vendredi 16 novembre 2018

SOUBLIÈRE ET LE CAS DU QUÉBEC

ALEXANDRE SOUBLIÈRE étonne dans La Maison mère, un essai hybride qui prend plusieurs directions et qui se bute à la question du Québec, son histoire, son identité, sa langue et surtout son avenir. Le peuplement d’origine française a changé plusieurs fois d’appellation depuis l’arrivée de Jacques Cartier en 1534 sur les rives de la Grande rivière du Canada. Canadiens, Canadiens français et Québécois marquent une conception du territoire et illustrent aussi, peut-être, le long cheminement d’un peuple qui a dû renoncer au grand territoire de l’Amérique, un espace qui était le propre des Canadiens d’avant la Conquête de 1760 pour se recroqueviller dans l'espace du Québec.

Le concept de nation au Canada ou du peuplement français en Amérique a connu bien des mutations depuis l’arrivée de Samuel de Champlain dans la vallée du Saint-Laurent. L’explorateur imaginait une nation métisse où migrants français s’uniraient aux nations indiennes pour constituer une population originale. Son rêve ne s’est jamais réalisé, on le sait. Le terme de Canadien alors désignait les migrants francophones qui s’installaient à Québec ou à Trois-Rivières et qui parcouraient le continent du nord au sud. Ils étaient des nomades, des commerçants, des explorateurs qui s’adonnaient à la traire des fourrures. Ces coureurs des bois honnis par le clergé s’ensauvageaient bien souvent et vivaient à l’indienne. Ils échappaient à la vie du sédentaire favorisé par les gouverneurs et les communautés religieuses, correspondaient peut-être au rêve de Champlain, mais restèrent toujours une minorité.
Serge Bouchard a beaucoup parlé de ces « grands oubliés » qui ont sillonné les terres de l’Amérique du Nord et sont à l’origine de grandes villes étasuniennes comme Chicago ou Saint-Louis.
La conquête par les Britanniques en 1760 fit muter le terme. On prit alors l’habitude de parler des Canadiens français par opposition aux Canadiens anglais qui se partageaient le territoire. Français et Anglais devenaient les deux grands peuplements du Canada.
Les nations indiennes ne figurèrent jamais dans ces dénominations, oubliées dans le grand fourre-tout que représente le mot autochtone. Tous les habitants d’expression française au Canada se reconnaissaient dans le terme Canadien français.

Les Canadiens français eux, typiquement, ont des origines qui remontent à la Nouvelle-France. On les retrouve majoritairement au Québec, mais, par exemple, un francophone ayant des ancêtres de l’époque de Champlain qui habiterait maintenant le Manitoba est aussi canadien-français qu’un habitant du Lac-Saint-Jean qui partage les mêmes racines. (p.10)

Ce nom devait changer encore une fois avec la Révolution tranquille où le terme de Québécois a dorénavant identifié les habitants de la province de Québec, larguant pour ainsi dire les francophones qui habitaient l’Acadie, le Manitoba ou encore la Saskatchewan. Ce fut alors comme une scission dans la population francophone du Canada et certains n’ont jamais pardonné aux habitants du Québec de leur avoir tourné le dos.

QUESTIONNEMENT

Alexandre Soublière se questionne sur ces appellations pour désigner le peuplement d’origine francophone du Canada et propose de revenir au terme de Canadien français pour renouer avec le territoire, l’immense pays dont le Québec moderne s’est pour ainsi dire amputé. L’écrivain suggère ainsi de rétablir le contact avec tous les peuplements francophones du Canada. L’idée est peut-être intéressante, mais je ne connais pas beaucoup de gens qui vont prendre cette direction. Même si j’ai entendu la formation de François Legault utiliser le terme lors de la dernière campagne électorale, ce vocable reste anachronique et un peu détonant.

Plus de vingt ans après le deuxième échec référendaire, comment pourrions-nous nous redéfinir pour regagner un peu de notre vigueur perdue ? Dans l’urgence des années 1960, en changeant de signifiant pour nous désigner, avons-nous perdu certains des mythes fondateurs qui nous définissaient ? Cet essai ne porte pas sur les axes fédéraliste-souverainiste ou réactionnaire-progressiste. Mon hypothèse est la suivante : n’aurions-nous pas avantage, dans la situation actuelle, à faire un pas en arrière pour recommencer à nous voir en tant que Canadiens français et non en tant que Québécois ? (pp.11-12)

Ce pas en arrière comme dit Alexandre Soublière aurait comme effet de biffer l’idée de faire du Québec un pays indépendant, d’oublier le concept de nation francophone. Ce serait repousser une idée qui a cheminé depuis 1760 et tourner le dos à une période récente où le Québec s’est modernisé et ouvert au monde. Qui voudrait faire ce pas en arrière ?

PERSONNEL

Le jeune écrivain a migré à Vancouver et aimé cette ville où le nom de Québécois perd son sens. Il a dû accepter de vivre la plupart du temps en anglais et garder son français pour le retour à la maison, en faire sa langue d’appartement ou de jardin. Le francophone a beau se sentir bien dans sa peau, parfaitement à l’aise près du Pacifique, il ne possède plus la totalité de l’environnement par sa langue et son imaginaire. La place est occupée par un autre. Vivre à Vancouver ou dans l’Ouest canadien, c’est accepter de parler anglais. Je sais que je risque d’en heurter plusieurs en écrivant cela, mais c'est la réalité.
Le sort des peuplements francophones dans l’Ouest ou ailleurs aurait dû faire réfléchir Soublière, particulièrement la situation de Louis Riel et des métis. Je veux bien posséder l’Amérique, mais je tiens encore plus à la langue française et à un territoire où cette langue peut s’épanouir dans toutes les sphères d’activités, pas seulement dans le confinement de la vie privée.

CATASTROPHE

Soublière invente un récit catastrophe où le Québec et toute l’Amérique plongent dans le noir. Plus rien ne fonctionne. C’est peut-être le sort des francophones en Amérique qui doivent oublier tous les grands concepts pour survivre au quotidien. Peut-être que l’écrivain sait que ce « pas en arrière » qu’il préconise ne peut que provoquer une catastrophe ? Quelle idée étrange et dérangeante !
Ce scénario n’est pas sans rappeler les romans de Christian Guay-Poliquin où les personnages sont plongés dans un monde qui s’est arrêté. Plus rien ne fonctionne avec une panne d’électricité généralisée et tous doivent se débrouiller avec les moyens du bord, revenir si l’on veut à des manières qui remontent avant l’électrification. Tous les gadgets électroniques deviennent désuets alors et encombrants.
Tout comme chez Guay-Poliquin, les personnages de Soublière, (lui-même et ses amis), doivent se débattre dans une société qui retourne à la barbarie. Les amis de l’écrivain se retrouvent à la Maison mère, un appartement de Montréal qu’ils transforment en bunker pour se protéger de toutes les attaques. Il n’y a plus rien qui tienne. Le civisme, la bonne entente, le partage, tout disparaît. Tout comme chez l’auteur du Poids de la neige, la tribu trouve refuge à la campagne où c’est plus facile de survivre. Étrange comme la grande ville devient impossible et impensable dans les scénarios catastrophiques. Faut-il revenir au monde rural pour se redéfinir et se forger une identité ?

RÉFLEXION

Ce retour au terme de Canadiens français demande-t-il de renoncer à la modernité pour faire un saut en arrière ? Soublière devient inquiétant en suggérant qu’il faudra peut-être une « fin du monde » pour retrouver les vraies valeurs de la famille et du clan.
Ce scénario lui permet cependant de réfléchir à l’amitié, l’amour, le partage et ce qui devient important dans un monde qui se défait et qui bascule dans les guerres tribales. Les armes deviennent l’outil de survie et ceux qui s’en sortent sont ceux qui manient ces armes et sont les plus agressifs.
Ce n’est guère différent du monde actuel. Que l’on pense aux États-Unis de Donald Trump qui régente la planète ou encore à Israël qui impose ses diktats au Proche-Orient grâce à la puissance de son armée.
Qu’est un Québécois ou un Canadien français ? Quelles sont les valeurs qui font surface quand on se retrouve en état d’urgence et de survie ? Il reste la famille biologique ou cette famille que la vie moderne a constituée, c’est-à-dire le réseau des amis.

« Quand une société n’a plus de mythe fondateur sain, elle sombre dans le chaos. » De nos jours, le mouvement souverainiste, malgré les nobles intentions qui le sous-tendent, fait plus de tort à la jeunesse québécoise que se tenants ne voudraient le croire. Ce n’est pas son projet qui fait problème, c’est le manque de vision et de solutions pour le réaliser. Ce sont des valeurs dépassées. Sans issue, le mouvement s’entête à vouloir aller dans la même direction avec les mêmes stratégies qui se sont révélées perdantes dans le passé. (p.161)

Est-ce qu’il va falloir vivre le chaos pour que les francophones en Amérique se retrouvent et s’imposent…
Soublière réfléchit à la langue, la culture, ce qui fait une identité, cherche de nouvelles valeurs avec les trentenaires, remet en question sa vie, ses amours, mais ne peut imaginer qu’un retour en arrière et cela me dérange beaucoup. La pensée tribale n’est certainement pas une solution. Pourquoi ne pas avoir fait un bon en avant et imaginer un Québec indépendant ? Pourquoi associer la création du territoire national à une perte ?
Somme toute, l’écrivain en arrive à la conclusion que la famille, l’amour des siens, de ses proches importe plus que tout. Dans la nécessité, les conflits de générations s’effacent. Le rapport au territoire, la langue, la collectivité alors prennent un tout autre sens.
Cette fiction avec ses rebondissements m’a fait oublier souvent le questionnement de Soublière. La réflexion cède le pas devant la fiction.

CONVICTIONS

Soublière n’a pas ébranlé mes convictions et mon engagement politique. La Maison mère possède la grande qualité cependant de jongler avec certains concepts que l’on ne prend guère la peine de considérer et qui agacent souvent les médias de masse.
Le retour à la loi du plus fort ne me fascine pas particulièrement. Pourquoi ce ne serait pas le contraire qui se manifeste, l’entraide, le partage et l’amitié ? C’est une vision très égoïste de la société que de réduire le collectif à son groupe d’amis. Il me semble que le Québec dans lequel je vis est beaucoup plus solide que ça et qu’il est capable de réagir collectivement. Nous l’avons vécu lors de la crise du verglas ou encore le déluge au Saguenay. Pas nécessaire de renoncer à soi pour faire sa place en Amérique. Il faut plutôt se donner une identité solide, devenir une nation pour exister dans l’œil de l’autre. Se diluer dans le grand tout comme le suggère Alexandre Soublière est la fin de tout et la perte de sa langue, son identité, ce qui fait du Québécois un être distinct. Je sais aussi que pour bien des jeunes, les idées que j’énonce ici peuvent sembler archaïques, mais j’y tiens, ce sont des idées qui m’accompagnent depuis fort longtemps et que le temps n'a pas rendu obsolètes.


LA MAISON MÈRE, un ESSAI d’ALEXANDRE SOUBLIÈRE publié chez BORÉAL ÉDITEUR, 2018, 288 pages, 26,95 $.
  

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/maison-mere-2623.html

jeudi 8 novembre 2018

PIERRE-LOUIS GAGNON ET LE NOBEL


PIERRE-LOUIS GAGNON m’a étonné avec La disparition d’Ivan Bounine, un thriller qui nous entraîne dans les coulisses du prix Nobel de littérature en 1933. Nous sommes à la veille de la Deuxième Guerre mondiale. Hitler a pris le pouvoir en Allemagne et suscite l’admiration de bien des Européens, y compris de certains écrivains célèbres. La Russie communiste est dirigée par Staline qui tient à s’imposer sur la scène mondiale. C’est dans ce contexte que les Russes se démènent pour bloquer la route à Ivan Bounine, écrivain en exil en France, qui est pressenti comme lauréat. Le régime des Soviets veut que ce soit Maxim Gorki, un écrivain proche du régime et non ce transfuge qui s’est montré particulièrement sévère envers les communistes. Aleksandra Kollontaï, ambassadrice à Stockholm, grande intrigante et séductrice, fait tout pour empêcher la nomination de Bounine et libérer la voie à Gorki.

Ivan Bounine est né à Voronej en Russie le 10 octobre 1870 et est décédé à Paris le 8 novembre 1953. Il a effectivement reçu le prix Nobel de littérature en 1933. Ce dissident a vécu une grande partie de sa vie à l’étranger et s’est montré très sévère à l’endroit du Kremlin.
Ces écrivains en exil étaient considérés comme « des traites » par les dirigeants communistes qui ne reculaient devant rien pour les discréditer quand ils ne s’en prenaient pas à eux physiquement. C’est ce que craint Ivan Bounine à la veille de la remise du prix littéraire le plus convoité du monde.

COULISSES

Tous sont d’accord pour dire que c’est le tour des Russes qui ont été ignorés jusqu’à maintenant. Il y avait Léon Tosltoï qui était pressenti, mais il a eu la mauvaise idée de mourir en 1910.
Staline fait tout en son pouvoir pour que ce soit son favori, Maxim Gorki, grand ami du régime et figure de proue du « réel socialiste » qui devrait être le lauréat. Les juges ne s’en laissent pas imposer et font fi de toutes les intrigues semble-t-il.
Bounine reste l’un des favoris.
Aleksandra Kollontaï, un véritable personnage de roman, est née le 19 mars 1872 à Saint-Pétersbourg et est décédée le 9 mars 1952 à Moscou. Elle a été la première femme de l'Histoire contemporaine à être membre d'un gouvernement et l'une des premières ambassadrices dans un pays étranger. Elle rencontre des écrivains, des personnalités qui peuvent influencer le choix de la célèbre académie, tente de prévoir le coup et de barrer la route à Bounine.
Pierre-Louis Gagnon fait appel à de vrais personnages, des écrivains connus tels que Knut Hamsun, ce célèbre romancier norvégien qui a été lauréat du Nobel en 1920. Gagnon le montre comme un mondain qui est séduit par les fascistes qui s’installent à Berlin. Je n’ai pu que penser aux merveilleux moments que j’ai eu à lire ce romancier formidable, particulièrement Vagabonds qui me plongeait dans un univers si proche et si semblable à celui du Québec. Je me reconnaissais dans les traits d’August, un vrai « survenant » qui rentre dans son village après avoir vagabondé dans plusieurs pays et qui fait rêver un peu tout le monde à la manière du héros de Germaine Guèvremont.

INTRIGUES

Les rumeurs circulent à Stockholm. Tout le monde sait que c’est l’année des Russes, mais qui va l’emporter ? Ivan Bounine le favori des membres du jury ou le candidat des Soviets et de Staline. Gorki est rendu à un âge vulnérable et Staline l’utilise pour des fins politiques, particulièrement à la veille d’organiser une grande rencontre internationale où l’écrivain sera la figure incontournable. Maxim Gorki mourra en 1936 dans des circonstances qui demeurent encore un peu nébuleuses.

Elle commençait à croire que le pire était sur le point de se produire, que Moscou allait subir une défaite fracassante et humiliante. Depuis son arrivée dans la salle de bal de l’hôtel de ville, Kollontaï avait écouté ses interlocuteurs, posé des questions, soupesé chacune des informations qui lui étaient distillées. Elle était surprise que l’on accorde tant d’attention à ce misérable exilé, qui semblait aussi adulé dans les cercles du Nobel qu’il était abhorré dans les salons du Kremlin. (p.23)

Aleksandra Kollontaï rencontre des écrivains, les questionne, cherche surtout à savoir qui peut orienter les jurés de l’Académie et satisfaire ainsi Staline. Particulièrement Par Lagerkvist, un écrivain suédois qui recevra le prix Nobel en 1951 et qui devient une sorte d’allié.
L’ambassadrice est loin d’être naïve. C’est son sort qui se joue dans ce jeu d’échecs impitoyable. Si elle échoue, elle sera rappelée à Moscou et peut très bien finir dans une prison tout comme le ministre des Affaires étrangères Maxim Litvinov qui sent le tapis lui glisser sous les pieds.

Micha ne lui avait pas donné signe de vie et cela l’inquiéta tout à coup. Sa situation, comme celle de tous les citoyens soviétiques, demeurait précaire dans cette Russie où les libertés élémentaires avaient été emportées par les vents noirs de la Révolution. Personne n’y était à l’abri de la décision hasardeuse d’une instance gouvernementale ou de l’intervention fortuite de la police politique. (p.73)

MANŒUVRES

Le roman de Pierre-Louis Gagnon fascine parce que la fiction se mélange à la réalité et qu’elle met en scène de vrais personnages qui ont marqué l’histoire et la littérature. J’imagine que ça s’agite beaucoup quand les rumeurs commencent à circuler sur le couronnement d’un écrivain à Stockholm. Les ambassades doivent chercher à savoir, tenter d’influencer les bonnes personnes et faire en sorte que ce soit leur protégé qui soit couronné. Ce titre, tous les écrivains le convoitent, c’est connu.
Soyez sans crainte, je ne suis pas dans la course. Je ne recevrai jamais ce  prix. Pas un écrivain du Québec ne l’a reçu non plus même si Marie-Claire Blais serait une candidate idéale. Pour avoir siégé à des tables où l’on attribue des prix et des bourses, je sais que ces choses ne se font jamais facilement et que ce n’est pas évident de se mettre d’accord sur un lauréat.

Staline et son chef de police se regardèrent, quelque peu surpris par cette intervention. Litvinov venait de leur rappeler que l’URSS ne vivait pas en vase clos. Elle faisait partie d’un système international où les décisions d’un gouvernement avaient des répercussions sur les autres États. Elle aspirait même à devenir membre de la Société des Nations. Et que penserait leur nouvel ami, le président Roosevelt, si un accident mortel emportait Bounine ? (p.113)

La fiction devient réalité et la réalité doit venir à la rescousse de la fiction dans ce roman plein de rebondissements, d’intrigues et de propos étonnants pour ne pas dire dérangeants, surtout quand ils sont proférés par des figures connues qui ont souvent marqué l’histoire et la littérature.
Aleksandra Kollontaï passe par toutes les émotions et doit jouer le tout pour le tout pour sauver sa peau et aussi en arriver à une décision qui soit acceptable pour tout le monde.
Une manœuvre à la toute fin permettra de calmer les agités et les fanatiques, de couronner Bounine sans créer de remous.

Après bien des hésitations, Bounine avait accepté de relever ce pari audacieux d’amener Staline à se découvrir. Un vrai roman que ce projet de fausse disparition, de faux enlèvement et de faux assassinat, avait-il conclu devant les plans du gouvernement suédois. Si cela réussit, nous sauverons le prix Nobel de littérature d’un désastre certain et je serai le premier Russe à en être le lauréat. Et je demeurerai en vie. Voilà qui n’est pas rien. (p.206)

Pierre-Louis Gagnon fait agir des écrivains connus dans un monde réel et inventé, a dû faire des recherches et avoir une solide documentation pour écrire un tel roman. J’avoue l’avoir lu sur le bout de ma chaise, parce qu’il m’a entraîné dans un univers de lecteur et a fait ressurgir en moi des chemins de lecture tout en créant un véritable suspense.
Pas nécessaire d’être un érudit pour goûter à La disparition d’Ivan Bounine. Il suffit de se laisser porter par les personnages fascinants et l’intrigue. Une belle manière de nous plonger dans l’environnement d’un prix littéraire qui a pâli au cours des derniers mois avec certains scandales.


LA DISPARITION D’IVAN BOUNINE, un roman de PIERRE-LOUIS GAGNON publié chez LÉVESQUE ÉDITEUR, 2018, 218 pages, 27,00 $.



http://www.levesqueediteur.com/la_disparition_d_ivan_bounine.php

lundi 5 novembre 2018

MIRUNA TARCAU NOUS BOUSCULE

MIRUNA TARCAU propose une étrange expérience avec L’apprentissage du silence. Élisabeth et David, un couple improbable, m’ont déstabilisé avec les rebondissements de leur histoire singulière. Je ne comprenais pas trop où l’écrivaine allait au début. Je ne lis jamais la quatrième de couverture et si je l’avais fait pour une fois, cela m’aurait grandement facilité la tâche. Ça m’apprendra. Après tout, c’est là une clef qui permet d’ouvrir la porte et d’entrer dans la maison. J’aurais compris que le roman se déroule à l’envers comme dans L’étrange histoire de Benjamin Button où le héros naît vieux pour redevenir un enfant. D’abord une nouvelle de Francis Scott Fitzgerald, ce texte est devenu un film de David Fincher qui a connu un beau succès. Miruna Tarcau part de l’époque contemporaine pour nous abandonner au début de la colonie française en Amérique.

Je suis conscient que nombre de lecteurs n’embarqueront pas dans les étranges migrations de ce couple qui échappe au temps et au vieillissement. L’écrivaine nous demande de nous avancer dans un monde qui m’a fait penser à celui d’Albert Langlois de Daniel Grenier dans L’année la plus longue. Ce personnage échappe au temps pour traverser les siècles à partir de la Conquête de Québec en 1760 jusqu’à la période contemporaine. Il y gagne une forme d’immortalité, mais surtout une terrible solitude qui est peut-être le pire des châtiments qu’un humain peut endurer. Madame Tarcau emprunte la direction contraire et remonte les cercles du temps.
Qu’on le veuille ou non, nous sommes ancrés dans notre époque. Tous piégés par la pensée qui balise notre milieu à la naissance, des idées qui guident tous les comportements. Il y a un monde entre les normes qui hantaient mon enfance et la société de maintenant. Chaque époque possède des tabous, des balises, des craintes et aussi s’appuie sur de grands rêves. Il faut une formidable originalité pour s’arracher à ces carcans et voguer dans un espace qu’il faut inventer jour après jour. C’est peut-être là le travail de l’écrivain que de chercher des sentiers parallèles, que de tourner le dos aux idées dominantes pour trouver une autre manière de voir et de respirer.

FUITE

Élisabeth et David quittent Montréal pour une question d’argent et de fraudes, on ne sait pas trop. Ça n’a guère d’importance. Ils vivaient dans un milieu fermé, une sorte de ghetto avec des préjugés qui se manifestaient dès qu’ils s’aventuraient en dehors de leur quartier.

L’affaire se compliqua lorsque le camp des talons hauts se mélangea à celui des pantalons pour offrir des rafraîchissements et des petits fours. À mesure que se multipliaient les compliments à l’hôtesse, dont l’absence n’intriguait d’ailleurs personne, Élisabeth s’aperçut que toutes ces remarques formaient des variations limitées sur les mêmes thèmes. Aucun domestique n’était digne de confiance, les enfants n’apprenaient rien à l’école, on déplorait le lent déclin de l’Occident. (p.15)

Le couple se retrouve en Argentine, un pays où tout peut devenir possible. Les voilà dans l’envers du monde qu’ils ont connu au Québec. Élisabeth devient gérante de bordel. Nous sommes loin de la petite bourgeoisie de Montréal et des rencontres dans les salons cossus. Les filles, l’alcool, les militaires, parce que c’est la dictature, rien ne semble les perturber. Les deux ne sont jamais taraudés par des questions de morale ou d’éthique. Le bien et le mal ne font pas partie de leurs bagages. Ils s’adaptent sans trop faire de vagues, plongent dans une nouvelle langue et oublient presque celle qu’ils parlaient il n’y a pas si longtemps à Montréal.
MILIEU

Les individus, dans l’univers de madame Tarcau, se transforment et mutent selon le milieu social et l’environnement humain. Élisabeth et David deviennent des Argentins et peuvent très bien côtoyer les militaires, exploiter de jeunes femmes qui doivent se prostituer et danser. L’argent n’a pas d’odeur, on le sait. Tout comme ils se retrouveront aux Indes, parfaitement à l’aise dans la peau du colonisateur.

Élisabeth s’habitua vite à entendre les Argentins se traiter de couillons quand ce n’était pas de pendejos, de culeados, ou encore de cagônes. Il ne lui serait jamais venu à l’esprit de traiter les habitués de Women First de poils pubiens. Elle voyait encore moins envoyer l’un d’entre eux se laver le trou du cul ou bien sucer une couille, comme on entendait fréquemment dans les environs. Mais à présent que Montréal était derrière eux, elle réalisait à quel point ses anciens voisins avaient la bouche propre et l’esprit tordu. Encore qu’elle ne fut pas si propre que ça, leur bouche. Ici, à Buenos Aires, elle n’avait encore entendu personne se référer à Samuel comme à une « personne de couleur », Negrito, moreno, oui. Niega, jamais. (p.34)

Le couple se perd, se retrouve et mute selon les époques. Lui devient médecin et se retrouve dans les colonies où il vit en grand seigneur avec une nouvelle épouse et ses enfants. Élisabeth de retour à Montréal, ouvre une sorte d’accueil pour les enfants abandonnés avant de devoir reprendre la route et retrouver David.
En remontant le temps, David adopte un jeune garçon : Friedrich Nietzsche. Le jeune homme a déjà écrit toute son œuvre. C’est plutôt étonnant, mais nous remontons le temps, faut jamais l’oublier. David, avec la collaboration de Karl Marx, travaille à installer une société socialiste dans les Antilles, une utopie qui a fasciné l’auteur de Zarathoustra. Il faut lire Victor-Lévy Beaulieu dans sa fantastique incursion du côté de Nietzche pour comprendre à quoi fait allusion madame Tarcau.

La scène se poursuivit ainsi jusqu’à ce que Franz ouvrit un tiroir où était rangée la correspondance de David, en tête de laquelle se trouvait cette fameuse lettre. Son contenu s’avérait être fort compromettant. Dans ce document, David se disait prêt à financer la création d’un parti communiste allemand, pour peu que Herr Marx ainsi que Herr Engels acceptassent de le seconder dans la création d’un état socialiste dans les Antilles françaises. (p.142)

Nous n’en sommes pas à une surprise près. Élisabeth deviendra nonne et mère supérieure d’une abbaye et même sera une sérieuse candidate à la sainteté. Après le bordel, le couvent, pourquoi pas.
Le tout se terminera à l’époque de la Nouvelle France, au début de la colonie alors que tout était à faire et à recommencer, avec l’ombre de Voltaire en plus et d’autres personnages célèbres.

MÉMOIRE

La fameuse mémoire… Comment fonctionne la mémoire quand le temps file à l’envers ? Ce qui a été n’est plus. Les personnages doivent continuellement se réinventer et apprivoiser une terrible solitude de plus en plus difficile à vivre.
Je n’ai pu m’empêcher de penser aux difficultés des émigrants qui quittent leur pays, des habitudes, des croyances, une langue pour s’installer dans un milieu où ils doivent tout effacer et réapprendre. Ils perdent leurs références, des manières de faire, des liens familiaux et ont la tâche terrible de s’inventer une nouvelle identité. Comment devenir un autre en quelques années ? Certains y parviennent rapidement et d’autres pas du tout. Parce qu’il faut redevenir un enfant en quelque sorte pour apprendre une nouvelle société et changer dans sa tête.

L’absence de truchements l’inquiétait au plus haut point. Cette communauté rassemblée à la hâte ne verrait jamais naître une cohésion sociale tant qu’il n’existerait pas de langue commune qui permettrait aux travailleurs de vivre ensemble. Tout en déplorant cette lacune, David lui-même ne s’était cependant jamais donné la peine d’apprendre le créole. (p.150)

L’histoire de l’humanité est marquée par ces déplacements, ces bouleversements d’être. C’est le cas de ceux et celles qui arrivent au Québec et qui se retrouvent fort démunis, surtout quand ils ont dû quitter un lieu où il n’était plus possible de penser et de respirer. Le dépaysement est d’autant plus fort qu’ils ont été forcés de faire un bond dans le temps à cause de guerres sans fin ou de catastrophes naturelles. Tous doivent alors changer de peau et travailler à devenir d’autres hommes et d’autres femmes.
Nous embrassons là toute la problématique des émigrants. Les individus finissent toujours par s’adapter, à se mouler aux habitudes et à la langue du plus grand nombre, mais cela provoque des heurts très souvent.
Le roman de Miruna Tarcau demande un effort particulier. J’avoue m’être un peu égaré dans les dédales du temps, me demandant souvent où j’allais et dans quoi cette écrivaine voulait m’entraîner. J’ai compris qu’il fallait se laisser aller pour voyager, pour tout apprendre comme le jeune homme ou la jeune femme qui cherchent à se faire une place dans sa société.
Miruna Tarcau réussit à déstabiliser et c’est fort heureux, à nous faire migrer dans notre tête en suivant ces personnages singuliers. Un texte qui prend des directions inattendues avec cette écrivaine originale. Apprendre le silence, c’est peut-être apprendre à se glisser dans un milieu sans provoquer de vagues et de remous. Se taire pour mieux entendre et mieux parler, pour s’adapter à de nouvelles vies et changer de peau.


L’APPRENTISSAGE DU SILENCE, un roman de MIRUNA TARCAU publié chez HASHTAG ÉDITIONS, 2018, 196 pages, 20,95 $.