mercredi 17 octobre 2018

ISABEL VAILLANCOURT S’ACCROCHE

ISABEL VAILLANCOURT publie un carnet chez Lévesque Éditeur, dans la collection Carnets d’écrivains qui permet d’aller au-delà de l’écriture et de la fiction. L’écrivaine affronte la solitude, le froid de l’hiver, la neige et surtout la maladie de son homme qui s’éloigne tout doucement. Une glissade de la mémoire que pas un médicament ne parvient à stopper. C’est toujours terriblement perturbant que de vivre les derniers moments de quelqu’un qui a été bien droit dans vos jours, de voir qu’il ne réagit plus à votre présence. Ça va aller nous convie dans l’intimité d’Isabel Vaillancourt qui s’accroche à la vie avec toute l’énergie qui est la sienne.

J’ai participé à l’atelier donné par Robert Lalonde au Camp littéraire Félix il y a deux ans. C’est devenu, au fil des ans, le rendez-vous pour ceux et celles qui s’intéressent à l’écriture de l’intime et du carnet. Isabel Vaillancourt était là et tout comme moi, elle tournait dans ses doutes et ses questionnements. Je travaillais une version de L’Orpheline de visage et ne savait plus quel chemin prendre. La formule de l’atelier veut que nous lisions des extraits de notre travail tous les soirs, à l’heure de l’apéro. Nous y allons à tour de rôle et c’est une façon de tester son écriture, de se sensibiliser aussi à l’autre. Isabel lisait et à vrai dire, je ne me souviens plus très bien. Il y a un monde entre un projet d’écriture et le texte que l’on coince dans un livre. Tout comme elle n’a pas dû reconnaître mon Orpheline si elle l’a lu.
Je me souviens qu’il y avait deux livres dans son projet, un roman amusant et un récit plus intime. Tout comme il y avait deux textes dans mon Orpheline. Je m’égarais au milieu du manuscrit pour retrouver mon chemin après pas mal de détours. Après des discussions avec Robert Lalonde et les autres participants, j’ai sorti mes ciseaux et retranché tout près de 70 pages. Je me suis souvenu de Gaston Miron qui répétait quand il en avait l’occasion qu’il « ne doit jamais y avoir deux poèmes dans un poème. » Comme quoi l’écriture est souvent bien plus une question de soustraction que d’addition.

LUTTE

Isabel Vaillancourt lutte malgré la maladie qui cloue son mari sur un lit d’hôpital. Son homme, son ombre, l’écho de sa voix, la main tendue quand il y avait hésitation. La maladie fait qu’il n’est plus conscient de ceux qui viennent lui rendre visite. Le corps dérive tout doucement dans une autre dimension.

À arpenter Sainte-Bernadette, ma rue, mon refuge, encore et encore, ce chemin que nous foulions, bras dessus, bras dessous, mon chéri et moi. Au temps où il avait encore tous ses sens, avant la chambre d’hôpital. Sa raison dans les limbes. A-t-il conscience du temps qui file ? De ses forces qui, petit à petit, le fuient ? Les jours, les soirs, les nuits se pointent à sa fenêtre. Je l’y trouve parfois. Voit-il tous ces voiliers qui glissent sur le lac Osiko ? Il regarde, mais c’est comme s’il tournait le dos à ce qu’il a tant aimé. (p.17)

La narratrice pourrait se tourner vers son passé, raconter sa vie avec toutes les grandes et petites aventures. C’est la direction que prennent bien des écrivains. Isabel Vaillancourt reste discrète sur la vie de son mari et la sienne, regarde en arrière juste ce qu’il faut. Comme tout le monde, elle a une boîte pleine de souvenirs.
Elle préfère le présent cependant, habiter cette nouvelle solitude qu’elle doit domestiquer, trouver de nouveaux réflexes et de nouvelles manières d’être.
L’instant présent, le jour, le temps d’une respiration, d’un battement de cœur, la lumière du soleil dans le jardin, au bord de la fenêtre. L’hiver avec le froid qui endort la ville, la rue qui veut la piéger, la neige qui dresse des montagnes dans son entrée et s’amuse à sculpter son jardin.

Ma chaise de jardin, en imitation de fer forgé, accumule son poids de neige. Beautiful, cette parure. Ses bras se gonflent jusqu’à la démesure avec cette blanche épaisseur. Ça lui donne un air de yéti. Il a plu, la nuit dernière, puis le mercure a subi une surprenante dégringolade. Le tout a emprisonné la « créature » dans une gangue de glace, comme pour accompagner ma solitude jusqu’au printemps. (p.45)

Le froid qu’elle tient à l’œil et qu’elle bouscule, apostrophant le lecteur ou ce quelqu’un qui devient son confident.
Les oiseaux s’approchent. Toutes ces boules de plumes se nourrissent dans le plus fou des froids. Ces ailes viennent secouer les secondes dans la lumière crue des matins de janvier. Et ce cardinal, cet égaré, cet oiseau d’été, cet éclopé peut-être, qui ne devrait pas être là.

Ils sont bien une trentaine à la mangeoire. Des bruants à couronne, des mésanges, des geais bleus, des durbecs des pins. Que de couleurs ! Que de  gazouillis ! Que de grâce sur mon cœur ! Ils se gavent et moi, l’âme au ravissement, je déjeune en les admirant. Mais… mais mais… là, oui là, à gauche : un oiseau d’Église ! Oui oui : un cardinal ! D’un rouge vif ! En Abitibi ! Un immigré, aux couleurs cappa magna ! (p.73)

Ça m’a rappelé le merle qui s’est retrouvé dans une de nos mangeoires au milieu de décembre. Il est demeuré autour de la maison pendant tout l’hiver, s’accommodant des mésanges et des sizerins, prenant son tour dans la mangeoire malgré les gros-becs fort nombreux et tellement affamés.

PRÉSENCE

Isabel Vaillancourt aime la musique dans la maison, cette présence qui arrive à secouer sa tristesse et à faire oublier le grand absent. Et l’écriture, bien sûr. Pas un carnet d’écrivain n’oublie de faire un détour par les mots. C’est obligé.
Étrangement, Isabel Vaillancourt écrit devant la télévision, les informations en continu et les malheurs du monde qui défilent.

Ressentir pour écrire ensuite. Pourquoi écrire ? Pour laisser aller les choses, pour ajouter de la distance entre ce qui fut inéluctable et le présent. Parce qu’on finit par se sentir bien dans ce présent, bien que l’on s’en sente coupable à cause de la perte de l’autre. Ou parce qu’on traverse des passages à vide et que ça finit par peser, du vide. L’ennui pourrait durer, marquer les journées de drabe. Tout dépend de quelle manière on arrive à faire la part des choses, me dis-tu. (p.106)

Comment fait-elle ? Ce serait assez pour me rendre fou et ne plus arriver à faire tenir une phrase debout. Il me faut le silence, beaucoup, et elle a besoin de ces images, de ces voix, du monde qui s’agite. Peut-être à cause de son travail dans un hôpital comme infirmière, je ne sais pas. Pourtant, comme journaliste, j’écrivais dans la cohue et le brouhaha.
J’apprivoise les mots, avec juste le bruit de mes doigts sur le clavier et aussi des oiseaux, pas les même que ceux d’Isabel Vaillancourt, mais des mésanges surtout qui vont et viennent avec mes mots et les heures. Parfois aussi la chatte noire, la curieuse, qui vient dans la porte et regarde si je ne dors pas. Je n’arrive jamais à lui expliquer ce que je fais là pendant des heures devant un écran.

ÉCRIRE

Écrire, c’est lire avant tout. Je l’ai souvent répété et le réitère encore. Isabel Vaillancourt garde sa pile de livres tout près, à portée de main et d’œil. Elle y puise comme un pêcheur qui va au large, dans sa barque, pour s’arrêter dans une baie et jeter sa ligne à l’eau. Il y a Kafka, Tolstoï, Colette, Peter Handke, les bons messieurs Nietzsche et Proust... Pas beaucoup de Québécois.
La lecture veut qu’on passe d’un écrivain à un autre. Un lecteur ne cesse d’agrandir sa famille. Des toiles de Botero aussi. Le peintre des femmes lunaires et rondes comme une planète. Il y a aussi ses enfants et petits-enfants, comme pour tout recommencer.
La fenêtre pour s’enquérir de l’état du monde, sa résistance à la neige avec une pelle ou encore dans une poussée contre le froid et le vent. Elle respire, elle lit, écoute de la musique, discute avec ses écrivains, écris, prend le temps de se confier à sa vieille chatte Annabelle.

Marcher Sainte-Badette, encore et encore. Recevoir au visage, comme une bénédiction, son froid mordant. Rester attentive aux « ouh-ouh-ouhhh » de ses blizzards. De retour au logis, gâter mes petits volatiles avec des graines, de belles galettes de suif. Remercier le cardinal qui a choisi le Taj comme halte pour le reste de l’hiver. Abandonner ensuite bottes, mitaines, manteau et tuque à pompon. Puis, Stingray baroque, Carl Gustav Jung, et simili feu de foyer crépitant jusqu’au soir. (p.123)

L’amoureux, le compagnon, le partenaire habite maintenant le pays des souvenirs. C’est peut-être cela la mort : n’avoir de place que dans le passé.

TÉMOIGNAGE

Un beau témoignage d’Isabel Vaillancourt qui ne se laisse jamais abattre par les embûches de la vie. Et elle possède des armes terribles pour résister et se dresser bien droite dans son quotidien. Les grands compositeurs sont là, les écrivains et son goût du monde lui fait aimer la neige, le froid, les oiseaux et la photographie.
Ça va aller, n’en doutons pas.
Un récit qui donne espoir, envie de vivre pleinement en s’accrochant à ce qui nous pousse aux aurores à bouger et écrire, tenter de faire tenir une phrase en parfait équilibre.
Un carnet permet de nous arrêter à ces petites choses importantes et futiles, de s’attarder à ce qui pousse à écrire ou à lire, à respirer même, se questionner sur l’art d’aimer et de voir. Tous ces instants de bonheur et de douleur font que la vie est un souffle, un sourire dans la durée du monde, un oiseau qui s’accroche à une mangeoire ou un chat qui ferme les yeux et ronronne.


Ça va aller, un carnet d’ISABEL VAILLANCOURT, Lévesque Éditeur, 2018, 136 pages, 18,00 $.

vendredi 12 octobre 2018

OUVRIR LES YEUX POUR VOIR

Une version de cette
chronique est parue
dans Lettres québécoises,
automne 2018,
numéro 171.


La bibliothèque était à peine plus grande qu’une garde-robe à l’École secondaire Pie XII de Saint-Félicien. Les livres, debout sur les rayons, tapissaient deux murs. Je croyais alors que c’était la plus grande bibliothèque du monde. Nous y allions une fois par semaine, classe après classe, le temps de choisir son livre. Le frère Ouellet prenait la fiche fixée à l’intérieur de la quatrième de couverture où nous devions inscrire nom et prénom, le jour et la date de l’emprunt. C’était du sérieux et cette carte révélait si un livre était populaire ou boudé par mes camarades. J’ai vite recherché les ouvrages que personne n’empruntait. Quand la fiche était vierge, c’était pour moi. C’est là que j’ai déniché mon premier essai littéraire sans trop le savoir. J’ai compris alors qu’on pouvait lire en patinant à la surface comme sur un lac quand la glace prend ; que c’était possible aussi de fouiller sous les mots, entre les phrases pour découvrir des secrets !

Mes collègues s’arrachaient les Bob Morane d’Henri Verne. Il y avait même des listes d’attente pour les derniers arrivés. J’en ai lu un, un deuxième et j’ai eu du mal à terminer le troisième. Je préférais Jules Verne, partir avec lui sur la lune. Déjà, j’avais l’envie d’explorer.
C’est ainsi que je me suis retrouvé avec un livre de Séraphin Marion entre les mains. Un gros bouquin à l’écriture serrée que personne n’avait touché ou emprunté. Ça suffisait pour le rendre irrésistible. Déjà, le prénom de l’auteur était un peu inquiétant. Il rappelait l’unique Séraphin que ma mère détestait à s’en confesser. J’écrivis mon nom et mon prénom sur le petit carton en soignant ma calligraphie comme il se devait. Le frère Ouellet me regarda un moment sans rien dire, se demandant peut-être ce qui me prenait, quel genre d’énergumène il avait devant lui. Lui-même, le plus grand des lecteurs, n’avait jamais ouvert ce livre…
Je ne me souviens plus du titre, mais très bien de mon exploration. Il y était question d’Émile Nelligan, le poète au « jardin de givre ». J’ai compris alors que pour saisir ce qu’un poète donne à lire, il faut souvent se faufiler entre les mots et creuser pour toucher les racines. Je pensais au champ de patates à l’automne qu’il fallait retourner pour faire remonter à la surface les plus beaux spécimens de la famille des solanacées.

HASARDS

Plus tard, en 1969, lors de mon exil à Montréal, j’ai lu Nègres blancs d’Amérique de Pierre Vallières. Il en était souvent question à l’université. J’ai encore la seconde édition revue et corrigée de Parti Pris. Ce récit m’a fait voir le Québec et le Canada d’un autre oeil, a fait jaillir une pensée politique qui était encore terriblement floue. C’est là que mon engagement pour la souveraineté du Québec a fait jour, « ce pays qui n’est toujours pas un pays » comme le dit si bien Victor-Lévy Beaulieu.
Les propos à la fois autobiographiques et réflexifs de Vallières, je les ai reçus comme un crochet de gauche au menton. Nous n’étions donc que ça. Les autorités pouvaient faire ça à des hommes qui prônaient l’indépendance de leur peuple. La démocratie, c’était aussi ça.

La section où Charles Gagnon et moi sommes toujours détenus, au moment où ces lignes sont écrites, est réservée principalement aux malades mentaux, aux narcomanes, à ceux qui sont accusés d’homicide, et qui sont passibles de l’emprisonnement à vie, aux dépressifs, aux fous « politiques » enfin qui, comme Charles et moi, sont un peu considérés par les officiers comme des esprits « dérangés ». (p.11)

J’ai pris du temps à venir à bout de ces pages. Les phrases me secouaient, me déstabilisaient, les mots vibraient comme un gros bourdon qui s’acharne contre une vitre. J’avais l’impression de retourner la réalité à l’envers, de vivre une crise de conscience, de me réveiller tout en sueurs après un cauchemar. Étions-nous, au Québec, des détenus, des séquestrés dans des cellules réservées aux « esprits dérangés » ? C’est là que j’ai pris goût aux livres qui secouent les idées et donnent un autre regard.

RÉVÉLATION

Tout de suite après vint L’homme unidimensionnel d’Herbert Marcuse. L’essai a été traduit en 1968, mais je l’ai trouvé plus tard, dans une librairie de la rue Saint-Denis, tout près du théâtre Le Rideau Vert. Je ne sais ce qui m’a attiré vers cet essai austère. Le titre peut-être.
Monsieur Marcuse allait beaucoup plus loin que Pierre Vallières. Nous étions non seulement des conquis, mais des femmes et des hommes manipulés par un système politique et social qui nous réduisait à être des consommateurs et des producteurs de biens souvent inutiles. Déjà, on pouvait prévoir le désastre planétaire dans lequel nous nous trouvons maintenant. Le philosophe était un visionnaire. Ouragans, tremblements de terre se succèdent maintenant. La Terre se défend contre toutes nos agressions. La société nous plonge encore et toujours dans l’illusion, des fantasmes et des images qui n’ont rien à voir avec la réalité.
C’est alors que j’ai pris la décision de devenir écrivain. J’en rêvais depuis l’enfance. Il était temps de me prendre au mot. La seule manière de me libérer était de dresser des phrases. Je devais lire pour y arriver, me méfier des certitudes, garder le doute à portée de la main, apprendre à dire et à voir autrement. Je devais cosigner ma naissance comme l’a si bien écrit plus tard mon ami Bruno Roy.

PERRAULT

J’ai toujours eu un faible pour les chemins mal fréquentés, les ouvrages qui vous poussent dans des territoires inconnus. C’est à l’université que j’ai vu pour la première fois ces « prélèvements de réalité » que sont les films de Pierre Perrault. Des images qui montraient l’île aux Coudres, un monde en voie de disparition.
Perrault me faisait penser à mon père qui partait souvent dans la forêt pour trouver la paix et le silence. Pour la suite du monde en 1962, Le règne du jour  en 1967, Les voitures d’eau en 1968 et Un royaume vous attend en 1975 retentirent comme des gongs. J’ai visionné ces films à plusieurs reprises en retenant mon souffle. Et Un pays sans bon sens corroborait d’une certaine manière les propos de Pierre Vallières. Nous étions en train de tourner le dos à notre passé pour glisser dans un avenir qui ferait de nous des étrangers. Nos maisons « partaient à la dérive sur les routes » et les terres défrichées avec la sueur dans les yeux retournaient à l’état sauvage.
Ce sont les films de Pierre Perrault qui m’ont donné la permission de plonger dans les excès des travailleurs forestiers, d’écrire La mort d’Alexandre. Ma volonté de faire vibrer le langage de ma mère et de mon père dans « une écriture orale » vient des films de ce grand cinéaste dont les images vivent encore en moi.

UN FRÈRE QUI…

Le frère Untel, tout le monde en parlait à l’université et je me méfiais. J’ai lu Les Insolences au début des années 70, avec plusieurs années de retard. J’hésite toujours à me précipiter sur les succès du jour parce qu’ils sont souvent décevants.
Le bon frère mariste (les frères qui m’ont enseigné au secondaire) avait frappé un circuit et secoué les cordages. Le Québécois parlait la langue du noble animal qui avait permis à mon grand-père et mon père de survivre dans les forêts et de cultiver des terres d’argile coriace. Je parlais la langue de cette bête qu’admirait tant mon père.
Ces propos m’ont choqué. Peut-être par respect du cheval qui m’a toujours impressionné. Je voulais bien ébranler les murs de l’école et de la famille, secouer les ponts de la société des curés, mais mon père et ma mère ne parlaient pas la langue d’une bête de trait.
Quand le bon frère devint Jean-Paul Desbiens et qu’il officia dans La Presse, je compris que j’avais eu raison de me méfier. Ses mémoires et ses réflexions, des années plus tard, me révélèrent un homme incapable de secouer les diktats de l’Église, englué dans des rituels disparus, perdu dans une société qu’il n’arrivait pas à comprendre.

JONH SAUL

J’ai croisé John Saul au Salon du livre du Saguenay-Lac-Saint-Jean en 1978. Il venait de publier une enquête sur un militaire français. Mort d’un général connaissait le succès. Nous nous sommes revus à Paris et dans plusieurs manifestations culturelles.
Les bâtards de Voltaire en 1993, je l’ai ressenti comme une « arme d’intelligence massive ». Cette réflexion sur la rationalité qui mène aux pires tautologies, la pensée des Jésuites en particulier, me troublait. Comme si Saul tendait la main à Marcuse.
J’ai réussi à inviter l’essayiste au Salon du livre du Saguenay-Lac-Saint-Jean l’année suivante pour une conférence devant les écrivains de la région. Ce fut un moment de grâce. Bien sûr que cette « raison déraisonnable » explique l’élection d’un président qui est la « voie, la vérité et la vie ». De si bons Américains du même auteur m’a fait prendre conscience des manières de voir de ces voisins inquiétants, sûrs d’eux et particulièrement belliqueux et agressifs. Nous l’avons vu dans les négociations de l’ALENA. Un président des États-Unis doit gagner. Tout le temps.

DÉCEPTION

Je suis souvent déçu par les essais. Bien sûr, il y a Pierre Vadeboncoeur et sa solide réflexion, Jacques Grand’Maison malgré ses béquilles religieuses. Mais que dire de l’indigence d’un Jean Larose ou les tribulations de certains rodeurs qui ont du mal à penser ?
La réflexion, je la trouve maintenant dans les carnets et les écrits intimes des écrivains. Les si beaux textes de Robert Lalonde me font percevoir le monde qui m’entoure d’une autre manière et me donne des yeux neufs. Serge Bouchard m’enchante aussi par sa simplicité et sa justesse. C’est peut-être seulement ça un essai : un texte qui permet d’ouvrir les yeux, de vivre un moment de conscience, d’enlever des bottes trop étroites qui font claudiquer. C’est aussi prendre le regard d’un autre pour mieux se faire face dans le miroir. Et j’ai tenté l’aventure dans Le Réflexe d’Adam et Souffleur de mots… Et peut-être aussi de lire Nicole Houde d’une autre manière avec L’Orpheline de visage
Je souris en pensant que ces livres, pas un étudiant des cégeps ne va oser les emprunter dans leurs grandes bibliothèques. J’ai écrit des livres qui attirent quelques marginaux qui préfèrent les sentiers qui permettent une autre liberté, un autre regard, une autre pensée peut-être.

vendredi 5 octobre 2018

EMMA HOOPER LA MAGICIENNE

EMMA HOOPER m’a subjugué avec Les chants du large, dès les premières pages de son gros roman. Je me suis senti happé, irrésistiblement, par le jeune Finn Connor et sa volonté de changer le cours des choses. Terre-Neuve, une île et la mer partout, une communauté qui s’étiole parce que la morue dont tout le monde dépendait a disparu. La mer est morte, vide, stérile, malgré les apparences. Les familles partent pour l’Ouest canadien où il y a du travail, où les salaires sont bons, où l’on continue de piller les ressources naturelles. Il ne reste que quelques familles dans l’île. Les Connor sont de ceux-là. Martha et Aidan abandonnent leur famille à tour de rôle pour travailler au nord de Winnipeg. Cora et Finn restent à la maison, rôdent en attendant que l’on ferme le village, qu’on les force à partir, rêvant de secouer la grisaille qui les étouffe. 

Je ne m’aventure pas souvent du côté des romans du Canada anglais. Pourtant, ils disent une réalité tellement près de la mienne. Tous offrent un autre regard sur notre milieu, un territoire que nous partageons. J’ai eu de véritables coups de cœur en lisant Lisa Moore ou encore les fascinants romans de Bill Gaston ou de Laurence Hill. L’impression de m’avancer dans un monde familier et différent, d’ajuster mon regard et peut-être aussi ma manière de voir l’univers. Surtout quand la traduction est excellente. Ce n’est pas toujours le cas et je me souviens avoir peiné et maugréé en lisant Dona Tartt. La traduction était particulièrement mauvaise. Les Français trahissent souvent la réalité américaine.
Les chants du large m’a rappelé Claude Le Bouthillier qui répétait que l’Acadie se détricotait peu à peu. L’homme doit partir en Alberta ou plus loin encore, là où l’on requiert ses services. Il quitte le milieu qui l’a vu naître pour des semaines, abandonnant femme et enfants derrière, revient et est souvent un étranger pour les enfants et sa compagne. Les ruptures et les séparations deviennent inévitables. L’amour résiste mal à l’éloignement.
Les Terre-Neuviens d’Emma Hooper n’ont plus le choix. La morue si abondante encore il n’y a pas si longtemps est maintenant une légende. On a vécu la surpêche, les bateaux-usines qui ont raclé les fonds et vidé la mer, créant un drame dans toutes les provinces de l’Atlantique. L’impossible est arrivé. L’inimaginable est devenu réalité.

Nous avons des jobs, rectifia Martha. Mais il n’y a plus de boulot. Plus personne n’a besoin de pêcheurs quand il n’y a plus de poissons à pêcher. Plus personne n’a besoin de filets. Il faut qu’on ait besoin de toi pour avoir un boulot. (p.15)

Les familles migrent ou les parents font la navette un certain temps avant de partir pour de bon. Les Connor sont de ceux-là. Aidan, le père travaille sur un grand chantier de l’Ouest, rentre, croise sa femme Martha sur le quai du traversier. Elle part à son tour. La famille est disloquée, défaite peu à peu.
Cora et Finn restent derrière, vivent la solitude terrible, étudient par correspondance, sont abandonnés souvent à eux-mêmes. Ils sont les derniers enfants de l’île. Le village s’est vidé. Les maisons désertées semblent attendre un retour improbable. Les migrants ont tout laissé derrière. L’ameublement, un vieux camion, des embarcations, comme s’ils allaient rentrer un matin et retrouver les gestes qu’ils ont toujours faits.

PARTIR

Cora, au seuil de l’adolescence, squatte les maisons voisines et les décore selon les couleurs de ces pays lointains qu’elle découvre dans les livres, vit cruellement l’absence de ses parents, s’invente des mondes pendant que son petit frère Finn hante la baie, chante au large pour faire passer le temps tout comme son père l’a fait avant. Il pêche, espère que le poisson va revenir, que la mer va se peupler et que tout va être comme avant, que tout le monde va retrouver sa maison.
Et le miracle se produit, un poisson, le premier depuis un an, le dernier survivant peut-être.

Personne ne pouvait y croire. La rumeur se répandit comme la pluie arrosant d’abord Big Running, puis emportée par le vent, toute l’île, sud, est, ouest. Un poisson ? Un poisson ! Une morue. Ils n’en croyaient pas leurs oreilles alors il leur fallut venir vérifier, à pied, en camion, en bateau, à cheval, voir Finn, le doris, le dessin de Cora avec Finn, un chien et le poisson, toucher les arêtes qu’Aidan avait gardées une fois le poisson dégusté, toutes propres et blanches dans son plat sur le comptoir de la cuisine, les boyaux, conservés comme preuve dans un bocal au congélateur. (p.41)

Un sursaut d’espoir et puis plus rien. Les enfants Connor sont livrés à leurs fantasmes, errent dans l’île, jouent du violon et de l’accordéon, chantent. Quelques personnes s’accrochent comme la vieille madame Callaghan qui vit seule sur son île, joue de l’accordéon et enseigne à Finn. Elle rêve, connaît des légendes, des sirènes et enflamme l’imaginaire du petit garçon.

AVENIR

Pourtant, tout ce qui faisait rêver, aimer, fonder une famille, s’installer ne tient plus. Tout ce qui faisait l’équilibre du monde n’est plus qu’un souvenir.
Peut-on changer les choses ? Comment faire en sorte que le temps bascule et que tout redevienne comme avant ?

Il avait une idée, un plan. Plus de faux-semblants. Lui, Finn Connor, était le seul à pouvoir faire revenir les poissons, ce qui voulait dire qu’il était le seul qui devait le faire. Il allait préparer un véritable plan. Il démarrerait ce soir même, quand sa mère rentrerait. Il lui ferait un vrai chocolat chaud et il ferait revenir, oui, lui Finn Connor, il ferait revenir les poissons, tous les poissons, et les gens, et tout, tout le monde reviendrait, pour de vrai, pour de bon. (p.240)

Finn vit en osmose avec Cora, sa sœur, qui sait que la vie est ailleurs, que plus rien n’est possible à Big Running. Elle se prépare à suivre les traces de ses parents. La vie tient au fil du téléphone, tous les jours, tous les soirs. C’est le seul lien qui reste. Une fois, c’est le père Aidan qui est là, une autre semaine c’est Martha, la mère.
Cora s’enfuit, traverse le Canada seule, se fait embaucher au Manitoba pour ramasser de l’argent, réunir la famille, permettre à Finn d’aller aux études. Le petit garçon, désormais seul, s’entête, s’acharne, va attirer le poisson et retourner la vie comme on le fait d’une grosse morue que l’on tire dans sa barque.

ÉCHÉANCE

Finn n’a plus beaucoup de temps. Le gouvernement s’apprête à fermer le village. Tous devront partir.
Il s’accroche aux légendes que lui raconte la vieille madame Callaghan, tente de créer un environnement qui fascinera la morue, la fera s’installer près des côtes. Il s’invente un monde pendant que Cora fait sa ronde sur un chantier de l’Ouest, guette des ours qui semblent aussi rares que les poissons dans l’océan. Les hommes ne savent que répéter les mêmes bêtises dans leur façon d’exploiter les ressources.
Tous s’essoufflent derrière un rêve, comme la grande Sophie qui est allée aux Jeux olympiques, la première amoureuse d’Aidan, avant Martha. Elle revient dans l’île, pense peut-être tout recommencer, mais rien ne peut raccommoder le passé. Ce qui était a été.
Il faut la magie des récits, des fables, de la musique et du chant pour attirer les sirènes, pour réinventer le monde, pour que les morues reviennent en abondance tout autour de l’île.

IMAGINAIRE

Emma Hooper nous plonge dans une fable où le réel et l’imaginaire dansent au son de l’accordéon. Nous voilà dans une tragédie environnementale que Finn tente de réparer à sa façon. L’écrivaine suit des personnages qui sont d’une résilience peu commune. Rarement, je n’ai vu des gens aussi attentifs aux autres, si attachants, si à l’écoute, si empathique.
Emma Hooper se donne les yeux d’un petit garçon et nous convainc de la suivre dans cette aventure. Je me suis surpris à vouloir que ça marche, même si l’entreprise de Finn relève de l’utopie.
Une fable belle, tragique et envoûtante. Une écriture qui se défait comme le village, déstabilise dans les dialogues, bouscule, fait croire aux sirènes et à la magie. J’ai adoré Cora, Finn, Martha, Aidan, Sophie, des personnages qui vous touchent là où ça compte. Un roman magique. Une superbe traduction. Que dire de plus ? J’en veux encore.


LES CHANTS DU LARGE, un roman d’EMMA HOOPER, traduction de Carole Hanna, Éditions ALTO, 2018, 448 pages, 28,95 $.


https://editionsalto.com/catalogue/les-chants-du-large/

vendredi 21 septembre 2018

ROBERT LALONDE NOUS ÉBRANLE

ROBERT LALONDE publie un roman au titre un peu intrigant. Une image qu’il a dénichée dans L’idiot de Dostoïevski. Rogogine, un rival du prince Mychkine, cache un poignard dans un mouchoir de soie. Douceur et violence. Je me souviens avoir lu ce gros roman plusieurs fois, le recommençant dès que je l’avais terminé dans ma réclusion montréalaise, il y a fort longtemps. Voilà une référence qui donne la direction à emprunter. Un drame d’amour et de passion, de fuites et de réconciliation. Il y a toujours ça chez l’auteur des Frères Karamazov. Et pour accentuer encore plus cette direction, Lalonde présente son histoire en trois actes comme au théâtre. Arrivée des personnages, action et dénouement dans le troisième moment. De quoi amorcer sa lecture avec prudence et attention.

« Le théâtre propose toujours un réel invraisemblable et plus vrai que nature », écrit l'auteur au début de son roman. Je l’ai pris comme un avertissement. Je vais devoir m’aventurer dans un drame qui étouffe les personnages et les pousse souvent hors de leurs gestes. La tentation est grande de vous raconter les rebondissements, les rencontres ratées et les disparitions. Je le répète, ce n’est jamais ce qui me fascine quand j’ouvre un nouveau roman, particulièrement ceux de Robert Lalonde. C’est peut-être aussi pourquoi je ne lis pas souvent de fresques historiques. La plupart des auteurs patinent à la surface d’événements que nous connaissons, y plaquant une intrigue amoureuse qui fait pousser des soupirs. Ce n’est pas tout le monde qui défait un moment de l'histoire comme Gilles Jobidon peut le faire dans Le Tranquille affligé.
L’intrigue masque toujours le drame, un questionnement existentiel. L’écrivain brouille souvent les pistes, aime les masques, mais ne s’éloigne guère de ses grandes obsessions.
Irène, comédienne à bout de carrière, s’accroche à des petits rôles et sa mémoire a des écarts, le pire pour une comédienne qui vit et périt par le savoir du texte. Romain était enseignant, veuf, vigoureux dans ses quatre-vingts ans. Philosophe, humaniste, il aide les arrivants à s’adapter à leur nouveau milieu. Jérémie, l’adolescent de trente ans, l’incandescent, le Iotékha’, le fuyant pratique l’art de la disparition. Voilà, vous en savez assez.

L’ERRANT

Jérémie est ce personnage que l’on croise souvent dans l’œuvre de Lalonde. Il porte la douleur et ne peut rester en place. Une sorte de survenant qui va et vient, s’égare dans une solitude qui pèse lourd et le broie la plupart du temps. L’errance permet chez l’auteur de C’est le cœur qui meurt en dernier de calmer le feu qui brûle l’intérieur, d’engourdir la douleur et de s’évader de soi. Les personnages du romancier sont souvent blessés à l’âme et à l’esprit. Des fuyants qui sont bousculés par les grands remous de la nature.

Tout a déjà eu lieu et se répète infiniment. Rien n’a vraiment commencé et pourtant tout continue. Ça arrive de partout, ça ne va nulle part. La conjoncture date d’avant sa naissance, cette confusion, ce désordre, ce que le zombie du film d’hier soir à la télé, dans le bar où il a achevé la soirée, nommait l’erreur fondamentale. (p.28)

Le mal profond, celui qui brise un humain, la détresse qui retourne l’être et le laisse haletant dans les lueurs de l’aube. Les grandes souffrances existentielles menacent toujours d’écorcher certains personnages de l’auteur de Que vais-je devenir jusqu’à ce que je meure ?
Romain le sait. Il a jonglé toute sa vie avec le bien et le mal en méditant les textes de son maître Nietzsche, empruntant les sentiers qui permettent d’aller au-delà de soi. Il sait que le bonheur ne rôde surtout pas dans les images qui se bousculent à la télévision. Il faut être humain avant tout, attentif, sensible, ouvert avant le désastre de la mort. Robert Lalonde ne s’éloigne guère de cette énigme.

MÉMOIRE

Irène s’accroche à certains personnages qu’elle a du mal à incarner selon les temps de son corps et de sa mémoire. Jérémie la surprend dans sa faiblesse et sa dépendance. Le jeune homme se drogue pour se réfugier dans une autre dimension. Irène a l’impression de se retrouver devant un saint foudroyé par un drame qu’elle ne pourra jamais jouer. Tout comme le prince de L’Idiot était rejeté du monde pendant ses crises d’épilepsie. Un être bon, cassé par le mal qui s’accroche aux humains.
Arrive toujours ce moment où l’on se retrouve devant soi. Dans la vie comme au théâtre. Jérémie retrouve le père qu’il a fui, un homme brisé qui implore un pardon qu’il ne mérite pas. Réconciliation ou vengeance ? Le drame est cornélien.
Jérémie est cette flamme sur laquelle le papillon se brûle. Romain est bouleversé dès le premier regard tout comme Irène. Le jeune homme possède le charme dévastateur du Christ, une vulnérabilité qui attire tout le monde.

Elle éclate de rire, puis ouvre son sac et c’est comme si le printemps arrivait pour de bon.
— Merci mille fois !
— J’y peux rien, t’es irrésistible… (p.32)

Ils se retrouvent, se quittent, se cherchent, ne peuvent se fuir. Jérémie, dans la Bible, est ce prophète qui effleure la vérité. C’est là le rôle que cet archange joue dans Un poignard dans un mouchoir de soie.

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Jérémie devine tout, court derrière une ombre pour échapper à la haine. On retrouve souvent ce déchirement à propos du père dans l’œuvre de Lalonde.
Un trio aimanté, des sentiments troubles, des pulsions qu’ils ont du mal à maîtriser. Ils s’abandonnent pourtant, s’aiment, s’entraident malgré la vieillesse d’Irène et de Romain.

Après le départ de sa femme, ma mère, qui a fui le foyer familial pour cause de mauvais traitements, un père déséquilibré, mon père, s’en prit au plus jeune de ses deux fils, qu’il agressa sexuellement, sous les yeux d’abord incrédules puis brusquement clairvoyants de l’aîné. La haine couva, le temps passa. La vengeance y a mis du temps, mais ce qui devait arriver arriva. (p.162)

La vengeance ou le pardon ? La résilience viendra bien sûr, mais rien n’est réglé quand on fait face à l’innocence des enfants, que l’on effleure le visage de la mort.
Ce qui doit arriver arrive et le destin pousse les personnages les uns contre les autres. Peut-on échapper à la vie, à cette poussée qui retourne l'âme et rend aveugle ?

ŒUVRE

La vie veut souvent qu’on prenne la fuite. Le créateur fait face, ne refuse jamais l’affrontement. Pour lui, c’est toujours le temps des empoignades. La vie a été écorchée au sortir de l’enfance chez Lalonde. Ses personnages sont des anges aux ailes atrophiées, des diables au visage de saint.
Romain écrit, peut-être l’histoire que j'ai lue. C’est sa manière de s’approcher de Jérémie qui chante sa douleur dans ses dessins et ses toiles. Irène frôle le naufrage dans les creux de sa mémoire, mais refait surface. Peut-être que c’est la plus terrible des morts que de devenir errant dans sa tête. Irène est terrible de vie et de volonté, fascinante et tragique.
Jérémie peint, écrit, mélange les couleurs dans le creuset de ses blessures. Il y a toujours ça chez Lalonde. Cette grande errance pour échapper à soi et peut-être aussi ce « mal d’écriture » qui avale tout.

L’église pointue, ses vitraux éclatés, le soupirail béant. Thomas saute. Attention aux tessons de verre ! Thomas enfile le surplis. Thomas danse, tourne et tourne devant le crucifié. C’est notre histoire : l’innocence, le crime, la honte, peut-être l’échappée belle avant la fin ? La rivière. Thomas dans la rivière. Il rit aux éclats. Tout est encore possible. Non. Sur l’autel délabré, mes pages empilées. Ma vie d’éclipse dans la fureur des hommes. Sur les murs, mes comètes explosent. J’ai du sang sur les mains. (p.194)

J’ai retrouvé dans Un poignard dans un mouchoir de soie le Lalonde que j’aime, celui des grandes questions, des gestes qui risquent de tout bouleverser. Le drame et la rédemption par l’œuvre d’art, quelle soit picturale, écrite ou musicale ! L’enfance blessée, la présence consolante et effrayante de la nature qui suit l’écrivain partout. Il déroute, bouscule encore, emprunte un grand détour pour mieux se surprendre. Soie et lame du poignard pour aller vers l’œuvre, la beauté, l’apaisement certainement. La tragédie pousse les êtres au bout de leur vie et de leur obsession. La beauté ne peut-elle surgir qu'au coeur du drame ? 
Je me le demande tous les jours.
J’aime la constance de Robert Lalonde, les questionnements de ses romans et ses carnets. Je le sais. Je me maintiens à la surface en secouant les mots. Quand il m’arrive de m’éloigner de mon carnet, le souffle me manque et je deviens un boiteux dans ma tête. Je partage avec Lalonde ce désir de se colletailler à mains nues avec l’univers.
Et pour l’accompagner, comme les cailloux que le Petit Poucet semait sur sa route, des textes des poètes qu’il aime et fréquente, qui résonnent ici et là, des voix d’agitateurs qui disent la fureur et la désespérance.
Plonger dans les trous de sa mémoire, toucher les cicatrices de sa vie, bondir dans le vaste monde pour se retrouver devant soi, devant l’oeil du père ou de la mère. C’est peut-être là la tragédie qui fait courir Robert Lalonde. C’est peut-être pourquoi il ne cesse de bousculer les mots pour trouver la phrase qui rassure au milieu de la nuit. Pour vivre, surprendre les battements de son cœur dans le matin brumeux. Avoir mal, mais vivre.


UN POIGNARD DANS UN MOUCHOIR DE SOIE, un roman de ROBERT LALONDE, Éditions du BORÉAL, 2018, 208 pages, 20,95 $.
  

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/poignard-dans-mouchoir-soie-2613.html

mardi 18 septembre 2018

GILLES JOBIDON ENVOÛTE ENCORE

GILLES JOBIDON, dans son septième ouvrage, nous entraîne dans la Chine lointaine qui reste une énigme pour bien des Occidentaux. L’écrivain, encore une fois, offre une véritable porcelaine que l’on découvre en prenant mille précautions et en retenant son souffle. Une incursion dans ce pays qui faisait rêver pendant les années 1800 alors que l’envers du monde était l’objet de toutes les convoitises européennes. Les jésuites n’ont pas voulu demeurer à la traîne et ils ont débarqué très tôt en Chine. Les premiers missionnaires sont arrivés en 1582. Ils voyaient là l’occasion d’assurer leur présence pour ne pas dire leur hégémonie sur la planète et l’église de Rome. Ces missionnaires, la plupart du temps, muteront au contact des Chinois.

Jacques Trévier, Français d’origine, voulait devenir un saint dans son enfance. Après ses études, être devenu membre de la compagnie de Jésus, il est parti pour ce pays de mystères et de légendes, ce continent fascinant et déroutant. Un peuple qui invente la poudre à canon, les feux d’artifice, s’appuie sur cinq points cardinaux, manipule la boussole et surtout produit un tissu d’une grande qualité grâce à la domestication des vers à soie ne peut que fasciner un esprit scientifique. Ces vers précieux sont au cœur du roman Soie d’Alessandro Barrico, un écrivain que Gilles Jobidon aime particulièrement.
L’ordre des Jésuites a été aboli par Rome en 1773 par le pape Clément XIV. Ces religieux étaient devenus trop puissants, trop dérangeants et trop indépendants pour le pape et quelques puissances politiques, dont la France. Les religieux sont abandonnés à leur sort dans les pays où ils sont en mission, particulièrement en Chine. Plusieurs choisissent de demeurer dans leur nouveau pays, se marient ou occupent des fonctions importantes, s’étant bien adaptés aux mœurs et coutumes de la cour de l’empereur où ils ont leur entrée. Ils se sont « enchinoisés » comme Pive qui est devenu adepte de l’opium. Trévier est conseiller à la cour impériale et occupe la fonction d’horloger, devient maître du temps, se passionne pour la lecture et les livres anciens, prend son temps pour former les artisans chinois à son art. Il est devenu un Chinois parmi les Chinois.

Trévier est l’un des ex-jésuites français disciples de Vinci, d’Ambroise Paré, de Copernic et de Galilée qui remplissent des fonctions artistiques et scientifiques à la cour impériale. Durant leur présence houleuse de plusieurs siècles en Chine, les jésuites s’occupent accessoirement de religion. Il a toujours été plus payant pour eux de se mêler d’art et d’astronomie. De physique, de chimie, de mathématiques, d’anatomie et de botanique. C’est-à-dire de politique. (p.20)

Et le voilà loin des tensions européennes, poursuivant une quête personnelle où il tente de trouver un absolu que ses croyances religieuses ne le lui ont jamais donné. Peut-être que la lecture des livres anciens, le contact avec une sagesse millénaire, va lui permettre de calmer ses doutes et de mieux saisir l’univers qui le fascine.

MISSION

L’empereur lui confie une mission d’une haute importance. Il doit aller dans l’île de Baël pour ramener un teinturier qui possède les secrets du noir et de toutes ses variantes. Ce savoir permettra à la dynastie d’assurer sa puissance pour les siècles à venir.
L’expédition se fera avec tout le battant des déplacements de la cour impériale. Pour devenir invisible, il n’y a rien de mieux que d’être la cible de tous les regards.
Trévier parvient à cette île mystérieuse en évitant tous les dangers et se retrouve devant une Noire albinos qui possède le secret tant convoité. Une femme plus noire que les Noirs et plus blanche que les Blancs. C’est le coup de foudre. Le solitaire, le lecteur impénitent, celui qui ne fait jamais d’écarts est totalement subjugué.

Elle se lève. Fait les trois pas qui la séparent de Trévier. S’agenouille devant lui. Pose sa chandelle. Regard, sourire désarmant. Le tout, avec une certaine lenteur. Comme si elle apprivoisait un faon. Et Jacques Trévier se laisse séduire. C’est-à-dire qu’il devient ce qu’il n’a jamais été, fou braque et d’une femme. Comme si sa résistance à se faire aimer ne demande pas mieux, à ce moment précis de l’histoire, que de connaître son Waterloo. (p.89)

Le grand secret, la connaissance de la matière et de la couleur, de la vie peut-être, redonnera un élan à l’empire qui menace de s’écrouler. Une femme comme une anomalie qui n’arrivera jamais à reproduire la fameuse couleur noire hors de son île. Autre approche, autre matière, autre lieu, comment savoir. Le même phénomène ne se reproduit pas de la même façon selon les endroits et l’environnement.

Comme elle obsède tous les teinturiers. Chez qui elle est l’alpha et l’oméga, la couleur-mère et la non-couleur. La perfection, la reine, la source, le fondement, l’origine, la quintessence, le début, le milieu et la fin. Et Trévier, caressant enfin la possibilité de réaliser son rêve ultime. Celui de dormir en paix sous un arbre sans se faire rôtir la couenne jusqu’à l’os. (p.44)

Cette femme est à la fois le noir et le blanc, la convergence de toutes les couleurs, une sorte de catalyseur pour ce savant qui n’a voulu vivre que par l’esprit et les connaissances scientifiques. Il découvre son corps, certaines pulsions, le désir, le plaisir des sens et le voilà totalement bouleversé.
Il vit un amour qui retourne le corps et l’esprit, une illumination aussi brève que tragique. Les amours fulgurants sont des flammes qui brûlent souvent les yeux et l’âme.

MUTATION

L’empire du Soleil levant est envahi par les Britanniques. Trévier voit les saccages, les massacres et la fin d’une époque. La convoitise pousse les envahisseurs à tous les excès. Harry Field, botaniste, voit là l’occasion de sa vie, la chance de passer à l’histoire.

Des yeux si verts qu’en le voyant, l’idée vient que ce n’est pas du sang qui coule dans ses veines, c’est de la chlorophylle. Les botanistes anglais le snobent en raison de son accent rocailleux et de son manque d’instruction. Leur problème, c’est qu’ils sont jaloux. Il a appris sur le tas, mais il possède cette qualité qu’une minorité de scientifiques mettent une vie à acquérir : l’intuition. (p.136)

Le scientifique cherche la plante rare, un thé unique qui lui permettra d’aller parader devant la reine et devenir enfin un notable dans son pays.

ABSOLU

Trévier a vécu une sorte d’illumination et tout perdu. Le voilà brisé, errant, vieux jésuite agnostique, mandarin sans empereur qui aspire à disparaître pour guérir ses blessures. Il retrouve la solitude qui a toujours été la sienne. C’est la seule façon de survivre aux blessures de l’âme, tenter de comprendre la vie après avoir touché un moment de bonheur fulgurant. La révélation peut-être…

Il se dit : un jour, tu te sens vieux et l’envie te prend de détourner les yeux de ce qui s’en va et que tu as aimé. Parfois tu te cramponnes au passé et tu comprends que la vie n’y est plus. Alors tu regardes ce qui s’agite autour de toi et tu sais que tu ne sais rien. (p.151)

J’ai goûté chaque phrase qui se désagrège pour ne laisser que quelques mots sur la page. Une écriture comme une fine pluie, le jeu des pétales de la rose sur le sol. Une musique lente et obsédante qui coupe le souffle. Gilles Jobidon possède une écriture qui a la délicatesse d’un papillon sur la plus belle des fleurs.

Sa seule envie est de trouver un lieu tranquille pour faire son travail de vieillard, qui est celui d’apprendre à se pardonner et ne pas en vouloir à la terre entière. (p.157)

Un livre rare, écrit comme une partition où pas une fausse note ne vient briser la mélodie. L’impression d’être poussé vers le beau, dans une sorte de récit aérien où l’on perd les notions de l’espace. J’aime l’écriture de Jobidon, son univers, sa manière de s’appuyer sur le réel pour aller vers une forme de perfection, la sérénité après les grands ravages de la passion et de l’amour. La sagesse est peut-être de se recroqueviller dans un regard, un soupir, se reconnaître dans l’abeille qui explore la fleur, le soleil qui s’amuse avec les ombres dans le jardin. Jobidon m’a permis de me glisser dans toutes les dimensions de mon être avec ce roman unique.
Comment ne pas revenir sur mes pas pour prolonger le plaisir, lisant souvent à voix haute pour la musique, pour faire vibrer le mot en le retournant comme une pierre précieuse ? Chaque phrase devient un gong qui vibre dans l’air du soir. 
Je ne voulais plus quitter ce texte fascinant, cherchais à abolir le temps avec Jacques Trévier pour m’imbiber de ses questionnements et ses réflexions. Un livre ? Non. Le bonheur ! Gilles Jobidon a peut-être trouvé avec la Chine une manière d’approcher le texte incantatoire. Presque de l’ordre de la prière.


LE TRANQUILLE AFFLIGÉ, un roman de GILLES JOBIDON, Éditions LEMÉAC, 2018, 168 pages, 21,95 $.