vendredi 11 janvier 2019

MARIE-HÉLÈNE VOYER SECOUE


ÉCRIRE DE LA POÉSIE de nos jours et publier est pratiquement un geste héroïque. Les tirages sont minces et les lecteurs se comptent sur les doigts d’une main. De plus, la lecture de poèmes a ses exigences et bouscule toujours un peu. Souvent, j’ai l’impression de m’égarer et je dois m’accrocher aux mots pour les sentir dans leur largeur et toute leur longueur. Ce fut le cas dès le premier poème d’Expo Habitat. (Quel titre étrange pour un recueil de poésie.) Marie-Hélène Voyer m’a happé avec sa volonté de nommer les choses pour les faire exister. Un souffle qui m’a poussé dans mon enfance, sur la ferme familiale où j’ai appris le monde et les humains. Ce n’est pas fréquent dans une exploration poétique. Madame Voyer se livre à une sorte de danse qui secoue la terrible aventure de la vie.

Un texte tout simple, un peu naïf même, une sorte de comptine pour la jeune fille qui apprend à respirer et à voir l’envers et l’endroit du monde.

Tombée du fenil
tu te réveilles sur le ciment
sonnée le front léché
par une vache
et tu découvres
quelque chose
comme la tendresse. (p.11)

Nous touchons l’élan sourd qui porte la poésie d’Expo Habitat. Un contact brutal avec la matière qui fait prendre conscience des dimensions de la vie et de l’appartenance à ce grand tout. Ça m’a touché, peut-être parce que j’ai vécu le début de ma vie sur une ferme, au milieu des vaches et des poules, effarouché par les dindons et le taureau qui fonçait sur tout ce qui bouge dans le champ de pacage. Une époque lointaine où j’ouvrais l’œil le matin pour surprendre les champs à perte de vue derrière la grange, les ondulations du trèfle sous les inventions du vent, l’avoine qui blondissait au milieu de l’été. Et je partais dans « les promesses de l’aube » pour aller chercher les vaches qu’il fallait rassembler et diriger vers l’étable pour la traite. Il y avait aussi tant d’oiseaux dans les peupliers qui sentaient si bon au printemps, ces chanteurs qui accrochaient des notes de musique au creux des feuilles et au bord du toit de la grange.
C’était une autre époque, parce que, semble-t-il, la ferme est devenue une usine où les bêtes sont surveillées par ordinateur et la fenêtre d’un téléphone intelligent. Même que certaines bêtes ne connaissent plus le bonheur de déambuler dans les champs, prisonnières de l’étable, condamnées à produire du lait au son d’un quatuor de Beethoven. Oui, la musique classique aide à atteindre les quotas maintenant. Vous avez lu Alessandro Baricco, L’âme de Hegel et les Vaches du Wisconsin ? Vous comprendrez tout après.

SIMPLICITÉ

Voyage dans mon enfance je disais, sur la terre comme nous disions où j’ai inventé toutes les fictions dans les écores de la rivière aux Dorés, sous les aulnes que je prenais pour des baobabs géants, les pentes abruptes derrière le caveau à patates que nous dévalions sur la neige en hurlant de peur et de rire. Les saisons dictaient les travaux et sonnaient l’heure des grandes boucheries d’automne qui se transformaient en véritables fêtes.
Nous avions la responsabilité de tuer les poules quand ma mère décidait qu’une grosse pondeuse serait au menu du soir. L’enfant que j’étais s’exécutait en baissant la tête. J’imagine un parent de nos jours demander à son fils de huit ans d’aller couper la tête du coq un peu trop fanfaron. On appellerait certainement la DPJ. Ces tâches faisaient partie de nos obligations. Il y avait aussi le bois de chauffage que nous devions transporter sur de lourds traîneaux dans la neige même quand la poudrerie effaçait une grande partie de la paroisse. Ce monde a donné naissance à mes écrits.
À huit ans, la vie palpitait dans la cuisine baignée de soleil, avec la mort qui arrivait toujours très tôt le matin. Un agneau, un veau malade ou une vache qui avait agonisé pendant la nuit. Comment oublier ce soir où j’ai dû, avec mon frère, aider une vache à vêler, saisir le veau par les pattes pour le tirer dans le monde ? Je tremblais face à ce mystère.

Tu es seule devant la vache
couchée de douleur
tu regardes son pis
immense de fièvre
et toi tu ne veux pas
d’une poitrine. (p.50)

Je ne sais pourquoi, mais je me suis souvenu des propos du frère Marie-Victorin en lisant Expo Habitat. Le savant disait à peu près ceci : « Pour exister, il faut être capable de nommer les choses. » C’est ce que fait Marie-Hélène Voyer. Elle met le doigt sur tout ce qui l’entoure pour s’ancrer dans les failles du monde et mieux respirer certainement. La poète nous entraîne dans une sorte d’incantation qui crée de grands tourbillons qui m’ont secoué de la tête aux pieds.

Tu étais cette enfant d’affûts et de peurs muettes. Tu étais cette enfant de veilles et d’angoisses, de peurs timides et de rêves mités. Tu étais cette enfant immolée d’ampoules faibles. Chaque nuit, tu inventoriais les désastres à venir sous le portrait souriant du frère André. (p.56)

Je me suis retrouvé à la fenêtre de ma chambre qui donnait sur le chemin de terre, la peur au ventre. Je raconte ces moments d’angoisse dans L’enfant qui ne voulait plus dormir. Les garçons et les filles sont souvent pleins d’effarouchements et de peurs, surtout quand ils grandissent sur une ferme. La nature multiplie les leçons avec la proximité des bêtes, la lutte pour la survie, les maladies, la mort, les travaux et l’obligation de faire face même quand son âme se fait toute frémissante.

ADULTE

L’incantation mute quand l’écrivaine s’avance dans sa vie d’adulte et qu’elle perd pour ainsi dire l’omniprésence de la nature, de l’horizon qui s’ouvre sur le fleuve et le rêve d’un espace « sans cesse médité ».
Quel monde dur et âpre dans Les voyagements où l’auteure a l’impression que le pays a été crucifié sous les enseignes et les affiches de ces commerces qui exposent toute la laideur du monde. Il faut lire L’Oeuvre du grand Lièvre filou de Serge Bouchard pour se buter à cette horreur qui défigure toutes les campagnes québécoises.

Ici plus rien ne vêle
tu as perdu la langue de l’enfance
elle a glissé
hors de toi
comme un veau
mort-né. (p.107)

Pas besoin de beaucoup de mots pour comprendre le désarroi de l’auteure, la douleur qui s’installe et qui fait que les jours sont parfois difficiles à traverser.
La dépossession, la perte de sens, l’absence de contacts ou de fusions avec la nature qui se faisaient rassurantes et, parfois, terriblement inquiétantes.
J’ai frissonné en lisant ce long poème où toutes les forces de madame Voyer se mobilisent pour ne pas accoucher. Saisissant ! Ce texte vous laisse abasourdi et comme épuisé. Toujours la vie qui s’impose avec ses intransigeances.

LES AUTRES

J’ai aimé le recours à la poésie des autres qui coiffe souvent le poème et propose une direction. Le texte de Marie-Hélène Voyer devient une réponse ou un écho qui fait voyager ici et ailleurs.
Belle façon de s’accrocher pour empêcher la dérive, la perte d’être. « Ensemble et tout seul » comme dit Serge Fiori. Habiter, rassurer, respirer dans l’immensité du continent.

Nous ne saurons jamais dire j’habite
mais nous aurons vu nos bouches
aux commissures
des îles et des envolées
organiques
distiller des oiseaux
de suaire
et se dissoudre dans l’écume
laiteuse de nos besognes
si résolument lentes. (p.151)

Une poésie qui m’a forcé à m’arrêter et à regarder tout le gâchis que nous avons fait de nos vies et de notre pays. L’un ne peut aller sans l’autre. La poète tend les mains pour palper cette terre d’Amérique et de désespérances, de rêves hallucinés et de pertes d’identités. C’est rassurant et inquiétant ces poèmes qui deviennent des échos à  ceux de Gaston Miron, Gilbert Langevin, Anne Hébert, Michèle Lalonde et bien d’autres. Ça fait du bien ce lien entre les générations qui ont connu une même angoisse, un même désir d’exister et de se perdre dans le fracas du pays.
Un très beau recueil fait de patience, de tendresse et d’écoute. Des poèmes comme des coups de gongs qui font frémir l’esprit et le corps. Je vais y revenir, ne serait-ce que pour méditer sur ce court texte qui me touche particulièrement.

On vivait dans un monde sans contours et le Nord n’était pour nous qu’une impression blanche. Le Nord avait une splendeur de tache aveugle. (p.137)

« Le Nord devenu une tache aveugle… » Je regarde par la fenêtre et le grand lac devant la maison a été lapé par la poudrerie. Il n’est plus qu’une tache qui mord les yeux. Je respire dans « un monde sans contours. »


EXPO HABITAT, POÉSIE de MARIE-HÉLÈNE VOYER publiée aux Éditions LA PEUPLADE, 2018, 174 pages, 21,95 $.


http://lapeuplade.com/livres/expo-habitat/

vendredi 4 janvier 2019

L’ÉTERNELLE JEUNESSE DU LECTEUR



Une version de cette
John Steinbeck
chronique est parue dans
Lettres québécoises,
hiver 2018,
numéro 172.

J’AI CONNU LE monde à une époque où il n’y avait pas de télévision, de téléphone intelligent, de Facebook et d’Internet, encore moins de Netflix. Même pas de littérature jeunesse pour nous faire comprendre les vraies choses de la vie, nous faire rêver le monde et ses annexes. Il y avait la radio que nous écoutions religieusement en famille, surtout Les belles histoires des Pays d’en haut où nous applaudissions Alexis quand il mettait son poing dans la face de Séraphin pour lui faire avaler sa galette de sarrasin. Il y avait surtout la voix du cardinal Paul-Émile Léger qui récitait le chapelet en roulant ses « r » de façon vertigineuse. C’était une époque de croyances et de grandes frayeurs, de prières qui donnaient mal aux genoux pendant les heures d’adoration obligatoires dans la grande église du curé Gaudiose de La Doré.

Je suis né un matin, en février. Un hiver plein de bancs de neige et de glaçons, juste avant le déjeuner, dans la maison familiale située à l’écart du village, autant dire au milieu d’une dérive de champs qui s’étiraient tout près de la rivière aux Dorés. J’étais le neuvième de la famille et mes frères les plus âgés étaient déjà des gaillards qui hantaient une mer d’épinettes qui ondulait dans les montagnes jusque dans les contreforts de Chibougamau et plus loin encore, dans des endroits où personne n’était allé.
Ma mère m’a raconté mon premier cri, mon premier regard et mes coups de pieds furieux. Ma mère disait tout, même ce qui ne devait pas être dit, même ce que nous ne voulions pas entendre. Tous les secrets avoués et inavouables, elle les répétait, tellement que nous finissions par les oublier. J’en ai tiré une grande leçon : si vous voulez garder un secret, il faut le répéter à tout le monde. Après, plus personne ne s’en souvient.

L’ŒIL

Je l’ai raconté dans Le Souffleur de mots. Vous le savez, un écrivain passe sa vie à se répéter. Il revient invariablement dans les mêmes traces, changeant les mots et les déguisements, explorant un territoire précis comme le faisaient les trappeurs autrefois.
Ma mère aurait dit : radoter ou placoter, ce qui revenait au même dans son dictionnaire personnel. Mon père haussait les épaules et répétait en souriant : « Autant se fermer le clapet quand on n’a rien à dire. »
J’y arrive : mon strabisme, mon œil croche, le gauche, celui qui ne voulait pas regarder dans la même direction que l’autre. J’étais un enfant coq-l’œil, timide, effarouché, peu certain des chemins qui menaient au village et plus loin encore, jusqu’aux rives du Grand Lac sans fin ni commencement. Je ne voyais pas le monde comme mes frères et ma sœur, comme mes cousines et mes cousins. Jamais je ne pourrais faire mon chemin dans la vie avec tous les gars de la paroisse. J’étais souvent l’objet de moqueries. Bien plus, on disait qu’un oeil croche portait malheur. De quoi devenir ermite comme mon oncle Arthur qui vivait tout près de la rivière Ashuapmushuan, loin du village et de ses rumeurs, dans la tranquillité de la forêt de cyprès.

ESPOIR

En lisant le journal, ce devait être Le Soleil, c’était le seul journal qui entrait dans la maison, j’ai appris qu’on pouvait dresser un œil récalcitrant, le dompter comme un cheval rétif, le mettre à sa main, le faire regarder droit. Il suffisait de le mettre à l’ouvrage, de porter un bandeau de pirate pour voir le monde d’un seul oeil. Un peu plus tard, le docteur Plante de Roberval, un spécialiste du regard, a réussi à me convaincre. Je devais dompter cet œil qui n’aimait que l’oblique.
J’ai pensé à la lecture. C’était naturel. Je savais lire avant de faire mon entrée à l’École numéro Neuf. Ma sœur avait longtemps rêvé de devenir « maîtresse » avant d’être happée par la vie et de faire son service domestique auprès de ma mère. Je fus son unique élève à quatre ans. J’aimais les livres d’aussi loin que je me souvienne. Il y en avait un ou deux à la maison et j’y revenais sans cesse.
Une de perdue, deux de trouvées de Georges Boucher de Boucherville m’a subjugué en troisième année. Un gros roman d’aventures avec une couverture solide et des pages d’une belle couleur sombre que Mademoiselle rangeait dans son grand tiroir. Une histoire pleine de rebondissements, de pirates et de méchants, de voyages et de découvertes. Ça hypnotisait toute la classe, même ceux qui ne savaient pas lire. On l’explorait à voix haute, comme au temps de monsieur Aristote. À cette époque lointaine où l’Amérique n’existait pas encore, tout le monde lisait à voix haute dans les bibliothèques sauf monsieur Aristote. Tous les lecteurs croyaient qu’il était détraqué. Imaginez la cacophonie. Comme pendant les débats des chefs, à la dernière campagne électorale où tout le monde parlait en même temps pour montrer son savoir et son intelligence.

LECTURE

J’ai commencé à lire tous les soirs pour faire « travailler mon œil », une sorte de gymnastique. Je savais qu’il fallait avoir les deux yeux à la bonne place pour s’approcher d’une fille du couvent Maria-Goretti. Pas l’une d’elles ne voudrait écouter un gars qui n’était pas capable de la regarder dans les yeux quand il évoquait la toponomye de sa poitrine ? Si ça m’aidait au hockey de ne pas regarder où je fonçais, ce n’était pas la même chose en amour. Fallait avoir l’œil droit vif et clair pour connaître les prémices d’une caresse ou d’un toucher défendu que nous devrions avouer lors d’une prochaine confession.
J’ai lu alors tout ce qui pouvait se lire. Tous les romans historiques d’un certain Dollard-Des-Ormeaux. J’ai appris plus tard que c’était un frère Mariste qui se cachait sous ce pseudonyme. Il m’a ennuyé assez rapidement parce qu’il écrivait toujours la même histoire.
Je suis devenu lecteur de fond avec les quinze volumes de L’Encyclopédie Grolier que j’empruntais, tome après tome, chez monsieur Poirier, un voisin érudit. J’ai découvert alors les contes des frères Grimm, les frissons et le plaisir de la peur. Pays et Merveilles aussi. Même La Bible. J’ai trouvé mon exemplaire dans le camp de monsieur Point, un ami de mon père. Je le jure, on pouvait trouver une Bible dans les endroits les plus étranges en ce temps oubliés des drones et des satellites. Je suis devenu alors un liseur patient, celui que ma mère trouvait ennuyant comme les litanies un jour gris de la Semaine sainte.
Au début du secondaire, j’ai pu lire toute la belle collection Nénuphar de Fides. Les Engagés du Grand Portage de Léo-Paul Desrosiers, La minuit de Félix-Antoine Savard, Trente arpents de Ringuet, Marie Didace de madame Guèvremont. J’ai même réussi à lire Jean Rivard, le défricheur d’Antoine Gérin-Lajoie. Toute la bibliothèque de l’école y est passée, une centaine de livres peut-être. Tout ce que je trouvais pour fouetter mon œil sauvage.
Et il y a eu Edgar Allen Poe et ses histoires fantastiques à l’école Pie XII de Saint-Félicien. Le dernier des Mohicans de Fenimore Cooper m’a coupé le souffle. Je l’ai lu trois ou quatre fois d’affilée en oubliant de dormir et de manger. S’il faisait du bien à mon œil, il enflammait mon imaginaire et je partais dans les forêts avec Chingachgook et me perdait dans les forêts du lac Chicoubiche et plus loin encore. Je devenais un guerrier, un farouche explorateur, un combattant intrépide qui portait l’étrange nom d’Oeil de travers.
Est-ce que les Indiens avaient les yeux croches ? On ne le disait pas dans le roman de monsieur Fenimore et il n’en était pas question dans les manuels d’histoire.
Le timide, le craintif et l’inquiet a osé alors secouer ses peurs en s’aventurant sur une scène à l’école. J’ai appris les répliques de Molière, devenais Sganarelle et Clitandre, voulais être Godot, Pozzo et Lucky. Parler, parler pour voir et entendre, devenir un personnage au regard franc, qui savait quelle direction prendre dans la vie.

AVENTURE

La migration à Montréal m’a permis la plus formidable des aventures de lecture. Comme je n’osais pas tellement m’avancer sur les trottoirs de la ville, je lisais, du matin au soir et souvent d’un bord de la nuit à l’autre. Je me risquais à l’écriture aussi de l’œil gauche.
J’imaginais qu’il était possible de tout lire alors. Victor Hugo, Honoré de Balzac, Émile Zola, Cervantès et Homère, Chateaubriand et même un certain Jean-Jacques Rousseau.
Ce fut le ravissement avec Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski,  Léon Tolstoï, Nicolaï Vassilievitch Gogol et Les âmes mortes, Knut Hamsun et Hermann Hesse. Gilbert Langevin m’a fait découvrir Henri Bosco et Jean Giono. Et j’ai fait une grande place à la même époque à la famille Sartoris de William Faulkner. Boris Vian s’imposa après une exploration des territoires d’Yves Thériault.
Je n’oublierai jamais John Steinbeck et Les raisins de la colère. Le miracle s’est produit dans ce roman, à la page 141, tout en haut. Je me souviens encore parfaitement de la phrase. « Et ils se tinrent écartés, considérant à la dérobée le grand frère qui avait tué un homme et qui avait été mis en prison. » Mon œil gauche s’est tenu droit alors, parfaitement parallèle à celui de droite. Ce fut une sorte de transformation. Je devenais le téméraire qui patine sur un fil de fer à des hauteurs vertigineuses. Monsieur Steinbeck m’avait guéri, avec l’aide de tous les autres écrivains, bien sûr. J’étais un miraculé. Tous les livres avaient rendu mon œil semblable à l’autre. Je pouvais aspirer à une vie d’écrivain, jongler avec les mots et m’approcher d’une fille pour la regarder de très près en fermant les yeux.
J’étais drogué alors, plein de dépendance et il n’était pas question d’aller en désintoxication. Ma soif était insatiable. Je pouvais me moquer du temps en lisant. J’étais peut-être né très vieux, mais les livres m’avaient gardé dans le vestibule de l’adolescence. Comme si en lisant je me tenais à l’écart du tic tac de l’horloge. Comme si le temps m’avait abandonné dans un paragraphe de Marie-Claire Blais, Jacques Ferron, Victor-Lévy Beaulieu, Jacques Poulin, Louis-Ferdinand Céline et André Langevin.

LA FIN

Beaucoup plus tard, après avoir escaladé des montagnes de livres, je deviendrai peut-être un tout petit garçon tout plissé, courbé et un peu sourd devant le poids des mots, égaré entre les lignes d’un roman éclaté d’Éric Dupont qui sent le lilas. Je deviendrai un fantôme dans un CHSLD ou autre maison où l’on se prépare au grand départ en mangeant mou.
Je raconterai alors aux préposés aux bénéficiaires ma découverte d’Anaïs Nin, mes épiphanies avec Marguerite Duras, Pat Conroy, Günther Grass et Gaétan Soucy quand ils changeront ma couche. Je brandirai un roman de Gabriel Garcia Marquez devant la mort qui s’approchera de mon lit avec un plateau de pilules, pour la distraire, pour qu’elle me laisse le temps de finir mon chapitre, de relire L’odyssée d’Homère ou toute l’ouvre de Victor-Lévy Beaulieu. 
La mort n’en est pas à une page près.
Et puisqu’il faut mourir un jour ou encore au milieu de la nuit, après mon dernier souffle, mon dernier hoquet, je voudrais qu’on m’oublie dans une très grande bibliothèque, dans la rangée des livres peu fréquentés, au carrefour de la poésie et de l’essai. Qu’on me laisse là, dans un coin, un livre à la main pendant les premiers siècles de l’éternité, l’œil gauche ouvert, accroché à une phrase. Parce que lire, c’est s’abreuver à la fontaine de Jouvence, celle qui nous protège du temps et des grandes rafales des trous de mémoire. Lire, c’est demeurer dans l’émerveillement de sa jeunesse à jamais. J’en suis certain. C’est monsieur Michel Tournier qui me l’a dit. Lire, c'est guérir de tout.

mercredi 2 janvier 2019

MIREILLE GAGNÉ NOUS DÉSTABILISE


C’EST DE PLUS EN PLUS difficile de garder son équilibre dans une société qui tente de faire de vous des machines qui produisent et consomment sans jamais lever la tête. Pourtant l’humain a besoin d’espace, d’espoir, de faire confiance à demain, à un idéal pour s’épanouir. Il semble que ces idées battent de l’aile et que les fabricants de questions sont devenus obsolètes. Le syndrome de takotsuko est rapidement devenu une aventure de lecture et m’a laissé souvent entre deux questions, à me demander ce qui se passe et dans quel monde je respirais. J’aime qu’une écrivaine me pousse dans des instants de vie où hommes et femmes arrivent mal à se garder dans le réel.

Je découvre Mireille Gagné avec ce recueil de dix-sept nouvelles. Elle a pourtant quelques publications derrière l’épaule. De la poésie et des nouvelles. Le titre a attiré mon attention avec ce mot japonais. Je prends toujours le temps de soupeser un titre avant de tourner les pages. La coiffe d’un roman ou d’un recueil de nouvelles est la clef qui permet d’ouvrir une porte et d’entrer dans une maison que vous visitez pour une première fois en retenant votre souffle. Certains ouvrages ne disent rien ou encore peuvent vous rebuter. J’examine l’illustration, tente de deviner la direction que je vais devoir prendre et quel monde me suggère l’écrivain. Mireille Gagné me proposait l’inconnu.
Je me suis attardé à la liste de ses publications et j’avoue qu’un ouvrage comme Les hommes sont des chevreuils qui ne s’appartiennent pas et Minuit moins deux avant la fin du monde m’ont intrigué. Ces publications m’ont donné l’impression d’avoir raté quelque chose. Je me suis juré de retourner sur les pas de cette écrivaine qui me semble originale. Et pour me déculpabiliser peut-être, je répète que l’aventure de la lecture veut cela. Les écrivains au Québec se reproduisent aussi rapidement que les lapins et même en lisant plusieurs heures par jour, je n’arrive pas à suivre la cadence. Pour un ancien marathonien, c’est difficile à accepter. Il y a de plus en plus d’écrivains que je n’aurai jamais la chance de découvrir et de lire. Les hasards de mon parcours de lecteur incorrigible veulent que ce soit ainsi. Je fais toujours des choix même quand je veux en faire le moins possible.

PRÉLIMINAIRE

Le syndrome de takotsubo, aussi appelé « syndrome du cœur brisé », a été initialement observé dans les années 1990 par des cardiologues japonais. Cette condition se définit par une forme rapide et transitoire  de défaillance cardiaque aiguë, déclenchée par un stress, émotionnel ou physique, intense. À l’échocardiographie, elle se distingue par une ballonisation ventriculaire qui ressemble au takotsubo, mot japonais désignant les pièges à goulot étroit servant à capturer les pieuvres.

Le cœur n’arrive plus à contrôler le stress et le rythme que la vie impose à un individu. Tout se dérègle. La mort comme dans une implosion du cœur. J’ai lu quelque part que de jeunes Japonais n’arrivent plus à suivre le rythme que le travail leur impose et ils meurent d’un arrêt cardiaque à trente ans. Le corps cède devant la somme de travail et le stress.
Après avoir lu ce texte préliminaire, une sorte d’avertissement, je me suis avancé dans La fois où j’ai perdu le nord sur la pointe des pieds. Je ne voulais surtout pas me faire piéger ou happer.
« Dans la vie je ne dors pas ». J’ai hésité et relu l’incipit plusieurs fois. Certains textes frappent comme l’éclair. Quelques secondes, l'éblouissement et tout bascule. Vous voilà dans un tsunami qui broie le corps et l’esprit.

Quand le soleil descend à l’horizon, une angoisse innommable grimpe le long de mes jambes, de ma colonne, pour s’installer insidieusement dans ma poitrine. Le temps, les minutes, les heures se confondent, accélèrent, ralentissent. Je ne distingue plus le tic-tac de l’horloge de mes propres battements de cœur. (p.9)

Des obsessions qui vous poussent en marge du monde et vous empêchent de respirer normalement. Comme si vous deveniez aveugle et sourd. Des moments où la réalité et les fantasmes se confondent, où vous perdez le sens du dehors pour vous retrouver enfermé dans vos fantasmes.
Des moments à la limite de ce que le corps et l’esprit peuvent tolérer. Une sorte de flottement d’être qui vous pousse entre la vie et la mort. Il semble que certains individus par le sport ou des exploits extrêmes recherchent ces secondes de fulgurance où ils se sentent invulnérables et immortels.

TRAGÉDIE

Accident cardio-vasculaire, perte de contrôle de son véhicule sur la route et vous êtes de l’autre côté de la vitre. Une seconde se fracasse et il n’est plus possible de revenir en arrière. Le corps peut l’encaisser et vous permettre d’en réchapper ou encore il a atteint une limite qu’il ne peut dépasser. Le cœur s’affole et la vie s'échappe. Le temps se compresse pour faire de vous une virgule à la dérive dans l’espace.

Je n’aurais jamais cru que mon père aurait si peur de mourir à la fin, lui qui avait passé sa vie à tuer. Était-ce dû au fait que, pour une fois, il n’était pas du bon côté du fusil ? Ou connaissait-il trop bien cet instant précis dans le corps où la vie bascule et qu’il n’y a plus aucun retour en arrière possible. Je le regardais dans son lit d’hôpital, recroquevillé sous sa jaquette bleue, les yeux hagards, et je me sentais traquée, comme lui, un territoire de nerfs.  (p.39)

L’écrivaine nous place dans des situations où il est impossible de tricher ou de faire semblant. Des phobies et des peurs qui s’imposent et repoussent la raison. Vous devenez la bête qui s’affole. La vie et la mort se toisent. Ça devient facilement intolérable et ce peut aussi être un magnifique moment de lucidité.

Puis une bourrasque fait tomber un premier pétale. Avril ne cligne pas des yeux jusqu’à ce qu’il touche le sol. Un autre coup de vent frappe, plus violent cette fois ; un, deux, trois pétales se détachent et, ensuite, c’est le grand déchirement, la tempête. Skurafubumki. Soufflée par tant de beauté, c’est à ce moment précis qu’elle disparaît. Sans témoin. Sur son visage, un calme absolu, une lumière, et le sourire de Bouddha qui efface tout. (p.88)

J’aime ces textes qui tiennent sur un fil, vous poussent tout doucement vers le précipice, vous laissent sur un pied, dans une situation où vous ne savez plus comment réagir. La nouvelliste cherche une forme de vérité, de point d’ancrage où il est possible de respirer.

Ce matin, la dernière feuille de mon bonsaï s’est détachée. Je l’ai vu virevolter dans les airs jusque sur le plancher. Telle une brique, elle a fracassé mon crâne. J’ai attendu plusieurs minutes avant de déterrer le bonsaï. Avec précaution, je l’ai extirpé de son substrat. Je l’ai examiné de près. Étrangement, il y avait un gros trou dans le cœur des racines. J’ai eu beau chercher la bestiole qui les aurait grugées, je ne l’ai pas trouvée. Un frisson a parcouru  mon échine et ma tête s’est mise à tourner. (p.101)

Pour quelqu’un qui possède des bonsaïs depuis des décennies, ce texte me touche particulièrement. Ces arbres que l’on examine feuille par feuille, que l’on étudie, que l’on scrute sous tous les angles, nous renvoient toujours à l’essentiel. S’occuper d’un bonsaï, c’est apprendre à lire en soi. En perdre un devient un drame, surtout après des années d’attention et de réflexions.
Des textes étonnants qui se referment dans la plus grande des violences ou une fascinante douceur. L’écrivaine sait jusqu’où aller et les méandres de ses textes vous font douter de la réalité, de ce que nous appelons l’équilibre qui hante les humains depuis qu’une certaine Lucy s’est redressée dans une savane africaine. Des nouvelles senties qui font voyager dans les obsessions humaines, certaines folies et des comportements qui ne peuvent s’expliquer.



LE SYNDROME DE TAKOTSUBO, nouvelles de MIREILLE GAGNÉ publiées aux Éditions SÉMAPHORE, 2018, 120 pages, 17,95 $.


https://www.editionssemaphore.qc.ca/catalogue/le-syndrome-de-takotsubo/