mercredi 1 août 2018

JACQQUES GODBOUT RACONTE SA VIE

JACQUES GODBOUT a eu la bonne idée d’écrire ses mémoires ou son autobiographie, je ne sais trop la différence. Peu importe, voilà une très bonne idée et pour une fois, il n’est pas trop tard. Gabrielle Roy s’est permis cette aventure en écrivant La détresse et l’enchantement, un texte lumineux. Malheureusement, le temps lui a manqué et nous ne saurons rien de sa vie après le succès de Bonheur d’occasion. Jacques Godbout ne s’est pas compliqué la tâche et il nous livre un texte qui prend le ton de la confidence pour traverser des pages importantes de l’histoire récente du Québec. J’allais écrire pour nous faire comprendre la grandeur et la décadence de la Belle Province. Voilà la vie exemplaire d’un homme qui a su vivre avec ses convictions, chercher une forme de vérité même si cela a pu déplaire à certains moralisateurs qui n’aiment pas que l’on remette en question les dogmes politiques ou sociaux. Le Québec a gardé malgré sa Révolution tranquille sa propension à trancher entre le bien et le mal.

Une famille à l’aise, celle de l’oncle Adélard Godbout qui deviendra premier ministre du Québec, un milieu avec des idées libérales, fortement conscientisé à la politique et aux problèmes du Québec que celle du jeune garçon né dans les années trente. Il n’a pas eu à se défaire de la misère et suer sang et eau pour survivre et manger. Tout le contraire de mes parents qui pendant les années trente tentèrent d’inventer une nouvelle paroisse sur des terres de sable peu productives. C’était la misère au quotidien et ma mère parlait de ces années en serrant les poings. Pour elle, cela avait été la période la plus difficile de sa vie.
Une famille libérale, engagée, ce qui était déjà peu fréquent parce qu’être libéral à l’époque voulait vraiment dire quelque chose. Ce n’est plus le cas de nos jours. Les idées en politique maintenant dépendent des faiseurs d’images et des racoleurs qui cherchent la formule qui accroche et fait courir les foules. Un parti politique se vend comme une boîte de savon et les idées n’ont plus aucune importance.
La famille Godbout tenait à certaines idées et les défendait. Le vote des femmes par exemple, les études obligatoires et des lois pour forger sa destinée. Ce qui faisait passer les libéraux d’alors pour des communistes. Ils étaient surtout des progressistes modérés.
Un père curieux, un esprit scientifique, des vacances à la campagne où le jeune Godbout peut faire de l’équitation, des études au collège classique. C’était dans l’ordre des choses dans les bonnes familles.

Le 8 août, la défaite électorale d’Adélard Godbout me met dans une colère d’autant plus profonde et persistante que c’est une colère d’enfant. Notre famille séjourne à Lanoraie, pour les grandes vacances d’été, dans une maison blanche construite au bord d‘une coulée, face au fleuve dans lequel j’aime pêcher des poissons immangeables comme le crapet-soleil au bout du quai. Il y a un seul autre membre du Parti libéral dans le village. Dieu merci, c’est le boulanger. Quand je reviens à la maison avec un pain chaud dont je ne grignote que la mie, comme une souris, on me lance des insultes et je fonce sur la route du quai à bicyclette, ravalant mon orgueil. (p.17)

Le jeune étudiant fait sa marque et demeure un original, un curieux à l’esprit un peu retord. On pourrait croire qu’il a reçu à la naissance l’esprit de contradiction. Un peu étrange pour ne pas dire incroyable, il ne se sent pas du tout concerné par les croyances religieuses. Il faut se replonger dans les années quarante pour prendre conscience de l’importance du clergé et de la religion. Tous les religieux alors se rangent derrière Maurice Duplessis. Dans mon village, quelqu’un qui aurait eu la mauvaise idée de s’opposer au curé Gaudiose, serait devenu un paria et un homme rejeté de tous.

FORMATION

Le cours classique de l’époque était à peu près inévitable pour ceux qui voulaient poursuivre des études. Il sort du collège et ne sait trop quelle direction prendre. La vie se chargera souvent de décider pour lui. L’armée d’abord, des voyages et une rencontre qui va changer sa vie.

Ghislaine Reiher vit au Canada depuis six ans avec sa mère, deux de ses frères et sa jeune sœur Mona. Le père divorcé demeure à Port-au-Prince, où elle est née, Française des colonies. Une Créole que je devrai subtiliser à son fiancé, étudiant en notariat dans notre université ; j’ai la fac de droit contre moi, par contre nous suivons les mêmes cours, c’est à mon avantage. (p.27)

La jeune femme deviendra sa compagne. Des épousailles et le début d’une grande aventure. L’Éthiopie d’abord où il va comme enseignant. Une vocation ou un métier qu’il n’a pas. Il veut autre chose, mais quoi ? Une expérience fort heureuse cependant. Il entre en contact avec une population bien différente de celle du Québec et cela lui fait découvrir d’autres horizons. Des idées s’affirment alors comme celle que l’État doit être laïc. Une conviction qui ne le lâchera pas et qui le poussera à militer pour un état laïc au Québec. Ce n’était pas évident dans un monde de soutanes et d’encens. Le contact avec l’Europe lui permet de se forger une pensée ou une manière de voir bien différente de ceux et celles qui n’ont pas quitté le Québec.

RETOUR

Il rentre dans son pays et fait la connaissance d’hommes et de femmes qui deviendront des personnalités marquantes de l’histoire contemporaine. L’aventure s’amorce avec la fondation de la revue Liberté où les idées se confrontent, se contredisent, se bousculent pour le meilleur et le pire.

…Pilon prend l’initiative de réunir quelques poètes, écrivains et intellectuels pour mettre sur pied un projet de revue culturelle dont le titre sera, après des heures de palabres, Liberté. Éluard a magnifié ce mot qui s’impose comme une aspiration, on étouffe dans le Québec de l’Union nationale rurale. La génération qui nous précède publie un organe politique, Cité Libre, et à l’occasion des œuvres de création dans les Écrits du Canada français, mais nos aînés ne sont guère portés sur la poésie ou sur les arts, ils ont été formés, pour la plupart, dans les mouvements de jeunesse catholique ou à l’ombre des clochers. (p.50)

Godbout songe à se faire journaliste, mais le hasard fera qu’il entre à l’Office national du film où tout est à faire et à inventer. C’est la grande période des débuts du service en français. On apprend à manier la caméra et à filmer les gens. Peut-être que c’était normal de se tourner vers le documentaire et de pousser cet art dans des directions nouvelles. Un peuple si peu sûr de son identité, hésitant dans ses convictions, claudiquant dans ses idées politiques avait besoin de se voir, de s’entendre, de s’écouter pour se donner confiance. Je pense aux films de Pierre Perrault qui fut si important dans ma vie et dans ma manière de voir la réalité qui m’entourait.
Godbout y apprend tout du cinéma et y fera carrière, menant aussi une aventure d’écrivain qui fait sa marque. Il suffit de s’attarder à sa bibliographie et à sa filmographie pour comprendre l’importance de l’œuvre de ce touche-à-tout, de ce curieux qui ne se contente jamais d’évidences ou de formules ressassées à toutes les sauces.
Il militera pour un Québec laïque, fonde l’Union des écrivains du Québec avec quelques collègues en plus de s’occuper de certaines causes environnementales et de publier des ouvrages importants. Je me souviens de ma découverte de Salut Galarneau, un titre qui sonne pour moi comme un départ ou une arrivée, je ne sais trop. Je venais de m’installer à Montréal et de changer de siècle quand j’ai lu ce roman. Ce fut une épiphanie dans ma découverte de la littérature du Québec. Il dit l’avoir écrit pour faire contrepoids à la noirceur d’Une saison dans la vie d’Emmanuel de Marie-Claire Blais. Ce roman, je l’ai souvent répété, a été un tournant dans ma vie. Étrange parce que les ouvrages de Blais et Godbout m’indiqueront la direction à prendre et une manière de faire si je voulais écrire. Une importance capitale pour le jeune campagnard que j’étais et qui arrivait en ville tout effarouché du monde.

QUÉBEC

Les mémoires de Godbout sont passionnantes à lire. Il nous fait revivre le réveil du Québec, cette Révolution tranquille qui a changé une société qui pataugeait dans la tradition, marquant surtout les femmes et les hommes de ma génération qui quittaient la campagne et découvraient la liberté de penser, d’agir, de vivre sans craindre les malédictions du curé.
Godbout croise René Lévesque, Gérard Pelletier et Jean-Guy Pilon, Gaston Miron et bien d’autres. Des cinéastes aussi qui inventeront le cinéma d’ici. Une véritable leçon d’histoire du Québec, de son évolution à travers un parcours qui passe par l’image et le mot. Ce que j’aime particulièrement, c’est ce regard sans complaisance sur la réalité du Québec, ses contradictions, ses espoirs, ses peurs et ses craintes. Son œuvre, qu’elle soit du côté du cinéma ou de la littérature, ne s’éloigne jamais du vécu de ses contemporains. Il questionne, dérange et s’est fait beaucoup d’ennemis qui n’ont pas été capables de voir l’ensemble de l’œuvre. Tout comme on bafoue Denys Arcand maintenant parce qu’il garde un certain recul et s’exerce à la lucidité. Les nouveaux curés autoproclamés n’aiment guère qu’on les bouscule.
Et il m’a rappelé des souvenirs en parlant de Réginald Martel et de son émission Book Club à Radio-Canada. Il animait cette émission avec le critique de La Presse et je crois que ce fut ma première présence à la radio. Ma vie d’écrivain débutait avec la parution de L’Octobre des Indiens. Ça s’était mal passé. J’avais eu le malheur d’écrire dans ma biographie à peu près inexistante que j’avais travaillé comme bûcheron. L’ineffable monsieur Réginald m’avait demandé de décrire ma tronçonneuse. Je lui avais rétorqué qu’il ne saurait comprendre une si belle mécanique. Ce fut le début d’une longue inimitié et il n’a jamais raté une occasion de se faire les griffes sur mes publications par la suite. Je pense que monsieur Réginald était fort rancunier.
À Té-Métropole, cela avait été pire encore. On m’avait demandé de participer à une émission en endossant mes habits de travailleur forestier. Le sensationnalisme ne date pas d’aujourd’hui. J’aurais dû faire comme Dany Laferrière et tout accepter. Je serais célèbre maintenant et peut-être à l’Académie française.
Un récit important d’un témoin d’une époque qui a fait basculer le Québec dans le monde contemporain. Un homme de valeur qui n’a jamais hésité à défendre ses idées. C’est ce que j’aime de Jacques Godbout. Un curieux qui pouvait faire un film avec quelqu’un qui ne partageait pas ses idées, mais qu’il pouvait écouter et contredire. Son regard sur les médias reste particulièrement percutant et d’actualité. Un homme de principes, d’idées comme je les aime. Un livre qu’il faudrait faire lire dans les cégeps pour savoir ce qui s’est vécu avant le téléphone intelligent, Facebook et Twitter. Un parcours exemplaire.


DE L’AVANTAGE D’ÊTRE NÉ, JACQUES GODBOUT est une publication des ÉDITIONS du BORÉAL.


https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/avantage-etre-2609.html

mercredi 25 juillet 2018

LE FRÈRE MARIE-VICTORIN ÉTONNE

Le frère Marie-Victorin est bien connu pour son travail scientifique et particulièrement pour La flore laurentienne qui fait encore autorité même si l’ouvrage a été publié pour une première fois en 1935. Je garde précieusement ses Récits laurentiens parus en 1919 dans une édition qui ne se fait plus et qui demeure un objet précieux. Une pièce d’anthologie, je crois. C’est à lui aussi que nous devons Le Jardin botanique de Montréal qui a été érigé à partir de 1931, surtout de l’avoir voulu dans l’est de la ville malgré un tollé de protestations de la part des biens nantis de l’Ouest. Ce lieu tient tellement de place dans l’œuvre romanesque de Nicole Houde qu’il faudrait songer peut-être à y signaler sa présence dans un petit espace, tout près des magnolias, qu’elle aimait tant. Ce que le public connaît moins du frère Marie-Victorin, c’est la grande amitié qui l’a uni à Marcelle Gauvreau pendant des années. Une collaboratrice, une curieuse, une histoire d’amour certainement malgré les croyances religieuses de l’homme et de la femme.

Le frère des Écoles chrétiennes, connu surtout sous le nom de Marie-Victorin, était reconnu comme biologiste. Il a eu une vie publique importante et était une figure marquante du monde scientifique de son époque. Il était une sorte de phénomène et de vedette avant même la dictature de l’image et des médias sociaux.
Nous savons qu’il s’intéressait aux plantes, à la flore, mais moins que les relations sexuelles le fascinaient. Au point d’y consacrer une partie importante de sa vie à la décrire et l’étudier. Il s’est penché sur cette question d’une façon plutôt originale, malgré son statut de religieux. Ce fut le sujet d’un échange épistolaire suivi avec Marcelle Gauvreau, une scientifique qui avait un esprit particulièrement libre et audacieux. Leurs lettres se suivront pendant une décennie.
Pas question d’allégories ou de métaphores pour parler de la sexualité entre l’homme et la femme. Le frère Marie-Victorin y va directement et tente de décrire le tout avec précision pour cerner des faits et comprendre ce qui se passe physiologiquement dans l’acte qui permet depuis toujours aux humains de se reproduire et de perpétuer l’espèce.

Mon père était un homme puissamment sexué. C’est un trait des Kirouac qui ont tous d’énormes familles. Chez nous, onze enfants, les cinq filles toutes vivantes. Des six garçons, je suis le seul survivant, et vous le savez, combien difficilement ! Gène létal sur le chromosome X probablement. Il est clair pour moi que mon père, très amoureux de sa femme, la plus belle fille de Saint-Norbert, ai-je toujours entendu dire là-bas, dut lui faire partager une vie génitale très chargée. (p.58)

Le frère n’hésite jamais à parler de ces choses en des termes précis et simples, ce qui n’était guère la norme de son époque.
Marcelle est devenue son alliée dans cette recherche et une précieuse collaboratrice parce qu’elle lui donnait le point de vue de la femme. Il pouvait ainsi étudier les deux côtés de la médaille.

CORRESPONDANCES

Des lettres étonnantes où les amis s’attardent à décrire la sexualité et ses manifestations (dommage que l’on n’ait pas les lettres de Marcelle Gauvreau) lors des ébats amoureux ou des manifestations du désir et de l’attirance sexuelle. Marie-Victorin étudie particulièrement les organes féminins et ses réactions physiques lors de l’excitation sexuelle. Il interroge son amie sur le sujet et ils s’attardent à décrire leurs sensations devant cette stimulation qui mobilise tout le corps.

C’est le smegma clitoridis qui est surtout la source de l’odeur génitale féminine, l’odor di femina avec toutes ses nuances personnelles et ses demi-tons, avec son attrait pour le sexe mâle, lorsque le smegma est sécrété en quantités limitées. Mais la sécrétion est exagérée (elle l’est si elle devient visible à l’oeil nu), l’odeur par fermentation devient désagréable et même… pire, surtout s’il y a d’autres sécrétions surajoutées : urines, menstrues, etc. Vous savez beaucoup mieux que moi, sans doute, quels sont les soins de propreté à apporter en cette matière. (p.69)

Les deux restent des observateurs méticuleux et cherchent à comprendre ce qui entre en interaction chez la femme et l’homme lors des approches sexuelles. Le frère force Marcelle à être plus précise et l’encourage à être attentive lors de certaines expérimentations. Les deux font fi des tabous qui faisaient que les religieux parlaient peu de ce sujet et utilisaient souvent un langage allégorique quand ils abordaient la question. La sexualité étant réduite souvent à l’acte qui permettait la reproduction et rien d’autre.
Je n’ai jamais vu ou assisté à des marques d’affection entre mon père et ma mère. Jamais mes parents n’ont manifesté leur attirance ou le plaisir devant nous les enfants. Pourtant, ils ont eu une famille nombreuse. Toute leur sexualité est demeurée secrète et discrète. Un sujet tabou. Cet aspect de la vie prenait parfois des allures démentes chez certains hommes de la paroisse, allant jusqu’à l’agression et le viol. La littérature nous raconte souvent des histoires horribles et j’ai affronté ce secret dans Les Oiseaux de glace où je raconte le calvaire d’une de mes tantes, battue et violée par son mari, avec la complicité du curé et de tout le monde qui fermait les yeux.

Je ne sais pas si vous avez besoin de ce que je vais vous dire. Peut-être ! C’est vous qui savez si cette nécessaire manipulation du clitoris causera érection et peut-être orgasme et décharge. Mais le bon sens, d’accord avec la théologie, indique que, le but de la manipulation étant légitime, les effets secondaires sont légitimes aussi. Il ne faut dont pas se troubler ni hésiter. Ni l’érection ni l’orgasme ne sont d’ailleurs des maux, ce sont des actes naturels dont on peut abuser, voilà tout. (p.92)

Le frère Marie-Victorin fait preuve d’une ouverture d’esprit remarquable et trouve ces plaisirs normaux et sains. Il se marginalise du milieu religieux et de ses confrères même si jamais il interroge sa foi. Cette correspondance lui permet d’aller très loin dans cette recherche et surtout dans la compréhension des contacts entre l’homme et la femme.

CUBA

Le religieux, lors de ses séjours à Cuba, rencontre des prostituées et observe leurs comportements lors de leurs sessions de travail. Il reste celui qui regarde et étudie l’orgasme de quelques filles. C’est un peu troublant, surtout quand on apprend que l’une des filles était sans doute d’âge mineur. Il raconte ces séances d’observations à Marcelle dans le moindre détail.

Et maintenant, une troisième femme. Lydia, courtisane. Je vous ai dit déjà que je pense que rien de ce qui est humain n’est interdit à la curiosité scientifique, et que j’assisterais en toute tranquillité de conscience à un coït si l’occasion m’en était donnée sans scandale. Cette occasion s’est présentée, et j’ai fait, en même temps que des observations biologiques de très grand intérêt pour moi, une grande expérience humaine qui m’a ouvert les yeux et m’a rendu encore plus bienveillant, s’il était possible. (p.147)

Il ne faut surtout pas se scandaliser même si notre époque veut que l’on brise toutes les statues en se penchant sur la vie et les agissements de ceux qui ont fait l’histoire. Le frère Marie-Victorin n’avait rien d’un prédateur et d’un pédéraste. Il reste le témoin et n’ira jamais jusqu’à expérimenter l’acte sexuel, même par esprit scientifique.
Une attitude originale dans une société pudibonde qui faisait tout pour dissimuler cet aspect de la vie même si elle était omniprésente dans les nombreuses familles.
Malgré tout, le frère prouve qu’il est bien un homme de son époque dans certains aspects de la vie. Il aura de la difficulté à comprendre et accepter l’homosexualité.

C’est une terrible histoire que vous me racontez là au sujet de ce prêtre homosexuel ! Mon Dieu, vous avec de la déveine, dans votre famille. Je n’oublie pas l’assaut que vous avez subi de la part du vieillard lubrique (que j’ai vu et entendu à l’hôtel Pennsylvania !), du vieux cochon de la Rivière-Beaudette, etc. L’homosexualité poussée à ce point est une véritable maladie, qui déshonore le monde des intellectuels. Il faut pardonner au prêtre qui, en un jour d’égarement, cède à son tempérament et goûte de la femme, fruit défendu pour lui. Il faut plaindre l’homosexuel emporté par une tendance biologique anormale dont il n’est pas entièrement responsable. Mais le ménage à trois, combinant toutes les turpitudes, est quelle chose d’innommable, quoique pas nouveau. Mais retenez bien que les pervertis ont l’horreur de la femme. (p.136)

Tout comme il écrit des généralités sur les Noirs qui peuvent faire sourciller. Certains commentaires aussi sur la sexualité féminine démontrent qu’il était très bien intégré à la société patriarcale et à la mentalité religieuse qui régnait sans partage alors sur le Québec.
Une correspondance étonnante, des propos qui ne disent pas tout et qui laissent des questions sans réponses. Chose certaine, le frère Marie-Victorin avait une moralité et une pensée qui se distinguaient de la norme de son temps. Une approche ouverte et permissive qui donne un portrait tout à fait différent de ce que nous entendons normalement de la Grande Noirceur où nous avons l’impression que tout était interdit, surtout en ce qui concerne la sexualité.
Un livre qui fait du bien et qui montre que la pensée avait sa place même dans un milieu social où tout était contrôlé par la confrérie religieuse qui avait tendance à voir le mal dans tous les agissements des femmes et des hommes.


LETTRES BIOLOGIQUES du Frère MARIE-VICTORIN est une publication des ÉDITIONS du BORÉAL.
  

jeudi 28 juin 2018

LA POÉSIE M’A TROUVÉ UN SAMEDI


Une version de cette chronique
est parue dans Lettres québécoises,
Numéro 170 été 2018,
consacré à la poésie du Québec.


La poésie m’a trouvé un certain matin d’octobre où je m’apprêtais à amorcer ma journée de travail à l’épicerie de mon beau-frère à La Doré. J’avais dix-sept ans, peut-être moins. Je travaillais le vendredi soir et le samedi toute la journée jusqu’à vingt-deux heures. Je tenais la caisse, emballais les achats des clients, souriais aux enfants qui venaient acheter pour un sou de bonbon, transportais les gros sacs jusqu’aux autos. Une vingtaine d’heures en tout pour cinq dollars. Le salaire minimum était vraiment minimum alors. Bien sûr, j’avais certains avantages sociaux. Ma sœur servait les repas du midi et du soir et elle était fort bonne cuisinière. En plus, j’avais droit à un généreux morceau de gâteau au chocolat. Un délice qui valait bien des dollars !

Monsieur Nadeau venait régulièrement au magasin pour parler de tout et de rien. Sa principale occupation était de respirer du matin au soir. Il avait plein de temps dans les poches de sa chemise et sa blague à tabac. Monsieur Nadeau découpait chaque seconde au hachoir avec son tabac qui sentait le diable. Comme mon père qui faisait ses jours devant la fenêtre, condamné par la maladie de Parkinson à ne plus être qu’un témoin de l’agitation des hommes qu’il surveillait en maîtrisant ses tremblements. Se sentir glisser hors de la vie du village a été le pire châtiment que mon père a pu vivre.
Un samedi, encore très tôt, alors que les clients n’étaient pas encore tout à fait réveillés et que je préparais ma caisse, Monsieur Nadeau est entré et m’a lancé avec un petit sourire étrange : « La vie, c’est comme la température… » Je n’ai retenu que les premiers mots de ce qu’il racontait. Il devait être question du soleil, de la sécheresse, du vent qui arrachait les feuilles des grands peupliers autour de l’église et qui, un peu taquin, retroussait parfois les jupes des filles qui fréquentaient le couvent Maria-Goretti.
Je ne me souviens plus de ma journée de travail. Les additions, les grands sacs de papier brun qui se déchiraient souvent, les « mercis, les bonjours, je vous paie la semaine prochaine ». Mon beau-frère, en plus d’être un violoneux formidable, n’était pas capable de dire non. Il a perdu pas mal d’argent en faisant crédit à certaines personnes. Mais comment résister à des enfants qui dépendaient de lui pour manger ?
Le soir, après le travail, après une victoire du Canadien contre les Bruins, dans ma chambre alors que tout le monde dormait, j’ai pris une grande feuille blanche en tremblant comme si j’approchais la plus belle fille du village en retenant mon souffle. Et, j’ai commis l’acte de poésie.

La vie c’est comme la température
Parfois, ça peut faire dur
Souvent, c’est trop chaud
Quand le soleil pousse dans le dos.

J’étais convaincu d’être le Rimbaud de La Doré. Je n’avais encore rien lu de l’auteur des Poètes de sept ans, mais mon professeur de français, Jean-Joseph Tremblay,
avait répété en classe que c’était un grand poète. Les mots de Monsieur Nadeau tournaient autour de moi comme une guêpe excitée. La semaine suivante, dans la bibliothèque de l’École secondaire Pie XII, j’ai fini par trouver des extraits des poèmes d’Émile Nelligan.

Où vis-je ou vais-je ?
Suis-je la nouvelle Norvège
D’où les blonds ciels
S’en sont allés ?[1]

J’ai appris quelques poèmes d’Émile par cœur, le soir entre deux formules d’algèbre que je n’arrivais pas à comprendre et dont je doutais de la nécessité.

Ah comme la neige a neigé
Ma vitre est un jardin de givre
D’où les blonds ciels s’en sont allés
Ah la douleur que j’ai, que j’ai.

Je ne vous dirai pas l’effet qu’a eu Paul Éluard sur moi quand j’ai lu L’amoureuse un peu plus tard.

Elle est debout sur mes paupières
Et ses cheveux sont dans les miens,
Elle a la forme de mes mains,
Elle a la couleur de mes yeux,
Elle s’engloutit dans mon ombre
Comme une pierre sur le ciel. [2]

Une déflagration, un big bang. Je me suis mis à la poésie comme on entre en religion, usant mes crayons à mine et effaçant sans cesse, cherchant la rime et le mot précis.

Mais que pouvais-je écrire après « les sanglots longs de l’automne bercent mon cœur d’une langueur monotone » ? Verlaine et Rimbaud avaient tout dit. Comment écrire quand on est le dernier à vouloir secouer les mots ? Comme si l’évolution de Charles Darwin avait pris fin avec mon père et que je n’étais plus qu’un boson de Higgs qui n’intéressait personne. Je transportai mon envie du poème à Montréal, dans une grande valise presque vide et me suis mis à la tâche avec dévotion.

LANGEVIN

J’ai déjà parlé de l’effet Gilbert Langevin. Il était mon premier poème vivant et je pouvais l’écouter, lui parler, le toucher et, il aimait la bière tout autant que moi. Avec Gilbert, je ne savais jamais quand il récitait l’un de ses poèmes ou bien quand il parlait comme tout le monde. Il m’a fait lire Antonin Artaud que j’ai eu bien du mal à saisir, Saint-John Perse, Paul Reverdy, Jules Supervielle, René Char, Yves Bonnefoy et bien d’autres. J’ai acheté alors presque toute la collection poésie de Gallimard, les beaux livres blancs que je garde encore précieusement. Je rêvais d’y voir un jour mon portrait sur la page de couverture.
Je tentais de faire exploser les mots pour qu’ils échappent à tous les carcans. Écrire de la poésie, c’est partir pour n’importe où et ne pas être certain de trouver le chemin du retour.
Et ce fut la lecture de Gaston Miron et Paul Chamberland. Ils ont eu le même effet sur moi que Marie-Claire Blais et son roman Une saison dans la vie d’Emmanuel. Ils secouaient un Québec perdu dans un banc de neige, un pays qui avait besoin de massages et de mots pour se redresser.

La marche à l’amour s’ébruite en un voilier
De pas voletant par les eaux blessées de nénuphars
mes absolus poings
ah violence de délices et d’aval
j’aime
           que j’aime
                        que tu t’avances
ma ravie
frileuse aux pieds nus sur les frimas[3]

Je me suis mis à réciter les poèmes de Langevin et de Miron, d’Yves Préfontaine comme je l’avais fait avec les litanies pendant la Semaine sainte dans la grande église de La Doré. Il y avait tant de pistes à emprunter.
Tout a basculé quand j’ai mis la main sur L’homme approximatif de Tristan Tzara. Une révélation ! Je n’aurais jamais réussi à écrire L’Octobre des Indiens sans cette rencontre qui m’a retourné l’être à l’endroit et à l’envers. Tzara m’indiquait la route, me  donnait une forme pour le poème. J’avais l’impression qu’il m’offrait une embarcation dans laquelle je pouvais entasser tous mes mots et m’aventurer dans les plus gros rapides de la rivière des Ashuapmushuan.
Et j’ai eu mon recueil de poésie en 1971 aux Éditions du Jour. Un livre tout blanc avec le titre en rouge. Mon seul recueil de poésie.

HISTOIRE

C’est encore l’effet Langevin. Il trouvait mes poèmes narratifs. Je ne pouvais m’empêcher de raconter des histoires. Poète, oui, mais surtout conteur, inventeur de vérités et de mensonges. De quoi ébranler ma vocation de faiseur de poèmes.
Et j’ai écrit Anna-Belle au printemps, lors de mon retour au village, un roman qui n’est pas un roman, une histoire à côté d’une histoire où je convie tous les poètes à table. Mon texte est tapissé de poésie que je cite tout de travers pour danser autour d’une femme qui se drape de mots et de phrases. C’est comme si j’avais dynamité mes poèmes pour les laisser se répandre sur une centaine de pages. Parce qu’une poésie est un trou noir qui compresse les mots pour ne garder que les plus coriaces qui finissent par remonter à la surface. Et quand la dilation brusque (terme pour remplacer big bang que je ne veux pas répéter) se produit, ça donne souvent des romans.

LECTURE

Je lis encore et toujours François Charron l’admirable. Carol Lebel, mon ami de toujours, ses textes lourds de questions qu’il accole à des toiles qui sont comme des fenêtres qui s’ouvrent sur des mondes fascinants. Mon ami Carol qui a été de toutes les aventures, particulièrement celle de Sagamie-Québec, une maison d’édition où nous pensions réinventer la phrase. Il y a publié son très beau recueil Difficile de respirer dans les yeux des autres. Une amitié indéfectible depuis plus de trente ans maintenant.

Les mots sans mystères
S’effacent les uns après les autres[4]

François Turcot l’étonnant, l’existentiel et l’humaniste, Charles Sagalane pour les chemins singuliers qu’il emprunte et qui croit que la littérature peut aider à survivre ; Denise Desautels pour la danse et la respiration, Hélène Dorion pour ses murmures et la musique qu’elle sait si bien évoquer. Je viens de découvrir Gabriel Robichaud et je n’ai plus que ses mots dans les oreilles depuis que je l’ai entendu chanter en s’accompagnant à la guitare.
J’aime encore et toujours Pierre Morency pour la justesse de ses confidences, son poème lisse comme les oreilles d’un chat. Ça me ramène à Guillevic que je lis souvent, devant la fenêtre qui donne sur le Grand Lac sans fin ni commencement pour me dresser face au monde.
Et parfois aussi, je m’attarde aux paroles de certains chanteurs, de Luc De Larochellière en particulier, pour me souvenir qu’une chanson est un texte avant tout. J’écoute ses si belles mélodies et ça me fait du bien à l’âme.

Alors mettez au cimetière les balançoires les toboggans
Que l’on voie s’enfuir la misère devant tous les rires des enfants
Pendant qu’encore à la radio on nous joue et rejoue sans fin
La tragédie du grand suicide américain.[5]

J’aime la poésie, ce souffle qui se tient en équilibre sur l’horizon, ce battement des paupières qui fait trembler l’Amérique, ces réunions d’hirondelles au mois d’août avant l'envol pour le plus long et le plus fou des voyages. Le grand pic aussi qui s’approche du pavillon pour me demander ce que je suis en train de faire là, sans bouger, comme si j’avais perdu l’usage de mes yeux. Il penche la tête et je lui réponds immanquablement avec un poème d’Anne Hébert.

L’éclat du midi efface ta forme devant moi
Tu trembles et luis comme un miroir
Tu m’offres le soleil à boire
À même ton visage absent.[6]

 Le grand curieux s’envole en riant et battant des ailes. Je ne sais jamais alors s’il se moque de moi ou s’il aime particulièrement les mots de la magnifique Madame Anne Hébert.




[1] Nelligan Émile, Poésie complète, Éditions Typo, 1998.
[2] Éluard Paul, Capitale de la douleur, Poésie Gallimard, 2015, page56.
[3] Miron Gaston, L’homme rapaillé, Les Presses de l’Université de Montréal, 1970, page 39.
[4] Lebel Carol, Carnet du vent 2, Éditions de l’A.Z., 2017, page 12.
[5] De Larochellière Luc, Suicide américain, chanson tirée de l’album Autre monde, 2017.
[6] Hébert Anne, Œuvre poétique 1950-1990, Boréal Compact, Montréal, 2005, p.50.

jeudi 21 juin 2018

ANNE ÉLAINE CLICHE NOUS SOUFFLE

ANNE ÉLAINE CLICHE, dans une réédition de La Sainte Famille, un roman paru en 1995 chez Triptyque, remet à l’ordre du jour une publication troublante qui nous plonge au cœur d’une famille juive de Montréal. Les enfants Mosse s’aiment, se bousculent, se brouillent et ne peuvent vivre les uns sans les autres. L’écrivaine fait des détours par la Bible, par le nom des personnages (elle emprunte celui des évangélistes) les références stylistiques et la construction du récit où chacun donne une version personnelle des événements qui frappent les uns et les autres. Un texte puissant qui nous sollicite de toutes les façons imaginables.

J’ai tenté de lire La Piseuse de madame Cliche lors de sa parution en 1992. Un roman que Le Quartanier a également réédité en 2016. J’avais renoncé, je ne sais trop pourquoi. Le titre peut-être ? Étrange parce que je suis du genre têtu quand je m’aventure dans un livre et ne rebrousse chemin que très rarement. Tout comme je ne lis qu’un livre à la fois. Je me demande comment ma compagne Danielle fait pour parcourir deux ou trois ouvrages en même temps, allant de l’un à l’autre. J’ai renoncé dernièrement à 4 3 2 1, le dernier Paul Auster, un écrivain que j’aime pourtant. Son pavé fait plus de mille pages, et raconte une même histoire en quatre versions. Le héros meurt dans un accident, ressuscite dans le chapitre suivant et j’avoue que je me suis fatigué de ce jeu, n’arrivant plus à croire au récit. J’ai abdiqué après 350 pages.
Et il arrive que l’on soit sans mots quand on sort d’une lecture après des heures de bonheur intense. Anne Élaine Cliche m’a poussé dans une autre dimension et m’a laissé étourdi, arrivant mal à dire ce que je venais de vivre et de ressentir.
La Sainte Famille permet de suivre Jean, Paul, Marius, Sara, Clara, Anne et même de s’attarder à Pierre le fils de Paul, un bébé emporté par une étrange maladie de la peau. Il y a aussi le père qui s’est occupé seul de ses enfants avec une empathie et une présence exceptionnelle. La mère est décédée tout discrètement pendant son sommeil.
Les enfants œuvrent tous dans le domaine artistique. Le chant, la sculpture, la musique, sauf Daniel qui possède l’art de faire de l’argent et qui protège tout le monde. Jean est un cas, un rebelle, un farouche qui garde ses distances et protège son autonomie. Anne, la compagne et amante de Paul, est écrivaine et raconte cette histoire qui emprunte toutes les directions. C’est toujours comme ça, les écrivains sont des pilleurs de famille.

BIBLE

Le récit n’est pas sans rappeler les Évangiles où chacun raconte une même histoire ou certains événements selon un angle personnel. Le texte est truffé de références bibliques par le ton, la musique de la phrase. L’écrivaine n’hésite pas d’ailleurs à affronter le texte sacré pour tenter de comprendre la langue de l’écriture et de la création.

La langue des textes sacrés est multiple. La langue originelle des Évangiles pose une question troublante, comme la destination de la lettre. L’Église affirme que la langue de la nouvelle alliance est le grec, ou l’araméen. Mais de plus en plus d’auteurs chrétiens avancent que l’hébreu serait la lettre perdue, raturée, trafiquée, traduite, brûlée. Certains Pères de l’Église connaissaient, en effet, une version hébraïque de Matthieu. Ces propos soulèvent encore de violentes réfutations.  (p.20)

Un arrêt sur cette cellule qui constitue le fondement de la société, du moins nous l’avons répété et cru depuis toujours. Est-ce toujours le cas ? La famille a changé de visage et n’est plus ancrée sur la Trinité du père, de la mère et de l’enfant.
L’impression qu’Anne Élaine Cliche m’a poussé dans une partition, une forme d’opéra où les liens un peu tordus entre les membres du clan Mosse prennent toutes les directions. Les personnages entrent et sortent, s’imposent dans de longues tirades et tirent leur révérence. C’est souvent étourdissant, mais qu’importe !

Commémorer ? Mais quoi au juste ? La sainteté ou la débauche ? La ville désirerait-elle se souvenir d’un écrivain ? Ce n’est peut-être pas la ville… seulement Daniel. On ne sait pas vraiment qui souhaite célébrer les cinquante ans qui nous séparent de la mort de Saint-Denys Garneau… alors que les Œuvres sont décidément introuvables, épuisées dit-on, depuis des années. Cela étonne. Un monument pour rappeler le nom d’un écrivain… ce n’est pas une pratique courante à Montréal. On veut dresser un corps dans la ville. Qu’est-ce qu’un corps d’écrivain ? Une idole ? Un veau d’or ? Ou l’humble piédestal de la divinité invisible ? Où sont passées les écritures ? (p.25)

Paul s’attaque à ce projet, y met son cœur, son âme et son corps. Il vit une période terriblement sensuelle et physique dans sa démarche de créateur. Un enfermement dans son atelier, un contact corporel avec la matière pour en faire jaillir le souffle comme Dieu, semble-t-il, a fait jaillir la vie de la boue.
Il y a aussi Marius, aveugle de naissance, compositeur et pianiste. Il faut le suivre pendant qu’il interprète Les Variations Goldberg de Jean-Sébastien Bach. Une longue séquence où l’écrivaine nous place dans la tête de l’interprète, fait vivre la musique de l’intérieur. Des moments qui vous poussent dans vos derniers retranchements.
Dans ces récitatifs, l’écriture s’éclate dans une sorte de Big Bang. Je songe à ce repas où tout le monde mange à satiété et boit. Un moment d’une intensité difficile à tolérer. Tout peut éclater dans cette rencontre où les liens troubles des frères et de la sœur font surface. J’ai dû m’arrêter à plusieurs reprises pour reprendre mon souffle et calmer mes palpitations. Tout comme ce monologue de Clara qui parle de sa mère Sara, boit et finit par se noyer presque dans la piscine de son oncle Daniel lors du dévoilement de la sculpture de Paul. Ça dure et ça dure jusqu’à l’intolérable.
Anne Élaine Cliche crée des moments d’une ampleur qui risque de vous avaler ou encore de vous faire prendre la fuite. L’impression que l’on m’a lié les pieds et les poings dans une écriture qui pousse au bout de soi.

RETOUR

Création, œuvre qui jaillit des pulsions les plus intimes, tout comme le roman d’Anne qui tente de cerner la famille Mosse. Et Jean dans une épître d’une férocité terrible, la pourfend et l’écrase avant de mettre fin à ses jours.

J’aime Paul. J’aime Paul et le tombeau est vide ce soir. Où est le corps ressuscité ? L’ampleur du sexe m’enlise et me lie à lui en mon nom heurté. Nous n’avons pas dormi. Et j’ai pesé tout le poids de Paul. Le poids des mots qu’il me lance au visage dans l’amas filandreux des salives. Les mots qui me ne sont pas les miens et qu’il prononce pour lui. Les mots d’un homme, qui pèsent, qui pèsent. Car les mots d’un homme sont étranges. Je t’aime, dit-il. (p.96)

Nous plongeons dans la pulsion, la dépendance des enfants à un père qui, malgré sa grande douceur, a traumatisé tout le monde. Une tragédie où les morts collent à la peau des vivants. Et cette écriture comme un grand souffle torride qui emporte tout sur son passage comme un feu de forêt qui semble jaillir des entrailles du sol. Impossible de ne pas être aspiré, défait par cette respiration puissante, cette énergie qui brûle la peau, le cœur et l’âme.
Me voilà tremblant, ébaubi, claudicant dans ma tête et ma pensée, certain d’avoir été avalé par un texte comme Jonas par la grande baleine. Un roman qui prend les dimensions d’un tsunami. 
Je m’excuse, madame Cliche, de vous avoir abandonnée en 1992, mais il n’est jamais trop tard pour combler les manques de son parcours de lecteur. C’est ce que je fais tout de suite et cette fois je vais me rendre jusqu’à la toute dernière des phrases, je le jure.


LA SAINTE FAMILLE, roman d’ANNE ÉLAINE CLICHE est une publication du QUARTANIER.