mardi 26 mars 2019

DONALD ALARIE EXPLORE SA VILLE

DONALD ALARIE, depuis son entrée en littérature, reste fidèle à la poésie tout en faisant des incursions du côté du roman, de la nouvelle et du récit. Il partage ainsi sa passion pour les mots entre plusieurs genres et, il faut le préciser, pour l’avoir suivi depuis 1980, ses débuts presque, il excelle en tout. Je ne sais comment, j’ai mis la main sur l’une de ses publications. Un hasard, une attirance pour un titre, les chemins de la lecture sont souvent étranges. Arpenteur du quotidien est son dixième ou onzième recueil de poésie à paraître aux Écrits des forges, maison fondée par le regretté Gatien Lapointe, un homme qui a marqué l’imaginaire avec son Ode au Saint-Laurent, ce long texte qui nous donnait le pays dans toutes ses grandeurs. « J’ai pris souffle dans le limon du fleuve » me résonne encore dans la tête et c’est certainement une découverte qui m’a poussé vers la publication de L’Octobre des Indiens.

Arpenter, dans le sens d’explorer un endroit pour en connaître la topographie, le relief et peut-être aussi pour s’y retrouver dans toutes les dimensions de son esprit. Un homme sillonne la ville, un parc en particulier, les rues chaque jour, devenant une ombre que plus personne ne remarque, un marcheur qu’on ne voit plus. Donald Alarie, pourtant, vibre, entend, surveille les lieux et les gens qu’il rencontre.

Le passant se console avec des miettes de rêves qui nourrissent sa flânerie.

Quelques souvenirs lui allègent le cœur, l’aident habituellement à traverser les saisons moins fraternelles sans trop balbutier.

Un banc public devient pour lui un havre de paix où se reposer.

Le vent dans les arbres ne le déçoit pas. (p.11)


Le point de vue de ce poème témoigne de la démarche de Donald Alarie. Le marcheur devient objet d’attention et sujet d’exploration. Ce n’est pas seulement la ville que nous allons découvrir par les yeux du narrateur, mais surtout ce que l’homme en mouvement ressent, ce qu’il éprouve et ce qu’un événement ou une rencontre provoque en lui. Les arbres, le vent, la pluie viennent le surprendre, permettent la montée des rêves et des souvenirs. Comme si quelqu’un surveillait le marcheur, parvenait à entendre ses pensées et ses réflexions.

EXPLORATEUR

Et le voilà qui part beau temps mauvais temps pour prendre le pouls de la ville et peut-être aussi surprendre les agitations des femmes et des hommes qui tournent dans leurs activités ou qui luttent avec le temps qui file. Il se tient en marge et n’a plus à courir du matin au soir pour « gagner sa vie ». Que je déteste cette expression. J’ai toujours eu du mal à penser que l’on devait gagner sa vie quand il suffit de la vivre tout simplement. Comme si respirer se calculait au montant d’argent que nous recevons pour effectuer un travail.
Et le voilà dans le vaste monde qui prend la dimension d’une ville. Les trottoirs usés par toutes les courses des humains le portent, les bruits connus et parfois exécrables, les édifices, les restaurants et les commerces. Le promeneur mesure le jour. Il est celui qui vient, celui qui va, celui qui voyage dans sa tête et traverse les rues pour mieux se surprendre.

De l’autocar tout neuf, descendent des marcheurs hésitants.

Des regards fatigués, devenus tout à coup presque joyeux, persistent malgré les tremblements.

Demain, il sera trop tard pour la chasse aux images.

Ils retiennent ce qu’ils peuvent. On ne leur en demande pas plus.

Le passé est sur le point de se déliter.

Le futur ne tient plus qu’à un fil. (p.21)

Des gens âgés descendent péniblement d’un autobus et cette scène anodine devient une aquarelle. Le passant baisse la tête pour revenir à soi, tenter de cerner ce qu’est la vie, le temps qui bondit, nous emporte et s’avère impitoyable pour tous. Des voyageurs s’accrochent à des sourires, au groupe pour voir si le corps peut encore suivre dans un moment d’oubli et effacer les marques qui font plier l’échine.
Notre arpenteur circule bien plus dans ses réflexions que dans la ville qu’il ne quitte guère. Ce n’est pas un marcheur qui recherche le bout de soi, carbure aux exploits qui permettent de gravir une montagne ou traverser des parcs sauvages. Il aime ses habitudes, a ses endroits de prédilection pour faire face à ses pensées et ses questionnements pour bousculer les heures qui filent sans jamais réussir à le retenir. Il va et vient, solitaire et silencieux, un peu distant, n’étant souvent qu’une oreille ou un regard, toujours à la recherche d’un instant qu’il laisse rebondir dans sa main comme une balle.

Le passant connaît bien le but ultime, mais il préfère l’oublier.

Il dit : je ne sais rien.

Chaque pas est un gain sur l’immobilité. Ça, il le sait.

Chaque pas est comme un mot sur le bout de la langue qui sort enfin au grand jour.

Une petite promenade peut devenir l’occasion d’une phrase, réussie ou même d’un paragraphe lourd de signification. (p.28)

Le passant jongle avec les mots, un bout d’histoire ou encore une image qu’il polit et peut insérer comme une brique dans l’ouvrage qu’il est en train de mijoter. Ce peut être une nouvelle ou une scène d’un roman. Les écrivains sont souvent des marcheurs qui vont et viennent dans des lieux familiers et dans leur texte. Il faut arpenter des phrases pour battre la cadence, garder le rythme qui permet de s’avancer dans l’espace d’un poème ou rencontrer un personnage. Tout comme le musicien qui accorde son instrument avant de se lancer dans l’interprétation d’une pièce de Debussy.
Je ne fais pas autrement quand je perds la route ou n’arrive plus à secouer le mot juste. Je pars souvent courir, skier ou marcher, pédaler l’été dans le parc de pointe Taillon et je trouve immanquablement la petite fenêtre, la porte par laquelle me faufiler.
Je pense à Gaston Miron qui « ruminait ses poèmes » et les reprenait sans cesse afin de les peaufiner jusqu’à ce que ça sonne parfaitement à l’oreille. Gilbert Langevin ne faisait pas autrement et savait ses poèmes par cœur et pouvait les réciter sans rien oublier. Il possédait une mémoire phénoménale que je lui enviais. Il faut le voir dans Paroles du Québec, émission réalisée par Télé-Québec en 1981. Il parle comme ça, naturellement, comme s’il découvrait les mots en même temps qu’il les dit.

EXPLORER

Donald Alarie aime les lieux connus et souvent fréquentés parce qu’ils lui permettent d’explorer les dimensions d’un projet d’écriture. Il lui faut ce mouvement, ce parcours dans la ville pour se rassurer, se retrouver au milieu des mots qu’il surprend comme des pigeons qui tournent sur les pavés, s'envolent pour revenir.

Deux vieillards, canne à la main, pieds fatigués dès le matin, sont prêts malgré tout à vivre jusqu’au soir.

Le parc s’éveille. Le passant s’en réjouit.

Et si ce n’était qu’un rêve ? (p.40)

Je ne sais pourquoi, je pense à Baudelaire, à son poème Une passante. Ce si beau texte que j’ai tenté d’apprendre par cœur sans y parvenir. J’ai une mémoire pleine de trous.

La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d’une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l’ourlet ;

Il va et vient dans l’agitation et les activités de la ville, se retrouve souvent devant un miroir où il surprend un individu qui lui ressemble étrangement.

Marcher est sa façon de commencer le monde. (p.51)

C’est ainsi que j’ai accompagné Donald Alarie dans ses promenades où il mesure le jour dans toute sa largeur et sa hauteur. J’ai tout fait pour ne pas le perturber. Je me suis fait discret, comme son ombre pour le suivre parce qu’il a du souffle et de l’endurance, me faufilant derrière des buissons pour l’entendre respirer et le voir pencher la tête, pour assister au jaillissement de l’écriture, aux oscillations de la pensée et de la réflexion.

Des pages de journal bousculées par le vent. Le monde est un visage froissé qui a mal voyagé.

Les catastrophes en d’autres lieux se multiplient.

La Terre n’est qu’un jouet fragile trop souvent confié à des mains sournoises.

Fermer les yeux n’est d’aucun secours. (p.64)

Et je pars sur mes skis, dévale la dune et glisse dans la blancheur du lac qui me fait toujours penser à une immense page que je dois réécrire sans cesse parce que le vent y efface toutes les empreintes nuit après nuit. C’est le travail de l’écrivain, c’est la tâche de Donald Alarie quand il s’éloigne dans les rues de la ville pour la sentir dans sa tête et dans ses jambes. Nous arpentons tous le quotidien, des lieux, des espaces pour respirer, voir en nous et en extraire des bouts de phrases qu’il faut polir avec la patience de l’orfèvre. Belles promenades avec Donald Alarie, un guide formidable. Des sujets que nous n’arrivons jamais à distancer et qui ne nous laisseront jamais en paix, surtout si on jongle avec les mots et des images qui peuvent muter en poème ou en nouvelles. Une réflexion, bien plus, une méditation sur la vie, la mort, le temps qui file devant soi et les souvenirs qui s’accrochent à nos talons. Une délicatesse, une finesse rare. C'est pourquoi j'aime Donald Alarie.


ARPENTEUR DU QUOTIDIEN, POÉSIE de DONALD ALARIE publiée aux ÉCRITS des FORGES, 2018, 78 pages, 15,00 $.

mardi 19 mars 2019

L’EXPLORATION DE L’AUTRE CANADA

                                 Heather O’Neill


Une version de cette
chronique est parue dans
Lettres québécoises,
printemps 2019,
               numéro 173.

Enfant, j’adorais les inventions de mes oncles et des conteurs qui s’arrêtaient parfois à la maison pour nous surprendre dans notre quotidien. Tous avaient quelque chose à raconter et les forêts qui se déployaient dans les montagnes devenaient des espaces où l’aventure était possible. Dès que j’ai su lire, j’ai commencé à rêver de découvertes et de rencontres inoubliables. Mon Histoire du Canada était alors la principale source de mes jongleries avec les exploits des coureurs des bois qui buvaient dans les rivières de l’Amérique, dormaient sur le sol, voyageaient jour après jour pour voir derrière les collines ou encore le bout d’une plaine sans fin. Et il y avait les expéditions punitives des Canadiens (les premiers migrants venus de France à s’installer en terre du Canada) contre les Anglais avec l’aide de leurs amis indiens, des alliés indéfectibles qui effarouchaient tout le monde. Ils semaient la terreur dans les villages de la Nouvelle-Angleterre. De quoi secouer le jeune garçon qui se prenait pour un guerrier quand il enfonçait une plume de dindon dans ses cheveux déjà clairsemés et qui partait dans une mer de trèfle. La découverte alors se cachait dans les écores de la rivière aux Dorés et la petite forêt de trembles au bout des champs de mon père.

Après la Conquête de 1760, l’aventure s’est recroquevillée, comme si quelqu’un avait coupé le cordon qui nous reliait au continent américain, aux grandes plaines de l’Ouest et aux montagnes qui nous isolaient des plages du Pacifique. Il nous restait les Pays d’en haut, au nord de Montréal, pour patauger dans une paroisse semblable à celle où je suis né. Séraphin et Donalda n’avaient rien d’exotique. Alexis Labranche parlait parfois du Colorado, Bill Wabo nous rappelait les autochtones, ceux et celles qui vivaient à Mashteuiatsh, mais que nous ne fréquentions pas et que nous regardions avec curiosité quand ils traversaient le village pour aller bivouaquer dans le parc de Chibougamau. En fait, mon premier contact avec les Cris se fit beaucoup plus tard, lors d’un été où je travaillais en Abitibi. Il y avait un camp tout proche du chantier et les relations étaient tendues, violentes même. Les Blancs se comportaient en envahisseurs et ne respectaient rien. L’horreur. J’ai raconté ces histoires dans La mort d’Alexandre.
Et nos manuels scolaires ne signalaient jamais les aventures de ces francophones exilés aux États-Unis, de ces fous toujours en mouvement qui ont inventé le rêve américain que l’indomptable Serge Bouchard nous a fait connaître dans la plus belle des fiertés. Depuis, je suis un admirateur d’Émilie Fortin et de Nolasque Tremblay, ces découvreurs qui n’avaient peur de rien, ces chercheurs d’or, ces inventeurs de pays qui sont nés dans la même région que moi. Comme quoi l’histoire est au coeur d’un débat étrange au Québec. Il y a des aspects qu’on tait et qu’il ne faut pas raconter. Il semble que maintenant, on ne l’enseigne plus, ou presque pas ce passé.

HORIZON

J’étais en huitième année et lisais à peu près tout ce que je pouvais trouver dans la petite bibliothèque de l’école de monsieur Baillargeon. C’est comme ça que j’ai eu entre les mains Les engagés du Grand-Portage de Léo-Paul Desrosiers. Ce roman a secoué des frontières et m’a ouvert un horizon auquel je ne pensais pas. Un beau livre de la collection « Nénuphar » de Fides, l’édition de 1958. C’était comme si cette histoire me rebranchait avec ce qui m’avait fasciné enfant et que je retrouvais dans les aventures d’Aigle noir à la télévision.
Toutes les vies devenaient possibles au-delà du grand lac Supérieur, dans les plaines sans fin ni commencement de la Saskatchewan et du Manitoba. Une lutte féroce s’y déroulait pour le monopole de la traite des fourrures. Les Pieds noirs, les Sioux, les Gros ventres me faisaient imaginer les plus folles expéditions. Nicolas Montour, le personnage principal de monsieur Desrosiers, est une charogne prête à vendre sa mère pour réussir, un homme sans foi ni loi qui prend tous les moyens pour faire fortune. Il semble que les choses n’ont pas tellement changé quand on s’attarde à l’actualité. Les aventuriers, les manipulateurs sont partout pour engranger les profits, même au détriment de la planète.
Je me souviens surtout des descriptions des cascades, des lacs sauvages, des plaines immenses et des rencontres avec des peuples étranges. Ce livre m’a fait rêver pendant des mois et j’ai tenté de m’avancer dans des histoires similaires, mais mes héros trébuchaient sur les premiers bouillons de la rivière Ashuapmushuan et rentraient après s’être butés aux rapides du Fer à cheval. Cinq pages et je restais là, muet, sans mots, le crayon paralysé, l’imagination en berne. J’ai eu longtemps la certitude que rien ne pouvait arriver entre les maisons de mon coin de pays et les forêts qui étouffaient un peu la paroisse. Comme s’il n’y avait pas de place pour l’écriture à La Doré, au bout du rang Saint-Eugène.

MADAME GABRIELLE

J’ai lu Gabrielle Roy peu après mon arrivée à Montréal. La petite poule d’eau et plus tard Ces enfants de ma vie. Bonheur d’occasion aussi, bien sûr. J’ai l’édition publiée chez Beauchemin en 1966. Ce fut une révélation. Je savais bien qu’il y avait de grands espaces là-bas, par delà les montagnes de l’Abitibi. Des familles, des voisins, des cousins étaient partis pour y fonder un autre pays. Ils revenaient parfois pour des vacances, un mot que mon père ne connaissait pas, et ils nous impressionnaient avec leurs expressions anglaises.
Ce fut Roch Carrier, avec La guerre yes sir en 1968, qui m’a fait me souvenir de la présence de ces Canadiens. La figure de l’anglophone surgissait dans Kamouraska d’Anne Hébert et même chez Philippe-Aubert de Gaspé que j’ai lu alors, mais j’avais tendance à hausser les épaules et à passer rapidement. Je pouvais croiser des juifs hassidiques dans ma rue d’Outremont et me demander d’où ils pouvaient venir, mais c’est une autre histoire. Il y avait tout un espace que je ne connaissais pas, toute une partie de l’Amérique qui demeurait mystérieuse et comme inaccessible, comme si en 1760, les vainqueurs avaient planté une grande affiche tout près de la rivière des Outaouais en y écrivant : terres interdites aux francophones.
Un personnage fantomatique rôdait dans mes livres et restait insaisissable, un passant, une rumeur, une sorte de présence peu réelle. Il était là, dans Menaud maître-draveur, ce rodeur qui hante les forêts et les montagnes qui ont happé Joson. Quand ai-je lu Félix-Antoine Savard pour la première fois ?

AUTRE CANADA

Un jour, je ne sais trop pourquoi, j’ai voulu lire les écrivains de l’autre Canada. Ma fascination pour tout ce qui est imprimé sans doute. Il faut dire que j’avais voyagé aux États-Unis avec Faulkner, Caldwell, Steinbeck, Hemingway, Miller et Kerouac, mais j’avais ignoré l’Ouest canadien, encore plus le Nord. Il était temps d’explorer le pays de Louis Riel et de Gabriel Dumont.
Celle qui titilla ma curiosité d’abord fut Margaret Atwood avec ses souvenirs d’enfance, des étés en Abitibi. C’était mon monde. Elle utilisait mes images pour raconter ses découvertes. Ce fut alors le début d’une nouvelle aventure de lecture. Je suis devenu un fidèle de madame Atwood. Des gens qui ne parlaient pas ma langue se débattaient dans une même réalité et décrivaient leur vie avec mes mots presque.
Et aussi Robertson Davies, puis Timothy Findley et Bill Gaston ce prosateur formidable. Je vous conseille son roman Sointula, cette tentative de changer la collectivité et de vivre autrement au Canada. Une commune où tout est à tous. Ça m’a fait penser à l’installation des premiers défricheurs du Lac-Saint-Jean, à Hébertville. Tout y était communautaire avec le curé Nicolas Tolentin Hébert qui dirigeait tout. On ne parlait pas de socialisme près du lac Kénogami, c’était un mot interdit. Et aussi les aventures de la coopération à La Doré. L’épicerie du « syndicat » comme on disait, un chantier forestier qui est à l’origine de la scierie qui emploie une grande partie du village et qui appartient maintenant à Résolu. Ce groupe de volontaires, ces travailleurs aux idées différentes et le dévouement inlassable de Louis-René Dallaire avaient fait en sorte de s’occuper nous-mêmes de la coupe du bois et de sa transformation.

Après, ce fut une nécessité de rendre visite à ces collègues inconnus. Lawrence Hill, Liza Moore, Margaret Laurence et combien d’autres. J’aime leur liberté, leur souffle et ils me donnent toujours l’impression d’être chez moi dans leur pays de mer ou de grandes plaines venteuses. Que dire des essais percutants de Thomas King ? L’Indien malcommode est à lire absolument. Plusieurs ouvrages de John Saul aussi, dont son oeuvre incontournable Les bâtards de Voltaire et De si bons Américains.

J’ai de la tendresse pour le roman de Richard Wagamese. Cheval indien nous plonge dans la vie d’un jeune Objiwe qui fait son chemin difficilement dans la société des Blancs en s’adonnant au hockey. Il se démarque par ses habiletés, mais a du mal à se défendre contre le racisme et l’exploitation sous toutes ses formes. J’ai n’ai pu que penser à Arthur Quoquochi, un Innu de Mashteuiatsh qui excellait dans tous les sports. Lui non plus n’a pu faire sa place dans ce monde particulièrement dur. Je l’ai affronté comme gardien de but et son lancer était foudroyant.

 

REGARD

 

Somme toute, mes excursions du côté des écrivains de l’autre langue du Canada ont toujours été intéressantes. J’y ai appris beaucoup de choses, notamment avec ces prosatrices formidables que sont Alice Munro et Kathleen Winter qui m’ont emporté dans une magie de bord de mer et le rêve du Grand Nord.

Je viens de succomber aux Chants du large d’Emma Hooper. Une histoire de dépossession et de pertes, d’exploitations aveugles, l’entêtement d’un jeune garçon qui tente de réparer des siècles de négligence. Un roman porté en français de façon admirable chez Alto. Et aussi son tout premier que l’on a traduit. Etta et Otto raconte l’expédition impossible d’une vieille femme qui veut voir l’océan et qui traverse tout le Canada à pied. Un conte fabuleux.

Je ne sais comment sont accueillis ceux du Québec et de la francophonie d’Amérique quand leurs ouvrages sont présentés dans l’autre langue. Cela ne m’est jamais arrivé. Il me semble que ça reste discret et que les tirages sont fort modestes. Certains deviennent de véritables succès pourtant. Aminata de Lawrence Hill a fait ouvrir bien des yeux. Et faut dire que le dernier numéro de Lettres québécoises, où la première mouture de ce texte est publiée, m’a permis de comprendre bien des choses.

Il existe encore un mur entre les écrivains des deux Canada et il n’est guère facile de parvenir à se lire avec toute l’attention nécessaire et la générosité que cela demande. Je m’y exerce souvent. Que je le veuille ou non, c’est un reflet de moi que je trouve dans ces ouvrages, un regard nouveau, revigorant.

Je viens de me laisser séduire par Heather O’Neill, son roman Hôtel Lonely Hearts que j’ai dévoré. Une fabuleuse jongleuse avec des images envoûtantes, des histoires impossibles que l’on aime croire et réinventer. Et j’avoue bouder Mordecaï Richler pour toutes les mauvaises raisons du monde, mais c’est comme ça...  Et comme je le dis souvent quand je termine un conte, c’est ça qui est ça.



jeudi 14 mars 2019

LARRY TREMBLAY CHASSE LES MOTS

JE NE SAIS SI Larry Tremblay s’est inspiré du cerveau avant de se lancer dans l’écriture de ce récit poétique. Comment dire ? L'ordinateur que nous avons dans la tête se partage les perceptions du monde ambiant entre les deux hémisphères. La gauche qui s’attarde aux petites choses sans établir nécessairement de liens entre eux. Tout comme l’oeil gauche, symboliquement, considère ce qui se déploie devant, permet de faire face à tous les dangers réels ou imaginaires. Le cerveau droit embrasse l’espace, reste plus conceptuel et social si vous voulez. Cette partie serait reliée à notre aspect féminin et à l’intime. Comme quoi nous surprenons le monde des deux côtés à la fois pour entendre, comprendre, s’imposer dans un environnement qui peut être hostile ou fascinant ?

L’œil soldat fait appel au regard qui permet de voir notre milieu de vie dans toutes ses dimensions. La vue gauche qui s’attarde, je dirais, au récit ou à l’ensemble des moments qui vont de l’enfance à l’âge adulte. Les grands et petits événements qui forment une trame, ces expériences marquantes, traumatisantes qui finissent par devenir l’aventure humaine. Comme si la personnalité des individus était un énorme casse-tête qui s’assemble lentement et patiemment pour constituer un individu avec ses humeurs, ses envies et ses lubies. Tout ce qui permet d’avancer dans la vie, de s’installer dans un lieu et de marcher jusqu’à notre dernier souffle. Des sensations d’abord de froid et de chaud, de contact avec la lumière et l’obscurité que nous apprenons dès les premières respirations. La découverte de notre environnement par ces « senseurs » que possède le corps. Le récit de la création dans la Bible est l’allégorie parfaite de cette prise de conscience du réel ambiant. Le voyage de l’enfance marque à jamais et oriente notre regard sur le monde et les humains.

Je dors
au creux des mains
d’une femme
aux longs cheveux

Les questions
n’existent pas

J’ajoute au soleil
un regard (p.12)

Prendre conscience de l’espace qui peut vous aspirer et le moi, mon refuge dans l’aventure de la vie. Tous ces apprivoisements et ces apprentissages avant de devenir un regard qui reconnaît les choses. Comme si le cercle qui est scellé sur soi à la naissance devait se briser pour nous permettre d’avancer vers l’horizon qui se rapproche ou s’éloigne selon les saisons et les expériences.

RÉCIT

Larry Tremblay scande un récit qui devient une respiration (jamais plus de trois ou quatre mots par strophes), une sorte de marche qui hypnotise. L’écrivain s’attarde d’abord, dans L’histoire de l’œil gauche, à l’enfance, à des souvenirs qui forment peu à peu une trame narrative. Comme s’il fallait avancer en regardant derrière soi pour comprendre le monde dans lequel nous sommes piégés. Des éclats de mots, des gestes précis, une douleur, autant de moments d’oublis, de bonheur et de recommencement. Parce que la mémoire trie tout, rejette autant qu’elle accumule. Et quelle aventure pour s’arracher aux menottes du passé pour conquérir son territoire d’adulte !

M’enfuir de moi-même
laissant
une peau d’enfant
que ma mère au matin
tassera d’un coup de balai ?

Je me réveille dans mon lit
le sourire cousu (p.19)

Pour devenir humain, il faut explorer la planète qui fascine ou encore un territoire restreint, vivre des expériences, encaisser des coups, se débattre avec des chagrins qui burinent l’esprit et arrivent souvent à vous briser. Quelle terrible aventure que celle d’échapper à l’enfance. Tout s’entasse dans le capharnaüm du passé. Douleurs, bonheurs, plaisirs, découvertes, images obsédantes que nous cherchons souvent à oublier. Les écrivains sont particulièrement doués pour ressasser ces souvenirs. La vie est une sorte de tableau et des moments y laissent leurs empreintes ou encore glissent à la surface sans rien y écrire. Vivre, occuper le véhicule qui nous donne un regard unique dans la cohue humaine. Tout ce que nous touchons, goûtons, aimons, détestons nous suit jusqu’au dernier souffle que nous cherchons à repousser le plus loin possible.

PARTAGE

Larry Tremblay suit la ligne qui se faufile entre l’oeil gauche et le droit. C’est la démarche même de l’esprit et monsieur Hegel aura été particulièrement sensible à cette façon de secouer le réel et de tenter de s’expliquer avec la vie.

La rivière
coule à présent
solide comme une phrase

Je la regarde écrire
le lent commencement
du jour (p.42)

Et notre frère bouge dans mon espace, impose des règles et des comportements. Nous avons besoin de tous les esprits pour former une nation ou un clan. Mais comment ne pas être avalé par ce moule qui casse votre originalité et demande à tous de marcher d’un même pas ? L’autre si violent, autant que soi. Les alarmes sonnent, mais nous sommes sourds depuis si longtemps, obsédés par des croyances, des vérités et des dieux. Les sociétés imposent une direction qu’il faut suivre sans discuter. Pourtant, respirer en Amérique du Nord, au Québec, ce n’est pas vivre au Pakistan ou à Bamaoul en Sibérie. Mais peu importe l’endroit de la planète, l’individu doit lutter, tuer si nécessaire au nom de principes souvent fallacieux. C’est le monde de l’œil droit. L’ensemble, la dictature du plus grand nombre ou du despote. Le combat s’amorce, terrible chez Larry Tremblay pour résister, retrouver peut-être l’enfant qui s’émerveillait d’un rayon de soleil, de la présence d’une femme aux cheveux longs, d’une comptine qui le faisait sourire. Comment échapper à l’œil soldat qui cherche le sang, sème la mort autour de lui pour prouver qu’il est là.

ŒIL DROIT

L’œil droit surprend celui qui marche à vos côtés, vous apostrophe en empruntant vos mots, vos gestes, les mêmes regards et les mêmes larmes. L’autre qui devient le danger que vous représentez pour lui. L’arme que vous pointez vous menace tout autant qu’elle vous protège. Le langage bat les tambours, affole les slogans que l’on a martelés sur les enclumes de la guerre. Toutes ces phrases qui vous cernent depuis la conscience peut-être du vent sur vos paupières. Alors, Larry Tremblay entreprend de parler autrement pour se donner un regard neuf, tenter de se sevrer du goût du sang et de la mort ?

acheter des mots neufs
remplacer
ceux qui ont failli
tuer
les mots malades
pour tuer le désir de tuer
piétiner les mots
avec leurs lèvres
leur claquement

que faut-il pour que la neige
retrouve la vue ?

faut-il que la langue
pour désintégrer
les mots prières
les mots d’attentats
se suicide ? (p.60)

Comment neutraliser le meurtrier, contrer la catastrophe qui avance sur tous les fronts, calmer la révolte de la Terre qui n’en peut plus de nos déraisons de prédateur ? Est-il possible de s’inventer autrement ? Peut-on se faire confiance ? Nous avons été capables du pire à travers les âges ? Comment faire face au soldat, à l’œil chasseur qui n’aime que la mort et la destruction.
Voilà certainement une entreprise nécessaire qui doit mobiliser l’humanité si elle veut survivre. Et pas question de nous décharger de nos responsabilités sur les épaules de la génération qui suit. Il faut agir là, maintenant, dans le matin qui débute, dans la neige qui tombe tout doucement pour recouvrir les plaies de l’hier.

J’enlève mon casque.
Avec lui, j’arrache la peur de ma tête.
J’arrache la lumière noire de mes cheveux.
J’arrache la boue, le sang séché.
J’arrache ma tête de soldat.
Je ne veux plus tuer. (p.75)

Larry Tremblay secoue des phrases, les messages creux et nos missions impossibles. Il exige une  sorte de métamorphose pour arriver à nous tourner résolument vers l’humain que nous avons ligoté en nous. L’éveilleur en appelle à la mutation. Il faut tuer le tueur, celui qui se nourrit de sang et de toutes les violences. Une tâche terrible, nécessaire, de survie.
L’écrivain nous offre un chant qui permettra peut-être, dans le battement des tambours et des messages publicitaires, de retrouver notre âme et le sens du mot conscience.
L’appel grince dans la cacophonie actuelle où tout le monde parle en même temps sur les réseaux sociaux sans jamais se donner la peine d’écouter. Le romancier et dramaturge hurle, mais qui a encore des oreilles pour entendre ? Qui veut comprendre dans la « clameur marchande » pour paraphraser Jacques Godbout.
Et je suis là, dans mon hésitation, dans ma crainte, dans la paix blanche qui tombe tout doucement sur la pointe Wilson, devant le grand lac qui pousse des ombres vers le large. 
Le vent reprend la voix de Larry Tremblay qui me répète de ne pas désespérer, que je dois respirer pour muter, enlever ce casque qui étouffe mes pensées. Il est possible de vivre sans entendre le sifflement des balles et des bombes. Malheureusement, Donald Trump ou Vladimir Poutine ne liront jamais L’œil soldat. Il le faudrait pourtant.
Et je crois, avec Larry Tremblay, que la poésie peut changer le monde et notre langage de guerrier. L’écrivain me donne des mots pour comprendre mon malaise devant l’œil gauche qui cherche à crever l’œil droit. Je m’ouvre les oreilles pour l’entendre dans le vent qui secoue les pins tout autour de la maison. 
Je sais, ce texte va m’accompagner longtemps, me réveiller la nuit, lorsque la lune plaque des silhouettes sur la neige ou encore quand je me faufile entre les épinettes et les sapins sur mes skis. Ces mots qui collent à la complainte d’un arbre qui geint dans le froid qui paralyse tout. C’est le propre des livres nécessaires, des images qui vous font respirer et espérer. Vivre mieux tout simplement.


L’ŒIL SOLDAT, récit poétique de LARRY TREMBLAY, publié chez LA PEUPLADE, 2019, 96 pages, 19,95 $.


http://lapeuplade.com/livres/oeilsoldat/

mercredi 6 mars 2019

EXISTER DANS L'OEIL DE L’AUTRE

LE TITRE D’UN ROMAN est souvent une piste à suivre ou encore une tentative de mystification. Le lecteur y trouve une invitation, comme s’il regardait une affiche qui indique le chemin à parcourir et le nom de la ville ou du village qui s’annonce. J’ai toujours adoré des titres comme La petite fille qui aimait trop les allumettes de Gaétan Soucy ou Les Yeux bleus de Mistassini de Jacques Poulin. C’est quasi un poème ou une forme de slogan qui résonne longtemps en vous. Je dois avouer qu’avec Fanie Demeule, je me suis demandé où elle voulait m’entraîner et dans quoi elle cherchait à m’attirer. Roux clair naturel est demeuré une abstraction jusqu’à ce que je comprenne, après quelques pages, qu’il était question de cheveux.

Les roux n’ont jamais eu bonne réputation dans l’histoire humaine. On a souvent associé ces personnes à la passion, la violence, la sexualité et aux maléfices du diable. Plus, les traites et les vilains au théâtre et au cinéma sont souvent des roux. Cette couleur pilaire au Moyen Âge était celle du renard pour montrer la ruse et la bestialité de ces femmes et ces hommes que le hasard avait marqués au fer rouge. Même que Séraphin dans la nouvelle mouture des Belles histoires des pays d’en haut est un roux. Homme passionné, étrange, manipulateur, cruel, capable du pire comme du meilleur, il correspond au cliché.
Fanie Demeule, bouscule et nous met le nez devant l’image qui hante notre société. Tout tourne autour de cette fameuse teinte qui obsède le personnage qui veut être rousse envers et contre tous, même si elle est plutôt brune ou ce que l’on nomme blond vénitien, un blond avec des reflets de rousseur. Me voilà qui me pose en expert, moi qui ne me suis jamais intéressé à ce sujet. C’est peut-être aussi une question qui fascine plus les femmes que les hommes. Je ne sais pas. En tous les cas, je n’ai jamais fait attention à ce genre de problème. Dans ma vie, il y a ceux qui ont des cheveux et les autres, comme moi, qui les cherchent avec une loupe.
Être rousse pour la narratrice (c’est écrit au je et la tentation est forte de l’associer à l’auteure) c’est atteindre un idéal et elle fera tout pour tromper son entourage, sauf sa mère qui ne rate jamais une occasion de lui répéter que ce n’est pas sa vraie couleur.

Je nais rousse. Ma tête blonde jette des éclats fauves, hésitant entre le cuivre et l’or, un mirage qui mystifie la parenté. On veut les toucher, les palper, voir s’ils sont chauds, soyeux, réels. On les photographie, les dessine au pastel. Ma mère s’évertue à faire taire ceux qui m’appellent rouquine. Pour elle, je suis strictement blonde. Même si on insiste, même si on lui dit que mes cheveux sont d’un beau blond vénitien. Ma mère n’aime que les choses précises. (p.15)

« Chaque regard qui se pose sur moi me fait exister davantage. » Nous voilà devant la question du paraître, ce à quoi il faut correspondre pour incarner la beauté, la sensualité ou la virilité. Nous vivons et périssons par l’image dans le monde du selfie et des médias qui définissent les normes. Être rousse pour l’héroïne de Fanie Demeule, c’est respirer et exister

DRAME

Bien sûr, c’est un drame contemporain que ce monde obsessif qui vit et périt par l’image, où l’on passe son temps à scruter son téléphone intelligent pour exister sur les réseaux sociaux et devenir quelqu’un peut-être. Je n’ai jamais compris pourquoi des gens, surtout dans les festivals d’été, se photographient tout au long du spectacle et se regardent en tournant le dos aux musiciens et à la scène. L’important est-il de dire : « J’y étais, vous me voyez là ! J’existe devant une vedette. J’étais de l’événement. » On en oublie de participer à la fête et il semblerait que c’est devenu un cauchemar pour les comédiens, surtout au théâtre. Les hommes et les femmes n’arrivent plus à se détacher de leur téléphone qui est greffé à leur main gauche. Ils n’écoutent plus et se surveillent, ne vivent plus, mais existent dans l’image et le monde virtuel.

Lorsque ma grand-mère m’embrasse, je sais que je ne suis pas la seule à qui elle destine ses baisers. Dans le regard affectueux qu’elle pose sur mon visage, je perçois la tendresse dédiée à sa mère écossaise. Sa mère morte puis ressuscitée, sa mère-petite-fille à qui je ressemble, selon elle, trait pour trait, jusque dans la rousseur. Je suis sa revenante chérie. (p.17)

Voilà le drame de ce personnage qui tente par tous les moyens de correspondre à des fantasmes et à ceux de son copain qui ne pense qu’aux rousses. Une véritable fixation.
Rapidement, elle devient prisonnière, se débattant dans un jeu où elle doit tricher pour faire croire à tous qu’elle est une « vraie rousse ». Elle devra utiliser la magie des teintures, se livrer à des séances de plus en plus fréquentes pour avoir toujours le bon reflet dans le miroir et l’oeil de son amant qui ne le voit pas, mais l'imagine comme un symbole et un mythe.

IMAGES

Fifi Brindacier, la petite aux couettes volantes qui a fasciné nombre d’enfants dans les années cinquante fait son apparition. La jeune rousse incarnée par Inger Nilsson a subjugué la narratrice.  Fifi vivait en adulte dans une grande maison en attendant son père qui était toujours parti sur les mers si je me rappelle bien. Je me souviens d’un cheval, je crois. Une fillette entreprenante qui pouvait tout réussir et d’une force physique peu commune. Pas question de la mère cependant, du moins je ne sais plus.
Le personnage de Fanie Demeule devient l’audacieuse sans peur et sans reproche, le symbole de la sexualité et la femme de feu. Il y a aussi ces rousses qui brûlent l’écran sur les sites pornographiques que son homme fréquente. Elle cherche à être mieux que ces icônes, à les surpasser pour incarner tous les fantasmes.
Étrange spirale de tricheries et de mensonges. Nous traversons le miroir avec Alice et découvrons la réalité, les obsessions, les traumatismes, les craintes et les angoisses qu’affronte celle qui veut être une autre et se nie de toutes les façons possibles.

J’entends le soupir que pousse ma mère lorsque je me lève. Une fois assise sur la cuvette, j’inspire, expire, inspire, expire. Je ne reviens à la table que lorsque je sens que la discussion est passée, que le danger est écarté. Je me promets qu’au besoin, je tomberai au sol, simulerai une crise de panique, appellerai une ambulance. Je pourrais aussi faire accidentellement chuter une chandelle allumée sur le tapis. (p.61)

Nous sommes dans le monde de l’anorexie qui se prive de tout pour atteindre un objectif de minceur, correspondre à un idéal que l’on ne cesse d’afficher partout. La dictature de l’image que l’on impose grâce aux médias et au matraquage publicitaire. C’est aussi l’univers de la transformation physique qu’aborde Nelly Arcand. Celui de Karoline Georges dans son roman bouleversant qu’est De synthèse. La chirurgie plastique permet de corriger un visage, de se glisser dans un corps de rêve et vivre en dehors de soi. Ça peut aller jusqu’à changer de sexe en prétendant que la nature s’est trompée.

EXISTENCE

Tout repose sur cette apparence pour la narratrice qui sait que son homme va la délaisser si elle ne titille plus ses fantasmes, si elle n’est pas digne de celles qu’il examine sur son écran d’ordinateur.
Je ne pensais jamais me passionner pour un tel propos. Au-delà de la couleur des cheveux, c’est un drame terrible, celui de chercher à correspondre ou à se mouler à un standard à la mode, le refus de soi pour s’imaginer autre.
Pour la jeune femme, ça veut dire s’éloigner de sa famille parce qu’ils ont des photos et qu’ils peuvent la démasquer. Ce problème somme toute anodin devient une véritable névrose qui plonge le personnage dans des angoisses qui lui font perdre contact avec sa réalité.

Avec le plus grand sérieux, tu entreprends de m’expliquer qu’une rousse, on ne la laisse pas partir. Jamais, et sous aucun prétexte. C’est une chose trop rare, trop précieuse. Si elle fait mine de s’éloigner, il faut la retenir. Je veux que tu me retiennes à tout prix. (p.55)

Une double vie s’impose. Comment faire en sorte que son passé ne la trahisse pas, arriver à poser ses pas dans ceux de sa grand-mère qui s’est inventé des origines écossaises quand elle était Belge ? Il semble qu’il n’y a pas que la couleur des cheveux dans ce roman qui est héréditaire. La spirale se referme et la narratrice tourne en rond, obsédée, se surveillant pour ne pas échapper à son image.

Mes cheveux m’en veulent. Ils poussent de plus en plus vite. Chaque soir, je vois une ombre se former près de mes tempes. Chaque dimanche, je brasse les substances, fait taire la noirceur qui émane de mon crâne. Chaque lundi, mes cheveux brillent d’un éclat renouvelé, impeccable. Tellement naturel, tellement vrai. (p.83)

Madame Demeule nous plonge dans l’angoisse d’une névrosée qui échafaude des manœuvres pour éloigner ses proches et s’enfoncer dans son mensonge qui devient de plus en plus lourd. Elle étudie son reflet dans un miroir, son allure, sa démarche, s’enferme dans une prison d’où elle ne peut s’échapper. Drame terrible et insupportable.

J’ai peur que tu ne les détectes et que les mots de ma mère te reviennent à la mémoire. J’ai peur que tu fasses le lien, tous les liens. J’ai peur que tu saches depuis le début et que ce soi toi qui me fasses marcher. D’un jour à l’autre, tu pourras t’en aller, me laisser tomber et partir avec cette histoire pour la répéter à qui veut l’entendre. Tu pourrais me détruire. (p.102)

VÉRITÉ

Dire la vérité, c’est saborder un univers que l’on a mis des années à inventer. Il ne reste que l’acte ultime, le geste sans retour qui va faire tout basculer. J’en suis demeuré médusé, incrédule et un peu claudicant dans ma tête. Pourquoi sommes-nous dépendants de l’image, obsédés par notre apparence ? Pour ne pas voir les bouleversements climatiques, les gouvernements qui se transforment en comètes inaccessibles ? Pour oublier peut-être les débats, les confrontations sur le port des signes religieux, de vêtements qui deviennent des enjeux politiques et sociétaux ?
Une écriture efficace qui ne vous laisse jamais un moment de répit. À vous faire désespérer de la nature humaine et à vous rendre terriblement méfiant devant vos rêves et vos fantasmes. Je me suis mis à regarder autour de moi et à chercher les petits mensonges que j’invente pour projeter une certaine idée de ma personne, les efforts que j’effectue pour demeurer visible dans l’oeil de mes proches. Je pense que personne n’échappe à ce désir de vouloir corriger sa vie, à dissimuler des épisodes de son passé que nous aimons plus ou moins…
Le roman de Fanie Demeule m’a fait m’attarder devant un miroir, pour me surprendre dans ce que je suis et tel que les autres peuvent me voir. Surtout quand on emprunte régulièrement le chemin de la fiction. C’est peut-être une image que nous poursuivons et que nous cherchons à imposer dans des intrigues plus ou moins personnelles, de gros livres aux titres évocateurs.


ROUX CLAIR NATUREL, roman de FANIE DEMEULE, publié chez HAMAC ÉDITEUR, 2019, 162 pages, 19,95 $.


https://www.hamac.qc.ca/collection-hamac/roux-clair-naturel-897.html