lundi 29 mai 2017

Stéphane Larue subjugue avec Le plongeur

STÉPHANE LARUE entraîne le lecteur dans un milieu peu connu : la restauration et les cuisines où la surchauffe menace de tout faire éclater. Une plongée dans un accélérateur de particules où des hommes et des femmes se démènent pendant que les clients discutent à voix basse dans la salle à manger, savourent leurs plats et dégustent un verre de vin. La passion du jeu aussi qui hante le jeune plongeur et lui coupe le souffle, l’empêche de penser. Et cette musique singulière qui pousse dans une troisième dimension. Voyage au bout de l’enfer dans un Montréal que je ne connais pas.

Il est étudiant en graphisme au cégep, aime dessiner depuis qu’il sait tenir un crayon. Il pense en faire un métier. Pochettes de disques, illustrations, bandes dessinées, tout peut arriver. Pourtant rien ne va comme il le souhaite. La passion du jeu le happe. Il ne peut résister à une machine à sous. Tout son argent y passe. Il s’isole, ment à tous, vole sa blonde, s’endette et se retrouve à squatter chez un ami, incapable de payer son loyer. Il est aspiré par cette obsession, espérant gagner le jack pot et refaire surface. J’ai un frère qui a connu cette fièvre. Il prétendait déjouer la machine et ressentir une vibration quand elle allait cracher. Il tremblait comme un alcoolique en manque en s’approchant des machines. Après des gains fort impressionnants, il a tout perdu jusqu’à la faillite.
Notre héros accepte un emploi de plongeur à La Trattoria où les clients affluent soir après soir. Les cuisiniers se débattent dans un véritable sauna pour servir tout le monde. Tous tourbillonnent dans une cacophonie assourdissante.
Le jeune homme découvre un monde étrange où l’on hésite entre le réel et l’extravagance, un tourbillon qui les laisse au seuil de l’extase et de l’épuisement.

MONDE

Stéphane Larue envoûte dès les premières pages de ce roman imposant qui détonne. Le lecteur, qui n’en a plus que pour le fragment, le bref, le court, doit s’éloigner. L’écrivain nous pousse dans une fresque de plus de 500 pages denses, fortes et étourdissantes. Un univers sonore, olfactif, visuel et englobant. J’aime la musique, mais pas celle qu’écoute le narrateur, celle qui l’accompagne dans ses journées comme un martèlement qui frappe en pleine poitrine. Comme s’il avait besoin de cette dose d’adrénaline pour tenir debout. Il connaît tous les groupes de cette musique rythmée à  grands coups de marteau, assiste à tous les concerts et se nourrit de ce monde trash. Voilà pour l’ambiance. Véritable initiation pour le néophyte que je suis.
Il y a surtout la cuisine de La Trattoria où l’on court pour servir des clients qui s’amusent aux portes de l’enfer. Larue nous permet de nous faufiler dans le ventre de la bête. Restes de nourritures, graisses, saleté, odeurs fétides, vapeurs, sueurs collent aux travailleurs qui dansent une frénésie incontrôlable pour dompter le monstre qui s’empiffre dans les intestins du restaurant.

L’amoncellement de nourriture gâchée ressemblait aux entrailles d’une bête à la chair luisante et chiffonnée. Une odeur de désinfectant mêlée à une autre, que je n’arrivais pas à identifier, grasse et fétide, emplissait mes narines. Une hotte moins imposante que celle de la cuisine aspirait bruyamment l’air trop humide qui avait entamé depuis longtemps le plâtre du plafond. (p.56)

Chaque fois que notre plongeur met les pieds dans le restaurant, il fait face à une montagne d’assiettes, de poêlons, de tasses, de déchets de nourriture qui s’accumulent et menacent de l’écraser. Tous crient, hurlent, tournent frénétiquement dans une chorégraphie démente devant les plaques chauffantes et les fours. De véritables démons qui jonglent avec le feu pour nourrir les belles dames et les hommes chics qui sourient dans la lumière tamisée.
Bébert, un cuisinier, le mentor du plongeur, ne donne pas sa place et hurle, jure, bouscule tout le monde et impose un rythme effréné. Ça recommence chaque soir, à chaque quart de travail jusqu’à épuisement, jusqu’à la bière libératrice qu’ils avalent en tremblant, la tête vide. Il faut combattre la bête, la dompter quand elle rugit et charge. Tous doivent suivre un rythme infernal pour s’en sortir. Il y a bien quelques tires au flanc qui trouvent le moyen de profiter des autres, mais ils ne perdent rien pour attendre. L’équipe se donne à fond pour arriver à servir les clients et passer à travers une tâche quasi insurmontable.

L’espace de la cuisine était tout juste assez grand pour que deux personnes y manoeuvrent à l’aise ; avec Bébert on était rendus six, tous en mouvement dans une mêlée étourdissante. Je me suis mis à suer abondamment, d’un coup, deux rigoles m’ont coulé le long des flancs. Les cuisiniers en pleine action me contournaient et me frôlaient sans me regarder. C’était comme essayer de comprendre une engueulade dans une langue inconnue. En se faufilant, Bébert a déposé les poêlons sous une étagère en stainless, où des salades attendaient d’être ramassées. (p.71)

Un enfer où chacun doit lutter pour sa survie et un peu d’espace. Ce travail fou comble notre joueur d’une certaine façon. Il oublie ses problèmes pour se perdre dans des gestes répétitifs, des efforts qui le laissent pantelant quand le restaurant se vide. Pas étonnant que tous ressentent le besoin de prolonger la soirée dans des bars où les maîtres de la nuit se déplacent derrière des ombres inquiétantes.

MONDE PARALLÈLE

Notre graphiste découvre un monde parallèle qui se nourrit de drogues et d’alcool forts. Il suit ses compagnons et découvre des endroits où des vendeurs de stupéfiants imposent leur loi. L’envers du Montréal touristique, des grandes fêtes, des festivals, d’un anniversaire que l’on veut grandiose. Celui du fond de la nuit, des bars tonitruants, des barmans, des serveuses, des prostituées qui racolent un client en oscillant sur des souliers aux talons démesurés.
Stéphane Larue ne vous laisse aucun répit. Je me suis senti devenir frénétique avec cette écriture précise et envoûtante. Quel monde intense ! Ses personnages carburent à cent à l’heure, poussent leur résistance à la limite. Tous se sentent vivre quand ils sont à la frontière du délire et de la frénésie. Tous fascinent le jeune plongeur qui dissimule mal sa passion pour le jeu. Tous ont un côté caché que l’on découvre peu à  peu, des vies parallèles dont ils ne parlent presque jamais.

Nick est revenu avec les shooters. Il les a distribués, nous en offrant deux chacun. On les a sifflés en criant comme des possédés. Ils ont eu sur moi l’effet d’une droite à la mâchoire. Le début de fièvre s’est dissipé, le signal a disparu. J’étais devenu assez mou pour être hors d’état de nuire. On était loin des brosses de mon adolescence ou de celles en feu de paille du cégep. J’avais de la misère à m’adapter à la soif de mes nouveaux collègues, à leur descente effrénée. Bonnie avait rapproché sa chaise de celle de Bébert, qui se moquait de Renaud à demi-mot. Elle lui touchait l’épaule ou la cuisse. L’alcool, qu’il avalait à grandes lampées, ne semblait pas l’affecter, hormis peut-être qu’il colorait ses joues de rouge. (p.213)

Survivre est tout un exploit dans ce milieu. Bébert est inépuisable tout comme Bonnie qui carbure à la musique du plongeur et aux substances. Ils vivent quand ils ne sont plus que des corps qui s’emballent et qu’ils atteignent une forme d’extase.

JEU

Stéphane Larue décrit un monde où le rythme emporte dans une transe, une autre dimension, surtout quand on se retrouve dans une salle surchauffée où tout le monde se bouscule, saute, danse jusqu’à l’hallucination.

Les lumières de la salle ont baissé jusqu’au noir. Les cris de la foule ont fusé, encore plus aigus. On a enfin entendu les premiers accords de « Holy Wars » dans les amplis. Ça sonnait cent fois  plus fort que les guitares de Static-X, c’était comme un séisme, un volcan vomissant mille tondeuses rugissantes. Le drum a enchaîné. Je l’ai senti dans ma cage thoracique comme si on me martelait de coups de poing. Des explosions pyrotechniques nous ont brûlé les rétines, puis la basse et la deuxième guitare ont embrayé. L’onde de choc a fouetté la foule déjà gonflée à bloc, qui s’est ruée dans le mosh pit comme une marée d’Orques dans le gouffre de Helm. (p.351)

Et cette passion du jeu qui fait tout oublier. Quand le narrateur s’arrête devant une machine, il est magnétisé. Il n’arrive plus à se raisonner, emporté par une fièvre qu’il ne peut calmer que par les couleurs vives qui tournent. Tout son argent est avalé. Il s’enfonce. Il le sait, il n’y a jamais de gagnants dans ce jeu.

Je me suis posté devant la machine sans enlever mon manteau ni prendre le temps de m’asseoir sur le tabouret. J’ai glissé un billet de vingt dans la fente. Je fondais sous mes vêtements. J’ai choisi Cloches en folie. Les premières  donnes, j’ai joué en misant gros, mais je n’ai fait que des petits gains. Le tic-tac électronique des crédits qui fluctuaient m’engourdissait jusqu’au bout des doigts. Ça faisait du bien. Ça bourdonnait dans ma tête. Je lévitais à cinq pouces du sol. En moins de vingt minutes, j’ai brûlé presque cent dollars. Toujours aucun gain, mais perdre ne me faisait rien. C’est jouer qui comptait. C’est de ça que j’avais besoin. (p.385)

Un roman remarquable, comme il ne s’en fait plus. Un souci du détail, des descriptions qui étourdissent dans une époque où l’on a tendance à tout escamoter. Je me suis laissé aspiré par ces remous, ces tourbillons qui laissent en apnée. L’impression de marcher dans une jungle, dans un monde effervescent qui coupe le souffle et vous fait perdre tous vos repères. Le type d’euphorie que je ressentais en courant des marathons, ces moments où je me sentais invulnérable et capable de faire le tour de la Terre.
Stéphane Larue propose une véritable aventure de lecture. J’en suis ressorti épuisé, vidé de toutes mes énergies, dépendant de cette écriture qui vous attire dans des méandres qui se multiplient à l’infini. Larue est un magicien qui décrit un monde époustouflant. Les personnages, malgré leurs excès, leurs étranges comportements, sont fascinants. Je me suis retrouvé avec des envies de venir en aide au narrateur, de vouloir le retenir quand il s’aventure au casino. J’ai partagé ses passions, ses moments de frénésie, ses peurs et ses euphories qui le poussent hors de la réalité. Je voulais lui tenir la main, l’éloigner des machines, mais il m’a bien possédé.
Un roman rare qui vous frappe comme un météorite. Pas étonnant qu’il ait remporté le Prix des Libraires. À lire absolument, d’un bout à l’autre même si vous risquez la dépendance avec cette écriture précise, envoûtante comme une musique de Philippe Glass.

LE PLONGEUR de STÉPHANE LARUE, roman paru au QUARTANIER.


PROCHAINE CHRONIQUE : BERCER LE LOUP de RACHEL LECLERC.


lundi 22 mai 2017

Plamondon plonge dans une histoire troublante


LE GOUVERNEMENT DU QUÉBEC, en 1981, envoie des forces policières pour saisir les filets de pêche des Mi’gmaq à la réserve Listiguj de Ristigouche. Une intervention policière qui tourne à l’émeute et à la crise sociale. Éric Plamondon nous replonge dans un moment particulièrement tragique que peu de Québécois aiment se rappeler. Le sort des Autochtones refait surface, malheureusement, trop souvent dans l’actualité. Que l’on songe aux événements d’Abitibi ou encore de Uashuat tout près de Sept-Îles. Des femmes agressées, violées par des proches ou qui disparaissent sans laisser de traces.

Le territoire de la réserve mi’gmaq de Listiguj se situe à la frontière du Québec et du Nouveau-Brunswick, le long de la rivière Ristigouche, renommée pour ses nombreux saumons, mais aussi comme du dernier lieu de résistance de la colonie française. Là où s’est scellé le sort des Acadiens et celui des Québécois par ricochet. Un pont lie les deux provinces, une frontière entre le monde autochtone dépossédé de tout et celui des Blancs qui prennent des décisions étranges. Le gouvernement de René Lévesque est au pourvoir à Québec en 1981 et entend tenir tête à Ottawa, oubliant les autochtones et leurs droits. L’intervention policière est brutale. Des arrestations, des blessés, une justice expéditive, une autre étape d’une guerre d’occupation.

OCÉANE

Océane, une jeune mi’gmaq est à l’école ce jour-là. Elle étudie de l’autre côté de la rivière, hors de la réserve. Quand elle tente de rentrer chez elle après sa journée, le pont est bloqué. Elle suit des garçons et réussit à traverser en se glissant dans la structure. La jeune fille est arrêtée, violée par des policiers qui se permettent tout. Je ne peux que penser aux témoignages de ces femmes en Abitibi qui pointent les policiers du doigt. Un geste qui semble fréquent quand il s’agit de jeunes femmes autochtones. Les adolescentes sont traitées comme du bétail et les mâles conquérants s’en servent avant de les rejeter. Des événements similaires ont été racontés maintes fois dans notre littérature. Louis Hamelin dans Cowboy nous fait voir de façon exceptionnelle cette situation dans les réserves. J’ai vécu cette cohabitation difficile alors que je travaillais dans les forêts du nord de l’Abitibi. Le racisme s’y exprimait dans la plus absurde des cruautés. Des hommes n’hésitaient pas, après avoir avalé quelques bières, à faire des raids dans la réserve tout près pour « tasser » les hommes et violer leur femme et leurs filles. Je raconte cela dans La mort d’Alexandre en 1982. Personne n’en a parlé, bien sûr. Lucie Lachapelle s’attarde aussi à cette situation déplorable dans Rivière Mékiskan. La situation ne semble pas vouloir changer malgré de nombreuses dénonciations. David Adam Richards aborde le même événement de façon saisissante dans Enquête dans la réserve paru en 2013.

HISTOIRE

Éric Plamondon a sa façon de nous plonger dans cette page d’histoire. La bataille de la Ristigouche, haut lieu de l’Amérique française, redevient le théâtre d’un affrontement entre Québec et Ottawa. Les nations indiennes, aujourd’hui comme hier, ont souvent été au coeur de ces luttes de pouvoir. Toute la communauté mi’gmaq est traumatisée par l’intervention soudaine des policiers et leur brutalité.

Dany fait ce qu’il peut avec sa jambe de bois. Le policier tire, arrache la chemise, le plaque à terre, un coup de genou dans les côtes l’air de rien, un oing sur la nuque parce qu’il faut qu’il obtempère. La clé de bras disloque l’épaule. Un cri de douleur jaillit, étouffé par un fuck you hargneux. Ils sont maintenant quatre sur le dos de l’homme à terre. Il n’avait qu’à obéir. Refus de se plier aux ordres d’un représentant de l’autorité. Il n’avait qu’à ne pas traîner. Ils lui maintiennent les jambes et lui passent les menottes. Un coup de matraque dans le dos pour finir. Les forces de l’ordre sont en train de sauver le Québec des terribles agissements de ces sauvages qui ne veulent jamais rien entendre. Il faut les discipliner, leur apprendre. On est dans la province de Québec, sur le territoire provincial. Quiconque s’y trouve doit obéir aux lois et aux injonctions venues de la capitale. Le ministre a dit, la police exécute. Elle répand la parole de l’ordre par le bout des fusils, les gaz lacrymogènes et les barreaux de prison. (p.32)

Éric Plamondon raconte l’histoire de façon horizontale et verticale, je dirais. Nous suivons Océane dans les jours qui suivent l’occupation. Il remonte aussi dans le temps pour s’intéresser à la présence autochtone en Gaspésie jusqu’à l’arrivée des premiers migrants sur le continent américain dans un passé très lointain. Autrement dit, nous basculons dans le temps et l’espace, vivons la présence autochtone dans ces lieux où ils chassent et pêchent depuis des milliers d’années. L’arrivée des Européens chambarde tout. Les envahisseurs s’emparent de tout et font fi des droits et des lois. Le non-respect des traités signés avec les premières nations est un exemple désolant de cette manière d’agir. Il suffit de lire Thomas King, particulièrement L’indien malcommode, pour avoir mal à l’âme devant les tractations et les sévices que les Blancs imposent aux premiers occupants. La réalité dépasse toujours la fiction.
Les manœuvres de Pierre Pesant, dans Taqawan, sont particulièrement odieuses. Sous des dehors empathiques, plaidant en faveur des mi’gmaq, il contribue à l’enlèvement des jeunes indiennes pour en faire des prostituées.

AVENTURE

Des morts, des meurtres, des gens qui tuent et s’en tirent sans aucune conséquence. J’ai du mal à prendre au premier degré toutes les tribulations de Leclerc et William, son complice indien, qui se comportent en véritable Rambo. Plamondon caricature la mythologie que le cinéma américain fait de la Conquête de l’Ouest et des affrontements avec les nations indiennes. Océane devient un prétexte entre deux forces qui se confrontent dans la plus terrible des violences.
Yves, un simple garde-pêche tue sans aucune émotion et se débarrasse des corps comme s’il faisait cela tous les jours. La loi du plus fort s’impose et les lois, les édits sont bafoués. C’est gros, c’est énorme, mais il faut voir plus loin, celle d’une dépossession et la poussée implacable de ce que nous nommons la civilisation.

C’est un drôle de concept, la terre natale. Ce sont de drôles de concepts, le territoire, la culture, la langue, la famille. Comment ça fonctionne, dans la tête des humains ? Ils sont les enfants de leurs parents. Ils naissent au sein d’une communauté à un moment précis quelque part. Mais d’où vient cette incroyable force collective qui mène le monde depuis toujours : défendre son territoire, son identité, sa langue ? D’où vient cette nécessité, comme innée, depuis le fond des âges, qui veut que l’espèce humaine se batte et s’entretue au nom d’un lieu, d’une famille, d’une différence irréductible ? Pourquoi mourir pour tout ça ? (p.110)

C’est ce que j’aime chez Éric Plamondon. Il ne se contente pas d’une aventure rocambolesque, mais se questionne sur la nature de l’humain et ses agissements, le milieu, le comportement des saumons par exemple, la nature qui devient agissante. Et nous sommes peut-être seulement des bêtes qui défendent un espace et un lieu pour se nourrir et se reproduire. Notion dépassée ? Peut-être tout simplement que ce désir réside dans notre ADN et nous pousse à protéger un territoire pour soi et sa descendance.

BRUTALITÉ

Nous basculons dans un monde rude où tous agissent sans scrupules, s’approprient des terres, utilisent les femmes comme du bétail. Le vieil indien redresseur de torts et le garde-pêche sont aussi impitoyables et insensibles que les envahisseurs. Bien sûr que les bons vont triompher et qu’Océane sera libérée des mains des exploiteurs. Elle s’exilera dans la ville, étudiera pour s’arracher à la misère et à toutes les humiliations qui écrasent son peuple. C’est le sort des autochtones maintenant. Tous doivent acquérir un savoir et arriver à vivre à la manière de ceux et celles qui se sont approprié leur pays. Ceux qui survivent dans les réserves font face à des problèmes quasi insurmontables de misère et de dépendance.
Éric Plamondon nous plonge dans une actualité dérangeante, ne se tient jamais dans la demi-mesure. Le monde se fait et se défait.
Un livre qui éclaire nos rapports avec des populations qui ont tout perdu et qui survivent sur des réserves trop étroites. Il faut en parler encore et encore dans l’espoir que les choses changent et que des Mi’gmaq, les Innus, les Algonquins ou les Hurons retrouvent leur fierté d’être, arrivent à vivre selon leurs traditions et leur manière de voir le monde. Un roman qui transcende l’action et les agissements des personnages pour nous plonger dans la violence de ceux qui envahissent un espace et en chassent les occupants. C’est toute l’histoire de l’Amérique qui refait surface dans ce roman. Il ne faut pas l’oublier.

TAQAWAN de ÉRIC PLAMONDON, roman paru au QUARTANIER.


PROCHAINE CHRONIQUE : LE PLONGEUR de STÉPHANE LARUE.




vendredi 28 avril 2017

Victor-Lévy Beaulieu s’attarde à Mark Twain

VICTOR-LÉVY BEAULIEU, comme il a su si bien le faire avec Herman Melville, James Joyce et Friedrich Nietzsche, récidive en décidant de scruter la vie et l’œuvre de Mark Twain, un écrivain américain qui a marqué son époque et influencé nombre d’écrivains. Des livres qui ont touché le jeune homme de Trois-Pistoles alors qu’il cherchait à se faire une place dans le monde du journalisme à Montréal.

Une fois de plus, Victor-Lévy Beaulieu, se tourne vers une grande figure de la littérature américaine pour se mesurer, évaluer peut-être sa propre démarche et sa vie consacrée à l’écriture. Une façon de jeter un coup d’œil sur la route parcourue depuis sa première publication en 1969. Je connais le nom de Mark Twain sans l’avoir lu. Ça arrive ce genre « de vide dans notre savoir littéraire ». Tous les lecteurs en ont.
Jack Kerouac en parle dans Journal de bord, son journal intime, comme d’un écrivain qui l’a marqué et qui est devenu l’un de ses maîtres. Je ne sais pour quelle raison, je ne me suis jamais retrouvé avec l’un de ses livres. C’est étrange parce que je suis de nature curieuse et quand un écrivain que j’aime lance un titre ou le nom d’un écrivain dans ses écrits, je m’empresse de me procurer l’une de ses publications. Il y a quelques années, j’ai fait l’effort de lire Don Quichotte de Cervantès pour combler un manque. J’avais toujours repoussé cette lecture pour des raisons mystérieuses.
Pourtant, je me suis passionné pour les écrivains des États-Unis pendant des années, lisant à peu près tout ce que je pouvais trouver. John Steinbeck, William Faulkner, Jack Kerouac, Henry Miller. Plus récemment Pat Conroy, John Irving et Paul Auster. Hemingway bien sûr, Truman Capote aussi. La liste pourrait s’allonger et donner le vertige.
Mark Twain est une célébrité à son époque et contrairement à bien des Américains, il sait que le Canada existe, particulièrement Montréal. Il y vient régulièrement pour réclamer ses droits d’auteur. Le problème ne date pas d’aujourd’hui. Il était l’ami de Louis Fréchette, l’auteur de La légende d’un peuple, celui que l’on a trop souvent classé comme « un imitateur de Victor Hugo ». Jean-Claude Germain, dans sa courte préface, nous rappelle que Fréchette avait ses aises aux États-Unis. C’était assez fréquent, semble-t-il, à l’époque d’aller au pays d’Andrew Johnson. La migration de nombreux Québécois alors faisait en sorte que les francophones se sentaient un peu chez eux aux États-Unis, particulièrement dans certains états. Il s’est fait un plaisir de recevoir son ami avec tous les égards qui lui étaient dus. Ce n’est pas tous les jours que le Québec alors reçoit une vedette de la littérature. Twain a même prononcé un discours mémorable à Montréal.

CONTACT

Victor-Lévy Beaulieu a trouvé un écrit de Samuel L. Clemens (le vrai nom de Mark Twain) alors qu’il s’aventurait dans le métier de journaliste. Il est devenu un modèle qui l’a aidé à trouver sa manière de dire et peut-être aussi sa façon un peu particulière d’aborder un sujet et de le « rendre dans ses grosseurs ».

Ainsi que je l’ai déjà dit, j’appris les rudiments du journalisme quand, après ma maladie et la convalescence d’un an qui suivit, je décidai de faire une croix sur mon avenir à la Banque Canadienne Nationale. Le Journal de Montréal en était alors à ses commencements et je trouvai à m’y faire embaucher grâce aux quelques articles que j’avais publiés ici et là- pigiste, ça s’appelait quand, n’étant pas à l’emploi exclusif d’une entreprise de presse, vous alliez de l’une à l’autre pour y proposer vos sujets de reportage. (p.67)

Ce fut un peu la même chose quand j’ai commencé à jouer de la dactylo pour Le Quotidien du Saguenay-Lac-Saint-Jean. J’étais écrivain d’abord (j’avais deux livres de publiés) et prenaient mes textes pour des créations littéraires. C’était une forme de journalisme que l’on ne voyait guère dans le journal de Chicoutimi. Les gens réagissaient beaucoup à mes chroniques délirantes. Je m’approchais peut-être de la façon de Twain sans le savoir. Les patrons aimaient moins mon humour et ma façon peu orthodoxe de couvrir un événement, surtout pendant un cours séjour dans la section des sports. Il faut l’avouer, je m’y ennuyais terriblement. J’avais dû m’expliquer devant le directeur de la rédaction pour ma couverture d’une partie de baseball à Jonquière. Je ne racontais que les courses d’un petit chien qui échappait à sa maîtresse chaque fois qu’un joueur frappait la balle. Il voulait l’attraper à coup sûr et bondissait sur le terrain en jappant. Les gens applaudissaient. Le patron n’avait pas compris qui était la vedette de ce match. Ce chien était plus spectaculaire que toute l’équipe des Voyageurs de Jonquière.

PERSONNEL

On connaît la démarche de Beaulieu. Un pas dans l’œuvre de l’écrivain qu’il explore et un autre dans la sienne. Pour qui connaît les livres de l’homme de Notre-Dame-des-Neiges, il n’y a pas de grandes révélations. La grande blessure que constitue le départ des Trois-Pistoles, l’exil à Montréal, la vie de famille dans un appartement exigu où tous se marchent sur les pieds, les premières tentatives d’écriture et la lecture sur la galerie du logement pour trouver un peu la paix ont été racontés à maintes reprises. La découverte du journalisme aussi.
Le désir également de retrouver le paradis perdu du rang Rallonge, l’aventure dans le monde de l’édition et de la télévision.

Ses pulsions, l’éditeur doit être en mesure de les contrôler, car s’il agissait autrement, il ne serait plus en mesure de garder une certaine distance entre lui-même et les manuscrits dont il prend connaissance et pour lesquels sa tâche consiste à en faire des « produits » qui, une fois fabriqués, entrent dans le cycle du capitalisme donc celui d’une consommation qui échappe, sinon aux pulsions des acheteurs, du moins à celles du marché, lesquelles se fondent sur les besoins essentiels à la survie de l’espèce humaine. (p.271)


Beaulieu ne craint pas de revenir sur les étapes de sa vie, ce que tout écrivain fait d’une façon ou d’une autre, y ajoutant des précisions qui font le délice de ses admirateurs. Je ne me lasse pas, trouvant toujours un petit quelque chose qui ajoute à ma connaissance de la vie et l’œuvre de cet écrivain que j’admire.
Twain aura fait un parcours assez semblable à celui de Beaulieu, du moins dans les premières étapes de sa vie. Une famille pauvre à Florida pour Twain, un coin perdu du Missouri, la lutte pour s’en sortir et connaître une certaine aisance matérielle. Ce sera une véritable obsession chez le frère de Twain, rêveur impénitent et impulsif. Un doué pour les projets qui tournent au fiasco et qui lui soutire régulièrement de l’argent. J’ai un frère qui correspond à ce type de rêveur. Il n’a cessé de réinventer la roue tout au long de ses nombreuses entreprises en voulant m’entraîner dans son sillage. Je suis bien trop prudent pour lui avoir cédé.

FORTUNE

Mark Twain fera fortune en faisant des tournées à la Charles Dickens (on sait que le grand écrivain anglais faisait des tournées en Angleterre pour lire ses livres. C’était un événement attendu et les gens se précipitaient pour l’entendre lire des passages de ses nouveaux livres. Il est venu aux États-Unis et au Canada, créant l’événement) tout en se laissant exploiter par son frère Orion ou escroquer par un associé dans l’aventure de l’édition. Il a publié les mémoires du président américain Ulysses S. Grant. Un succès de librairie, un désastre financier à cause de cet associé malhonnête. Il avait peut-être le sens du récit, l’art de parler en public, mais pas la fibre des affaires.
Il aura pourtant une vie exemplaire d’écrivain, d’homme de parole et sera d’une fidélité exemplaire envers sa femme et ses filles. Un énorme succès matériel, mais une vie personnelle difficile avec la mort qui frappe souvent et fait qu’il se ronge de culpabilité. Surtout lors du décès de son jeune fils et de l’une de ses filles.
Une présence fascinante sur la scène et devant ses admirateurs, une vie intime et personnelle particulièrement difficile. Des drames qu’il dissimulera souvent sous les habits de l’humour. Il sera forcé, après son aventure dans l’édition, à entreprendre une tournée mondiale pour se refaire financièrement malgré une santé plutôt chancelante.
Victor-Lévy Beaulieu l’accompagne dans ce cheminement qui sort de l’ordinaire, réfléchit sans cesse à sa vie, son travail d’écrivain, se regarde si l’on veut dans les yeux de ce frère étranger qui s’est sacrifié pour l’écriture. Un beau moment de lecture, même si Beaulieu ne s’avance pas dans l’œuvre de Twain comme il le fait avec Melville, Joyce ou Nietzsche. Il s’en tient à ce que dit l’auteur dans son autobiographie que j’ai terriblement envie de lire maintenant. Il faudra que je m’encabane pendant tout un hiver pour y arriver. Parce que 5000 pages, seulement pour son journal, il faut avoir du temps devant soi. Mais qui sait, les aventures de lecture me tentent toujours et je vais m’y mettre un de ces jours.
Et il faudrait bien que je vous explique pourquoi Beaulieu a choisi un titre aussi étrange.

Twain trouva à s’engager comme apprenti-pilote. L’une des tâches de l’apprenti-pilote était de surveiller les bas-fonds lorsqu’on naviguait près des côtes. Lorsqu’il ne restait plus que deux brasses de tirant d’eau, l’apprenti-pilote devait crier « Mark Twain ! », ce qui signifiait qu’on était alors à douze pieds de toucher le fond. D’où le pseudonyme que Samuel Clemens adopta quand sa carrière d’écrivain prit son envol, Mark Twain ! Deux brasses ! Douze pieds ! Mark Twain ! Je m’appelle Mark Twain ! (pp.170-171)

Voilà, vous savez tout ou presque maintenant. Il ne vous reste qu’à vous plonger dans ce livre pour connaître une nouvelle page de l’Amérique et certains aspects de la vie de Victor-Lévy Beaulieu.

À DOUZE PIEDS DE MARK TWAIN de VICTOR-LÉVY BEAULIEU est paru aux Éditions Trois-Pistoles.


PROCHAINE CHRONIQUE : TAQAWAN d’ÉRIC PLAMONDON, roman paru chez Le QUARTANIER.