mardi 4 septembre 2018

DIMITRI NASRALLAH FRAPPE FORT

DIMITRI NASRALLAH présente un nouveau roman plutôt dérangeant. J’ai encore en tête les scènes de Niko, sa deuxième publication, qui suivait un jeune garçon qui fuit le Liban. Le père et le fils deviennent des errants dont on ne veut nulle part. Un roman d’une profonde humanité et d’une justesse criante. Toujours d’actualité, malheureusement. Avec Les Bleed, j’ai eu l’impression de devenir le confident de Vadim et Mustafa Bleed, des despotes qui font la pluie et le beau temps dans une dictature établie par le grand-père Blanco. On est dictateur de père en fils dans certains pays. Des élections sont déclenchées et ce qui devait être un bon spectacle pour les dirigeants tourne à la tragédie. Le peuple vote massivement pour l’opposition. Est-il possible de renverser la vapeur ?

Mahbad, un petit pays, sous la tutelle des Britanniques pendant des décennies, a fait son indépendance et Blanco, le libérateur, a imposé sa volonté. Son fils Mustafa a hérité du pouvoir. C’est au tour de Vadim de s’imposer et de tirer le plus de redevances possible de l’uranium, un minerai recherché par toutes les grandes puissances. La seule richesse du pays.
Vadim exerce le pouvoir en dilettante, plus passionné de course automobile où il excelle et les fêtes. Se restreindre à prendre des décisions au jour le jour, diriger un pays ne l’excite guère. Le père et le fils se détestent. Les deux s’espionnent, se surveillent, se tendent des traquenards. L’opposition, incarnée par Fatma Gavras, une militante de longue date, une femme proche des gens a réussi à mobiliser la population. Si l’héritier pensait pouvoir dormir sur ses deux oreilles et continuer sa vie de dandy, rien ne va plus. Une situation si souvent illustrée par les médias. Ces présidents sont réélus lors de scrutins truqués avec quasi cent pour cent des suffrages. On n’a qu’à penser aux élections où Vladimir Poutine rafle presque la totalité des votes.

Mais ce message ne laisse plus aucun doute dans mon esprit. Nous sommes en guerre, lui et moi, nous l’avons toujours été. Le sang que nous partageons aurait dû calmer nos ardeurs, mais au contraire, il n’a qu’accentué l’antagonisme. (p.59)

La situation risque de dégénérer au grand dam des puissances étrangères. La guerre civile n’est jamais bonne pour les affaires et les répressions sanglantes paralysent toutes les activités.
Ce qui était une formalité pour la garde rapprochée des Bleed tourne à la tragédie et au chaos. Vadim tente de fuir sa destinée, cette malédiction héréditaire qui l’oblige à endosser l’uniforme du dictateur. Son père Mustafa songe à reprendre du service et les stratagèmes se multiplient. Mahbad bascule dans une véritable course contre la montre.
Mustafa cherche une façon de manipuler les résultats de l’élection, discute avec le Général qui lui a toujours été fidèle et de bons conseils.

Le soir précédant les élections, j’ai passé du temps avec le Général. Lui et moi avons enfilé les verres de cognac et, quand le jour s’est levé, nous avons constaté avec tristesse que le moment tant redouté était enfin venu. Nous ne pouvions plus repousser ce vote bâclé, pas après les émeutes au centre-ville, pas après l’attentat à la bombe près du secteur des ambassades. Après le lever du soleil, les gens sortiraient de la maison en masse pour aller cocher leur petite case. Nous savions que l’intimidation ne fonctionnerait pas cette fois — peu importe le nombre de jeeps qui errent dans les rues, remplies de jeunes soldats débridés, le nez poudré de cocaïne, peu importe le nombre d’arrestations nocturnes de cousins des chefs de l’opposition — rien n’empêcherait les gens de voter contre mon fils. (p.106)

La population s’impatiente et les manifestations se multiplient sur la place de la Révolution. L’armée intervient et le sang coule.

PRÉTEXTES

Mustafa et le Général cherchent à contrer les demandes de l’opposition, à ménager les humeurs des puissances étrangères qui hésitent et peuvent larguer les dictateurs afin de protéger leur accès aux ressources. Vadim a fait l’erreur de tenter de conclure des ententes commerciales avec les Russes et les Chinois. Les Occidentaux le prennent mal, il va sans dire.

Notre territoire est minuscule, une province reculée de l’Empire ottoman qui s’est transformée en obscure colonie britannique et qui l’est restée jusqu’en 1961. L’histoire officielle raconte que Blanco Bleed — père de Mustafa et grand-père de Vadim — serait parvenu à négocier à lui seul un traité d’indépendance pour son peuple lorsque les autorités britanniques ont cessé de vouloir payer pour maintenir l’équilibre dans la région. Ce que l’on oublie de mentionner la plupart du temps, c’est que Blanco a alors été couronné en tant que premier président. Appartenant à une rare élite formée à l’extérieur par une éducation internationale, il dirigeait les développements miniers des montagnes Allégoriques que les Britanniques ne voulaient pas abandonner. (p.127)

Dimitri Nasrallah nous plonge dans la tête des Bleed. Le père et le fils se confient et je me suis surpris à les suivre dans leur pensée, leur manière d’envisager la situation, à comprendre leurs hésitations, leurs frustrations, surtout du côté de Vadim qui ne s’est jamais senti aimé par son père et qui a été abandonné par sa mère. Très particulier d’avoir la sensation de partager la vision de certains tyrans et  leur réalité.
Il y a aussi la version des journalistes et des opposants. Une lecture a l’envers et l’endroit de la situation qui devient explosive. Les réseaux d’information nous ont habitués à ces descriptions neutre et froide des tensions qui déchirent certains pays, se contentant souvent de montrer les attentats et les larmes des victimes. Le journal La Nation, un organe longtemps dirigé par le président, prend ses distances. Et il y a aussi le blogue de Kaarina Faasol qui va au fond des choses. Nasrallah pense peut-être que les médias traditionnels ne suffisent plus à la tâche ou qu’ils sont dépassés par les événements qui secouent la planète. La liberté de penser et de dire doit trouver d’autres canaux pour atteindre les gens et les conscientiser.

OPPOSITION

Mustafa et le Général tentent de minimiser les gestes de Vadim qui reste rongé par ses peurs, ses craintes et ses frustrations. L’homme est un émotif qui ne sera jamais à la hauteur de son père qui a gouverné comme un animal à sang froid qui calcule tout, n’hésite jamais à commettre les pires atrocités. Tout comme Mustafa n’a jamais été capable de se mesurer à Blanco, son père. Dans une dictature, le fils ne se sent jamais à l’aise dans les habits du père.
Les dirigeants tentent de sauver leur peau. Le chef de l’armée organise l’enlèvement de Mustafa pour accuser l’opposition et justifier la décision de ne pas donner les résultats du scrutin. Fatma Gavras doit fuir en Angleterre pour ne pas être assassinée ou pire, emprisonnée et torturée. Des conseillers interviennent, des ambassadeurs tentent de calmer la donne. Le vrai pouvoir n’est pas dans les mains de ceux que l’on pensait. Les dirigeants sont interchangeables et le Général n’hésite jamais à sacrifier ses alliés quand la situation l’exige.

HORREUR

Beaucoup de dirigeants peuvent être cruels, sanguinaires, fourbes, obsédés et capables des pires atrocités pour se maintenir au pouvoir et s’approprier toutes les richesses d’un pays. La vie des individus dans ce grand puzzle ne compte pas. Les despotes, on peut les larguer s’ils nuisent aux affaires et n’arrivent plus à servir les intérêts des multinationales. On l’a vu avec Kadhafi en Libye. Les jeux politiques et les intérêts financiers sont d’une férocité qui donne des frissons dans le dos.
L’écrivain fait de nous des confidents de ces despotes. Nous finissons par les comprendre et les aimer presque. C’est ce qui m’a le plus inquiété dans ma lecture. Je me suis souvent demandé ce qui se passait, surtout avec Vadim qui s’oppose à son père et fonce vers la mort dans son bolide, défiant tous les dangers pour se prouver peut-être qu’il est libre et capable de diriger sa vie comme une automobile. Le dénouement est difficile à tolérer. Une scène d’une barbarie sans nom. Le Général est l’incarnation du mal, du mensonge et de la traîtrise. Le véritable monstre, ce ne sont pas les Bleed, mais bel et bien ce militaire anonyme et sans visage.
Le roman de Dimitri Nasrallah perturbe parce qu’il rend la pensée des fous acceptable et qu’il nous entraîne dans la logique de la cruauté. L’écrivain arrive presque à nous faire accepter les pires horreurs.
On ne peut aimer ce roman, on le subit comme un fléau, coincé dans un étau où respirer devient un cauchemar. Il faut imaginer que des millions de gens doivent résister aux décisions d’illuminés qui se croient investis d’une mission, aux manœuvres des grandes entreprises qui s’appuient sur les despotes pour mâter des populations et s’approprier leurs richesses. La politique n’est qu’un terme poli pour masquer les tractations des exploiteurs et de ces multinationales qui jouent à la bourse pour satisfaire une poignée de privilégiés qui cherchent encore et toujours des profits. Dimitri Nasrallah m’a souvent fait perdre pied et croire qu’il pouvait y avoir de la graine de dictateur en moi. C’est toute la force de ce récit singulier et troublant. Il touche le côté sombre qui dort en chacun de nous.


LES BLEED, un roman de DIMITRI NASRALLAH, Éditions LA PEUPLADE, 2018, 272 pages, 23,95 $.


mercredi 29 août 2018

EDEM AWUMEY DÉRANGE PAS MAL

EDEM AWUMEY nous présente son sixième ouvrage avec Mina parmi les ombres. Une histoire actuelle où des femmes et des hommes luttent pour garder le peu de liberté qu’ils ont alors que leur pays est secoué par des extrémistes religieux qui imposent peu à peu leur volonté. Kerim Neto, photographe, a migré il y a une vingtaine d’années et vit à Montréal. Il rentre au pays situé quelque part en Afrique pour retrouver une amoureuse qu’il ne peut oublier. La jeune femme n'a jamais voulu quitter son pays et tente d’éduquer les enfants en leur enseignant à lire dans sa librairie. Mina a disparu et Kerim tente par tous les moyens de la retrouver.  

J’aime les écrivains migrants parce qu’ils osent s’aventurer dans le monde politique et dénoncer les dérives du pouvoir. Je pense à Dimitri Nasrallah. Avec son admirable Niko, il nous entraîne dans le sillage d’un jeune garçon qui fuit Beyrouth avec son père pour échapper à la mort. L’enfant se retrouve dans la famille d’une parente au Canada pendant que son père lutte pour sa survie et perd la mémoire. Roman bouleversant. Il récidive avec Les Bleed où il se faufile dans les couloirs de la dictature en se collant aux despotes qui commettent les pires horreurs pour imposer leur volonté. Ces « monstres » deviennent presque séduisants malgré les horreurs qu’ils peuvent commettre.
Sergio Kokis l’a fait bellement avec Saltimbanques et Kaléidoscope brisé où il s’attarde à la folie de ces hommes qui se croient investis d’une mission. Ces tyrans veulent incarner leur pays et bafouent toutes les libertés de leurs concitoyens. Daniel Castillo Durante l’a fait bellement aussi dans Un café dans le Sud. Je pourrais multiplier les exemples. 
Pourtant, les écrivains québécois n’osent pas souvent s’aventurer sur ce terrain. Bien sûr, il y a des exceptions. Louis Hamelin l’a fait d’une façon tout à fait particulière avec Autour d’Éva où il suit la poussée nationaliste au Québec et les luttes de certains pour contrer les manœuvres des grandes entreprises et protéger l’environnement. Yves Beauchemin a suivi la montée de la pensée indépendantiste dans sa série Charles le téméraire. Il ne faut pas oublier Monique LaRue qui le fait magnifiquement dans L’Oeil de Marquise où deux frères confrontent leurs idées politiques et sociales. Victor-Lévy Beaulieu s’y aventure de façon allégorique et répétitive dans plusieurs de ses ouvrages. Beaucoup d’écrivains choisissent plutôt les turpitudes individuelles et les crises existentielles au lieu des turbulences de la société. Peut-être aussi que la situation n’est pas assez dramatique au Québec. Et la critique, il faut le dire, a souvent été virulente envers ceux ou celles qui osaient se colletailler avec les problèmes sociaux et les idées politiques.

QUÊTE

Son amoureuse, Kerim la quitte et la retrouve, l’abandonne et la retrouve après des mois d’absence. Une relation passionnée, tumultueuse et difficile parce que les deux n’arrivent pas à se faire confiance. Il retrouve des amis, questionne, met ainsi les pieds dans les traces de sa jeunesse. Leurs idéaux ont changé, bien sûr. Les garçons et les filles qui pensaient changer le monde en montant sur scène avec le Théâtre des mouches ont pris des chemins singuliers. La réalité bouscule toujours les rêves et les défait souvent.

Après Le prophète de Gibran, Maître Baka nous avait proposé la création d’une troupe. Nous avions tout de suite accepté. Le premier défi fut de lui trouver un nom. Quelques idées saugrenues avaient fusé : la Troupe du Soleil, les Palabreurs, Divagations et compagnie, etc. Ce fut mon père qui nous suggéra le Théâtre des Mouches. Sur les planches, les jeunes, avait-il dit, sentencieux, soyez de petites bêtes enquiquineuses, soyez le fruit aux oreilles du silence et de la peur. (p.38-39)

Kerim est devenu photographe, Mina tenait une librairie au Port où elle enseignait la lecture et l’écriture à quelques enfants. Son frère Azad s’est peut-être pris pour Le Prophète de Khalil Gibran et s’est fait iman. Il enseigne le Coran à La Savane et devient de plus en plus populaire. Même que l’un d’eux, Beno, est devenu policier, collaborant avec un pouvoir qu’ils dénonçaient sur scène.
Comment retrouver Mina, la farouche et l’indépendante, la militante qui s’est toujours tenue près de ceux qui subissent les charges de la police et des militaires. Le photographe erre dans les rues, marche dans ses souvenirs, repense à ses amours, à ses infidélités, ses heurts avec le pouvoir qui surveille les dissidents. Tout est permis quand on évoque la sécurité d’État. Les arrestations se multiplient autour de lui.
 
REGARD

Kerim, comme photographe, fait voir ce que l’on ne voit pas de prime abord. Il donne des yeux en quelque sorte. Son père, un passionné de photo, l’a poussé vers ce travail difficile en lui cédant son vieil appareil. Un art qui a perdu son sens avec le numérique et surtout ces téléphones intelligents qui permettent de se mettre en scène. L’heure est au moi dans le monde, à ce je que l’on diffuse à outrance sur les réseaux sociaux. La photo est devenue un art narcissique qui ne sert plus à découvrir le monde. Heureusement, il y a encore des témoins qui nous apprennent à voir, permettent de découvrir une réalité qui ne cesse de changer autour de nous. Il faut des photographes et des cinéastes pour sonner l’alarme et montrer l’état de notre planète.

Au lieu des anonymes, ce fut elle qui passa, tournicotant, oisillon hors de son nid, devant l’objectif de mon antique Nikon, moment de grâce, cependant que mon père me répétait, Et si tu oubliais un peu les portraits, ceux par exemple que tu fais de ton amoureuse, et que tu photographiais nos instants d’abandon, tiens, par exemple ces zouaves qui viennent danser sur la terrasse du bar d’Amid au cœur de notre quartier ? Ces instants où les mouvements de leurs corps sur la piste trahissent ce que j’ose appeler une joie, un bonheur, aussi passager soit-il. Saisis la vérité dans leurs gestes, fils, les visages sont un mystère, un gouffre, une page trop saturée pour qu’on y décrypte quelque chose… (p.40)

Si écrire est lire avant tout le monde, photographier est certainement redéfinir le regard pour surprendre une autre dimension à notre environnement. Kerim est fasciné par les visages, les femmes surtout. Il traîne dans les marchés, les ruelles, s’approche des démunis. Tout en tentant de retrouver Mina, il réfléchit à son art, mais surtout à sa vie, à son incapacité à aimer et à se livrer à l’autre. Il s'est toujours caché derrière ce petit appareil.
Il se rend compte, en photographiant dans les rues et les lieux publics, qu’il exploite la misère. L’art peut aussi pousser vers les excès.

...et je me suis revu cinq ans plus tôt dans les venelles d’un bidonville de Manille, devant moi cette femme que j’avais voulu photographier et qui m’avait toisé, m’accusant de chercher à faire mon commerce avec sa face de miteuse, la femme criant presque, Dis-moi combien vont te rapporter ces photos avec nos faces curieuses ? Tu dégages ou je vais ameuter du monde qui va accourir pour te lyncher ! Et alors que je m’éloignais du piège, j’avais entendu sa voix de nouveau, Reviens ! De toute façon, qu’on me photographie ou pas ne change rien à ma condition. Tu me donnes quelques dollars ? (pp.247-248)

Kerim retrouve Mina, mais il aura surtout réussi à mieux se comprendre, à saisir l’importance de cette femme dans sa vie. Peut-être aussi que les deux se sont apaisés après ces épreuves.

SOCIÉTÉ

Le lecteur assiste à la montée des intégrismes religieux qui profitent de toutes les situations pour s’imposer. Les femmes sont les premières à subir les diktats de ces hommes qui se tiennent en haut de la pyramide sociale. Quand ils arrivent à assujettir les femmes et qu’ils les forcent à s’effacer sous un voile, ils peuvent respirer.
Ces battantes luttent et défendent leurs corps, protègent leurs enfants et portent en elles le goût de la liberté. Edem Awumey nous emporte dans un monde en ébullition, nous confronte avec des idées qui menacent les fondements de la civilisation. Les intégrismes religieux font régresser au temps où Dieu ou Allah décidaient des manières de vivre, se faufilaient dans les maisons pour régler les rapports intimes.
Des scènes terribles, des confrontations que les femmes gagnent quand elles décident de marcher vers les policiers en se dénudant devant la rangée des porteurs de matraques. Étourdissant, mais humain, senti, tendre aussi, cinglant et dérangeant.
Mina au pays des ombres nous pousse dans ces turbulences qui font souvent des images à la télévision. Rien cependant ne peut remplacer un roman qui nous fait voir et sentir avec tous nos sens. Parce que ces luttes, nous préférons souvent les ignorer et nous étourdir devant les pitreries d’un président américain qui ne sait plus quoi inventer pour basculer dans les absurdités d’Ubu roi de monsieur Jarry.


MINA PARMI LES OMBRES, un roman d’EDEM AWUMEY, Éditions BORÉAL, 2018, 258 pages, 29,95 $.


jeudi 23 août 2018

DOMINIQUE FORTIER ET SA QUÊTE

DOMINIQUE FORTIER présente un sixième ouvrage avec Les villes de papier, un livre qui va faire son chemin, j’en suis certain. Cette fois, elle nous entraîne dans le sillage d’Emily Dickinson, la poète américaine née en 1830 et décédée en 1886. Une femme excentrique, disait-on, qui n’a guère quitté sa ville natale d’Amherst, dans le Massachusetts, la maison familiale où elle vivait en recluse avec sa sœur Lavinia. Une farouche qui n’avait besoin que d’une « chambre à soi » pour écrire dans le silence, entretenir une correspondance avec des amis qu’elle ne voyait jamais. Elle ne se résignait jamais à accueillir des visiteurs. Et sa manie de porter des robes blanches l’a rendue encore plus inquiétante. Une sauvage qui fascine encore nombre d’écrivains. Son premier recueil paraît après sa mort, en 1890. Bien sûr, Dominique Fortier nous parle de ses liens avec certains lieux, des maisons qui vous happent et peuvent facilement devenir une place que vous ne voulez plus quitter. Écrire, c’est peut-être choisir la réclusion pour mieux voir le monde en soi et autour de soi, cet espace qui se modifie selon les jours et les regards.

Je ne connais guère Emily Dickinson, sa poésie, même si son nom m’est familier. Ce n’est pas le cas de Dominique Fortier que j’ai lu dès sa première publication en 2008. Je n’ai cessé d’en parler depuis et elle revient régulièrement sur mon blogue. Dominique Fortier me fascine par son écriture et le monde singulier qu’elle ne cesse de parcourir pour cerner ce qui habite un écrivain, le pousse vers ces longues séances de réclusion où il se concentre sur les mots pour saisir la vie autour de lui.
Je répète souvent qu’un écrivain est un lecteur de l’univers dans lequel il vit, de la société et de son époque qu’il est si difficile de comprendre malgré toutes les analyses savantes. Lecture aussi des écrivains de son temps et ceux qui constituent « les miracles de la littérature ». Un écrivain passe sa vie à lire et c’est pourquoi la tentation de la solitude est toujours là. Je pense à Walt Witman, un contemporain d’Emily Dickinson, qui n’a pas voyagé même s’il donne l’impression d’avoir parcouru le monde dans les longues stances de ses textes où il tente de dire la beauté de l’univers et de l’Amérique en particulier.

FASCINATION

Dominique Fortier est fascinée par Emily Dickinson, certainement parce qu’elle trouve en elle, dans ses poèmes et sa façon de vivre, une manière qu’elle accepte ou réfute. Un écrivain est toujours un peu le reflet d’un autre écrivain.

Depuis des mois, je relis les recueils de poèmes et de lettres d’Emily Dickinson, je compulse les ouvrages savants qui lui ont été consacrés, j’écume les sites où l’on voit des photos de Homestead, des Evergreens voisins, de la ville d’Amherst au temps des Dickinson. Jusqu’à maintenant, c’est une ville de papier. Est-il préférable qu’il en soit ainsi, ou devrais-je, pour mieux écrire, aller visiter en personne les deux maisons transformées en musée ? (p.25)

La jeune Emily grandit dans une famille austère, une grande maison qu’elle ne quittera que pour ses études au collège d’Amherst et au séminaire Holyoke. Toute sa vie sera remplie des gestes qu’il faut accomplir dans son lieu de vie, de certaines tâches à exécuter et aussi de ces moments où elle écrit, lit et se livre à la passion qui la fait traîner un crayon dans la poche de son tablier, écrire sur des bouts de papier, ou encore sur le carton d’une boîte. Ses poèmes prennent ainsi une odeur qui les distingue les uns des autres. Tout comme elle adore les fleurs qui vont dans toutes les directions, qu’elle n’entretient jamais parce que tout ce qui vient de la nature est bon et a droit à la vie. Elle constituera un herbier important. Emily avait un esprit ordonné malgré sa fascination pour les mots et les images.

Dans la maisonnée Dickinson, chacun vague à ses affaires. Père se prépare en vue d’une rencontre avec un client important ; Mère est très occupée par ses migraines ; Austin repasse sa leçon de grammaire ; Lavinia, un chat sur les genoux, brode un coussin, tandis qu’Emily, là-haut dans sa chambre, écrit une lettre à quelqu’un qui n’existe pas. Si elle a assez de talent, il finira par apparaître. Les mots sont de fragiles créatures à épingler sur le papier. Ils volent dans la chambre comme des papillons. Ou bien ce sont des mites échappées des lainages - des papillons à qui manquent la couleur et l’esprit d’aventure. (p.45)

Dominique Fortier s’avance sur le bout des pieds, souffle dans le cou d’Emily, la pousse, la surveille, l’invente, résiste à l’envie d’aller dans les maisons qui sont devenues des musées. Et elle fait bien. Ces visites sont toujours décevantes. Je pense à la maison d’Henry Longfellow à Boston. Une belle grande habitation où il fallait suivre des tapis pour ne pas abîmer le bois des planchers, se tenir derrière des cordons, regarder de loin un bureau, des photos, des livres, un grand fauteuil pour rêver. Tout était figé. Comment sentir la vie de l’auteur d’Évangéline dans ce monde figé. Il n’y avait que Longfellow pour le secouer. Un lieu s’anime quand il y a une âme qui l’habite.
Dominique Fortier aime mieux les châteaux qu’elle échafaude avec les mots, celles que l’on construit avec un stylo, ces lieux fragiles où il est possible d’explorer toutes les dimensions de son corps.

Pendant ce temps, tous les matins je vais rendre visite à Emily dans ce Homestead inventé d’après les photos vues dans les livres et les descriptions des témoins et des historiens. J’entre sur la pointe des pieds, pour ne pas trouer les planchers de papier, je n’ose pas m’asseoir. Je repars en laissant la porte entrouverte. (p.70)

L’écrivaine trouvera son espace à soi près de la mer, une côte sauvage où elle peut respirer et écrire dans les vibrations du matin.

QUÊTE

Ce qui fascine Dominique Fortier, je crois, c’est l’acte d’écrire avant tout, ce qui pousse quelqu’un à se retirer pour bousculer les mots, chercher une vérité ou une forme de certitude, comprendre pourquoi un homme ou une femme s’acharnent sur des phrases quand ils pourraient s’étourdir dans des villes qui se ressemblent toutes.
Habiter la solitude pour être là dans le monde. Écrire dans un lieu retiré pour se connecter à tous les points de la planète. Emily Dickinson, seule, surveillait le monde par sa fenêtre, s’émerveillait des métamorphoses que les saisons apportent. Hors de la vie en société, mais combien attentive à son petit monde.

En écrivant, elle s’efface. Elle disparaît derrière le brin d’herbe que, sans elle, on n’aurait jamais vu. Elle n’écrit pas pour s’exprimer, quelle horreur, ce mot lui rappelle celui d’expectorer, dans les deux cas le résultat ne peut être qu’un flegme gluant, plein de glaires ; elle n’écrit pas pour se distinguer. Elle écrit pour témoigner : ici à vécu une fleur, trois jours de juillet de l’an 18**, tuée par une ondée un matin. Chaque poème est un minuscule tombeau élevé à la mémoire de l’invisible. (p.116)

Dominique Fortier se demande pourquoi il n’y a pas plus d’écrivains qui choisissent la solitude pour voir ce qui les entoure et trouver des échos en eux. Je pense à mon ami Carol Lebel dont j’ai parlé il y a quelques semaines. Il vit depuis des années dans sa maison de Québec, ne sort guère et ses grandes expéditions se font dans son jardin. Il navigue dans sa balançoire au milieu des vignes qui prennent tout l’espace et lui offrent de belles grappes de raisins juteux. Il peint, il écrit de la poésie, aime sa solitude, poursuit une quête qui recommence tous les matins. Je pense aussi à Maud Lewis, cette artiste de la Nouvelle-Écosse qui a peint tout un univers en surveillant le monde par la fenêtre de sa petite maison.
Nous pouvons découvrir les continents en allant d’une ville à l’autre, en nous compressant dans un avion pour survoler les océans et débarquer dans une cité où respirer est de plus en plus difficile. On peut le faire aussi en demeurant parfaitement immobile.
Je me sens tellement plus existant près de mon Grand Lac sans fin ni commencement, sur la dune avec les sifflements des pins qui changent selon les humeurs du vent et inventent des concertos les jours de pluie.
La paruline à poitrine rousse, le geai bleu impertinent, la mésange rieuse, le pic mineur qui explore le pommier, le grand pic qui arrive en ricanant et ausculte les épinettes. Les papillons aussi qui s’abandonnent aux courants d’air chaud, les chardonnerets qui font des fêtes ces temps-ci. Tout cela me fascine. Tout cela change selon les heures et les jours. Je m’applique à être un regard pour lire le monde et je ne voyage qu’entre la maison et mon pavillon où les livres attendent d'être lus. Lire sans arrêt pour être présent au monde. Écrire pour mieux voir la vie qui m’entoure.

Le monde. Le monde est petit comme une orange. Il est incroyablement compliqué et d’une absolue simplicité. Le monde peut être remplacé, recréé, anéanti par les mots. Il existe de l’autre côté de la fenêtre, ce qui est une autre façon de dire qu’il n’existe pas. Ce qui existe : la flamme de la bougie, le chien à ses pieds, les draps de coton, les fleurs de jasmin aplaties entre les pages des dictionnaires, qui dorment entre le mot jardin et le mot journée, les braises dans l’âtre, les poèmes qui palpitent dans le tiroir. Le monde est noir et la chambre est blanche. Ce sont les poèmes qui l’éclairent. (p.136)

Quel bonheur de lire Dominique Fortier, cette écriture qui envoûte comme la musique d’Arvo Pärt qui hypnotise dans le soir, quand le soleil se défait derrière l’horizon, dans une saignée rouge. Un délice que ces textes fignolés comme des petits tableaux. Voilà le rôle de la littérature qui aide à mieux respirer et à voir autrement.


LES VILLES DE PAPIER, un roman de Dominique Fortier, Éditions ALTO, 2018, 192 pages, 22,95 $.