qui viennent me visiter parfois, dans un matin de grands vents, quand les pensées bondissent dans toutes les directions avec les corneilles qui se plaignent de la longueur des heures. Un récit, des confidences, une entreprise de survie, une avalanche devant la perte et l’absence. Toute cette souffrance qui noie le cœur et l’âme. Un texte bouleversant, nécessaire. Oui.


AU MILIEU DES VIVANTS, ROMAN de JOSÉE BILODEAU publié aux ÉDITIONS HAMAC, 2019, 150 pages, 17,95 $.
  

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