mardi 11 septembre 2018

VIRGINIE FRANCOEUR FRAPPE FORT

VIRGINIE FRANCOEUR ne laissera personne indifférent avec Jelly Bean, un premier roman qui permet une incursion dans un monde qui fait souvent les manchettes pour toutes les mauvaises raisons, ces lieux où de jeunes femmes dansent nues, se prostituent avec des « clients » qui se permettent tout. Ces faux Casanova savent faire rêver les filles naïves qui ont besoin d’argent pour leurs drogues, cherchent une forme d’anesthésie pour oublier leur réalité. Un monde d’illusions qui dure le temps d’un feu d’artifice. Oui, une plus jeune, une plus belle se dénude sous les projecteurs et celle qui captait tous les regards, il y a quelques mois à peine, est repoussée dans l’ombre.

J’ai  pris du temps avant d’adhérer à ce roman, à croire au personnage d’Ophélie. J’ai dû m’arrêter souvent, revenir sur quelques phrases avant de la suivre sans m'enfarger dans mes questions. Souvent, j’ai eu envie de traiter cette fille de nunuche et d’idiote. J’ai souvent pensé m’arrêter. Mais, j'ai continué, troublé d’une certaine façon, retenu par cette écriture singulière. Et comment abandonner Ophélie, Sandra et Djemila ?
Quelle réalité terrible, toffe pour ne pas dire autre chose. Des hommes qui peuvent se payer tous leurs fantasmes, des filles qui ne demandent qu’à s’étourdir dans de beaux vêtements, se prendre pour des vedettes quand tous les regards viennent sur elles comme des papillons qui les transforment en vierges incandescentes.
Et la naïveté d’Ophélie, sa candeur, sa « pureté » dans ce monde d’exploiteurs et d’exploitées me semblait étrange… Voilà un personnage ambigu, énervant et fascinant. Une Ophélie consciente, mais qui ne peut s’empêcher de jouer avec le feu. Elle a fait des études, est née du bon côté de Montréal, pourrait certainement faire autre chose que de servir des « drinks » à des hommes esseulés. Pourtant, dans ce bar, elle se sent belle et désirée, elle qui n’a jamais été à l’avant. Elle s’accroche à Sandra que les garçons approchaient comme si elle était l’incarnation du désir et de la sexualité. Une fille qui carbure à l’argent, aux drogues, rêve de s’installer avec Mario, un petit truand minable qui se joue d’elle. Elle ne veut surtout pas réfléchir, retourne les mots et les éventre pour s’inventer un monde différent.

ATTENTION

Ophélie est un personnage complexe, une mal-aimée qui cherche une façon de sortir de sa solitude peut-être. Elle n’a jamais accepté le départ de sa mère, a toujours été celle qui « n’existait pas » à l’école, celle que l’on ne voyait jamais avec ses jambes d’allumettes. Elle a toujours été une bonne élève pendant que Sandra vivait les grands spasmes de la sensualité. L’envers et l’endroit ces deux filles. Une Sandra qui n’a rien voulu apprendre à l’école, peut-être dyslexique, et Ophélie qui grandissait dans un monde qui aurait pu la lancer dans la vie. Comment de ne pas reconnaître Denis Vanier quand elle plonge dans ses souvenirs.

Avec ses grands yeux pers vers nulle part, il m’aidait à prononcer les mots des poèmes. Il disait que j’étais très intelligente, que je pourrais faire du théâtre si je continuais à réciter avec lui. Il croyait en moi et j’étais amoureuse pour la première fois. Pendant ce temps, mon père ne se doutait pas de cette amitié avancée avec son meilleur ami. Bien trop occupé à cruiser Josée. Elle, c’était la blonde de l’autre écrivain, le poète tatoué québécois qu’on appelait Langue de Feu. J’étais trop jeune pour comprendre, mais j’étais certaine que ce n’était pas normal, ce truc-là. Il ne la regardait pas comme… C’était plus doux avec elle. C’est peut-être pour ça que ma mère a foutu le camp… Ça m’avait décrissée d’aplomb ! (pp.97-98)

Et elle travaille dans ce bar, tout sourire pour les clients, ramasse l’argent. Que dire d’un homme qui paie le gros prix pour boire l’urine de la jeune fille ? Ophélie, ange de candeur et de naïveté, être éthéré se laisse envoûter par le clinquant et la lumière aveuglante des projecteurs. Un voyage à la Icare. En voulant toucher le soleil, la célébrité et l’amour, elle risque tout et la chute sera terrible.
Djemila surgit et disparaît, une escorte de haut vertige, un exemple à suivre pour toutes. Ses cibles sont des milliardaires âgés qui l’exhibent comme un trophée. Elle s’est fait payer un appartement à Montréal et vit dans le grand luxe. Difficile de ne pas songer à Nelly Arcand, à cet univers où tout est mensonge, apparence et exploitation. Djemila, la beauté parfaite sait où elle va et peut prendre tous les risques.

CHUTE

La drogue, la passion du jeu font que Sandra à dix-huit ans est sur la touche et doit se contenter de « passes rapides ». Elle ne veut surtout pas prendre conscience de sa déchéance. Comment se libérer de cette spirale ?

Sandra en arrache, veut de l’amour, prend du poids, tourne en rond en manque de tendresse. Elle se dégrade, mais ne lâche pas. Elle s’entête à prendre soin de moi, sa petite Ophélie baptisée à Sainte-Madeleine. Mes parents voulaient le meilleur pour leur fille unique, leur miracle de vie. Une éducation catho sivouplait : pensionnat pour filles, solution miracle ! Pauvres parents… S’ils savaient que les dealers livrent steady chaque jour à leurs filles adorées. (p.29)

Un humour vitriolique, un sens de la description exceptionnel, une écriture truffée d’anglais pour décrire l’aliénation de ces filles qui pensent se retrouver au bras d’un homme qui va les dorloter, ou encore en faire des vedettes en tournant des films pornographiques. Ophélie imagine se métamorphoser en recourant aux artifices.

Bientôt, j’aurai une poitrine siliconée et les choses vont changer. Oh silicone dream ! Big boobs pour Pedro mon cowboy. Grouille-toé mon Pedro, comme dirait Sandra, sinon je vais te la chanter, la chanson du bye-bye mon rodéo. Avec Cherry, tu vas l’avoir ta p‘tite vie western de Saint-Tite, pain blanc tranché sur le comptoir de cuisine de votre semi-détaché à venir, piscine hors terre dans la cour arrière avec juste assez de place pour le BBQ Canadian Tire. (p.135)

Prendre possession du réel, maîtriser le langage. Djemila l’a compris et c’est là un des secrets de sa réussite. Sandra dérive dans une langue écrianchée. Elle n’arrive pas à dire sa situation, à la cerner. Elle préfère surfer sur les hautes vagues de la drogue pour oublier, courir dans des romances.
Un roman dur, terrible de dépossession et d’aliénation, d’exploitation et de rêves impossibles. Personne ne sort indemne d’une pareille aventure.

Vodka en main, jelly beans et zopiclone en quantité monumentale, je sens mon corps s’engourdir… Trop tard ! Je sombre dans un trou noir. Faudrait que je fasse le 9-1-1. Je n’arrive pas à émettre un son. Sable mouvant. Je ne sais plus, c’est trop profond. J’entends une voix dans ma tête : « Ophé, j’te l’avais dit, c’est comme ça, la vie, on est BFF pour l’éternité… » (p.176)

Que dire de plus ! Virginie Francoeur démontre tout son talent en nous entraînant dans un univers glauque qui ne peut laisser indifférent. Une véritable douche froide.


JELLY BEAN, un roman de Virginie FRANCOEUR, Éditions DRUIDE, 2018, 184 pages, 19,95 $.



mardi 4 septembre 2018

DIMITRI NASRALLAH FRAPPE FORT

DIMITRI NASRALLAH présente un nouveau roman plutôt dérangeant. J’ai encore en tête les scènes de Niko, sa deuxième publication, qui suivait un jeune garçon qui fuit le Liban. Le père et le fils deviennent des errants dont on ne veut nulle part. Un roman d’une profonde humanité et d’une justesse criante. Toujours d’actualité, malheureusement. Avec Les Bleed, j’ai eu l’impression de devenir le confident de Vadim et Mustafa Bleed, des despotes qui font la pluie et le beau temps dans une dictature établie par le grand-père Blanco. On est dictateur de père en fils dans certains pays. Des élections sont déclenchées et ce qui devait être un bon spectacle pour les dirigeants tourne à la tragédie. Le peuple vote massivement pour l’opposition. Est-il possible de renverser la vapeur ?

Mahbad, un petit pays, sous la tutelle des Britanniques pendant des décennies, a fait son indépendance et Blanco, le libérateur, a imposé sa volonté. Son fils Mustafa a hérité du pouvoir. C’est au tour de Vadim de s’imposer et de tirer le plus de redevances possible de l’uranium, un minerai recherché par toutes les grandes puissances. La seule richesse du pays.
Vadim exerce le pouvoir en dilettante, plus passionné de course automobile où il excelle et les fêtes. Se restreindre à prendre des décisions au jour le jour, diriger un pays ne l’excite guère. Le père et le fils se détestent. Les deux s’espionnent, se surveillent, se tendent des traquenards. L’opposition, incarnée par Fatma Gavras, une militante de longue date, une femme proche des gens a réussi à mobiliser la population. Si l’héritier pensait pouvoir dormir sur ses deux oreilles et continuer sa vie de dandy, rien ne va plus. Une situation si souvent illustrée par les médias. Ces présidents sont réélus lors de scrutins truqués avec quasi cent pour cent des suffrages. On n’a qu’à penser aux élections où Vladimir Poutine rafle presque la totalité des votes.

Mais ce message ne laisse plus aucun doute dans mon esprit. Nous sommes en guerre, lui et moi, nous l’avons toujours été. Le sang que nous partageons aurait dû calmer nos ardeurs, mais au contraire, il n’a qu’accentué l’antagonisme. (p.59)

La situation risque de dégénérer au grand dam des puissances étrangères. La guerre civile n’est jamais bonne pour les affaires et les répressions sanglantes paralysent toutes les activités.
Ce qui était une formalité pour la garde rapprochée des Bleed tourne à la tragédie et au chaos. Vadim tente de fuir sa destinée, cette malédiction héréditaire qui l’oblige à endosser l’uniforme du dictateur. Son père Mustafa songe à reprendre du service et les stratagèmes se multiplient. Mahbad bascule dans une véritable course contre la montre.
Mustafa cherche une façon de manipuler les résultats de l’élection, discute avec le Général qui lui a toujours été fidèle et de bons conseils.

Le soir précédant les élections, j’ai passé du temps avec le Général. Lui et moi avons enfilé les verres de cognac et, quand le jour s’est levé, nous avons constaté avec tristesse que le moment tant redouté était enfin venu. Nous ne pouvions plus repousser ce vote bâclé, pas après les émeutes au centre-ville, pas après l’attentat à la bombe près du secteur des ambassades. Après le lever du soleil, les gens sortiraient de la maison en masse pour aller cocher leur petite case. Nous savions que l’intimidation ne fonctionnerait pas cette fois — peu importe le nombre de jeeps qui errent dans les rues, remplies de jeunes soldats débridés, le nez poudré de cocaïne, peu importe le nombre d’arrestations nocturnes de cousins des chefs de l’opposition — rien n’empêcherait les gens de voter contre mon fils. (p.106)

La population s’impatiente et les manifestations se multiplient sur la place de la Révolution. L’armée intervient et le sang coule.

PRÉTEXTES

Mustafa et le Général cherchent à contrer les demandes de l’opposition, à ménager les humeurs des puissances étrangères qui hésitent et peuvent larguer les dictateurs afin de protéger leur accès aux ressources. Vadim a fait l’erreur de tenter de conclure des ententes commerciales avec les Russes et les Chinois. Les Occidentaux le prennent mal, il va sans dire.

Notre territoire est minuscule, une province reculée de l’Empire ottoman qui s’est transformée en obscure colonie britannique et qui l’est restée jusqu’en 1961. L’histoire officielle raconte que Blanco Bleed — père de Mustafa et grand-père de Vadim — serait parvenu à négocier à lui seul un traité d’indépendance pour son peuple lorsque les autorités britanniques ont cessé de vouloir payer pour maintenir l’équilibre dans la région. Ce que l’on oublie de mentionner la plupart du temps, c’est que Blanco a alors été couronné en tant que premier président. Appartenant à une rare élite formée à l’extérieur par une éducation internationale, il dirigeait les développements miniers des montagnes Allégoriques que les Britanniques ne voulaient pas abandonner. (p.127)

Dimitri Nasrallah nous plonge dans la tête des Bleed. Le père et le fils se confient et je me suis surpris à les suivre dans leur pensée, leur manière d’envisager la situation, à comprendre leurs hésitations, leurs frustrations, surtout du côté de Vadim qui ne s’est jamais senti aimé par son père et qui a été abandonné par sa mère. Très particulier d’avoir la sensation de partager la vision de certains tyrans et  leur réalité.
Il y a aussi la version des journalistes et des opposants. Une lecture a l’envers et l’endroit de la situation qui devient explosive. Les réseaux d’information nous ont habitués à ces descriptions neutre et froide des tensions qui déchirent certains pays, se contentant souvent de montrer les attentats et les larmes des victimes. Le journal La Nation, un organe longtemps dirigé par le président, prend ses distances. Et il y a aussi le blogue de Kaarina Faasol qui va au fond des choses. Nasrallah pense peut-être que les médias traditionnels ne suffisent plus à la tâche ou qu’ils sont dépassés par les événements qui secouent la planète. La liberté de penser et de dire doit trouver d’autres canaux pour atteindre les gens et les conscientiser.

OPPOSITION

Mustafa et le Général tentent de minimiser les gestes de Vadim qui reste rongé par ses peurs, ses craintes et ses frustrations. L’homme est un émotif qui ne sera jamais à la hauteur de son père qui a gouverné comme un animal à sang froid qui calcule tout, n’hésite jamais à commettre les pires atrocités. Tout comme Mustafa n’a jamais été capable de se mesurer à Blanco, son père. Dans une dictature, le fils ne se sent jamais à l’aise dans les habits du père.
Les dirigeants tentent de sauver leur peau. Le chef de l’armée organise l’enlèvement de Mustafa pour accuser l’opposition et justifier la décision de ne pas donner les résultats du scrutin. Fatma Gavras doit fuir en Angleterre pour ne pas être assassinée ou pire, emprisonnée et torturée. Des conseillers interviennent, des ambassadeurs tentent de calmer la donne. Le vrai pouvoir n’est pas dans les mains de ceux que l’on pensait. Les dirigeants sont interchangeables et le Général n’hésite jamais à sacrifier ses alliés quand la situation l’exige.

HORREUR

Beaucoup de dirigeants peuvent être cruels, sanguinaires, fourbes, obsédés et capables des pires atrocités pour se maintenir au pouvoir et s’approprier toutes les richesses d’un pays. La vie des individus dans ce grand puzzle ne compte pas. Les despotes, on peut les larguer s’ils nuisent aux affaires et n’arrivent plus à servir les intérêts des multinationales. On l’a vu avec Kadhafi en Libye. Les jeux politiques et les intérêts financiers sont d’une férocité qui donne des frissons dans le dos.
L’écrivain fait de nous des confidents de ces despotes. Nous finissons par les comprendre et les aimer presque. C’est ce qui m’a le plus inquiété dans ma lecture. Je me suis souvent demandé ce qui se passait, surtout avec Vadim qui s’oppose à son père et fonce vers la mort dans son bolide, défiant tous les dangers pour se prouver peut-être qu’il est libre et capable de diriger sa vie comme une automobile. Le dénouement est difficile à tolérer. Une scène d’une barbarie sans nom. Le Général est l’incarnation du mal, du mensonge et de la traîtrise. Le véritable monstre, ce ne sont pas les Bleed, mais bel et bien ce militaire anonyme et sans visage.
Le roman de Dimitri Nasrallah perturbe parce qu’il rend la pensée des fous acceptable et qu’il nous entraîne dans la logique de la cruauté. L’écrivain arrive presque à nous faire accepter les pires horreurs.
On ne peut aimer ce roman, on le subit comme un fléau, coincé dans un étau où respirer devient un cauchemar. Il faut imaginer que des millions de gens doivent résister aux décisions d’illuminés qui se croient investis d’une mission, aux manœuvres des grandes entreprises qui s’appuient sur les despotes pour mâter des populations et s’approprier leurs richesses. La politique n’est qu’un terme poli pour masquer les tractations des exploiteurs et de ces multinationales qui jouent à la bourse pour satisfaire une poignée de privilégiés qui cherchent encore et toujours des profits. Dimitri Nasrallah m’a souvent fait perdre pied et croire qu’il pouvait y avoir de la graine de dictateur en moi. C’est toute la force de ce récit singulier et troublant. Il touche le côté sombre qui dort en chacun de nous.


LES BLEED, un roman de DIMITRI NASRALLAH, Éditions LA PEUPLADE, 2018, 272 pages, 23,95 $.


mercredi 29 août 2018

EDEM AWUMEY DÉRANGE PAS MAL

EDEM AWUMEY nous présente son sixième ouvrage avec Mina parmi les ombres. Une histoire actuelle où des femmes et des hommes luttent pour garder le peu de liberté qu’ils ont alors que leur pays est secoué par des extrémistes religieux qui imposent peu à peu leur volonté. Kerim Neto, photographe, a migré il y a une vingtaine d’années et vit à Montréal. Il rentre au pays situé quelque part en Afrique pour retrouver une amoureuse qu’il ne peut oublier. La jeune femme n'a jamais voulu quitter son pays et tente d’éduquer les enfants en leur enseignant à lire dans sa librairie. Mina a disparu et Kerim tente par tous les moyens de la retrouver.  

J’aime les écrivains migrants parce qu’ils osent s’aventurer dans le monde politique et dénoncer les dérives du pouvoir. Je pense à Dimitri Nasrallah. Avec son admirable Niko, il nous entraîne dans le sillage d’un jeune garçon qui fuit Beyrouth avec son père pour échapper à la mort. L’enfant se retrouve dans la famille d’une parente au Canada pendant que son père lutte pour sa survie et perd la mémoire. Roman bouleversant. Il récidive avec Les Bleed où il se faufile dans les couloirs de la dictature en se collant aux despotes qui commettent les pires horreurs pour imposer leur volonté. Ces « monstres » deviennent presque séduisants malgré les horreurs qu’ils peuvent commettre.
Sergio Kokis l’a fait bellement avec Saltimbanques et Kaléidoscope brisé où il s’attarde à la folie de ces hommes qui se croient investis d’une mission. Ces tyrans veulent incarner leur pays et bafouent toutes les libertés de leurs concitoyens. Daniel Castillo Durante l’a fait bellement aussi dans Un café dans le Sud. Je pourrais multiplier les exemples. 
Pourtant, les écrivains québécois n’osent pas souvent s’aventurer sur ce terrain. Bien sûr, il y a des exceptions. Louis Hamelin l’a fait d’une façon tout à fait particulière avec Autour d’Éva où il suit la poussée nationaliste au Québec et les luttes de certains pour contrer les manœuvres des grandes entreprises et protéger l’environnement. Yves Beauchemin a suivi la montée de la pensée indépendantiste dans sa série Charles le téméraire. Il ne faut pas oublier Monique LaRue qui le fait magnifiquement dans L’Oeil de Marquise où deux frères confrontent leurs idées politiques et sociales. Victor-Lévy Beaulieu s’y aventure de façon allégorique et répétitive dans plusieurs de ses ouvrages. Beaucoup d’écrivains choisissent plutôt les turpitudes individuelles et les crises existentielles au lieu des turbulences de la société. Peut-être aussi que la situation n’est pas assez dramatique au Québec. Et la critique, il faut le dire, a souvent été virulente envers ceux ou celles qui osaient se colletailler avec les problèmes sociaux et les idées politiques.

QUÊTE

Son amoureuse, Kerim la quitte et la retrouve, l’abandonne et la retrouve après des mois d’absence. Une relation passionnée, tumultueuse et difficile parce que les deux n’arrivent pas à se faire confiance. Il retrouve des amis, questionne, met ainsi les pieds dans les traces de sa jeunesse. Leurs idéaux ont changé, bien sûr. Les garçons et les filles qui pensaient changer le monde en montant sur scène avec le Théâtre des mouches ont pris des chemins singuliers. La réalité bouscule toujours les rêves et les défait souvent.

Après Le prophète de Gibran, Maître Baka nous avait proposé la création d’une troupe. Nous avions tout de suite accepté. Le premier défi fut de lui trouver un nom. Quelques idées saugrenues avaient fusé : la Troupe du Soleil, les Palabreurs, Divagations et compagnie, etc. Ce fut mon père qui nous suggéra le Théâtre des Mouches. Sur les planches, les jeunes, avait-il dit, sentencieux, soyez de petites bêtes enquiquineuses, soyez le fruit aux oreilles du silence et de la peur. (p.38-39)

Kerim est devenu photographe, Mina tenait une librairie au Port où elle enseignait la lecture et l’écriture à quelques enfants. Son frère Azad s’est peut-être pris pour Le Prophète de Khalil Gibran et s’est fait iman. Il enseigne le Coran à La Savane et devient de plus en plus populaire. Même que l’un d’eux, Beno, est devenu policier, collaborant avec un pouvoir qu’ils dénonçaient sur scène.
Comment retrouver Mina, la farouche et l’indépendante, la militante qui s’est toujours tenue près de ceux qui subissent les charges de la police et des militaires. Le photographe erre dans les rues, marche dans ses souvenirs, repense à ses amours, à ses infidélités, ses heurts avec le pouvoir qui surveille les dissidents. Tout est permis quand on évoque la sécurité d’État. Les arrestations se multiplient autour de lui.
 
REGARD

Kerim, comme photographe, fait voir ce que l’on ne voit pas de prime abord. Il donne des yeux en quelque sorte. Son père, un passionné de photo, l’a poussé vers ce travail difficile en lui cédant son vieil appareil. Un art qui a perdu son sens avec le numérique et surtout ces téléphones intelligents qui permettent de se mettre en scène. L’heure est au moi dans le monde, à ce je que l’on diffuse à outrance sur les réseaux sociaux. La photo est devenue un art narcissique qui ne sert plus à découvrir le monde. Heureusement, il y a encore des témoins qui nous apprennent à voir, permettent de découvrir une réalité qui ne cesse de changer autour de nous. Il faut des photographes et des cinéastes pour sonner l’alarme et montrer l’état de notre planète.

Au lieu des anonymes, ce fut elle qui passa, tournicotant, oisillon hors de son nid, devant l’objectif de mon antique Nikon, moment de grâce, cependant que mon père me répétait, Et si tu oubliais un peu les portraits, ceux par exemple que tu fais de ton amoureuse, et que tu photographiais nos instants d’abandon, tiens, par exemple ces zouaves qui viennent danser sur la terrasse du bar d’Amid au cœur de notre quartier ? Ces instants où les mouvements de leurs corps sur la piste trahissent ce que j’ose appeler une joie, un bonheur, aussi passager soit-il. Saisis la vérité dans leurs gestes, fils, les visages sont un mystère, un gouffre, une page trop saturée pour qu’on y décrypte quelque chose… (p.40)

Si écrire est lire avant tout le monde, photographier est certainement redéfinir le regard pour surprendre une autre dimension à notre environnement. Kerim est fasciné par les visages, les femmes surtout. Il traîne dans les marchés, les ruelles, s’approche des démunis. Tout en tentant de retrouver Mina, il réfléchit à son art, mais surtout à sa vie, à son incapacité à aimer et à se livrer à l’autre. Il s'est toujours caché derrière ce petit appareil.
Il se rend compte, en photographiant dans les rues et les lieux publics, qu’il exploite la misère. L’art peut aussi pousser vers les excès.

...et je me suis revu cinq ans plus tôt dans les venelles d’un bidonville de Manille, devant moi cette femme que j’avais voulu photographier et qui m’avait toisé, m’accusant de chercher à faire mon commerce avec sa face de miteuse, la femme criant presque, Dis-moi combien vont te rapporter ces photos avec nos faces curieuses ? Tu dégages ou je vais ameuter du monde qui va accourir pour te lyncher ! Et alors que je m’éloignais du piège, j’avais entendu sa voix de nouveau, Reviens ! De toute façon, qu’on me photographie ou pas ne change rien à ma condition. Tu me donnes quelques dollars ? (pp.247-248)

Kerim retrouve Mina, mais il aura surtout réussi à mieux se comprendre, à saisir l’importance de cette femme dans sa vie. Peut-être aussi que les deux se sont apaisés après ces épreuves.

SOCIÉTÉ

Le lecteur assiste à la montée des intégrismes religieux qui profitent de toutes les situations pour s’imposer. Les femmes sont les premières à subir les diktats de ces hommes qui se tiennent en haut de la pyramide sociale. Quand ils arrivent à assujettir les femmes et qu’ils les forcent à s’effacer sous un voile, ils peuvent respirer.
Ces battantes luttent et défendent leurs corps, protègent leurs enfants et portent en elles le goût de la liberté. Edem Awumey nous emporte dans un monde en ébullition, nous confronte avec des idées qui menacent les fondements de la civilisation. Les intégrismes religieux font régresser au temps où Dieu ou Allah décidaient des manières de vivre, se faufilaient dans les maisons pour régler les rapports intimes.
Des scènes terribles, des confrontations que les femmes gagnent quand elles décident de marcher vers les policiers en se dénudant devant la rangée des porteurs de matraques. Étourdissant, mais humain, senti, tendre aussi, cinglant et dérangeant.
Mina au pays des ombres nous pousse dans ces turbulences qui font souvent des images à la télévision. Rien cependant ne peut remplacer un roman qui nous fait voir et sentir avec tous nos sens. Parce que ces luttes, nous préférons souvent les ignorer et nous étourdir devant les pitreries d’un président américain qui ne sait plus quoi inventer pour basculer dans les absurdités d’Ubu roi de monsieur Jarry.


MINA PARMI LES OMBRES, un roman d’EDEM AWUMEY, Éditions BORÉAL, 2018, 258 pages, 29,95 $.