mercredi 2 janvier 2019

MIREILLE GAGNÉ NOUS DÉSTABILISE


C’EST DE PLUS EN PLUS difficile de garder son équilibre dans une société qui tente de faire de vous des machines qui produisent et consomment sans jamais lever la tête. Pourtant l’humain a besoin d’espace, d’espoir, de faire confiance à demain, à un idéal pour s’épanouir. Il semble que ces idées battent de l’aile et que les fabricants de questions sont devenus obsolètes. Le syndrome de takotsuko est rapidement devenu une aventure de lecture et m’a laissé souvent entre deux questions, à me demander ce qui se passe et dans quel monde je respirais. J’aime qu’une écrivaine me pousse dans des instants de vie où hommes et femmes arrivent mal à se garder dans le réel.

Je découvre Mireille Gagné avec ce recueil de dix-sept nouvelles. Elle a pourtant quelques publications derrière l’épaule. De la poésie et des nouvelles. Le titre a attiré mon attention avec ce mot japonais. Je prends toujours le temps de soupeser un titre avant de tourner les pages. La coiffe d’un roman ou d’un recueil de nouvelles est la clef qui permet d’ouvrir une porte et d’entrer dans une maison que vous visitez pour une première fois en retenant votre souffle. Certains ouvrages ne disent rien ou encore peuvent vous rebuter. J’examine l’illustration, tente de deviner la direction que je vais devoir prendre et quel monde me suggère l’écrivain. Mireille Gagné me proposait l’inconnu.
Je me suis attardé à la liste de ses publications et j’avoue qu’un ouvrage comme Les hommes sont des chevreuils qui ne s’appartiennent pas et Minuit moins deux avant la fin du monde m’ont intrigué. Ces publications m’ont donné l’impression d’avoir raté quelque chose. Je me suis juré de retourner sur les pas de cette écrivaine qui me semble originale. Et pour me déculpabiliser peut-être, je répète que l’aventure de la lecture veut cela. Les écrivains au Québec se reproduisent aussi rapidement que les lapins et même en lisant plusieurs heures par jour, je n’arrive pas à suivre la cadence. Pour un ancien marathonien, c’est difficile à accepter. Il y a de plus en plus d’écrivains que je n’aurai jamais la chance de découvrir et de lire. Les hasards de mon parcours de lecteur incorrigible veulent que ce soit ainsi. Je fais toujours des choix même quand je veux en faire le moins possible.

PRÉLIMINAIRE

Le syndrome de takotsubo, aussi appelé « syndrome du cœur brisé », a été initialement observé dans les années 1990 par des cardiologues japonais. Cette condition se définit par une forme rapide et transitoire  de défaillance cardiaque aiguë, déclenchée par un stress, émotionnel ou physique, intense. À l’échocardiographie, elle se distingue par une ballonisation ventriculaire qui ressemble au takotsubo, mot japonais désignant les pièges à goulot étroit servant à capturer les pieuvres.

Le cœur n’arrive plus à contrôler le stress et le rythme que la vie impose à un individu. Tout se dérègle. La mort comme dans une implosion du cœur. J’ai lu quelque part que de jeunes Japonais n’arrivent plus à suivre le rythme que le travail leur impose et ils meurent d’un arrêt cardiaque à trente ans. Le corps cède devant la somme de travail et le stress.
Après avoir lu ce texte préliminaire, une sorte d’avertissement, je me suis avancé dans La fois où j’ai perdu le nord sur la pointe des pieds. Je ne voulais surtout pas me faire piéger ou happer.
« Dans la vie je ne dors pas ». J’ai hésité et relu l’incipit plusieurs fois. Certains textes frappent comme l’éclair. Quelques secondes, l'éblouissement et tout bascule. Vous voilà dans un tsunami qui broie le corps et l’esprit.

Quand le soleil descend à l’horizon, une angoisse innommable grimpe le long de mes jambes, de ma colonne, pour s’installer insidieusement dans ma poitrine. Le temps, les minutes, les heures se confondent, accélèrent, ralentissent. Je ne distingue plus le tic-tac de l’horloge de mes propres battements de cœur. (p.9)

Des obsessions qui vous poussent en marge du monde et vous empêchent de respirer normalement. Comme si vous deveniez aveugle et sourd. Des moments où la réalité et les fantasmes se confondent, où vous perdez le sens du dehors pour vous retrouver enfermé dans vos fantasmes.
Des moments à la limite de ce que le corps et l’esprit peuvent tolérer. Une sorte de flottement d’être qui vous pousse entre la vie et la mort. Il semble que certains individus par le sport ou des exploits extrêmes recherchent ces secondes de fulgurance où ils se sentent invulnérables et immortels.

TRAGÉDIE

Accident cardio-vasculaire, perte de contrôle de son véhicule sur la route et vous êtes de l’autre côté de la vitre. Une seconde se fracasse et il n’est plus possible de revenir en arrière. Le corps peut l’encaisser et vous permettre d’en réchapper ou encore il a atteint une limite qu’il ne peut dépasser. Le cœur s’affole et la vie s'échappe. Le temps se compresse pour faire de vous une virgule à la dérive dans l’espace.

Je n’aurais jamais cru que mon père aurait si peur de mourir à la fin, lui qui avait passé sa vie à tuer. Était-ce dû au fait que, pour une fois, il n’était pas du bon côté du fusil ? Ou connaissait-il trop bien cet instant précis dans le corps où la vie bascule et qu’il n’y a plus aucun retour en arrière possible. Je le regardais dans son lit d’hôpital, recroquevillé sous sa jaquette bleue, les yeux hagards, et je me sentais traquée, comme lui, un territoire de nerfs.  (p.39)

L’écrivaine nous place dans des situations où il est impossible de tricher ou de faire semblant. Des phobies et des peurs qui s’imposent et repoussent la raison. Vous devenez la bête qui s’affole. La vie et la mort se toisent. Ça devient facilement intolérable et ce peut aussi être un magnifique moment de lucidité.

Puis une bourrasque fait tomber un premier pétale. Avril ne cligne pas des yeux jusqu’à ce qu’il touche le sol. Un autre coup de vent frappe, plus violent cette fois ; un, deux, trois pétales se détachent et, ensuite, c’est le grand déchirement, la tempête. Skurafubumki. Soufflée par tant de beauté, c’est à ce moment précis qu’elle disparaît. Sans témoin. Sur son visage, un calme absolu, une lumière, et le sourire de Bouddha qui efface tout. (p.88)

J’aime ces textes qui tiennent sur un fil, vous poussent tout doucement vers le précipice, vous laissent sur un pied, dans une situation où vous ne savez plus comment réagir. La nouvelliste cherche une forme de vérité, de point d’ancrage où il est possible de respirer.

Ce matin, la dernière feuille de mon bonsaï s’est détachée. Je l’ai vu virevolter dans les airs jusque sur le plancher. Telle une brique, elle a fracassé mon crâne. J’ai attendu plusieurs minutes avant de déterrer le bonsaï. Avec précaution, je l’ai extirpé de son substrat. Je l’ai examiné de près. Étrangement, il y avait un gros trou dans le cœur des racines. J’ai eu beau chercher la bestiole qui les aurait grugées, je ne l’ai pas trouvée. Un frisson a parcouru  mon échine et ma tête s’est mise à tourner. (p.101)

Pour quelqu’un qui possède des bonsaïs depuis des décennies, ce texte me touche particulièrement. Ces arbres que l’on examine feuille par feuille, que l’on étudie, que l’on scrute sous tous les angles, nous renvoient toujours à l’essentiel. S’occuper d’un bonsaï, c’est apprendre à lire en soi. En perdre un devient un drame, surtout après des années d’attention et de réflexions.
Des textes étonnants qui se referment dans la plus grande des violences ou une fascinante douceur. L’écrivaine sait jusqu’où aller et les méandres de ses textes vous font douter de la réalité, de ce que nous appelons l’équilibre qui hante les humains depuis qu’une certaine Lucy s’est redressée dans une savane africaine. Des nouvelles senties qui font voyager dans les obsessions humaines, certaines folies et des comportements qui ne peuvent s’expliquer.



LE SYNDROME DE TAKOTSUBO, nouvelles de MIREILLE GAGNÉ publiées aux Éditions SÉMAPHORE, 2018, 120 pages, 17,95 $.


https://www.editionssemaphore.qc.ca/catalogue/le-syndrome-de-takotsubo/

mardi 18 décembre 2018

CHATILLON RACONTE SON ANCÊTRE


PIERRE CHATILLON m’a fait prendre conscience, avec L’homme au regard de lion, que j’ignore tout de mes ancêtres. Cet écrivain prolifique a mis le doigt sur une lacune importante de mon histoire familiale. Je peux évoquer mon grand-père Aurélien du côté paternel ou encore Napoléon Bélanger, le père de ma mère, mais plus loin, c’est le brouillard. Rien. Étrange, moi qui adore l’histoire, je ne me suis jamais intéressé à mon passé, ce qui m’aurait permis de remonter dans le temps et de faire des découvertes fort intéressantes, j’en suis certain.

Pierre Chatillon prend la peine de s’expliquer dans une courte postface. Pour que nous ne fassions pas de faux pas et que nous sachions la direction qu’il a choisie. Pour se souvenir aussi, certainement, et surtout se rapprocher de cet homme qui l’a fait rêver dans son enfance, un héros qui est demeuré présent à son esprit malgré ses nombreuses publications et son travail d’enseignant.

« Frédérick Rolette est mon arrière-arrière-arrière-grand-père. Marin, héros de la guerre de 1812, il fut oublié pendant deux cents ans. Toutefois, il ne le fut jamais dans ma famille puisque nous avons précieusement conservé le sabre d’honneur que la Ville de Québec lui avait remis en 1814. » (p.325)

L’aventure débute en 1786, soit près de trente ans après la bataille des plaines d’Abraham et la défaite du marquis de Montcalm. Un affrontement plutôt bref, une vingtaine de minutes en tout, qui a changé le destin de la population du Canada et coupé l’élan de ces Canadiens qui voyageaient partout en Amérique du Nord et avaient constitué un véritable empire. Le continent américain était alors leur territoire de chasse et d’exploration. Il suffit de se pencher sur une carte de l’Amérique française pour être impressionné par la dimension de ce territoire que les coureurs des bois avaient parcouru.

CONQUÊTE

Le drame est encore tout frais dans la mémoire des personnages de Chatillon qui se font un devoir de ne pas oublier. Plusieurs rêvent de changer les choses comme Victorien, l’oncle d’Yvon, qui aimerait voir Napoléon débarquer au Québec avec son armée pour chasser les Anglais des rives du Saint-Laurent.
La situation est tendue parce que tous ne partagent pas ce désir de renverser l’histoire.
Si plusieurs rêvent de buter l’Anglais hors du pays et de redonner toute la place à la France, d’autres collaborent avec le conquérant, font leur place et ont même adopté la langue anglaise. Cette situation entraîne des prises de bec particulièrement violentes lors des rencontres familiales, surtout quand l’alcool échauffe un peu les esprits.

C’est du monde pour qui la Conquête a été une bénédiction. Elle leur a même permis de monter en grade. Ne voulant rien perdre de leurs privilèges, y se sont empressés de s’assimiler et de nouer des liens d’amitié avec ceux qui venaient de nous bombarder, de brûler nos maisons, de violer nos femmes, de tuer nos miliciens, de nous humilier, et qui souhaitaient nous voir disparaître le plus rapidement possible. (p.198)

Plusieurs francophones sont devenus des collaborateurs et se sont faufilés dans la bourgeoisie dirigeante. D’autres ont baissé la tête, se contentant de travailler sur la ferme ou en usine en maugréant. Pierre Chatillon montre bien le déchirement de la population francophone après 1760, la présence des militaires dans les rues de Québec, la langue anglaise qui s’impose dans les services gouvernementaux et les parvenus qui s’installent dans la haute ville en jouant au conquérant. Une scission qui persistera au cours des siècles et qui existe encore de nos jours avec les fédéralistes et les indépendantistes.
On connaît la suite, les soubresauts de l’histoire, le drame que fut la révolte des patriotes en 1837 et le nationalisme qui a pris un tournant politique depuis la Révolution tranquille.

FICTION

Yvon Beaupré incarne ce héros qui veut vivre l’aventure, échapper à la grisaille des jours, plonger dans des moments exaltants et souder peut-être deux aspects du monde qui ne peuvent l’être. Il refuse la vie des sédentaires qui travaillent souvent dans les usines dirigées par de riches propriétaires anglophones ou vivent à la campagne, sur une ferme, de façon traditionnelle. Deux parcours qui s’opposent et tiraillent les jeunes aventuriers qui n’hésitent pas à partir. Les sédentaires, les campagnards surtout, rongeront leur frein en baissant la tête et en laissant aller leur colère lors de certaines rencontres familiales.
Tout le déchirement de la colonie française est là. Le nomade, l’homme libre qui parcourt l’Amérique, s’ensauvage souvent, crée une nation métisse ou le catholique qui reste sous le joug du clergé dans des paroisses bien circonscrites. Des façons de voir qui s’opposent dans la colonie depuis le début et que l’on retrouve encore dans notre littérature.
Yvon Beaupré a besoin d’espace, des horizons lointains qui ne cessent de reculer. Il sera marin de la marine royale de Sa Majesté, combattra même la flotte française de Napoléon ce qui est une trahison pour bien des membres de sa famille. Après des combats féroces et des aventures au loin, il se retrouvera dans les Pays d’en haut pour vivre la vie des coureurs des bois, mettre les pieds dans les empreintes de son père qui a connu la vie à l’indienne, des amours fugaces et qui a abandonné des petits métis dans des tribus avec qui il faisait le commerce. Un côté de sa vie dont il ne parle jamais, bien sûr. La vie sédentaire a triomphé comme elle s’imposera du côté de son fils.
Yvon et son cousin Xavier s’adaptent rapidement à cette nouvelle vie et connaissent une forme de bonheur, de liberté avec des compagnes indiennes. Même que le cousin Xavier choisit de s’ensauvager comme on disait à l’époque et d’échapper à la vie rigide des gens du Québec.

Rien ne leur était plus naturel que de s’aimer nus dans un tel paradis d’harmonie. Yvon avait compris pour la première fois à quel point l’amour n’avait rien en commun avec la morale et les religions. À quel point l’esprit tordu des humains avait tout compliqué, tout souillé avec ses inventions de culpabilité, de péché. Jamais il n’avait connu une telle béatitude ni un tel sentiment de liberté ! (p.147)

DESROSIERS

Ce passage m’a rappelé le roman Les engagés du Grand-Portage de Léo-Paul Desrosiers que j’ai lu au début du secondaire. Les grands espaces, les lacs sans fin, la vie dans des populations indiennes indépendantes, les voyages et les amours libres. Si Léo-Paul Desrosiers reste plutôt discret sur les relations entre les coureurs des bois et les jeunes Indiennes, Chatillon n’hésite pas à décrire ces contacts et ces coutumes qui pouvaient scandaliser les âmes bien pensantes de l’époque, surtout un clergé qui perdait toute son emprise sur ces rebelles qui disparaissaient dans les forêts et remontaient les rivières jusqu’aux grandes plaines de l’Ouest américain et canadien. Ces trappeurs et commerçants s’inventaient une nouvelle vie et découvraient une liberté qu’ils n’avaient pas dans les villages où la cloche de l’église réglait toutes les vies comme un métronome. 
 Yvon rentre à Québec en abandonnant sa compagne Tallulah de la tribu des Folles-Avoines, une vie de liberté et de découvertes, devient officier de la marine canadienne, épouse Louise d’Argenteuil, une jeune bourgeoise, et oublie la jeune femme qu’il a aimée dans les Pays d’en haut et n’aura plus jamais de ses nouvelles. Ils iront s’installer près des Grands Lacs où la vie de marin est plutôt agréable et paisible jusqu’à ce que la guerre éclate avec les Américains. Tout basculera alors et les hommes en sortiront éclopés, blessés et diminués. Ils devront apprendre à devenir des humains, oublier les exploits du héros sans peur et sans reproche. Ils sont marqués au corps et dans leur esprit. La vie ne peut plus être la même et l’aventure bascule peu à peu du côté des souvenirs.

HISTOIRE

Cette page d’histoire illustre parfaitement les tensions qui ont marqué la société québécoise jusqu’à une époque récente. Bien sûr, il est plutôt rare que l’on cherche de ce côté quand on tente de comprendre les comportements des Québécois de maintenant.
Mais comment oublier que le présent ne trouve son sens que dans les racines du passé et que le futur, quel qu’il soit, ne peut advenir que quand toutes les parties se confondent et se lient.
Ce récit reste étonnamment contemporain et d’actualité. Chatillon sait retourner les racines et expliquer les ramifications de la pensée du francophone d’Amérique.
J’ai aimé cette épopée, parce qu’elle nous connecte à nos sources, à un passé dont on ne parle plus, à des héros qui ont risqué leur vie avant de prendre conscience qu’ils ont été utilisés par les conquérants et que jamais ils n’ont été considérés comme des égaux. Tous sont demeurés des citoyens de seconde zone malgré des exploits remarquables et leur vie qu’ils ont sacrifiée.
Pierre Chatillon a fait un travail de mémoire exceptionnel en proposant un roman qui nous réconcilie avec un passé plutôt méconnu, une époque que le gouvernement de Stephen Harper a tenté de remettre à l’ordre du jour récemment sans vraiment comprendre les tenants et les aboutissements de cette guerre avec nos voisins du Sud. Et quel beau prénom pour un héros ! Il était temps qu’un Yvon secoue les cordages de notre histoire et fasse rêver toute une génération peut-être.



L’HOMME AU REGARD DE LION, roman de PIERRE CHATILLON publié aux Éditions FIDES, 2018, 328 pages, 29,95 $.

http://www.editionsfides.com/fr/product/editions-fides/litterature/romans-recits-nouvelles/lhomme-au-regard-de-lion_804.aspx?id_page_parent=14&prevnext=typemodule%3d1017%26globalitemindex%3d61%26aidcategorie%3d1%26sort%3dDateCreationASC