mardi 29 mai 2018

MON AMI LANGEVIN ET LÉONARD


Une version de cette chronique
a été publiée dans Lettres québécoises,
Numéro 168 décembre 2017,
consacré à Léonard Cohen.


Mon ami Gilbert Langevin surgissait souvent au milieu de la nuit quand je vivais à Montréal pour étudier la littérature et y apprendre la vie et l’autonomie. Il n’avait pas besoin de sonner. La porte n’était jamais barrée et il entrait sur la pointe des pieds, me demandait si je dormais. Je dormais, mais ne dormais plus et je passerais le reste de la nuit debout. Ses pas dans l’escalier me réveillaient toujours. J’avais l’oreille fine. Surexcité, incapable de rester en place, il tournait, déclamait ses poèmes, chantait l’une de ses chansons avant d’avaler une tranche de pain et de vider ma dernière bière. La plupart du temps, il ouvrait le frigo et se servait avant de me parler. C’était rue Rivard, un appartement sous les toits avec bain au milieu de la cuisine, juste sous le puits de lumière, dissimulé dans un grand coffre de bois avec couvercle. Je pouvais y faire trempette en trinquant avec les amis.

C’était une nuit d’automne, en 1969. Gilbert était plus nerveux que jamais. Il avait sorti un disque de sous son grand manteau noir qui était un véritable coffre aux trésors. Il avait secoué une pochette rouge avec la tête de Pauline Julien que l’on reconnaissait facilement. J’avais placé le disque sur mon pick-up et il m’avait fait écouter sa version de Suzanne.
— C’est du Cohen, du Léonard Cohen !
Il riait, secouait les mains, repoussait sa longue crinière noire. Il me parlait du poète anglophone de Montréal et je prenais conscience pour la première fois que mon ami parlait anglais ! Il le fallait parce qu’il avait traduit cette chanson. Il me parlait aussi d’Armand Vaillancourt que j’avais croisé une fois ou deux à l’Auberge du Canada.
Je n’avais jamais entendu le nom de Léonard Cohen avant. Gilbert chantait avec Pauline. Un duo improbable. Il était certain de devenir riche et promettait de fêter ça à la taverne Cherrier, rue Saint-Denis. Mais avec un sou par disque vendu en droits d’auteur, il aurait fallu en écouler quelques millions pour réussir à étancher notre soif.
Gilbert m’avait laissé Comme je crie, comme je chante bien sûr. Il donnait tout ce qu’il avait. Ses livres, des bouts de poème qu’il écrivait sur tout ce qui ressemblait à du papier. Mon seul disque dédicacé. Il avait écrit à mon frère de La Doré et avait dessiné des croix. Comme toujours. Gilbert dessinait quand il écrivait. J’avais eu la chance de voir son manuscrit Ouvrir le feu et c’était un mélange de dessins, de gargouilles, de croix et de signes cabalistiques avec les poèmes bien sûr. Je ne sais pas ce qu’il a fait de ces manuscrits. Sans doute qu’ils sont aux Archives de la Bibliothèque nationale du Québec où il a cédé une partie de ses écrits, il me semble.

DÉPART

Et il était reparti quand le matin était bien installé, quand il n’y avait plus de bières dans le frigo. J’attendais ma paye de la Commission scolaire des écoles catholiques de Montréal où je faisais de la suppléance pour survivre et acheter d’autres bières. Je l’avais regardé s’éloigner, allant vers la station de métro Mont-Royal, fragile sous son grand manteau noir, gesticulant, souriant et chantant peut-être parce que certains piétons se retournaient sur son passage.
Une vraie curiosité que ce manteau. Il avait fixé plusieurs articles le concernant à la doublure. Lors de nos soirées bien arrosées à La Casa de Pedro ou à l’Auberge du Canada, il ouvrait son manteau et je pouvais lire une critique récente, une entrevue dans un journal pendant qu’il faisait les yeux doux à l’âme sœur que je venais de croiser. Il jurait que ça le tenait au chaud en hiver. Les coupures de presse, les entrevues, les critiques, qu’on se le dise, ça isole parfaitement un manteau.
Je m’étais habitué à ces visites. Je me réveillais souvent avant qu’il ne grimpe l’escalier étroit, avant qu’il ne pousse la porte, chante, me raconte qu’il avait failli vendre l’un de ses vers à Gaston Miron pour deux dollars. Ces matins-là, quand on requérait mes services dans une école, je m’y rendais en bâillant. Je ne pouvais refuser un remplacement. J’avais besoin d’argent et l’école Marquette requerrait souvent mes services.

JEAN-PAUL

Une nuit, Gilbert avait décroché le combiné du téléphone et composé un numéro qui ressemblait à la formule de Pi. Il avait réussi à rejoindre Jean-Paul Sartre à Paris. J’étais abasourdi. Ébaubi. Jean-Paul Sartre était au bout du fil.
— Comment ça va dans ton néant ? avait lancé Gilbert.
Je me tenais les côtes tellement je riais.
Il voulait lui faire écouter sa version de Suzanne. Sartre connaissait le poète et le chanteur. C’est du moins ce que Gilbert prétendit après. Encore une fois, il m’avait tenu debout jusqu’aux premières lueurs de l’aube et j’avais affirmé, quand le téléphone avait sonné pour me demander d’aller à l’école Saint-Michel, que j’avais une grippe de cheval. Juste à entendre ma voix caverneuse, la pauvre fille avait pensé que j’étais presque à l’article de la mort ou que je m’exerçais à parler comme Léonard Cohen.
Tout s’était compliqué pendant la crise d’Octobre. Gérald Godin, Pauline Julien et Gaston Miron étaient en prison. Gilbert circulait, récitait ses poèmes, hurlait en vain. J’ai pensé qu’il voulait plus que tout se retrouver derrière les barreaux. Il m’en avait voulu quand deux policiers étaient venus fouiller mon appartement, me demandant si j’étais Paul Rose. Les agents n’avaient même pas soulevé le couvercle du bain. J’aurais pu y cacher un membre du FLQ et de la dynamite. Qui aurait pensé trouver un révolutionnaire dans un bain au milieu d’une cuisine ?
J’ai appris récemment qu’il se réfugiait chez son frère Roger alors et qu’il amusait les enfants en racontant une histoire étrange. Il avait inventé un personnage glabre d’un côté et tout poilu de l’autre. C’est son neveu Jérome qui m’a raconté cette histoire lors de son passage au Saguenay pour un spectacle de France Bernard qui interprète les chansons de Gilbert de façon magnifique. Je ne savais rien de ce personnage et encore moins que Gilbert s’était caché pour échapper à la police. Il faut toujours se méfier de sa version de la grande et petite histoire.
Gilbert était apparu quelques nuits plus tard. Je commençais à être inquiet. Il avait bu deux bières avant de raconter que dans l’après-midi il avait descendu la rue Saint-Laurent du nord au sud en caleçon sur une vieille bicyclette. La grande combine de luxe avec sortie de secours à l’arrière s’il vous plaît. Il avait chanté toutes ses chansons subversives. Les gens souriaient, certains applaudissaient, mais pas un policier ne s’était approché.
Et il avait regardé autour de lui pour s’assurer que personne ne pouvait l’entendre. J’avais soulevé le couvercle du bain pour lui prouver qu’il n’y avait que nous deux dans l’appartement.
— La police sait que je suis une bombe à retardement. Si elle m’arrête, ce sera la guerre civile au Québec.
Je ne contredisais jamais Gilbert.

LE RETOUR

Et je suis rentré dans mes terres de La Doré avec le disque de Gilbert et de Pauline pour devenir écrivain à temps plein. J’ai trouvé une grande maison dans un bout de rang où il y avait toutes les hirondelles du monde, des marmottes, un renard un peu farouche et du silence, beaucoup de silence. Les quelques maisons voisines étaient désertées et ne reprenaient vie que pendant une courte période de l’été. Le rang s’était vidé et presque toutes les habitations avaient été déménagées au village. Je pouvais y écouter Suzanne en y mettant toute la puissance, faire trembler les vitres. Les hirondelles avaient hésité un peu au début et s’étaient vite rapprochées quand Pauline se lançait. Je pense que notre diseuse nationale plaisait aux oiseaux, particulièrement aux hirondelles et aux pics dorés.
Après une absence de quelques jours, j’étais revenu dans mon refuge… Tous mes disques et le petit pick-up avaient disparu. Quelqu’un, un admirateur de Suzanne peut-être, ou de Pauline Julien avait tout emporté. Gilbert avait applaudi quand je lui avais raconté qu’un voleur s’était enfui avec mes disques et son Comme je crie comme je chante. J’avais peut-être été téméraire en ne mettant pas de serrure sur la porte. N’importe qui pouvait entrer dans ma maison. Il avait raconté partout qu’un voleur était venu dans ma maison du bout du rang pour s’emparer de son disque. Il y avait aussi tout Léo Ferré, Jacques Brel, Georges Brassens et Moustaki mais ça, il n’en parlait jamais.
J’avalais un peu de travers. Mon manuscrit Le Violoneux était bien en évidence sur la table de bois qu’un ami m’avait prêtée. Ma prose avait laissé le filou indifférent. Un amateur de musique, un fanatique de Cohen, je ne saurai jamais. Si au moins mon manuscrit avait disparu. Mais, à bien y penser, heureusement que le voleur n'a pas touché à mon roman, parce que je n’en avais qu’une copie.
Je pense souvent à ce beau disque. Il m’arrive de me réveiller en sursaut et d’entendre Gilbert chanter en ouvrant les bras comme s’il dansait avec Pauline dans une valse à contretemps. Gilbert avait appris la musique et les chants à l’église de mon village de La Doré. Il y avait un soupçon de grégorien dans son phrasé et ses mélodies que je connaissais par coeur. Il m’a chanté tout son répertoire pendant ces nuits où j’avais l’impression d’être seul à un concert. Je ferme les yeux et j’entends encore sa voix éraillée.
— « Quand on fait de la peine, à son meilleur ami…  »

J’adore cette chanson et aussi Suzanne de Léonard Cohen que j’écoute dans plusieurs versions maintenant, ayant un faible pour l’interprétation d’Alain Bashung. Mais comment oublier la voix de mon ami Gilbert et ces nuits folles ?

vendredi 18 mai 2018

ROBERT LÉVESQUE EST UN CURIEUX

ROBERT LÉVESQUE continue son travail infatigable dans Décadrages où il explore cette fois les coulisses du cinéma. Dans Déraillements, il s’attardait aux trains, à certains événements qui ont marqué l’histoire grâce à ce moyen de transport. Il l’a fait aussi avec ses lectures dans La vie livresque et maintenant, voilà qu'il s’attarde aux films qu’il a visionnés dès son adolescence, une passion qu’il n’a cessé d’entretenir jusqu’à maintenant. Les grands classiques du cinéma français, italien, américain et du monde, avec quelques arrêts du côté du Québec. Comment pourrait-il en être autrement ? Robert Lévesque étonne et surprend souvent.

Je m’aventure dans une salle obscure avec toujours un peu de réticence. Je n’aime pas les gens autour de moi, les odeurs de pop corn qui ne manquent jamais quand ce ne sont pas les murmures. Je m’y risque pour voir les productions récentes du cinéma québécois où il n’y a, malheureusement, jamais foule. Ma dernière sortie était pour La Bolduc de François Bouvier que j’ai aimé. Un film honnête, bien mené. Avant, c’était pour Pieds nus dans l’aube de Francis Leclerc qui raconte un moment dans la vie de son père Félix, l’année où il doit quitter sa famille et son village, devenir pensionnaire pour poursuivre des études. Un monde qui ne le quittera jamais et qu’il ne cessera de fréquenter par ses écrits et ses chansons. Cela m’intéressait peut-être parce que j’ai lu le livre de Félix Leclerc alors que j’avais quinze ou seize ans. J’ai réussi, pendant les deux années où j’ai fréquenté l’école de monsieur Baillargeon, à lire le contenu de la petite bibliothèque qui devait comprendre une centaine de titres. J’ai découvert alors à peu près tout ce que Fides publiait dans la belle collection Nénuphar. Je garde des souvenirs particuliers d’Adagio, Allegro et Adante de Félix Leclerc, des Engagés du Grand Portage de Léo-Paul Desrosiers. Ce livre m’a longtemps fait rêver. Et que dire de La minuit de Félix-Antoine Savard ?
Pieds nus dans l’aube m’a rappelé mon enfance, les chevaux et les oncles faiseurs d’histoires. J’avais déjà à cette époque, la plupart du temps, le nez dans un livre au grand dam de ma mère qui me trouvait ennuyeux comme un jour de carême. Oui, je pouvais passer des journées entières à lire quand une histoire me fascinait. J’amorçais une vie de lectures et de découvertes qui n'ont jamais cessé de m’étonner et de m’enchanter. Il y a eu aussi C’est le cœur qui meurt en dernier d’Alexis Durand-Brault pour savoir ce que l’on a fait du très beau roman de Robert Lalonde. Je ne parlerai pas de Hochelaga de François Girard qui m’a laissé avec l’impression que ce film est inachevé. Comme si le réalisateur avait manqué de temps. Et il y a des raccourcis historiques dans ce film qui s’expliquent mal.

RÉPERTOIRE

Tout comme Robert Lévesque, j’ai vu ici et là les films de François Truffaut, Roberto Rossellini, Ingmar Bergman, Wim Wenders et même Alain Tanner. Tout compte fait, j’ai vu pas mal de films même si je ne me considère pas comme un connaisseur. Mon regard se tourne vers la littérature, surtout celle qui se fait au Québec. Tout le contraire de Robert Lévesque qui donne l’impression souvent de vivre en France tellement ses sujets de prédilection sont là-bas. Et tout comme Lévesque, j’adore Buster Keaton. Contrairement à lui cependant, j’ai perdu le goût de suivre Woody Allen. Je n’arrive plus à écouter ce bavard impénitent qui avale les mots sans jamais reprendre son souffle. En fait, je suis incapable de visionner un film où les personnages parlent sans arrêt. Tout comme je fais une indigestion de ces productions américaines où l’on joue à massacrer les gens avec une frénésie et une obsession maladive. On comprend pourquoi notre époque est si violente quand une partie des films que l’on présente un peu partout sont des tueries et des massacres. Combien de victimes fait Rambo dans un film ? Je me suis lassé de compter après 125 assassinats.

TEXTES

Dans de courts textes, Robert Lévesque, souvent des chroniques qu’il a écrites pour les Cahiers du cinéma (des textes rédigés pour le site web de la revue 24 images entièrement revus) ou encore pour un journal, nous entraîne dans les coulisses des films qu’il a vus, s’attarde à la démarche des cinéastes, leurs préoccupations, des rencontres marquantes ou encore des amours. Bien sûr, il a pris le temps de remanier ses textes pour les mettre à jour.

Ce film sur un écrivain qui va mourir, sur le monde qu’il voit courir à sa perte, est sous-estimé, c’est le dernier grand film de Resnais, celui de la grâce lumineuse et crépusculaire, réalisé avant que, passées ses réalisations entrées dans l’histoire (de 1958 à 1977), il se disperse dans le divertissement et quasiment le boulevard, qu’il fasse la guinche dans les bras des scénaristes-acteurs Jaoui et Bacri… ; on fume, on ne fume pas, on n’embrasse pas sur la bouche, on veut renter à la maison, toutes choses filmées sans souci où tout ce qu’il y a à comprendre, c’est que la comédie ne lui va pas ! (p.38)

Des comédiens fascinants, des comédiennes qui ont marqué leur époque et le cinéma. Ava Gardner et Bette Davis sont de celles-là, des hommes aussi, des scénaristes, enfin un peu tous ceux qui s’agitent autour de la machine spectaculaire qui se déploie autour d’un film ou d’une boîte de production. Un monde qui demeure fascinant et étrange avec ses personnages excessifs qui connaissent souvent la déchéance. Je pense à William Faulkner qui a travaillé comme scénariste pendant des années et qui buvait sans reprendre son souffle.
Robert Lévesque nous montre le côté humain des chefs-d’œuvre qui ont marqué leur époque. Des rencontres improbables comme Luis Buñuel et Salvador Dali, des comédiens qui s’aventurent dans la fiction comme dans la vie avec une aisance étonnante. Le chroniqueur fait preuve d’une curiosité insatiable et nous fait voir des films marquants d’un autre angle. Un original qui veut tout savoir du pourquoi et du comment d’un film. Ça nous donne souvent des faits cocasses et étonnants, des éléments biographiques qui permettent de comprendre les idées et l’entreprise d’un réalisateur.

Mizoguchi est né en 1898 dans le quartier le plus pauvre de Tokyo, Asakura, où son père, charpentier jeté au chômage par la crise économique de 1904, était d’une grande violence, battant sa femme, forçant sa sœur à devenir geisha ; Kenji n’eut pas d’enfance, mais il possédait un réel talent pour faire de la peinture sur tissus. À vingt-deux ans, il entra au studio Nikatsu comme acteur, il allait devenir en trois décennies le plus grand cinéaste du Japon, un des maîtres du septième art, sensible au sort des femmes, qu’elles soient impératrices ou prostituées. (pp. 120-121)

Lévesque circule ainsi dans le temps pour saisir des œuvres importantes, s’attardant à toutes les productions qui ont retenu l’attention et qui peuvent encore fasciner les spectateurs. Il ne rate jamais une occasion non plus de passer ses messages et d’égratigner certaines personnes.

Tous les pro-charte duo Marois-Drainville, ceux qui la défendent encore tout en déplorant le triste-épisode-de-la-charte-des-valeurs, les empressés des valeurs québécoises pensais-je alors que j’étais seul dans ma rangée, auraient dû être ici pour entendre cet antique propos élevé et généreux, universaliste et idéal. (p.94)

CURIOSITÉ

J’aime quand il s’attarde à ces films qui n’ont jamais été projetés sur grand écran pour toutes sortes de raisons nébuleuses. Un phénomène plutôt étrange quand on sait les sommes considérables qui sont mobilisées autour d’un tournage. Ou encore des projets de grands cinéastes qui sont demeurés à l’état d’ébauche. Tout s’explique. Le temps, l’argent, un projet trop ambitieux qui demandait des fonds considérables ou encore la maladie. De quoi faire rêver l’amateur de cinéma qu’est Robert Lévesque. Tout comme je rêve parfois à cette biographie que Gabrielle Roy n’a pu terminer, tout comme Gabriel Garcia Marquez qui s’est arrêté dans l’écriture de ses mémoires au moment où Cent ans de solitude devenait enfin un livre.
Des textes qui vont passionner ceux qui ne ratent jamais un film et qui squattaient certaines salles à l’époque où le Festival des films du Monde de Montréal était un événement.
J’ai aimé suivre Robert Lévesque dans les dédales de ce monde un peu étrange, le jeune homme qui se passionnait pour cet art et les vedettes quand il vivait à Rimouski et qui se précipitait quand le cinéma affichait une nouveauté. Je garde un bon souvenir de mes premières expériences au cinéma même si j’ai oublié les films qui étaient à l'affiche. Je me souviens d’avoir vu West Side Story de Jerome Robbins et Robert Wise à Saint-Félicien. Nous étions deux dans la salle.
J’aime particulièrement quand Robert Lévesque s’aventure du côté des écrivains qui ont flirté avec le cinéma. Je pense à Bernanos et Louis-Ferdinand Céline.

Ce qu’il y a de particulier avec l’improbable duo que je convoque, c’est que le chrétien romancier — qui, nuance, n’était pas un romancier chrétien — fut l’un des rares à saluer le génie de cet énergumène qu’était Louis-Ferdinand Céline lorsque celui-ci, qui n’était pas du bâtiment, lança son « ours », fantasque écriture que les bien-pensants reçurent comme un crachat langagier, blasphématoire, un pavé argotique dévergondant la langue française. (pp.218-219)

Le chroniqueur possède l’art de raconter et c’est pourquoi je le suis volontiers dans les coulisses du cinéma et des grandes œuvres de cette expression qui semble en mutation avec l’arrivée d’Internet et de tous les réseaux de diffusion. Un curieux que ce Lévesque, un fouineur qui s’aventure partout où l’humain tente de s’inventer un monde par l'exploration et l’imaginaire. Que ce soit avec les images ou les mots, Robert Lévesque ne cesse de satisfaire sa curiosité et c’est une belle idée que celle de reprendre ces textes qui gardent toute leur actualité et leur pertinence.


DÉCADRAGES de ROBERT LÉVESQUE est une publication des ÉDITIONS DU BORÉAL.



jeudi 10 mai 2018

ALAIN OLIVIER COMBLE UN VIDE

ALAIN OLIVIER s’aventure dans un espace occulté de notre histoire dans Neka (maman en langue innue) ou, si l’on veut, dans un vide inquiétant. Si nous connaissons les pérégrinations des Français en terre d’Amérique, le visage des Autochtones reste discret pour ne pas dire inconnu. Un aspect que Serge Bouchard et Marie-Christine Lévesque ont tenté de combler dans Le peuple rieur, racontant les Innus et leur histoire singulière. Alain Olivier se tourne vers les femmes autochtones qui ont connu l’homme blanc, ces mères dont on n’a jamais retenu le nom et qui ont disparu sans laisser de traces. Toute la place a été prise par le mâle qui a imposé son nom et sa lignée. Combien de femmes restent des fantômes, des mères qui se sont perdues dans les replis et les vagues du temps.

C’était il y a quelques années. J’ai commencé par hausser les épaules en étudiant l’arbre généalogique de ma famille que l’un de mes frères avait commandé à un spécialiste. Je dois l’avouer, je ne me suis jamais tellement passionné pour ce genre de recherche même si cela peut avoir son importance. Il semblerait que notre ancêtre français, quand il a débarqué en Amérique, quelque part en Acadie, a vécu avec une Micmaque. Notre famille serait née de ce couple improbable et les descendants se sont installés un peu partout sur le continent américain. Cette ancêtre de tous les commencements n’a pas de nom et encore moins de visage dans le document. Juste l’homme venu de France et elle, cette arrière-arrière-arrière-grand-mère invisible, réduite à trois petits points dans une case, comme une branche morte dans un bouleau. Ma première mère en Amérique serait un esprit, un espace vide à côté d’un migrant français. Ce fut une révélation et surtout le début d'un questionnement. Je me suis demandé surtout si c’était vrai et possible. Alain Olivier m’a rappelé ce moment particulier où j’ai en quelque sorte renié celle qui a permis que je sois là et que j’écrive cette chronique.
Et j’ai pensé aux autorités chinoises pendant la révolution culturelle qui « effaçaient » certains personnages officiels quand ils ne répondaient plus aux exigences du Parti communiste. On biffait la photo des documents et ces hommes et ces femmes n’existaient plus, éjectés qu’ils étaient de l’Histoire.
Alain Olivier dans Neka entreprend d’esquisser des visages dans ce flou historique, de faire une place à ces femmes aimantes, souvent abandonnées à leur sort avec leurs enfants. Une page peu reluisante de notre passé que l’on tente d’écrire maintenant, souvent de façon maladroite. Depuis un certain temps, il est bon de se trouver des racines ou des ancêtres autochtones. Les temps changent et je ne suis pas certain que cette quête se fasse pour les bonnes raisons.

DÉBUT

Alain Olivier nous ramène à ce jour lointain où des Français arrivent dans ce lieu qui allait devenir Québec, la ville, la capitale nationale. Un matin où des Blancs débarquent de leur grand bateau, construisent une étrange habitation et côtoient des Hurons-Wendat, certainement. Un premier contact, des gestes, des regards, des rencontres qui se sont déroulées parfois de façon un peu étrange.

Il s’est retiré aussitôt, maussade et renfrogné. Il est parti brusquement, sans même saluer son hôtesse. Elle l’a regardé d’un air étonné. Elle ne comprenait pas sa hâte. Elle se serait attendue à tout le moins à un sourire, à une caresse, à un baiser. Quand elle l’avait vu accoster dans ses terres, elle s’était imaginé qu’il venait pour elle. Elle mit du temps à saisir que faire connaissance ne l’intéressait pas. Ou qu’il s’y refusait. Il construirait une maison non loin de la sienne. Mais la rencontre n’aurait jamais vraiment lieu. (pp.15-16)

L’arrivée de ces conquérants en terre d’Amérique, leur installation sur des terres occupées, leur manière de faire avait tout d’un rapt et d’un viol. Ils s’appropriaient, sans demander de permissions, sans négocier, des territoires et des forêts immenses. Ils n’étaient pas des émigrants comme on aime le répéter de nos jours, mais des envahisseurs qui se sont imposés par les armes et qui ont profité de la grande tolérance des peuples autochtones pour tout prendre.
Le moment historique est raté. Le Français réduit cette jeune femme à l’état d’objet sexuel qu’il rejette après éjaculation. C’est la plus terrible et la plus horrible négation de l’individualité d’une femme.

Mais les semaines passant, elle en était venue à s’interroger sur la nature de cette pulsion vite transformée en dédain. Elle ne pouvait se défaire du sentiment qu’on s’était servi d’elle. (p.18)

GARÇON

Naît un garçon qui a les yeux bridés de sa mère et les cheveux blonds du père. Une lignée débute et traverse les saisons, les époques, connaîtra les soubresauts d’une histoire que nous connaissons surtout par les yeux du conquérant. Les Autochtones acceptent ce petit métis et il devient l’un d’eux. La jeune femme donne naissance ainsi à une nation métisse, celle qui assure le lien entre les peuples d’Amérique et les arrivants européens.
Alain Olivier nous fait traverser les siècles. Nous le savons, les Français s’installeront le long du Saint-Laurent et abattront les arbres pour cultiver la terre. D’autres viendront pour transformer le visage de l’Amérique. Cette descendance métisse subit les soubresauts de l’histoire, hésitant pendant un certain temps entre la vie des nomades et des sédentaires, subissant les grands bouleversements qui transforment la vie de tout le monde.

Elle le chérissait, en dépit du fait qu’on le lui avait imposé. Comment aurait-elle pu ne pas aimer la chair de sa chair ? Certes, cela n’avait pas été facile au début. Quand elle posait son regard sur lui, elle devait faire un effort pour ne pas songer à son bourreau de Tadoussac. C’est qu’il avait les mêmes cheveux que lui, des cheveux clairs comme les rayons dérobés à un soleil d’été. Mais il avait hérité de ses yeux à elle et, quand elle décidait d’y plonger, elle avait le sentiment de s’immerger dans un lac aux eaux tranquilles. (p.79)

La traite des fourrures, le commerce du bois, l’agriculture, le travail dans les scieries, jusqu’à la période contemporaine où François, le dernier de cette histoire inconnue, cherche à savoir qui était sa mère, qui étaient ces femmes qui ont permis à sa famille de s’installer sur cette terre et de survivre dans un climat qui défiait l’imaginaire.

VISAGE

Les archives ne disent rien de ces femmes sans nom, tout comme il est difficile de suivre les filles du Roy dans les documents officiels. Comment trouver la partie manquante de son histoire, le côté obscur de son identité ? Nous ne pouvons y arriver que par la fiction et l’imaginaire, que par la littérature qui permet de se réinventer.

François n’avait jamais parlé à son fils de ses origines. Lui-même n’avait pas connu sa mère. Elle avait mal réagi au chloroforme qu’on lui avait fait respirer pour l’anesthésier lors de son accouchement. Le cœur avait subitement cessé de battre. Elle avait perdu la vie en lui donnant la sienne. N’en avait-il pas été ainsi de toutes celles qui l’avaient précédée ? Elles avaient tellement peur de couper les ailes à leurs fils qu’elles s’effaçaient pour qu’ils pussent prendre leur place. Et ce sont les pères qui ont fini par occuper le terrain, en s’emparant de tout ce qu’ils y trouvaient. Ils avalaient tout, comme des ogres. Même la vie de ces femmes pourtant fortes. (pp.129-130)

Il faut se rappeler que l’on a voulu éradiquer les Indiens et en faire des Blancs avec la triste saga des pensionnats. Comment alors faire une place à « ces orphelines de visage » comme l’écrit si bien Nicole Houde, à toutes ces jeunes filles qui ont épousé des Blancs et perdu leur identité et leurs droits dans leur communauté d’origine.
Et la scène se répète au cours des siècles. Un sourire, un regard, un viol à Tadoussac, de belles rencontres aussi, heureusement, des histoires d’amour et des vies de femmes remarquables.
Si Serge Bouchard a suivi les traces des grands oubliés de notre histoire, Alain Olivier imagine ces femmes invisibles, ces victimes qui ont consacré leur vie à leurs enfants, sacrifiant leur corps et leur bon vouloir, donnant naissance à une nation, un peuple singulier sur cette terre d’Amérique.
L’écrivain trouve le moyen de s’inventer un passé et des souvenirs. C’est là le rôle essentiel de la littérature, soit de nous donner une mémoire et une présence dans la course du temps. Il le réussit bellement dans Neka, un roman à lire, nécessaire, touchant et important. Chose certaine, il m’a rappelé mon ancêtre dont je ne sais rien. Cette femme sans nom, sans visage, effacée et niée par l’histoire des hommes que je porte en moi.


NEKA d’ALAIN OLIVIER est une publication de LÉVESQUE ÉDITEUR.


http://levesqueediteur.com/neka1.php

lundi 7 mai 2018

YVON PARÉ RENCONTRE NICOLE HOUDE


COLLABORATION SPÉCIALE

Le soleil fustige les nuages, irradie de ses jeunes forces. Il nous donne l'envie légitime de chausser nos bottes de sept lieues, de nous précipiter dans des paysages édéniques, de franchir des frontières où nulle personne n'est éconduite par décret inhumain. On a une pensée révoltée pour ces peuples refoulés vers un soleil étranger qu'ils ne savent plus regarder, les larmes dans leurs yeux opacifiant l'horizon. On commente le récit d'Yvon Paré, L'orpheline de visage.

Après avoir refermé ce livre, on s'est questionnée sur plusieurs points. Comme on le fait chaque fois que notre lecture nous emporte vers des faits qu'on a vécus ou vers des souvenirs que nos différents âges ont enregistrés dans notre mémoire. Ici, ce sont des moments d'écriture qui nous ont assiégée. Écrire suggérant le désir d'aller fouailler en soi-même, révélant un reflet de l'âme qui nous submerge, comme d'autres déversent librement leurs sentiments à fleur de peau. Ce n'est pas un roman mais un récit-témoignage qu'un écrivain de grande notoriété a entrepris de façonner à sa manière après le décès d'une romancière qui était son amie. Le poids de la perdition est donc plus lourd aux épaules, vide uniforme se prêtant à la nécessité de s'exprimer. L'écrivain, Yvon Paré, rejoint par ce procédé intellectuel et humaniste, l'écrivaine Nicole Houde, tous deux Saguenéens, amoureux du lac " sans commencement ni fin ". Tous deux dont l'œuvre se recoupe, comme en font foi les extraits choisis pour bâtir une histoire dont les bases solides stigmatisent les pages. Telles les racines d'un arbre flânent sous la terre. N'en finissent plus de creuser leurs sillages.

DIALOGUES

Rien d'intime dans ces échanges, que la nature glorifie, 
l'écrivain les livrant au public sous la forme de dialogues imaginaires. Ça commence par le regret endeuillé du départ ultime de l'amie écrivaine, en plein hiver, il y a deux ans. La famille est présente, les amis se taisent, le romancier essayiste rend compte du chagrin silencieux de chacun et chacune puis, quand ce chagrin a fait son œuvre, il laisse le flot de larmes déverser ses mots, admettant que les pleurs ont de mystérieux vocables, qui promeuvent ce que plus tard la mémoire retiendra du temps heureux, du temps de la présence. Il ne reste plus que les livres desquels il faut soutirer le bon grain. S'en inspirer, se remémorer le navrement, les rires, les doutes. L'accablement quand nous devons déballer les outrages de l'enfance, plus tard, les tricheries de l'adolescence, au point de simuler une existence de substitution dans des lieux familiers, ceux-ci protégeant la part d'innocence à toute intrusion nuisible, tel un mensonge recèle une vérité morcelée appartenant à la fable. Ainsi, Yvon Paré a utilisé avec bonheur quelques ouvrages de Nicole Houde pour disséquer ce qui la taraudait, lui permettant de relater ses angoisses, ses deuils, ses naissances fictives. Qu'elle nomme le père, la mère. Plus tard, ses filles et son fils. Fascination du dialogue avec une vivante, aujourd'hui morte, quand l'écrivain se rend compte que leurs livres possèdent des plis et reflets identiques. Ce qui donne à ces entretiens un ton durassien, parfois subjectif, émaillés d'une tendre complicité, d'un humour particulier. D'un attachement semblable à une région du Québec autrefois repliée sur ses drames, sur ses refus, sur son orgueil colérique qu'il faut taire. Les hommes, enfermés dans leur alcoolisme héréditaire, les femmes délaissées dans les affres d'interminables maternités. Si les illusions ont déserté la tête de ces jeunes hommes, de ces jeunes femmes, qui vieillissent avant le temps permis, elles sont magistralement restituées par Nicole Houde, thème irréfragable qu'elle a exploité pour se libérer de son propre drame. Si l'affliction de l'écriture existe, on ne ressent pas ce handicap à travers les mots exhaustifs de la romancière, mais une pléiade de questionnements qui la mène à l'essence réparatrice de la poésie. L'acte d'écrire s'avérant aventurier, le vent de la tempête intérieure exalte les plus farouches oppositions. D'où un récit-témoignage percutant, les couteaux de la violence diluant leur férocité après que le discours a pris refuge dans une relation fraternelle et sororale entre les deux écrivains.

MONDE INTÉRIEUR

Si on se laisse moindrement aller à scruter une conversation surprenante et combien bénéfique au lecteur, peu habitué à sonder l'univers intérieur romanesque, on lui confirme la teneur simple, agrémentée d'un débat rétrospectif, d'un récit qui coule de source harmonieuse, parsemé d'entente sereine, de mots limpides, amalgamés d'extraits des romans de Nicole Houde et d'Yvon Paré. La conciliation est parfaite comme si cette union de deux âmes, l'une terrestre, l'autre céleste, nous démontrait une fois encore la difficulté de dire, mais entrave dénouée quand la parole s'inscrit sur la page vierge de confidences, aussi douloureuse à exprimer qu'elle soit. On dirait que l'orpheline a recomposé un visage, celui que dessine l'écriture quand elle devient métaphore d'une existence malmenée par des proches, réverbérée sur soi-même. On est toujours fascinée par la faculté inépuisable de trouver une source vitale là où une aridité apparente ne laissait rien espérer. La parole généreuse orchestrée par Yvon Paré a accompli ce miracle, sa main tenant celle d'une écrivaine qui bénéficia du don d'une poétique rébellion. La conclusion est féconde, interrogative, nous ramenant sans cesse au questionnement du début de cette chronique. Qu'a-t-on énoncé qui puisse transcender la magnificence de ce texte à deux voix ? Pas grand-chose. On a théorisé sur une lecture « improbable », en faisant le tour d'une chambre tapissée de paysages grandioses, séquencée de saisons intenses. Habitée de deux voix bienveillantes. On remercie Yvon Paré d'une telle ferveur désintéressée. Cette lecture n'est peut-être qu'un instant de « folie sans lendemain ». On en serait redevable à l'écrivain, l'impression fugitive d'une troublante souvenance nous ayant émue de quelques-unes de ses réminiscences…



L’ORPHELINE DE VISAGE, Yvon Paré
Éditions de la Pleine lune, Lachine, 2018, 136 pages.
http://dominiqueblondeaumapagelitteraire.blogspot.ca/